Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 45
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. Louandre, Charpentier, (p. 249-251).
CHAPITRE XLV.
Cet accord arrêté, et Rome rétablie dans son ancienne constitution, Virginius cita Appius devant le peuple pour y défendre sa cause. Il comparut accompagné d’une foule de nobles. Virginius ordonna qu’on le mît en prison. Appius commença à jeter des cris et à en appeler au peuple : Virginius prétend qu’il n’est pas digne d’avoir recours à cet appel qu’il a lui-même détruit, et d’obtenir pour défenseur ce peuple qu’il a si cruellement offensé. Appius répond à son tour qu’on ne doit pas violer cet appel, dont on a rétabli l’usage avec un si vif empressement. Cependant il fut mis en prison, et, avant le jour du jugement, il se tua lui-même. Quoique les crimes d’Appius méritassent les plus grands supplices, ce n’en était pas moins porter atteinte à la liberté que de violer les lois à son égard, et particulièrement celle qui venait d’être établie ; car le plus funeste exemple qu’on puisse, à mon avis, donner dans un État, c’est de créer une loi et de ne point l’observer, surtout quand elle est violée par ceux qui l’ont faite.
Après l’année 1494, la république de Florence avait réformé son gouvernement par l’influence du frère Jérôme Savonarola, homme dont les écrits témoignent la science, la sagesse et la vertu. Parmi les règlements établis pour assurer la liberté des citoyens, il y avait une loi qui permettait d’appeler au peuple de tous les jugements rendus pour crime d’État par le conseil des huit ou par la seigneurie. Cette loi, que Savonarola avait conseillée longtemps et qu’il n’obtint qu’avec difficulté, était à peine confirmée, que cinq citoyens furent mis à mort par la seigneurie pour attentat contre la sûreté de l’État, ils voulurent former appel ; mais on ne le permit pas, et la loi fut violée. Cet événement, plus qu’aucun autre, diminua le crédit du frère Jérôme. S’il regardait l’appel comme utile, il devait faire observer la loi ; s’il lui paraissait inutile, il ne devait pas employer tant d’efforts pour la faire passer.
On fut d’autant plus frappé de cet événement, que, dans toutes les prédications que fit Savonarola après qu’on eut violé la loi, on ne l’entendit jamais ni blâmer ni excuser ceux qui l’avaient ainsi foulée aux pieds, parce qu’il ne voulait pas désapprouver une chose qui tournait à son avantage et qu’il ne pouvait excuser. C’est ainsi qu’il dévoila son caractère factieux et l’ambition de son âme, qu’il perdit tout son crédit, et s’attira le blâme général.
Rien encore n’est plus funeste dans un État que de réveiller chaque jour, dans le cœur des citoyens, de nouveaux ressentiments par des outrages prodigués sans cesse à tels ou tels d’entre eux, ainsi qu’il arriva dans Rome après le décemvirat. En effet, tous les décemvirs, ainsi qu’un grand nombre d’autres citoyens, furent, en divers temps, accusés et condamnés. L’épouvante était universelle parmi les nobles, qui ne voyaient de terme à ces condamnations que la destruction de toute la noblesse. Il en serait résulté pour la république les inconvénients les plus désastreux, si le tribun Marcus Duellius n’y eût mis un terme par un édit qui interdisait, pendant un an, à qui que ce fût, la faculté de citer ou d’accuser aucun citoyen romain, ce qui rendit aux nobles toute leur sécurité.
On voit par cet exemple combien il est dangereux pour une république ou pour un prince de tenir l’esprit des citoyens dans les terreurs continuelles, en faisant planer sans cesse sur eux les outrages et les supplices. Rien de plus dangereux qu’une pareille conduite ; car les hommes qui commencent à trembler pour eux-mêmes se précautionnent à tout prix contre les dangers ; leur audace s’accroît, et bientôt rien ne les arrête dans leurs tentatives.
Il est donc nécessaire ou de n’offenser personne, ou de satisfaire à la fois tous ses ressentiments, puis de rassurer les citoyens, et de leur rendre la confiance et la tranquillité.