Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 25

Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 396-398).


CHAPITRE XXV.


Vouloir profiter de la désunion qui règne dans une ville pour s’en emparer est un parti souvent nuisible.


La mésintelligence qui existait dans la république romaine entre le peuple et la noblesse était tellement violente, que les Véïens, réunis aux Étrusques, crurent pouvoir profiter de cette désunion pour éteindre jusqu’au nom de Rome. Ayant rassemblé leur armée, ils ravagèrent le territoire de cette ville, et le sénat envoya contre eux Cn. Manlius et Marcus Fabius. Lorsque les deux armées furent en présence, les Véïens, par des attaques continuelles et des paroles offensantes, ne cessaient d’outrager les Romains : leur audace et leur insolence s’accrurent à un tel point, que ces derniers, oubliant leurs dissensions, se précipitèrent au combat et mirent les Véïens en fuite après les avoir vaincus.

On voit, comme je l’ai déjà dit, à quelles erreurs les hommes s’exposent dans la plupart des résolutions qu’ils embrassent, et combien de fois ils trouvent leur ruine là où ils avaient pensé trouver leur salut. Les Véïens avaient cru vaincre facilement les Romains, en profitant de leurs discordes ; et leur agression, en réconciliant les Romains, fut cause de leur perte ; car, dans la plupart des républiques, la discorde prend sa source dans l’oisiveté qu’enfante la paix ; et c’est la crainte de la guerre qui fait renaître la concorde. Si les Véïens avaient été moins imprudents, plus ils auraient vu Rome livrée à ses dissensions, plus ils en auraient écarté leurs armées, les laissant achever de se corrompre dans les délices de la paix.

Un des plus sûrs moyens est de chercher à gagner la confiance d’une ville qui est en proie aux dissensions, et de s’offrir comme arbitre entre les partis jusqu’au moment où ils prennent les armes. Lorsqu’ils sont armés, il faut encourager le parti le plus faible par quelques légers secours, suffisants pour l’exciter à faire la guerre et à se consumer lui-même, mais point assez considérables pour lui causer de l’ombrage et lui donner lieu de croire que vous voulez l’opprimer et l’asservir à votre puissance. Si vous vous conduisez avec sagesse dans cette circonstance, vous ne pouvez guère manquer d’atteindre le but que vous vous proposiez.

C’est en suivant cette politique que la ville de Pistoja, comme je l’ai dit ailleurs, et dans une occasion semblable, tomba en la puissance de la république de Florence. Les Florentins, profitant de ses dissensions, favorisaient tantôt un parti, tantôt l’autre, sans se déclarer ouvertement pour aucun : ils la réduisirent au point que, fatiguée de vivre au milieu de troubles perpétuels, elle se jeta spontanément dans les bras des Florentins.

La ville de Sienne n’a éprouvé de révolution dans son gouvernement que lorsque l’intervention des Florentins a été faible et rare ; lorsque leurs secours ont été nombreux et puissants, Sienne tout entière s’est réunie pour défendre son gouvernement.

Je veux ajouter un dernier exemple à tous ceux que j’ai déjà rapportés.

Philippe Visconti, duc de Milan, entreprit plusieurs fois de déclarer la guerre aux Florentins, dans l’espoir de profiter de leurs discordes, et jamais il n’obtint le moindre succès ; aussi disait-il, en se plaignant du résultat de ses entreprises, que « les folies des Florentins lui avaient inutilement coûté plus de deux millions d’or. »

Comme je l’ai dit plus haut, les Véïens et les Étrusques se laissèrent donc aveugler par une fausse opinion ; et une seule bataille suffit aux Romains pour les subjuguer. C’est ainsi que se tromperont tous ceux qui, à l’avenir, croiront opprimer un peuple par de semblables moyens et dans des circonstances pareilles.