Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre premier/Chapitre 19

Livre premier
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 192-195).



CHAPITRE XIX.


Un prince faible peut se maintenir après un prince ferme et sage ; mais un royaume ne peut subsister quand deux princes faibles succèdent l’un a l’autre.


Lorsque l’on considère les qualités diverses et la conduite de Romulus, de Numa et de Tullus, les trois premiers rois de Rome, on ne peut trop admirer son bonheur, qui lui donne d’abord un roi belliqueux et plein de courage, puis un prince pacifique et religieux, et enfin un troisième monarque d’un courage égal à celui de Romulus, et plus épris des dangers de la guerre que des douceurs de la paix. Il fallait que, parmi les premiers rois de Rome, il se rencontrât un législateur qui établit les bases des institutions civiles ; mais il était nécessaire que ses successeurs suivissent de nouveau les traces de Romulus, si l’on ne voulait pas que Rome tombât dans la mollesse, ou devînt la proie de ses voisins.

On peut donc conclure qu’un roi, quoique doué de qualités moins éminentes que son prédécesseur, peut cependant conserver un État par l’effet même des vertus du prince qui gouvernait avant lui, et jouir du fruit de ses travaux. S’il arrive cependant que son existence se prolonge, ou qu’après le trône soit occupé par un prince qui ne rappelle plus les vertus du premier, la ruine de l’État devient inévitable. Par une conséquence contraire, si deux princes doués de grandes qualités se succèdent immédiatement, ils exécutent les entreprises les plus glorieuses, et acquièrent une renommée qui s’élève jusqu’au ciel.

David fut sans doute un prince éclairé et illustre dans la guerre ; sa sagesse et son courage l’élevèrent si haut, qu’après avoir vaincu et terrassé tous ses voisins, il laissa à Salomon son fils un royaume tranquille, dans lequel celui-ci put cultiver les arts de la paix et de la guerre, et jouir sans trouble de toutes les vertus de son père. Mais Salomon ne put léguer le même héritage à Roboam son fils, qui, ne possédant aucune des grandes qualités de son aïeul, ni le bonheur de son père, ne parvint à conserver qu’avec peine la sixième partie de son royaume.

Bajazet, sultan des Turcs, quoiqu’il préférât la paix à la guerre, put profiter des fatigues de Mahomet son père, qui, ayant, comme David, abattu tous ses voisins, lui laissa un trône affermi, qu’il était facile de conserver au milieu des délices de la paix. Si son fils Soliman eût ressemblé à son père, et non à son aïeul, cet empire se fût écroulé. Mais ce prince semble aujourd’hui vouloir surpasser la gloire même de son aïeul.

Je dirai donc, en m’appuyant sur ces exemples, qu’après un prince d’un grand caractère, un prince faible peut régner encore ; mais après un règne sans vigueur, un autre règne semblable ne peut subsister longtemps, à moins que de tels États, comme le royaume de France, ne soient soutenus par leurs anciennes institutions. Et j’appelle princes faibles ceux qui négligent les arts de la guerre.

Je conclus que le génie guerrier de Romulus conserva une assez longue influence pour permettre à Numa Pompilius de plier, pendant un grand nombre d’années, le peuple romain aux arts de la paix. Après lui régna Tullus, dont le caractère belliqueux rappela le souvenir de Romulus. Son successeur Ancus fut si heureusement traité par la nature, qu’il excellait également et dans la paix et dans la guerre. Il essaya d’abord de rester en paix avec ses voisins ; mais, ayant bientôt connu qu’ils le regardaient comme un prince efféminé, et paraissaient mépriser sa faiblesse, il vit que, s’il voulait maintenir Rome, il fallait se livrer à la guerre, et ressembler à Romulus plutôt qu’à Numa.

Que cet exemple éclaire tous les souverains qui occupent un trône. S’ils ressemblent à Numa, ils le conserveront ou le perdront selon les temps ou les caprices de la fortune ; mais, s’ils ressemblent à Romulus, dont la prudence et le courage dirigèrent toujours les armes, ils sont assurés de le conserver malgré tous leurs ennemis, à moins qu’une force opiniâtre et invincible ne parvienne à les en précipiter. Il est évident que si le sort eût donné à Rome, pour son troisième roi, un homme dont les armes n’eussent pas su lui rendre sa considération, elle n’aurait jamais pu, dans la suite, du moins sans les plus grands efforts, prendre pied en Italie, ni exécuter aucune des grandes choses qui l’ont illustrée. Tant qu’elle vécut soumise à la puissance des rois, elle dut craindre de disparaître sous un prince faible ou souillé de tous les vices.