Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 30

Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 212-214).



CHAPITRE XXX.


Moyens que doit employer un prince ou une république pour éviter le vice de l’ingratitude, et ceux dont doit user à son tour tel capitaine ou tel citoyen pour n’en être pas victime.


Un prince qui ne veut pas vivre dans des alarmes continuelles, ou qui craint d’être ingrat, doit marcher lui-même à la tête de toutes ses expéditions, comme firent dans les commencements les empereurs romains, comme fait de nos jours le Grand-Turc, comme ont fait et font encore tous les princes courageux. S’il demeure vainqueur, la gloire et la conquête, tout lui appartient en propre. Mais quand il ne commande pas lui-même, la victoire lui devient étrangère, et il ne croit pouvoir jouir de ses conquêtes qu’en éteignant dans autrui les rayons de cette gloire dont il n’a pu se couvrir, ce qui le rend de toute nécessité ingrat ou injuste, et certainement il a plus à perdre qu’à gagner en agissant ainsi. Quand, par indolence ou par imbécillité, il reste en son palais plongé dans la mollesse, et qu’il se fait remplacer par un de ses sujets, je n’ai d’autre conseil à lui donner que celui de suivre ce que lui inspire son propre instinct.

Mais je dirai à ce capitaine, certain de ne pouvoir éviter la morsure de l’ingratitude, qu’il n’a que deux partis à prendre. Aussitôt après la victoire, il faut qu’il quitte son armée et vienne se jeter dans les bras de son maître, évitant avec soin toute démarche qui marquerait de l’orgueil ou de l’ambition, afin que, dépouillant tout soupçon, son prince ait un motif de le récompenser ou du moins de ne point lui faire injure. S’il ne croit pas pouvoir suivre cette conduite, qu’il prenne sans délibérer et avec courage le parti contraire, que toutes ses actions tendent à prouver qu’il regarde ses conquêtes comme sa propriété et non comme celle de son prince, qu’il se rende affable aux soldats et aux sujets, qu’il contracte de nouvelles alliances avec ses voisins, qu’il fasse occuper les places fortes par des troupes qui lui soient dévouées, qu’il tâche de gagner les principaux chefs de son armée, qu’il s’assure de ceux qu’il ne peut corrompre, et qu’il cherche, par toute sa conduite, à punir son souverain de l’ingratitude dont il soupçonne qu’il pourrait user envers lui. Il n’y a pas ici d’autre chemin. Mais, comme je l’ai déjà dit, les hommes ne savent être ni tout à fait vertueux, ni entièrement criminels. Des généraux ne veulent point abandonner leur armée aussitôt qu’elle a vaincu ; ils ne peuvent se comporter avec modération, et ne savent point hasarder une détermination violente, qui serait du moins glorieuse pour eux. Ainsi, toujours flottants dans le doute, ils balancent, ils diffèrent, et ils se trouvent opprimés au milieu de leurs incertitudes.

On ne peut conseiller aux républiques, ainsi qu’aux princes pour éviter l’ingratitude, de commander par elles-mêmes les armées et non par des lieutenants, puisqu’elles sont dans la nécessité d’en confier la conduite à l’un de leurs concitoyens. Mais je dois leur donner pour conseil d’adopter les moyens qu’employait la république romaine pour être moins ingrate que les autres, moyens qui tenaient à la marche de son gouvernement. Ils verront que Rome, employant indistinctement à la guerre et la noblesse et le peuple, il en résultait qu’à toutes les époques elle voyait fleurir dans son sein tant d’hommes de courage, tant de citoyens couronnés par la victoire, qu’elle n’en craignait aucun en particulier, rassurée par leur grand nombre et par la surveillance qu’ils exerçaient mutuellement sur leur conduite. Leur vertu ne se laissait donc point corrompre, et ils veillaient avec tant de soin à ne laisser paraître aucune ombre d’ambition, ni aucun motif qui pût porter le peuple à les punir de leurs sentiments ambitieux, que celui qui parvenait à la dictature obtenait une gloire d’autant plus grande, qu’il se dépouillait plus promptement du pouvoir.

Une semblable conduite, ne pouvant donner naissance aux soupçons, ne produisait point l’ingratitude. Ainsi, une république qui veut fuir l’occasion de se montrer ingrate doit imiter Rome, et le citoyen qui cherche à éviter les atteintes de l’envie doit suivre dans toutes ses actions l’exemple des citoyens romains.