Discours sur l’Institut canadien

Journal Le Pays (p. S-Titre-21).

DISCOURS


SUR


L’INSTITUT CANADIEN


PRONONCÉ PAR


L’HON. L. A. DESSAULLES


PRÉSIDENT DE L’INSTITUT


À LA SÉANCE DU 23 DÉCEMBRE 1862, À L’OCCASION DU DIX-HUITIÈME ANNIVERSAIRE DE SA FONDATION.

Altius
tendimus

MONTRÉAL
DES PRESSES DU JOURNAL LE PAYS

1863

DISCOURS
sur
L’INSTITUT CANADIEN




I

Messieurs,


Il y a dix-huit ans déjà, à pareil jour plus de 200 jeunes gens de cette ville se réunissaient dans les anciennes salles de la société d’histoire naturelle de Montréal.

Sentant les difficultés de plus d’un genre qu’éprouve en ce pays l’homme qui veut s’instruire ; comprenant par leur propre expérience, que l’éducation que l’on reçoit au collège n’est rien autre chose qu’un point de départ, un simple acheminement vers l’instruction, n’est réellement que le moyen de savoir quelle marche il faut suivre pour arriver à l’acquisition des connaissances sans lesquelles un homme ne saurait se distinguer dans les professions libérales, seule pépinière possible des hommes d’état, sauf quelques remarquables exceptions ; sentant que le seul moyen de suppléer à la rareté des livres est de recourir à la communion des idées par la discussion et l’examen en commun des matières qui font habituellement le sujet des investigations de l’esprit ; comprenant enfin que quand on n’a pas à sa portée les ressources nécessaires pour s’instruire seul, on peut y suppléer jusqu’à un certain point par des réunions dont le mobile est l’émulation, et dont l’objet est l’enseignement mutuel, le travail associé ; ces deux cents jeunes gens décidèrent de suppléer au manque de capitaux par une recrudescence d’énergie et une communauté d’action qui leur permissent d’arriver, par l’association, au but que chacun d’eux, pris isolément, ne pouvait atteindre.

Comptant sur la libéralité et la sympathie du public, qui fait rarement défaut à ceux chez lesquels la sincérité d’intention se prouve par des actes utiles, ces jeunes gens, presque tous sans moyens, et à cette époque de la vie où l’homme sent que de son seul travail dépend son avenir, décidèrent de se former en corps délibérant, pour ainsi dire, afin de se prêter main-forte les uns aux autres dans la tâche, toujours précaire et difficile pour l’individu, de se préparer une carrière et de devenir un homme fort et instruit.


II


Par ce moyen, ils utilisaient les nombreuses heures pendant lesquelles un jeune homme, nouvellement lancé dans un monde dont il ne connaît encore, par lui-même, ni le bon ni le mauvais côté ; dans lequel il arrive souvent préjugé contre les hommes et les choses, ne peut toujours se suffire à lui-même et s’abandonne quelquefois soit à l’oisiveté, soit au découragement, soit même à un cours d’idées plus funeste encore.

La devise qu’ils adoptèrent prouve qu’ils comprirent parfaitement le principe fondamental de l’existence de l’homme en société.

Le travail triomphe de tout ! se dirent-ils.

En effet, quelque soit son état social et sa position de fortune, un homme ne peut se suffire à lui-même, ni porter la vie avec satisfaction, sans un travail quelconque qui le rende au moins utile à autrui, utile à son pays, s’il n’est pas nécessaire, à sa propre existence. Le travail est la condition de l’homme quel qu’il soit. Il faut que socialement, moralement ou industriellement, il produise quelque chose, sous peine d’inutilité et conséquemment de déchéance personnelle.

L’égoïste qui ne vit que pour lui est la plaie de la société dont il ne mérite pas d’être considéré comme l’un des membres puisqu’il ne veut rien faire pour elle.

L’Institut Canadien fut donc formé dans un but d’étude, de travail associé, de perfectionnement intellectuel et de progrès moral. Son premier motto a été :

Le travail triomphe de tout !

Voilà l’idée du présent : et de là il est passé à cette autre :

Altius tendimus !


qu’il a gravée sur son sceau et qui est le mot de l’avenir.

Nous tendons plus haut ! c’est-à-dire : Après avoir voulu le bien nous voudrons le mieux !  !

Le travail, c’est le moyen, mais le progrès c’est le but !  !

Or le progrès est indéfini, lent peut-être quelquefois, mais irrésistible comme le temps. Quelque progrès que nous réalisions, soit au point de vue social soit au point de vue individuel, nous devons toujours nous écrier : Altius tendimus ; car c’est là le mot essentiel soufflé par la Providence à l’oreille de l’humanité quand elle lui a donné le monde pour empire.

Voilà donc, Messieurs, les deux idées fondamentales qui ont présidé à la fondation de notre Institut :

Travail et Progrès.

Cette idée fut parfaitement comprise par les uns, un peu trop comprise peut-être, depuis, par les autres !  !


III


Une fois l’Institut formé, une fois ce moyen d’instruction créé pour la jeunesse de Montréal, les hommes déjà mûris par la réflexion et l’étude, ou ceux qui s’étaient déjà acquis une position par un travail quelconque, sentirent l’à propos d’encourager ces jeunes gens qui, d’eux-mêmes et par le simple désir du bien, du perfectionnement individuel et du progrès général, s’unissaient dans une action commune pour se préparer à mieux étudier et approfondir les sciences humaines. Grand nombre d’amis des lettres et de l’éducation s’empressèrent de faire des dons de livres à l’institution naissante, et après trois ou quatre ans, l’Institut possédait déjà, provenant des dons de ses amis, une bibliothèque de quinze cents volumes. Une grande activité intellectuelle se manifesta de suite, et les séances étaient suivies par un nombreux auditoire de membres et d’amis qui s’intéressaient vivement au progrès de la nouvelle association.

De la discussion habituelle des différentes questions, politiques ou sociales, on passa à la lecture d’essais élaborés avec soin dans le travail du cabinet, et l’on finit par organiser ces soirées littéraires si intéressantes pour les promoteurs et les amis de l’institution, où quelques esprits d’élite venaient de temps à autre faire part au public qui les avait encouragés, du résultat de leurs travaux. C’est à l’Institut Canadien que revient l’honneur d’avoir inauguré, dans la population française de cette ville, les lectures publiques d’essais préparés en vue de ces fréquentes réunions de l’élite de notre société auxquelles nous avons tous pris part, réunions qui offraient aux amis de l’Institut la preuve tangible des résultats obtenus.

Les sympathies du public étaient donc acquises à l’Institut, l’encouragement qu’il lui donnait était cordial et permanent parce qu’on était journellement témoin d’un progrès manifeste chez ses membres. Ses réunions étaient une école où l’on s’habituait à penser, à parler en public, où l’on se formait aux luttes oratoires, aux discussions de la tribune ou du barreau. De plus cet exemple avait été suivi.

Québec, Trois-Rivières, St.-Hyacinthe, St.-Jean, St.-Athanase, l’Industrie, Chambly, Sorel, Berthier, l’Assomption avaient vu se former des institutions analogues à celle de Montréal ; l’émulation du travail et de l’étude surgissait partout, et c’était à l’Institut Canadien que revenait la gloire d’avoir le premier montré la route de ce genre de progrès et donné l’exemple d’une association fondée dans un but d’enseignement mutuel.


IV


Tout semblait donc marcher à souhait pour la jeune institution quand, en février 1850, un terrible malheur vint fondre sur elle. Un incendie dévora ses archives, sa bibliothèque, son ameublement ; en une nuit le travail et les dons accumulés de six années furent détruits ; elle se trouva complètement désorganisée dans un temps où l’avenir semblait ne lui réserver que des succès, et tout fut à recommencer.

Dans le premier moment, ce revers parut être un désastre irréparable. Cette bibliothèque, due en plus grande partie à la générosité publique, comment la reconstituer ? Où aller frapper ! Une somme de 600 piastres, produit de l’assurance, pour recommencer ! Cette somme serait plus qu’absorbée par les premiers frais d’installation ! De la bibliothèque, il restait 51 volumes, presque tous dépareillés, qui se trouvaient entre les mains des membres lors de l’incendie. On avait tout perdu, jusqu’aux noms des membres.

Ce malheur, quelque cruel qu’il fût, ne pouvait néanmoins jeter le découragement d’une manière permanente chez des hommes qui avaient adopté la devise : le travail triomphe de tout, car elle implique autant la persévérance que l’énergie.

On comprit bientôt, d’ailleurs, qu’avec les sympathies déjà acquises d’un public comme celui de Montréal, sympathies qu’un revers si inattendu ne pouvait que surexciter, rien n’était perdu. On se remit donc à l’œuvre avec courage, et dès le 17 décembre 1850, dix mois après le désastre, on comptait déjà 700 volumes dans la bibliothèque, et on avait réuni, par souscription, une somme de £115 pour en acheter d’autres.

En 1852, l’Institut comptait déjà 418 membres et sa bibliothèque se composait de 2,000 volumes dont près de 1,500 provenaient des dons qui lui avaient été faits par ses amis. Deux ans après le désastre, l’Institut se trouvait dans une meilleure situation qu’avant.

Le rapport annuel de 1853, porte le nombre des membres actifs à 500 et à 2,700 le chiffre des volumes de la bibliothèque.

Celui de 1854, porte le chiffre des membres à 629 et celui de la bibliothèque à 3,400 volumes.


V


L’association avait acquis une si grande importance que l’on songea alors à acquérir une propriété, afin de se débarrasser de la charge d’un loyer annuel et de se donner le luxe du chez soi. D’ailleurs l’acquisition d’une propriété donnait à l’association un caractère de permanence et de stabilité qui devait lui assurer la continuation de l’encouragement cordial que lui donnait le public de Montréal, sinon l’augmenter encore. Les membres de l’Institut souscrivirent au delà de mille louis pour cette acquisition et nombre de citoyens de cette ville, qui n’étaient pas membres de l’Institut, mais qui savaient apprécier les avantages d’une pareille association, souscrivirent aussi des sommes importantes. Après quelques démarches l’Institut devint, le 14 février 1854, propriétaire de la maison où nous sommes aujourd’hui.

En même temps que l’Institut faisait l’acquisition de cette propriété, il obtenait de la Législature un acte d’incorporation qui lui assurait l’existence légale et le reconnaissait comme une des associations régulières de l’état.

Au mois de décembre 1855, le nombre de ses membres actifs était de 664, et sa bibliothèque contenait environ 4,000 volumes. Ainsi quatre ans seulement après un revers qui avait semblé être un désastre presqu’irréparable, l’Institut se trouvait dans une situation plus florissante que jamais, s’était donné l’existence légale et la propriété d’un immeuble important ; avait montré quel degré de vitalité possèdent les institutions dont l’émulation d’une jeunesse studieuse est la base et le mobile, et semblait être à l’abri de nouveaux revers, sauf ceux pouvant provenir de divisions intestines. Malheureusement, il ne fut pas permanemment à l’abri de celles-ci.


VI


Depuis les premiers jours de son existence, toutes les tendances de l’Institut avaient été essentiellement libérales. Le programme du libéralisme moderne était le sien. Ce programme se résumait dans les mots : Tolérance et liberté de penser.

Jusqu’à 1857 ce programme fut suivi sans réclamations de l’intérieur, sans tentatives sérieuses d’intervention de l’extérieur. Il y eut bien, de loin en loin, quelques petites tentatives réservées et pudiques, quelques petits moyens détournés d’employés pour altérer ce programme, mais ils n’eurent pas de résultat.

Il n’était encore venu à l’idée de personne dans l’Institut, de limiter le champ de l’étude, de circonscrire le domaine de l’intelligence, d’essayer de bâillonner la pensée, et d’introduire la censure des livres dans une association d’hommes indépendants et libres.

Jusqu’à 1857 personne n’avait songé à s’effrayer des dangers que pouvaient faire courir à la société quelques innocentes discussions où le mauvais côté des questions était presqu’invariablement soutenu de manière à faire triompher les notions saines et justes.

Comment veut-on d’ailleurs qu’il y ait discussion sans l’examen du pour et du contre ? Comment la vérité peut-elle resplendir et triompher si l’erreur n’est pas démontrée ? Comment distinguer toujours l’erreur sans la mettre en juxtaposition avec la vérité ?

Mais, dira-t-on, ne devait-on pas quelquefois exprimer des idées erronées, anti-sociales même ?

— Eh ! sans doute on les exprimait pour qu’elles fussent combattues ! Est-ce en examinant une question d’un seul côté qu’on l’approfondit ? Est-ce en écartant les objections qu’on les résout ?

Remarquons bien qu’il ne s’agit plus, pour des hommes qui sont lancés dans le monde ; qui sont en pleine jouissance de leur libre arbitre moral ; qui ont dorénavant à étudier et à juger par eux-mêmes, de recevoir, des impressions systématisées d’avance, des idées toutes faites élaborées pour eux par un professeur qui leur fait invariablement envisager toutes les questions possibles d’un seul et même point vue.


VII


Que la tutelle du collège soit utile, nécessaire même, ce n’est certes pas moi qui le nierai ! Mais il doit arriver un temps où cette tutelle cesse de plein droit ; où l’intelligence qui a été guidée tant qu’elle ne pouvait pas marcher seule avec avantage pour elle-même, s’émancipe d’une sujétion morale qui ne peut toujours durer ! Le temps de collège une fois passé, le système du collège doit finir ! Ce qu’on nous montre au collège, ce n’est que le moyen de se former l’esprit ! On nous y indique la route à suivre, voilà tout ! Mais quand un jeune homme sort du collège, est-ce qu’il est instruit ? Non certes, il lui faut encore travailler dix ans pour se mettre en état de devenir un homme utile !

Il vient un temps, d’ailleurs où l’homme ne peut être sûr de discerner le vrai par lui-même que s’il examine le faux, l’erroné ! S’il doit rester éternellement en tutelle qu’on le dise ! Mais qui ose le dire ? Personne. Or nous ne devons pas permettre qu’on essaie de le faire sans le dire !

Le but fondamental d’une institution comme la nôtre est de s’éclairer mutuellement par l’examen et la discussion, afin de mettre en commun, en quelque sorte, le fonds général des connaissances acquises.

Or que signifient les mots « examen, » « discussion » ?

Que l’on étudiera une question d’un seul point de vue ? C’est-à-dire que l’on parle d’un examen qui ne sera pas un examen ; d’une discussion où tout le monde devra être d’accord avant de parler ? C’est ainsi que l’on veut que l’esprit se forme !

Que l’on dise donc de suite que l’on ne veut pas qu’il se forme ! On aurait au moins le mérite de la franchise !


VIII


En 1855 une discussion assez vive avait eu lieu par suite de la proposition qui avait été faite d’exclure certains journaux de notre salle de lecture. La majorité se prononça contre cette exclusion et la minorité céda.

Cet institut étant basé sur un principe de tolérance, de bienveillance mutuelle ; la diversité de croyance religieuse n’étant pas un obstacle à l’admission parmi nous, nous nous fussions clairement mis en contradiction avec nous-mêmes si nous avions banni certains journaux parce qu’ils ne représentaient pas les croyances de la majorité.

Professant la tolérance civile et religieuse qui, quoi qu’on en dise, est devenue l’une des idées dominantes du siècle ; et qui nécessairement finira par faire disparaître cet esprit d’exclusivisme absolu contre les personnes qui domine encore certains esprits, l’Institut Canadien ne pouvait évidemment pas faire à ceux de ses membres qui professent les cultes dissidents l’injure de rejeter tout journal qui ne fût pas exclusivement catholique dans ses tendances.

Ou il ne faut pas admettre de protestants, ou il faut leur montrer, une fois admis, la considération qu’ils méritent comme honnêtes gens.

Respecter leurs idées, respecter leurs croyances, ce n’est pas les adopter ! Nous ne devons pas plus mépriser leur culte que nous ne devons leur permettre de mépriser le nôtre. Ni chez eux, ni chez nous, il ne doit y avoir d’esprit de propagande ; et pour ma part je vois plus de vrai sentiment religieux chez ceux qui, professant des principes différents, savent vivre en bonne harmonie les uns avec les autres, que chez ceux qui déclarent guerre ou exclusivisme implacable à tous ceux qui ne pensent pas comme eux !

Quel mal peut nous faire, à nous, Bas-Canadiens, la proclamation ouverte, formelle, du principe de tolérance, dans une population mixte où nous sommes en minorité ? Quel mal ne pourra pas nous faire, éventuellement, la proclamation du principe contraire ? Croit-on donner de la force au catholicisme, en déclarant qu’il ne veut rien souffrir autour de lui ? Croit-on que c’est en proclamant l’intolérance comme base de rapports entre chacune des sections d’une société mixte que l’on assurera la paix et l’harmonie dans cette société ? L’esprit religieux consiste-t-il à se déclarer les uns aux autres la guerre des idées ? N’est-ce pas ainsi que, dans tous les temps et dans tous les pays, on a réussi à amener ces conflits terribles qui ont ensanglanté l’Europe ?


IX


Dans un pays de population mixte, comment veut-on vivre en paix avec ses voisins si on proclame l’intolérance religieuse et l’exclusivisme absolu comme base nécessaire de l’organisation même d’une société littéraire ?

Il y a des distinctions essentielles que tout homme sensé est tenu de faire entre telle organisation et telle autre.

Une association ayant pour but l’étude et l’enseignement mutuel ne comporte pas, de soi, l’exclusivisme religieux. Dans toute population il y a des sociétés ayant un caractère plus particulièrement politique, d’autres ayant, un caractère plus particulièrement littéraire, d’autres enfin un caractère essentiellement religieux.

Que l’on adopte dans celles-ci le principe exclusif, cela se comprend, cela va de soi ; mais qu’on veuille le faire adopter dans une association essentiellement littéraire, et surtout qu’on proclame anti-religieuse une association littéraire dans laquelle on ne fait que se tenir en dehors, en tant qu’association seulement, de l’élément religieux, cela est d’une injustice flagrante et j’oserais me permettre d’ajouter, d’un absurde complet.

Je n’entends pas le moins du monde faire l’ombre d’une réflexion, ici, contre une autre association rivale qui n’a pas cru devoir adopter le même principe que nous ; elle est dans son droit en proclamant tel principe qu’elle trouve juste ; mais nous sommes aussi incontestablement dans le nôtre en agissant différemment ; et l’on commet une grave injustice envers nous en inférant l’impiété, ou même l’indifférentisme individuel, contre les membres de cet Institut, du fait que nous proclamons la tolérance comme base de notre association.

Nous croyons de la meilleure foi du monde être plus dans le vrai en pratiquant la tolérance qu’en nous jettant dans l’exclusivisme.


X


Ce fut donc seulement en 1858 que l’on réussit à organiser un mouvement sérieux et fortement combiné pour modifier l’esprit de l’institution ou, si l’on n’y parvenait pas, la désorganiser. Les promoteurs du mouvement prirent pour prétexte la composition de la bibliothèque, et prétendirent qu’elle contenait des livres immoraux.

L’Institut est, à proprement parler, une association littéraire ayant pour but l’étude et la discussion. Un pareil corps doit, de toute nécessité, se former une bibliothèque. Sans bibliothèque, point d’étude approfondie possible.

Vu le peu de ressources dont il pouvait disposer, l’Institut dut avoir recours à la générosité publique pour s’en former une. Il acheta lui-même un grand nombre de bons ouvrages, en reçut, en pur don, un grand nombre d’autres, et parmi les dons offerts il se trouva peut-être une dizaine de volumes, au plus, que l’on pouvait à bon droit vouloir éliminer d’une bibliothèque. Je n’hésite pas à le dire, et je défie que l’on donne la preuve du contraire ; aucun de ces livres n’est resté longtemps sur les rayons de notre bibliothèque, et ils ont été généralement éliminés du moment que les bibliothécaires ou les autres officiers de l’Institut se sont mis au fait de leur contenu ou ont été informés de leur présence.

Au moment de la grande discussion de 1858 et de la malheureuse scission qu’en a été la suite, aucun de ces livres n’existait dans la bibliothèque. On l’a affirmé, on l’a répété à satiété, mais au moment du débat, alors même que l’on avait non seulement intérêt à prouver ce que l’on affirmait, mais que c’était un devoir impérieux de le faire si on le pouvait, on n’en a pas cité un seul !


XI


Il est toujours facile, Messieurs, de faire une longue tirade de lieux communs, d’écrire des phrases à perte d’haleine sur le danger des mauvaises lectures, car il y a toujours une certaine somme de vrai dans les idées qu’on exprime, vu que tel livre, parfaitement inoffensif pour l’un, peut ne pas l’être pour l’autre.

Que l’on mette les gens sur leurs gardes, rien de plus juste ; c’est plus qu’un droit dans certains cas, c’est un devoir. Mais on ne me contestera pas non plus qu’il doit y avoir une limite à certaines prétentions ; que l’on doit mettre un peu de discernement dans l’application du principe : « que toute lecture n’est pas bonne à tout le monde. »

Tel livre qu’on ne peut guère mettre entre les mains d’un collégien de 15 ans, n’offrira pas de danger à un étudiant de 25 ; et même, tel autre livre dangereux pour certains esprits de 20 ans ne le seront nullement pour certains autres esprits du même âge.

Maintenant, de ce principe « que toute lecture n’est pas bonne à tout le monde, » va-t-on déduire cet autre principe : « qu’une bibliothèque ne doit contenir que des livres inoffensifs à tout le monde ? Il faudra donc mesurer la bibliothèque à l’ignorance et non à l’instruction ! Il faudra donc que l’homme instruit se contente de livres où il n’aura rien à apprendre !  ! Va-t-on donner des permis d’après le caractère, le degré d’instruction ? Qui sera juge ? D’après l’âge ? Mais tel livre qui sera peut-être pernicieux à un homme illettré de 50 ans ne le sera pas à un homme de trente qui aura quelqu’étude ! Il est facile de déclamer mais il n’est pas si facile d’indiquer une ligne de démarcation définie et praticable.

Simplement pour faire du raisonnement pratique, et nullement dans l’intention de blâmer, sortons des lieux communs, des phrases généralisées, et voyons un peu ce qui se passe sous nos yeux tous les jours, mais ce à quoi nombre de bons esprits même ne font pas attention.


XII


Un étudiant de 18 ans, dans sa dernière année de collège, sera surpris lisant un livre de médecine ou d’anatomie. Il y a dix contre un à parier qu’on le punira très sévèrement, si même on ne le chasse pas, pour s’être procuré un livre que l’on regarde comme très dangereux pour lui. Quatre mois plus tard, ses études finies, ce même étudiant se décide à suivre la carrière de la médecine. Eh bien on lui remettra, sans considérer qu’il y ait le moindre danger, ce même livre que, quelques semaines plus tôt, on regardait comme si hautement pernicieux ! Les inquiétudes que l’on manifeste sont donc souvent plutôt conventionnelles que de principe rigoureux.

Dans un certain ordre d’idées, les étudiants en médecine ne lisent, n’étudient que des livres considérés comme dangereux, propres à produire de mauvais effets sur de jeunes imaginations. Cela les démoralise-t-il, et les médecins forment-ils une classe plus immorale que les autres ?

Supposons que l’Institut, dans le but d’être utile aux médecins qui en sont membres, ou pour avoir une bibliothèque scientifique complète, décide d’acheter quelqu’ouvrage de médecine ou d’anatomie de première classe. Va-t-on mettre cet ouvrage à part pour ne le montrer qu’aux médecins ? Mais il a été payé à même la bourse commune ! Il est la propriété de chacun des membres de l’Institut ! Va-t-on dire que l’on ne devra pas acheter ce livre utile parce que l’Institut contient des jeunes gens ? Mais l’Institut compte peut-être, parmi ses membres, vingt étudiants en médecine pour qui l’achat de cet ouvrage aura été une bonne fortune vu qu’ils ne peuvent pas se le procurer par leurs propres ressources ! Va-t-on dire qu’il n’expose pas au danger les étudiants en médecine et qu’il met en danger les mœurs des étudiants en loi ? Il faudra donc, pendant que ceux-là étudieront, surveiller ceux-ci pour les empêcher de jetter un œil indiscret sur les planches ? Nous voilà dont revenus au régime du maître d’étude ! Franchement est-ce que ce régime est applicable à des hommes faits ; à des hommes qui, une fois affranchis de la tutelle nécessaire à la jeunesse, ne seront probablement pas disposés à s’y soumettre de nouveau ?


XIII


Passons à un autre ordre d’idées. Vous voulez étudier les sciences physiques, ou la philosophie, ou même l’histoire ?

Pensez-vous étudier la géologie, par exemple, sans lire des ouvrages qui contrediront en certains cas la cosmogonie de Moyse ? Il vous faudra quelquefois beaucoup d’étude et de recherches pour les réconcilier avec elle. Ils ne sont néanmoins ni immoraux, ni anti-religieux ; au contraire, à l’homme vraiment instruit, ils démontreront souvent l’exactitude générale de la Bible sur les faits fondamentaux ! Pourtant je crois pouvoir dire que cette démonstration n’existera qu’aux yeux de celui qui aura bien saisi l’ensemble des faits et aura su s’affranchir des difficultés de détail. Voilà donc des livres où un homme peu instruit pourra apprendre des choses qui mettront son esprit mal-à-l’aise, pendant qu’ils ne feront que confirmer, même dans ses croyances religieuses, l’homme qui les possèdera bien et qui aura pu les étudier à fond ! Va-t-on dire que ces livres, peut-être pernicieux à celui qui ne les comprendra pas suffisamment, certainement utiles à celui qui les aura fortement étudiés parce qu’ils lui donneront de nouvelles raisons de croire, doivent être bannis de notre bibliothèque vu le peu d’instruction de quelques-uns des membres du corps ? Mais s’il faut proportionner une bibliothèque aux forces intellectuelles de l’homme illettré ; s’il faut mesurer l’étude à ceux qui veulent s’instruire d’après le degré d’avancement de ceux auxquels leur position dans la vie ou leur genre d’occupation ne permet pas d’étudier, où allons-nous ? Au savoir ou à l’ignorance ?

Vous voyez donc, Messieurs, que s’il est toujours facile de dire d’une manière générale qu’il faut bannir les mauvais livres d’une bibliothèque, ce qui est incontestable en principe abstrait, il n’est pas toujours facile de définir, exactement quel est le mauvais livre, car des milliers de livres qui sont jugés dangereux pour les uns ne le sont pas pour les autres.

Supposons qu’il s’agisse de l’étude de la philosophie. Peut-on l’étudier avec fruit sans lire quelques-uns des ouvrages modernes ? Peut-on laisser de côté Royer-Collard, Dugald-Stewart, Jouffroy, Cousin et quelques-uns des philosophes allemands ? Ce serait une assez singulière manière d’étudier une branche quelconque des sciences humaines que de laisser de côté un aussi grand nombre de ceux qui l’ont le plus approfondie !


XIV


Enfin passez à l’histoire. Étudiez-y le progrès des sociétés, l’esprit des diverses époques, les associations d’idées générales dominantes à telle ou telle phase de la vie de l’humanité, les diverses législations qui se sont succédé ainsi que les principes sur lesquels elles étaient basées ; étudiez-y les systèmes et les hommes ; voyez-y ceux-ci en déshabillé, en quelque sorte, avec leurs passions et leurs convoitises, leurs ambitions et leurs vices : eh bien, l’histoire ne vous offrira-t-elle pas, presqu’à chaque feuillet, pour ainsi dire, des faits, des actes, des cruautés, des tyrannies, des violations de devoir ou de droit qui, si vous les examinez au point de vue du droit naturel ou du droit écrit, de la morale ou de la religion, jetteront dans l’étonnement, dans le malaise, tout esprit réfléchi et logique, s’il veut juger les divers acteurs du grand drame qui se développe sous ses yeux, d’après ces idées fondamentales de justice et de vérité qui doivent diriger les actions publiques ou privées des hommes ?

Si on étudie l’histoire, non au seul point de vue d’un système particulier, d’un ordre d’idées préconçues, mais dans le but de se mettre exactement au fait des progrès véritables réalisés à certaines époques dans les institutions politiques ou dans l’amélioration des conditions sociales ou économiques des nations de la terre, on devra nécessairement, à tel point donné de l’histoire, juger avec sévérité l’abus des choses les plus saintes et regretter que quelquefois les gardiens-nés de certains principes ou de certaines institutions aient été les premiers à les violer ou à les mettre en péril.

En un mot il n’est presque pas un sujet d’étude qui n’offre de danger possible aux esprits mal faits ou peu éclairés : cela dépend beaucoup du point de vue où l’on se place. Faut-il pour cela renoncer à s’instruire ? Faut-il mettre sous clé tous les trésors de la pensée humaine ? Faut-il que nos bibliothèques deviennent des moyens de réaction, ou d’amoindrissement intellectuel ? Faut-il qu’elles cessent d’être des répertoires complets des connaissances humaines ? Faut-il, par exemple, renoncer aux économistes parce qu’ils sont presque tous condamnés ? Pourtant la science de l’économie politique est un peu nécessaire aux hommes publics d’un pays !  ! Faut-il enfin rejetter les trois-quarts des esprits éminents qui ont élevé si haut la raison de l’homme et illuminé le monde ?


XV


Mais à ce mot de raison, je vois ses détracteurs, je vois les partisans ordinaires du despotisme moral, les enfants perdus de l’automatisme intellectuel, prendre leur moins gracieux sourire, leur expression la plus hautaine et la plus dédaigneuse, et nous jetter ce mot de leur invention :

« La raison ! » disent-ils, « la raison n’a prouvé sa force que pour détruire, elle n’a jamais rien fondé de solide. »

Donc, naturellement, sa supériorité est une chimère !

Donc son indépendance est un danger.

« C’est la folle du logis » s’écrie une école qui croit faire acte de haute raison en niant la raison.

Au reste nous avons vu de tout temps cette école non-seulement nier les droits de la raison humaine, mais lui contester même ses plus évidents bienfaits ! Nous l’avons vue de tout temps lancer ses sarcasmes passionnés, ses colères inextinguibles sur tout ce qui pouvait tendre, de près ou de loin, à consacrer l’indépendance de l’esprit humain.

Voyez-les, ces Pharisiens du siècle, toujours disposés à faire la nuit sur le genre humain, regarder la science comme une hérésie, la civilisation comme un danger, le progrès comme un malheur ; voyez-les crier haro sur chaque vérité lancée dans le monde par les penseurs ; voyez-les traîner éternellement Galilée par les cheveux, mettre un bâillon à la pensée partout où ils en ont le pouvoir ; poser le droit sur la lame du sabre, ramener le peuple à l’esclavage, proscrire la démocratie, n’adorer que la force, se prosterner avec empressement devant le succès, et crier Anathème sur toutes les libertés ; la liberté, politique, la liberté de conscience, et même la liberté civile !![1].

C’est cette école, Messieurs, qui proclamait naguères l’ère des télégraphes, des chemins de fer, de la navigation à vapeur, du journalisme, de l’amélioration de la condition économique des peuples, comme une époque de décadence pour l’humanité !


XVI


Que signifient au fond toutes ces diatribes contre la raison que l’on nous sert chaque matin ? Ceux-là même qui nient sa puissance sont bien forcés de la subir !

Avec quoi nient-ils la raison ? Avec le livre, qui est la plus grande conquête de la raison !

Ah ! la raison ne sait que détruire ! Mais qui donc a rédigé nos codes ? Qui donc a dicté nos institutions civiles et politiques ? Qui donc a organisé les divers gouvernements de la terre ?

Qui donc a découvert les lois des plus redoutables forces de la nature ? Qui donc a observé, constaté leurs effets ? Qui donc a su les assujettir pour dompter la nature, faire disparaître l’espace, et mettre en rapport habituel, journalier, instantané, les divers peuples du globe ?

À qui le télégraphe qui porte des messages à la vitesse de mille lieues par seconde ?

À qui doit-on la locomotive qui nous fait franchir cent lieues en dix heures ?

À qui doit-on la découverte de la vapeur, dont la puissance représente aujourd’hui dans le monde le travail réuni de plus de 700,000,000 d’hommes ?

Qui a emprisonné le rayon de soleil pour en faire le peintre le plus fidèle de la nature vivante ou inanimée ?

Qui donc a surpris à notre planète, en quelque sorte, le secret apparemment impénétrable de son âge, et a reconstruit, à la seule inspection d’un ossement enfoui dans ses souches souterraines depuis des milliers de siècles, le squelette de monstres qui n’existent plus ?

Qui donc a trouvé le moyen d’assoupir même la douleur physique, et de faire les plus terribles opérations à l’aide d’un sommeil artificiel infiltré au patient ?

À qui doit-on toutes ces institutions de bienfaisance qui, plus que toute autre chose peut-être, prouvent le progrès de l’humanité au point de vue social… l’école devenue universelle ; la crèche d’asile ; les associations de secours mutuel ; l’assurance sur la vie ; la banque de prévoyance et d’épargne ?

À qui doit-on la boussole, la poudre à canon, et surtout l’imprimerie, le plus grand moyen de progrès de l’humanité ?

La raison de l’homme n’est-elle pas un peu au fond de tout cela ?


XVII


Et qui donc a pesé les mondes et découvert la loi universelle de la gravitation ? N’est-ce pas par la puissance du calcul, qui est une création de sa raison, que l’astronome mesure et la masse et la distance des astres ?

N’est-ce pas la raison humaine qui a deviné le plan et la structure de l’univers ? N’est-ce pas elle qui a assigné à des planètes que nul œil humain n’avait encore apercues, leur place exacte dans le firmament ? N’est-ce pas la raison qui a remporté cet éclatant triomphe d’annoncer au monde savant — et cela par la seule puissance du calcul, par la seule observation approfondie de la cause et de l’effet, et sans l’emploi des instruments inventés par elle — qu’à tel jour, telle minute, dans tel recoin de l’immensité, on pourrait apercevoir une planète dont l’existence n’avait pas même été soupçonnée ?

Et à qui doit-on la géologie, ce registre exact, infaillible en quelque sorte des annales de la création ? À qui doit-on l’anatomie comparée qui nous a rendues familières les faunes des âges antédiluviens ? À qui doit-on toutes les sciences, en un mot : la chimie, l’optique, la dynamique, l’hydrostatique, la physiologie, l’anatomie, la botanique, la météorologie, l’astronomie, le calcul infinitésimal, l’algébre, les mathématiques, et enfin les arts utiles et la mécanique dans toutes ses branches : depuis l’immense machine à vapeur qui fait franchir au navire l’océan en huit jours jusqu’à la simple machine à coudre ; depuis la gigantesque presse d’imprimerie qui jette à l’intelligence publique 25,000 copies de journal à l’heure, jusqu’à l’imperceptible instrument qui découpe avec une précision mathématique une roue dentée d’une ligne de diamètre, partie essentielle d’une montre que l’horloger enchâssera dans le chaton de votre bague ?


XVIII


Qui donc a inspiré Pythagore et Démosthènes ; Platon et Sénèque ; Socrate et Cicéron : Descartes et Leibnitz ; Copernic et Kepler ; Newton et Galilée ; Colomb et Guttenberg ; Bacon et Pothier ; Franklin et Volta ; Laplace et Cuvier ; Morse et Stephenson ?

Toutes ces conquêtes, de la raison, dont je viens de donner une très incomplète nomenclature, démontrent-elles son impuissance à construire ? Les génies que je viens de nommer sont-ils apparus dans le monde en détruisant tout sur leur passage ? N’ont-ils pas au contraire été les vrais promoteurs du progrès des sociétés ? Ah ! il est vrai qu’ils ont détruit l’ignorance, combattu les préjugés, vaincu l’hostilité à la science et au progrès ! J’avoue que, sous ce point de vue, ils ont été de grands destructeurs !

Mais que l’on compare ce qu’ils ont détruit à ce qu’ils ont construit, que l’on compare les idées qu’ils ont introduites dans le monde avec celles qu’ils en ont fait disparaître, et on verra si la somme du bien l’emporte ou non sur la somme du mal ; on verra si la raison n’a prouvé sa force que pour détruire !

D’ailleurs, je le demande à tous ces faiseurs de diatribes : qu’est-ce que c’est que la raison ? Voici la réponse de M. de Lamartine. « La raison humaine est la confidente divine de la Providence sur la terre. Elle est, quoiqu’en disent les amateurs de ténèbres, la révélation continue des vérités dont la clarté s’accroît sans cesse sur l’horizon des peuples. »

Le nom de M. de Larmartine n’est-il pas assez orthodoxe, passons à ceux que voici.


XIX


St.-Augustin, St.-Thomas d’Aquin, Bossuet, Fénélon, Malebranche, n’avaient pas si mauvaise opinion de la raison humaine que tous ces petits St-Thomas en frac qui infestent nos rues. Car enfin, Messieurs, vous êtes tous comme moi à même d’observer ce phénomène ! Nombre de jeunes étudiants, aujourd’hui, après avoir lu cinquante pages de Domat et une ou deux brochures de Veuillot, se mettent à parler théologie comme Suarez et sont prêts à décréter d’impiété tous ceux qui ne les prennent pas au sérieux comme d’illustres docteurs de l’église ! Ils parlent de la raison d’autrui, de la raison générale comme si la fée de la raison elle-même les avait doués, au moment de leur naissance, aux dépens de toute leur génération !

Eh bien, les grands écrivains religieux que je viens de nommer, presque tous de vrais docteurs de l’Église, loin de mépriser en tout et partout la raison humaine, loin de l’humilier à outrance ; loin de nous apprendre que Dieu n’a départi la raison à l’homme que pour qu’il s’en débarrasse à un jour donné comme d’un accessoire inutile ; loin de lui imposer le suicide comme l’acte le plus sage qu’elle puisse réaliser ; lui reconnaissent au contraire des droits très étendus, tout en lui imposant certains devoirs, et voici les sublimes définitions qu’ils en donnent.

« La raison, » disent-ils, « c’est l’impression de la lumière divine en nous-mêmes » ! ou encore : « Elle est la lumière naturelle mise dans notre âme par l’illumination même de Dieu ! » Telles sont leurs propres expressions.

Va-t-on conclure de ces définitions si belles et si vraies, que la raison n’a aucuns droits dans le monde, et que le meilleur moyen d’en faire usage, de remplir les vues de la Providence, c’est de l’abdiquer ?

Nos imberbes docteurs laïques vont-ils décréter d’hérésie les grands hommes que je viens de nommer ?


XX


Je ne veux certes pas affirmer, Messieurs, que la raison individuelle soit infaillible ! Je ne veux pas non plus nier qu’elle n’ait besoin d’être guidée à un certain âge et sur certaines questions ! Je suis même prêt à admettre qu’à tout âge, et à tous les degrés d’instruction, un homme raisonnable et sensé doit être sur ses gardes et veiller toujours à ce que sa raison ne fasse pas fausse route ; qu’en fait d’étude, en un mot, la défiance de soi-même est toujours une idée salutaire : je veux encore moins nier que quelques hommes n’aient fait un très mauvais usage de leur raison ; mais aussi je désire vous rappeler :

Que cette négation énergique, systématique, des droits de la raison humaine n’est pas, après tout, sans quelque danger ; car enfin toutes les vérités qui forment aujourd’hui le fonds des connaissances et des croyances humaines ne reposent en dernière analyse que sur l’assentiment intérieur qui ne peut s’exercer qu’au moyen de la raison. La conscience et la raison humaines sont solidaires, inséparables ! Qui nie l’une nie l’autre ; et je ne comprends pas comment on peut croire affirmer la conscience en niant la raison.

Et si je me suis permis, Messieurs, de vous peindre à grands traits, et d’une manière bien incomplète, les résultats généraux réalisés dans le monde par la raison humaine, j’ai voulu seulement faire comprendre à nos agresseurs :

Que tous ces magnifiques résultats n’eussent pas été obtenus, si tous les génies des générations passées eussent été sous leur tutelle ; car après tout, ils doivent admettre que quelques-unes des grandes découvertes scientifiques modernes se sont un peu faites malgré eux :

Que ce n’est pas en niant notre raison qu’ils peuvent nous donner une bien haute idée de la leur :

Que ce n’est pas en nous contestant le droit de juger qu’ils peuvent nous faire admettre leur droit de nous juger :

Que ce n’est pas en nous conseillant l’abdication de notre propre raison qu’ils peuvent nous persuader de la supériorité de la leur sur la nôtre :

Que ce n’est pas en exprimant un mépris affecté, en nous jetant à pleines colonnes ce qu’ils croient être « l’humiliation » qu’ils peuvent nous convaincre de leur propre sagesse :

Que ce n’est pas en nous calomniant qu’ils peuvent nous faire croire à leur sincérité d’intention :

Que ce n’est pas enfin en faisant de la persécution morale acharnée contre nous, — et en vérité, nous sommes presque fondés à croire que s’ils pouvaient exercer la persécution légale, ils se donneraient cette jouissance avec délices — qu’ils peuvent nous convaincre de leur esprit de conciliation et de charité.


XXI


De même que nous avons incontestablement des devoirs à remplir envers la société au milieu de laquelle nous vivons, de même nous avons un droit indéniable, imprescriptible à ce que l’on observe à notre égard les règles toujours sacrées de la justice.

L’a-t-on fait à l’égard de l’Institut ? Je crois pouvoir répondre en toute sincérité que non ; et cela me ramène au point principal de mon sujet, la tentative de dissolution de l’Institut qui a été faite en 1858.

J’ai dit que l’on avait pris pour prétexte la composition de la bibliothèque.

Messieurs, je ne veux pas faire ici de discussion oiseuse, encore moins acerbe ; et surtout je ne veux attaquer personne. Sûrement il me sera bien permis de dire que depuis quatre ans, ce n’est pas de nous que les agressions sont venues !

Je pense aussi que vous admettrez avec moi qu’attaqué comme il l’est souvent dans la presse, comme il l’est souvent même dans l’intimité de la famille, il est à propos que l’Institut définisse sa position devant le public et repousse les accusations certainement imméritées, dont il est l’objet.

À force de répéter certaines choses inexactes, on a fini par faire croire à beaucoup de personnes qu’il devait y avoir quelque chose de fondé dans des reproches faits avec tant d’apparente conviction. Je réponds donc ici à des attaques au lieu d’en faire !

Eh bien, reprenons les choses du commencement et examinons les faits de sang froid. Expliquons-nous, sans aigreur contre nos adversaires comme sans arrière-pensée vis-à-vis du public.

On accusait l’Institut de conserver de mauvais livres, des livres propres à démoraliser la jeunesse, dans sa bibliothèque.

Des membres de l’Institut disaient : « Elle contient des livres immoraux. » La majorité des membres de l’Institut répondait : « L’assertion est inexacte, elle n’en contient pas. »

Voilà exactement quel était le débat en 1858.

En présence de cette affirmation et de cette négation, que fallait-il faire ?

Il n’y avait clairement qu’une seule ligne de conduite à suivre : « Vérifier les faits ! » Eh bien, quelle tactique a-t-on adoptée ?


XXII


Le 13 avril 1858, une motion fut faite dans l’Institut, proposant de « créer un comité qui recevrait instruction de faire une liste des livres qui, dans son opinion, devraient être retranchés de la bibliothèque. »

À première vue, Messieurs, cette motion peut paraître très pertinente et surtout très inoffensive. Pourtant si on veut se donner la peine d’en bien saisir le sens et la portée, on se convaincra de suite qu’elle était complètement inadmissible. Pourquoi ? Parce qu’elle affirmait précisément ce qui était en débat !

« Faire une liste des livres qui devraient être retranchés »… Qu’est-ce que cela sinon affirmer emphatiquement qu’il y avait de tels livres et même qu’il y en avait tant qu’on en pouvait faire une liste ! Or comment la majorité de l’Institut, qui n’admettait pas qu’il y eût les livres immoraux dans la bibliothèque, pouvait-elle accepter une motion qui constatait très explicitement un fait qu’elle, la majorité, niait péremptoirement ? En adoptant cette motion, la majorité aurait implicitement avoué la vérité de l’accusation même contre laquelle elle s’inscrivait en faux ! !


XXIII


Pourquoi, en présence de la dénégation de la majorité, ne demandait-on pas la nomination d’un comité chargé de réviser la bibliothèque ? En supposant même du mauvais vouloir à la majorité, quel motif raisonnable pouvait-elle faire valoir, quelle objection plausible pouvait-elle offrir à la demande de la minorité de faire cette révision ? Il était certainement légitime à la minorité de proposer la révision, ou l’examen, dans un but quelconque, de la bibliothèque, mais il ne l’était pas d’affirmer l’existence des mauvais livres avant examen. C’était une erreur grave que d’affirmer un fait, avant de l’avoir régulièrement constaté !

Voudra-t-on dire que je fais ici une distinction puérile ? Messieurs, en affaires de cette importance, et quand il s’agit d’un fait qui peut emporter condamnation contre quelqu’un, la puérilité consiste à ne pas exprimer exactement l’état d’une question ; la puérilité consiste à ne pas savoir circonscrire rigoureusement un débat dans ses vraies limites ; à lui donner une portée, ou une signification qu’il ne doit pas avoir. Dans les corps délibératifs, depuis le plus grand jusqu’au plus infime, c’est celui qui ne sait pas dresser sa motion qui se met dans son tort, et non pas celui qui la repousse parce qu’elle dit trop ou trop peu. Ce n’est pas à l’accusé à corriger les motions de l’accusateur ! Au oui gratuit de celui-ci, il a incontestablement droit de répondre par un non gratuit.


XXIV


Si la minorité avait réellement eu l’intention de mettre la majorité en demeure, elle n’eût pas mêlé à une proposition légitime en elle-même l’affirmation du fait même que cette proposition avait pour but ostensible de prouver. On ne devait en justice affirmer qu’après la preuve et non avant !

Que s’en est-il suivi ?

La minorité affirmant, avant enquête, par sa motion, que la bibliothèque contenait des livres immoraux, la majorité affirma le contraire par un amendement très explicite établissant entre autres choses :

« Que l’Institut Canadien avait toujours veillé avec la plus scrupuleuse sollicitude à ce que sa bibliothèque fût exclusivement composée de livres moraux, scientifiques, philosophiques, ou historiques, propres à nourrir le cœur et à développer l’intelligence :

« Que l’Institut saisissait cette occasion de repousser les calomnies et les insinuations lancées contre lui par des personnes malveillantes qui avaient faussement avancé que sa bibliothèque contenait de mauvais livres, propres à démoraliser la jeunesse : que l’Institut déclarait formellement que sa bibliothèque n’avait jamais contenu de livres d’une nature obscène ou immorale ; et que les différents comités permanents ou spéciaux ainsi que les bibliothécaires auxquels incombait spécialement le devoir de faire rapport, de temps à autre, sur la nature et l’état de la bibliothèque, n’avaient pu, après des travaux longs et consciencieux, depuis quatorze ans, trouver sur ses rayons un seul livre d’une nature obscène ou immorale. »

Enfin l’Institut déclarait d’une manière très compréhensible qu’il entendait être maître chez lui. Cela pouvait probablement se dire, sans nous exposer tous au reproche de socialisme, ou de travers d’esprit ; car cette idée n’était pas, après tout, si nouvelle dans le monde !

Eh bien, devant cette emphatique déclaration, « que la bibliothèque de l’Institut n’avait jamais contenu de livres immoraux, » que restait-il à faire à la minorité, s’il n’y avait pas eu un but non avoué chez les principaux promoteurs de la sécession ? Il n’y avait pas d’alternative : ou il fallait prouver la mauvaise foi de la majorité en citant les livres immoraux de la bibliothèque, et alors celle-ci se trouvait mise en demeure de l’en expurger ; ou, si on n’avait aucun livre à citer qui eût ce caractère, il fallait céder de bonne grâce et se rallier au corps. À qui incombait la preuve ! Nécessairement à ceux qui se plaignaient !


XXV


S’il y avait des livres immoraux dans la bibliothèque, il ne devait pas être si difficile de les indiquer ! D’ailleurs, Messieurs, s’il y en avait réellement, la chose serait d’autant plus remarquable que, depuis trois ans, les bibliothécaires et assistants — bibliothécaires appartenaient presque tous à la section qui s’est séparée !  ! « S’il y avait tant de mauvais livres qu’on en pût faire une liste, d’après l’expression de la motion, comment se fait-il : 1o qu’on ait attendu trois ans pour faire la proposition d’expurgation ; 2o qu’au moment même de la proposition, et quand la majorité niait énergiquement qu’il y eût des livres immoraux, la mémoire ait tellement été en défaut qu’on n’ait pas pu citer au moins quelques titres de pareils livres ?

N’était-ce pas à ce moment-là même que l’on pouvait facilement donner une preuve ; que l’on était, par devoir, obligé de confondre ceux qui niaient l’existence des mauvais livres ?

Voyons, sérieusement, qu’est-ce qui pouvait empêcher un membre de la minorité de proposer que tel ou tel ouvrage fût retranché ou mis sous clé, pour n’être lu que sur permission ? Par ce moyen on serait sorti des accusations vagues, générales ; on aurait porté le débat sur un point tangible. Le non de la majorité devait disparaître devant le oui prouvé de la minorité ! Un seul ouvrage cité, et le débat était fini !

Eh bien non, on ne fait rien de cela ! Après avoir affirmé, on ne prouve pas ! Après avoir essayé de compromettre la majorité par une proposition qu’en toute sincérité, je crois pouvoir qualifier d’insidieuse, et se trouvant en face d’une dénégation absolue, ou se retire sans rien citer à l’appui de ses affirmations, sans même éprouver le bon vouloir de la majorité en faisant une proposition directe d’élimination !

On signifie une espèce de protêt, de résignation collective motivée, et qu’y trouve-t-on ? Des déclarations généralisées autant que possible ; une allusion à l’offre d’une preuve, mais pas une citation, soit des livres immoraux, soit des opinions révoltantes que l’on prétendait justifier l’importante décision à laquelle on en était venu ! L’idée saillante du document est que la tribune de l’Institut était devenue une trompette, au moyen de laquelle on répandait les idées les plus absurdes en fait de religion, de morale et de nationalité ! Quant à la preuve de ces assertions, elle est encore à venir !


XXVI


Messieurs, il ne peut pas y avoir une justice pour l’Institut-Canadien et une autre justice pour les autres corps ou les autres hommes ! La preuve des allégués incombe nécessairement à celui qui affirme un fait, jamais à celui qui le nie ! Eh bien, ici, ceux qui accusaient emmenaient avec eux, dans leur scission, presque tous ceux qui avaient été bibliothécaires, et qui nécessairement devaient être au fait du contenu de la bibliothèque ; et malgré cela, en présence d’une dénégation formelle, ils se retirent en faisant quoi ? En répétant l’accusation sans l’ombre d’une preuve ni d’une citation à l’appui !

S’il y avait si peu de mauvais livres qu’ils ne fussent pas même connus des bibliothécaires, devenus adversaires, et qu’il fallût une révision minutieuse de la bibliothèque pour les découvrir, le mal n’était donc pas si grand qu’on l’a fait ! Le cri soulevé contre l’Institut a donc été hors de proportion avec la cause que l’on prétendait le motiver !!

Eh bien, Messieurs, c’est sur cette absence de preuve, c’est sur une affirmation conséquemment gratuite d’hommes dont je ne veux certes pas contester la respectabilité ; chez un grand nombre desquels mêmes j’admets de bonnes intentions, mais dont je crois avoir le droit de dire qu’ils n’étaient ni plus instruits, ni plus sincères, ni meilleurs juges des livres que ceux qui restaient ; c’est, dis-je, sur cette absence de preuves, sur cette affirmation conséquemment gratuite, qu’une condamnation a été portée contre l’Institut sans qu’il eût même été mis en demeure de se défendre et de présenter son point de vue de la question ! Encore ici donc, deux poids et deux mesures ! Croyance implicite dans les uns, défiance exagérée des autres !

C’est enfin sur cette absence de preuves que beaucoup de personnes croient encore, à l’heure qu’il est, qu’il y avait, qu’il y a encore aujourd’hui des livres infâmes dans notre bibliothèque ! Cela s’affirme au dehors par certaines personnes dont les intentions sont incontestablement bonnes, et par d’autres qui profitent de ce qu’un préjugé a été soulevé dans une partie de notre population pour l’exploiter à outrance.

C’est dans l’intérêt de la vérité qu’on nous calomnie !


XXVII


On a voulu justifier la flagrante injustice d’une condamnation ex-parte par la respectabilité des membres qui se sont retirés.

Mais n’en restait-il donc aucune chez ceux qui restaient ? A-t-on rompu, depuis la scission, avec les membres de l’Institut, socialement parlant ? Ont-ils cessé d’être admis dans le mouvement social, dans le mouvement politique ? A-t-on cessé d’aller, comme chez les autres citoyens, leur demander leur part des œuvres de bienfaisance, des œuvres même de contribution au culte ? Est-il bien juste en soi, que la même main qui sollicite leurs offrandes les anathématise ensuite ?

Cent-trente-huit personnes se séparent d’une société qui comptait en tout environ 700 membres : elles ne formaient donc qu’un cinquième de son effectif.

Or ce cinquième emportait-il nécessairement avec lui toute la respectabilité, toute la rectitude d’intention, toute la capacité de réfléchir, de comprendre les questions de devoir, et de droit que possédait le corps avant la scission ? Sur 700 individus, n’y avait-il que 138 intelligences, 138 cœurs droits et honnêtes ? Les 500 et quelques membres qui avaient voulu conserver leur indépendance et leur libre-arbitre ; qui ne pensaient pas qu’à tout âge on dût rester soumis à la surveillance collégiale ; qui croyaient au contraire que des hommes lancés dans le monde ou dans les carrières libérales, et qui ont une certaine latitude d’action doivent aussi avoir une certaine latitude de lecture et de travail intellectuel ; ces cinq cents et quelques membres étaient-ils seuls frappés d’incompétence ou d’aveuglement ? Sont-ils, dans la vie ordinaire, moins bons citoyens que les autres ? Étaient-ils nécessairement les seuls sur lesquels l’esprit de parti ou l’exagération des idées pussent avoir prise ?


XXVIII


On nous reproche de l’exagération.

Mais n’est-ce pas un peu une exagération que d’affirmer avec persistance, avec opiniâtreté, que nous avons des livres immoraux, quand nous affirmons énergiquement le contraire ; et qu’après avoir été mis en demeure de le prouver, on a cru devoir s’abstenir ?

N’est-ce pas un peu une exagération que de crier cela partout et de n’en pas avoir d’autre preuve que notre refus en ’58, non pas de permettre l’examen, mais d’affirmer, avant l’examen, qu’il y eût de tels livres ?

N’est-ce pas un peu une exagération que de parler de l’Institut comme composé de gens flétris ?

N’est-ce pas un peu une exagération que de dire que nous sommes déjà rendus dans la fosse commune ?

N’est-ce pas un peu une exagération que de nous représenter comme ennemis de la religion et neutres entre toutes les morales, ce qui équivaut à dire que nous sommes tous gens sans principe et sans aveu ?

Mais qu’on nous cite donc, chez nous, des exagérations qui approchent de celles-là ! Nous a-t-on jamais vus essayer de mettre au ban de l’opinion une association quelconque de citoyens ? Nous a-t-on vus faire de la persécution contre autrui ? Notre code n’est-il pas : « Tolérance envers les autres ? » Celui de nos adversaires n’est-il pas : « Intolérance envers nous ? » et beaucoup plus que cela, car enfin vis-à-vis de nous, il est aujourd’hui des gens qui se croient tout permis ! Non seulement on nous calomnie, mais on regarde comme chose toute simple, toute naturelle, toute permise, toute honorable même, de venir faire de l’espionnage au milieu de nous pour aller ensuite défigurer tout ce que l’on a vu !


XXIX


Une dernière petite croisade s’est organisée, ces jours derniers, contre l’Institut. Comment s’y est-on pris ?

Un jeune étranger à l’Institut se glisse un jour dans une de nos séances : il s’y conduit avec une telle liberté d’allures que le président ne peut se permettre le soupçon qu’il ne soit pas membre ; il entend la lecture d’un essai que personne, hors un esprit tout neuf où boiteux, ne pouvait prendre au sérieux ; qui, d’un bout à l’autre n’était qu’une bizarre enfilade de phrases incohérentes, sans liaison comme sans portée, sans logique comme sans but défini. Tous les membres présents, sans exception, le jugent ainsi, et ne veulent pas, pour cela même, faire à l’essai l’honneur d’en arrêter la lecture, à titre de chose sérieuse ou dangereuse.

Néanmoins, comme il devient quelquefois nécessaire qu’un acte irréfléchi reçoive le blâme qu’il mérite, surtout quand on a eu l’intention de froisser les sentiments d’autrui, un membre propose que l’auteur de l’essai soit censuré, car il avait produit sur l’auditoire l’impression qu’une idée de propagande religieuse se trouvait au fond de toute l’affaire.

Une objection d’ordre est soulevée contre la motion, fondée sur ce que l’Institut ne possédait pas le droit de censure sur les opinions individuelles de ses membres.

Je déclare, comme président, qu’elle est dans l’ordre, vu que l’Institut possède, à tous les points de vue possibles, le droit de censure sur ses membres ; non pas sans doute dans ce qui est de pure opinion individuelle, mais relativement à l’expression officielle, au sein du corps, de certaines opinions exprimées dans un but de propagande, ou avec l’intention de froisser les sentiments des autres membres.

Cette circonstance, assez remarquable pourtant, et qu’on ne pouvait avoir oubliée vu que là-dessus avait roulé toute la discussion de la soirée, cette circonstance, dis-je, fait dominant de la séance, est passée sous silence par le jeune indiscret qui s’est cru de force à jouer le rôle de censeur, et dès le lendemain il s’en va religieusement faire du grand style dans les journaux sur l’esprit irréligieux d’un corps qui encourageait, a-t-il osé dire, de pareilles lectures, quand au contraire, le corps réprouvait énergiquement l’acte et se préparait à en empêcher le retour ! !


XXX


Eh bien, je le demande en toute confiance, si un membre de cet Institut allait assister à une séance d’un Institut rival pour être témoin de ses procédés et les défigurer ensuite avec passion sur les journaux ; n’en publier que ce qui pourrait préjuger le public et retrancher avec soin tout ce qui serait de nature à le satisfaire ; exagérer le mal et cacher le bien, et se dire témoin pour calomnier, avec plus d’effet ; nos adversaires, avec leurs habitudes de libéralité envers l’Institut, n’inféreraient-ils pas de suite, d’un fait si odieux et si lâche, que l’Institut Canadien n’est pas une école de véracité ni d’honorabilité ?

Eh bien, retournons la médaille. C’est contre nous que cela s’est fait ! C’est nous qu’on est venu espionner pour aller nous calomnier ensuite ! Quelle en est la conséquence ? Ah bah, qu’est-ce que cela fait, dit-on dans certains cercles, c’est l’Institut Canadien ! En tout et partout, à notre égard, avec certaines personnes, deux poids et deux mesures !

Mais ce n’est pas tout. À la séance suivante, l’affluence des membres est considérable. Non seulement le président est approuvé et soutenu, mais tous les membres qui prennent part à la discussion, même ceux qu’on représente comme exagérés, expriment leur complète désapprobation de l’essai qui fait le sujet du débat. On va plus loin. On passe unanimement une résolution exprimant l’opinion que les membres devraient s’abstenir de soulever des discussions religieuses.

On remarque plusieurs étrangers à la séance qui, eux, je dois le dire, ont su se conduire en hommes bien élevés. Plusieurs de ces étrangers se déclarent parfaitement satisfaits de l’esprit qu’a manifesté l’Institut pendant cette séance ! La chose est incontestablement répandue dans le public !

Eh bien, après cette séance là même, où l’Institut a prouvé clairement, péremptoirement, qu’il voulait fermer à ses membres le domaine de la discussion religieuse, on redouble d’injures à propos de ses tendances irréligieuses ! ! On rend le corps responsable d’un acte qu’il a blâmé ! !

N’y a-t-il pas là parti pris de calomnier ? Où est l’exagération ici ? Chez nous ou chez nos agresseurs ?


XXXI


Messieurs, ce mauvais vouloir ; cette hostilité tantôt sourde tantôt ouverte ; ces agressions que rien ne motive puisque nous n’attaquons personne ; ces faussetés réaffirmées dix fois malgré nos dénégations énergiques ; ces combinaisons pour nous déconsidérer ; ces clameurs pour préjuger le public contre nous, n’empêchent pas pourtant l’Institut Canadien de se maintenir, de prospérer même, et de recevoir constamment des accessions. Cela prouve, Messieurs, qu’il ne faut qu’un peu d’énergie, de zèle et d’entente pour résister à des attaques qui ne sont pas soutenues par l’opinion publique.

On s’aperçoit, malgré, tout ce déploiement de bonnes intentions, qu’au fond de tout ce bruit, qui se fait autour de nous, il existe beaucoup d’intolérance, un peu d’esprit persécuteur ; un peu trop de désir de régenter autrui ; plus de préjugé que de froide raison ; plus d’aigreur que de sincérité ; plus de passion que de sagesse ; trop d’inimitié et pas assez d’indulgence ; trop de colère et pas assez de charité. Beaucoup de personnes ont compris qu’avec les moyens d’instruction que nous possédons, que nous donne une bibliothèque qui se compose déjà de 5,500 volumes et d’une splendide collection de plus de 5,000 gravures d’art ou historiques, et qui, je ne puis assez le répéter, ne contient pas de livres immoraux ; que nous sommes enfin prêts à expurger si elle en contient ; beaucoup de personnes, dis-je, ont compris que ceux qui s’éloignent si fort de nous, dans un pays les moyens d’instruction sont encore rares et difficiles, ne font après tout de mal qu’à eux-mêmes ! Plusieurs se sont convaincus que ces grands cris contre notre bibliothèque ne soutenaient pas l’examen ; et que le parti pris de blâmer, de juger sans entendre, de proscrire sans savoir, faisait après tout autant de mal à l’esprit qu’au cœur.


XXXII


Et je me permettrai ici un rapprochement que je ne puis jamais faire sans surprise. Je n’applique ce que je vais dire qu’aux laïques. Pourquoi tant de récriminations à propos de notre bibliothèque et tant d’admiration pour la bibliothèque provinciale ? Pourquoi ceux qui nous attaquent avec si peu de mesure ne voient-ils jamais cette belle collection de livres sans s’extasier sur son importance, sur son utilité ? Il n’est pas un Canadien qui, en entrant dans notre bibliothèque législative ne se sente heureux de voir un pareil dépôt de livres dans le pays ! Il n’y a qu’une voix pour dire que la législature a fait là un grand et noble emploi des fonds publics, et que cette magnifique collection, — magnifique au moins pour l’Amérique sinon pour l’Europe — témoigne hautement en faveur de ceux qui l’ont réunie !

Pourquoi donc tant d’éloges là et tant d’amertume ici ? Pourquoi faire de l’obscurantisme ici et avoir honte d’en faire là ? Les gens même qui pousseraient le scrupule jusqu’à se rejeter en arrière dans la porte de notre bibliothèque font leurs délices de celle de Québec ! Et pourtant si la notre mérite censure, ce que je nie, quelle plus énergique censure ne mérite pas celle du Parlement qui est assez complète en fait de philosophie, d’histoire ou de littérature ? Croit-on qu’il soit possible de réunir 55,000 volumes sans s’écarter un peu, beaucoup même, du cercle infranchissable que l’on veut tracer autour de nous qui, au fond, n’en sommes sortis qu’aux yeux seulement de gens qui sont beaucoup plus exagérés dans leur sens que nous ne le sommes dans le nôtre ? Si on doit crier à l’immoralité de quelques ouvrages, ce n’est pas ici ! Si on doit crier à l’esprit répréhensible, à certain point de vue, d’un nombre considérable d’autres ouvrages, ce n’est pas ici ! Pourquoi donc être si sévères ici et si coulant là bas ?


XXXIII


Voyons, sérieusement, quel est le député qui oserait, de son siège en Chambre, le catalogue en main, proposer que la bibliothèque fût expurgée de l’Encyclopédie du 18ème Siècle, de celle du 19ème, de l’Encyclopédie moderne, du dictionnaire de la conversation, — prisé très haut, dans tous les cas, par ceux-là même qui crient contre nous, puisqu’ils l’ont acheté, — des œuvres philosophiques de Cousin, de Jouffroy, de Hégel, de La Mennais, de Locke, de Jules Simon ; des leçons de géologie de Miller, de l’histoire de Paris de Dulaure, de l’histoire du Christianisme de de Potter, des admirables études historiques de Châteaubriand, du Jocelyn de Lamartine, ou des discours de Mirabeau ou de Victor Hugo ? Quel ne serait pas le rire inextinguible de la Législature et du pays ? Eh bien ! un certain nombre de ces ouvrages ne se trouvent pas dans la bibliothèque de l’Institut ! Ils sont tous dans celle du Parlement ! Et pourtant on admire là bas et l’on proscrit ici ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce là deux poids et deux mesures, oui ou non ?

Messieurs, ces rapprochements ont un effet sur les gens raisonnables, sur ceux qui sont désintéressés dans la question ; sur ceux qui sont plutôt influencés par leurs sympathies que par leurs préjugés ; sur ceux qui ne veulent pas mettre les bibliothèques sous le boisseau par crainte d’un danger imaginaire ; sur ceux qui croient au libre arbitre et à l’indépendance d’action des hommes faits ! Nous voyons tous les jours des citoyens de la plus haute respectabilité, qui ne sont pas membres de l’Institut, déplorer l’inimitié qu’on nous montre et la guerre imméritée qu’on nous fait !

D’ailleurs si, d’un côté, nous avons eu le regret de voir qu’on ne nous laisse pas même étudier tranquilles, nous avons eu, d’un autre côté, d’amples compensations dans les encouragements, les énormes présents que nous avons dernièrement reçus d’un homme qui ne demandait évidemment pas mieux que de laisser plus d’une trace de ce genre sur son passage, et qui sont venus donner une nouvelle infusion d’énergie, d’activité et de vie à notre Institut.


XXXIV


Profitant de la présence en ce pays du premier membre d’une maison régnante de France qui eût encore mis le pied sur le sol du Canada, nous avions cru devoir saisir cette occasion pour exprimer les sentiments de cordialité, d’attachement, de sympathie inaltérable qui nous rattachent toujours à notre ancienne mère-patrie, à un proche parent de son chef politique.

Nous ne faisions pas plus une visite personnelle au prince Napoléon qu’une manifestation de bon souvenir envers la grande nation dont nous perpétuons en Amérique la langue, les traditions et la littérature.

Avons-nous été cruellement attaqués pour cet acte de haute convenance ? N’entendez-vous pas encore le tapage réactionnaire dont notre atmosphère était ébranlée ?

Perdant de vue le fait que Monseigneur le Coadjuteur de Québec, le métropolitain du pays, n’avait pas cru blesser la religion, avilir son caractère, rabaisser ses compatriotes à l’étranger et déshonorer son pays en offrant au Prince Napoléon une réception convenable et polie à l’Université-Laval, on nous a adressé tous ces mots foudroyants, toutes ces clameurs et tous ces reproches, et cela avec tant de passion qu’on semblait, en quelque sorte, se venger sur nous d’un manque apparent d’entente ailleurs.

Aussi nous a-t-on représentés comme nous étant placés de nous-mêmes au ban de l’opinion ! comme ayant froissé la conscience publique dans ce qu’elle avait de plus cher ! comme, faisant tache, en un mot, sur l’honneur du pays ! oubliant toujours que chacune de ces récriminations faisait ricochet quelque part !

En un mot, on a déployé toutes les ressources de la tactique ; on a fait même de la plus savante stratégie, jusqu’à importer presque ! ! un général d’Europe ! !


XXXV


À quoi tout cela a-t-il abouti ?

À convaincre beaucoup de bons esprits que les vrais exagérés, ce n’était pas nous ! que les vrais ennemis de l’indépendance d’action chez les citoyens, ce n’était pas nous ! qu’enfin ce n’était pas de nous que venaient les colères et les proscriptions !

La discussion soulevée par nos agresseurs a fini par reporter l’esprit de la population sur cette idée qu’après tout les membres de l’Institut étaient des citoyens tout aussi honorables dans leurs relations, tout aussi paisibles, tout aussi nationaux, tout aussi zélés pour les œuvres de bienfaisance, tout aussi respectables dans leur vie privée que les autres !

Et la dernière conséquence de cet acte qui a été si mal jugé et qui nous a valu tant d’injustice, a été l’envoi des plus magnifiques présents qu’aucune institution du pays ait encore reçus de l’étranger.

Nous avions non seulement fait acte de convenance envers la France, mais le résultat démontre à tous les esprits non préjugés que nous avons fait acte de courtoisie envers un homme qui le méritait personnellement, et aujourd’hui l’Institut doit à la reconnaissance comme à la vérité de dire que le prince Napoléon a été, et restera probablement, son plus grand bienfaiteur !

Et on me permettra d’ajouter que l’Institut ne devrait pas être le seul à lui savoir gré de sa munificence ; mais que la jeunesse studieuse de Montréal, qui finira nécessairement par comprendre que c’est à elle que l’on fait du mal en l’empêchant de s’instruire ; que c’est elle que l’on amoindrit en lui fermant une source d’étude précieuse ; qu’elle ne gagne rien à refuser de jeter même la vue sur des ouvrages scientifiques d’une immense valeur et qui ne se trouvent qu’ici et dans notre bibliothèque provinciale, — et encore avons-nous nombre d’ouvrages importants que celle-ci ne possède pas, — que la jeunesse studieuse de Montréal, dis-je, devrait être heureuse de voir nos maigres bibliothèques prendre de l’importance, et de voir aussi notre ville s’enrichir des trésors de l’intelligence humaine.


XXXVI


Car enfin nos petites difficultés momentanées disparaîtront : la raison commune aplanira tout cela : certaines rivalités s’apaiseront : on commence un peu à rire en se prenant pour ennemis ; on s’aperçoit que forcément nous redevenons amis après nous être lancés des boulettes de mie de pain ; que personne ne reste blessé ; l’éloignement ne saurait donc être permanent !

D’ailleurs, les hommes passent et les choses restent ! Nous passerons tous et notre bibliothèque restera, et s’enrichira toujours ! Le bienfait du Prince est une œuvre permanente, nos petites rancunes ne sont que transitoires ! Si nous ne nous entendons pas bientôt, eh bien nos successeurs le feront, et s’il est une chose certaine, à mon sens, c’est qu’on ne s’obstinera pas éternellement à refuser de toucher un bon livre parce qu’il aura été donné par le prince Napoléon. Le bon sens finit toujours par avoir raison du préjugé. On accepte bien, par raison de pauvreté, le produit d’une représentation théâtrale ; pourquoi n’accepterions-nous pas, nous, la science, ou au moins le moyen de l’obtenir, des mains d’un homme distingué qui a compris ce qui nous manquait et nous a fait la générosité, très acceptable, de nous l’offrir ?


XXXVII


Jamais, à aucune époque, notre bibliothèque ne s’est enrichie comme elle l’a fait depuis quinze mois. Elle possède aujourd’hui des ouvrages d’une haute valeur et pour les savants et pour les artistes, et pour les architectes et pour les mécaniciens. Notre collection de gravures n’est surpassée que par celle de notre bibliothèque provinciale. Quand nous les aurons fait relier, nous posséderons plus de cent volumes de gravures valant environ dix louis en moyenne. Tout ceci nous vient de Son Altesse Impériale le prince Napoléon.

Nous avons aussi reçu dernièrement une partie des envois que veut bien nous faire de temps à autre l’Institut de France. Une caisse reste encore à Paris.

Quant à l’état de nos affaires pécuniaires, dont les membres peuvent voir les détails dans le rapport du trésorier, je ne surprendrai personne sans doute en disant que nous sommes plus riches en livres qu’en argent. Néanmoins je dois dire que le zèle des membres est tel qu’un besoin un peu pressant s’étant manifesté dernièrement, on a pu voir, par les généreuses souscriptions spontanément offertes, qu’un corps comme le nôtre n’est jamais pauvre, quand l’esprit d’union et de zèle règne parmi ses membres.

Malgré les difficultés incontestablement sérieuses que l’Institut a eues à combattre depuis quelques années, il compte encore environ 500 membres, et reçoit chaque mois de nouveaux renforts.


XXXVIII


Ce fait prouve Messieurs : Que la lutte nous maintient fermes et unis :

Que la persécution ne tue pas les idées :

Que l’intolérance peut longtemps encore gronder autour de nous :

Que tout en évitant soigneusement d’empiéter jamais sur le domaine de qui que ce soit, nous savons néanmoins défendre l’intégrité du nôtre :

Qu’il y a une section importante de la population de cette ville qui tient à faire triompher l’esprit de tolérance, la liberté de penser, d’étudier, de discuter et de s’instruire ; et qui veut conserver un asile à l’inviolabilité de la raison humaine :

Que nous voulons conserver à notre association le même degré d’énergie et de vitalité que par le passé :

Que nous pouvons sans crainte, aussi longtemps que nous resterons fidèles à notre programme, aussi longtemps que nous saurons respecter les sentiments, les convictions et le droit d’autrui, que nous pouvons, dis-je, envisager sans crainte les combats de l’avenir, s’il nous en tient en réserve :

Qu’enfin l’idée grande et féconde qui a présidé à la fondation de l’Institut reste tout à la fois notre guide et notre but ; et qu’aujourd’hui comme il y a dix-huit ans, forts de nos convictions et de nos principes, de notre union et de notre succès, nous pouvons continuer d’inscrire sur la bannière de l’Institut Canadien cette devise qui a fait sa force :


Travail et Progrès ! Tolérance et
liberté de penser !


FIN.

  1. Les passages soulignés sont empruntés à M. Eugène Pelletan.