Discours sur l’Histoire universelle/II/5


V.

Le temps du second Temple.


De telles instructions firent un grand changement dans les moeurs des israëlites. Ils n’avoient plus besoin ni d’apparition, ni de prédiction manifeste, ni de ces prodiges inoûïs que Dieu faisoit si souvent pour leur salut. Les témoignages qu’ils avoient receûs leur suffisoient ; et leur incredulité, non seulement convaincuë par l’évenement, mais encore si souvent punie, les avoit enfin rendu dociles.

C’est pourquoy depuis ce temps on ne les voit plus retourner à l’idolatrie, à laquelle ils estoient si étrangement portez. Ils s’estoient trop mal trouvez d’avoir rejetté le Dieu de leurs peres. Ils se souvenoient toûjours de Nabuchodonosor et de leur ruine si souvent prédite dans toutes ses circonstances, et toutefois plûtost arrivée qu’elle n’avoit esté cruë. Ils n’estoient pas moins en admiration de leur rétablissement fait contre toute apparence dans le temps, et par celuy qui leur avoit esté marqué. Jamais ils ne voyoient le second temple sans se souvenir pourquoy le premier avoit esté renversé, et comment celuy-cy avoit esté rétabli : ainsi ils se confirmoient dans la foy de leurs ecritures ausquelles tout leur estat rendoit témoignage. On ne vit plus parmi eux de faux prophetes. Ils s’estoient défaits tout ensemble de la pente qu’ils avoient à les croire, et de celle qu’ils avoient à l’idolatrie. Zacharie avoit prédit par un mesme oracle que ces deux choses leur arriveroient. Sa prophetie eût un manifeste accomplissement. Les faux prophetes cesserent sous le second temple : le peuple rebuté de leurs tromperies n’estoit plus en estat de les écouter. Les vrais prophetes de Dieu estoient leûs et releûs sans cesse : il ne leur falloit point de commentaire ; et les choses qui arrivoient tous les jours en exécution de leurs propheties en estoient de trop fideles interpretes.

En effet, tous leurs prophetes leur avoient promis une paix profonde. On lit encore avec joye la belle peinture que font Isaïe et Ezechiel, des bienheureux temps qui devoient suivre la captivité de Babylone. Toutes les ruines sont réparées, les villes et les bourgades sont magnifiquement rebasties, le peuple est innombrable, les ennemis sont à bas, l’abondance est dans les villes et dans la campagne ; on y voit la joye, le repos, et enfin tous les fruits d’une longue paix. Dieu promet de tenir son peuple dans une durable et parfaite tranquilité. Ils en joûïrent sous les rois de Perse. Tant que cét empire se soustint, les favorables decrets de Cyrus, qui en estoit le fondateur, asseûrerent le repos des juifs. Quoy-qu’ils ayent esté menacez de leur derniere ruine sous Assuérus, quel qu’il soit, Dieu fléchi par leurs larmes, changea tout à coup le coeur du roy, et tira une vengeance éclatante d’Aman leur ennemi. Hors de cette conjoncture, qui passa si viste, ils furent toûjours sans crainte. Instruits par leurs prophetes à obéïr aux rois, à qui Dieu les avoit soumis, leur fidelité fut inviolable. Aussi furent-ils toûjours doucement traitez. A la faveur d’un tribut assez leger, qu’ils payoient à leurs souverains, qui estoient plûtost leurs protecteurs que leurs maistres, ils vivoient selon leurs propres loix : la puissance sacerdotale fut conservée en son entier : les pontifes conduisoient le peuple : le conseil public établi premierement par Moïse, avoit toute son autorité ; et ils exerçoient entre eux la puissance de vie et de mort, sans que personne se meslast de leur conduite. Les rois l’ordonnoient ainsi. La ruine de l’empire des perses ne changea point leurs affaires. Alexandre respecta leur temple, admira leurs propheties, et augmenta leurs privileges. Ils eûrent un peu à souffrir sous ses premiers successeurs. Ptolomée fils de Lagus surprit Jérusalem, et en emmena en Egypte cent mille captifs : mais il cessa bientost de les haïr. Luy-mesme les fit citoyens d’Alexandrie, capitale de son royaume, ou plûtost il leur confirma le droit qu’Alexandre leur y avoit déja donné ; et ne trouvant rien dans tout son estat de plus fidele que les juifs, il en remplit ses armées, et leur confia ses places les plus importantes. Si les lagides les considererent, ils furent encore mieux traitez des seleucides sous l’empire desquels ils vivoient. Seleucus Nicanor chef de cette famille, les établit dans Antioche ; et Antiochus le dieu, son petit-fils, les ayant fait recevoir dans toutes les villes de l’Asie Mineure, nous les avons veûs se répandre dans toute la Grece, y vivre selon leur loy, et y joûïr des mesmes droits que les autres citoyens, comme ils faisoient dans Alexandrie et dans Antioche. Cependant leur loy est tournée en grec par les soins de Ptolomée Philadelphe roy d’Egypte. La religion judaïque est connuë parmi les gentils, le temple de Jérusalem est enrichi par les dons des rois et des peuples, les juifs vivent en paix et en liberté sous la puissance des rois de Syrie, et ils n’avoient gueres gousté une telle tranquillité sous leurs propres rois. Elle sembloit devoir estre éternelle s’ils ne l’eussent eux-mesmes troublée par leurs dissensions. Il y avoit trois cens ans qu’ils joûïssoient de ce repos tant prédit par leurs prophetes, quand l’ambition et les jalousies qui se mirent parmi eux les penserent perdre. Quelques-uns des plus puissans trahirent leur peuple pour flater les rois ; ils voulurent se rendre illustres à la maniere des grecs, et préfererent cette vaine pompe à la gloire solide que leur aqueroit parmi leurs citoyens l’observance des loix de leurs ancestres. Ils célebrerent des jeux comme les gentils. Cette nouveauté ébloûït les yeux du peuple, et l’idolatrie revestuë de cette magnificence parut belle à beaucoup de juifs. A ces changemens se meslerent les disputes pour le souverain sacerdoce qui estoit la dignité principale de la nation. Les ambitieux s’attachoient aux rois de Syrie pour y parvenir, et cette dignité sacrée fut le prix de la flaterie de ces courtisans. Les jalousies et les divisions des particuliers ne tarderent pas à causer, selon la coustume, de grands malheurs à tout le peuple. Antiochus l’illustre roy de Syrie conceût le dessein de perdre ce peuple divisé, pour profiter de ses richesses. Ce prince parut alors avec tous les caracteres que Daniel avoit marquez : ambitieux, avare, artificieux, cruel, insolent, impie, insensé ; enflé de ses victoires, et puis, irrité de ses pertes. Il entre dans Jérusalem en estat de tout entreprendre : les factions des juifs, et non pas ses propres forces, l’enhardissoient ; et Daniel l’avoit ainsi préveû. Il exerce des cruautez inoûïes : son orgueïl l’emporte aux derniers excés, et il vomit des blasphêmes contre le tres-haut, comme l’avoit prédit le mesme prophete. En exécution de ces propheties, et à cause des pechez du peuple, la force luy est donnée contre le sacrifice perpetuel. Il profane le temple de Dieu, que les rois ses ancestres avoient réveré : il le pille, et répare par les richesses qu’il y trouve les ruines de son tresor épuisé. Sous prétexte de rendre conformes les moeurs de ses sujets, et en effet pour assouvir son avarice en pillant toute la Judée, il ordonne aux juifs d’adorer les mesmes dieux que les grecs : sur tout, il veut qu’on adore Jupiter olympien, dont il place l’idole dans le temple mesme ; et plus impie que Nabuchodonosor, il entreprend de détruire les festes, la loy de Moïse, les sacrifices, la religion, et tout le peuple. Mais les succés de ce prince avoient leurs bornes marquées par les propheties. Mathatias s’oppose à ses violences, et réünit les gens de bien. Judas Machabée son fils, avec une poignée de gens, fait des exploits inoûïs, et purifie le temple de Dieu trois ans et demi aprés sa profanation, comme avoit prédit Daniel. Il poursuit les iduméens et tous les autres gentils qui se joignoient à Antiochus ; et leur ayant pris leurs meilleures places, il revient victorieux et humble, tel que l’avoit veû Isaïe, chantant les loûanges de Dieu qui avoit livré en ses mains les ennemis de son peuple, et encore tout rouge de leur sang. Il continuë ses victoires, malgré les armées prodigieuses des capitaines d’Antiochus. Daniel n’avoit donné que six ans à ce prince impie pour tourmenter le peuple de Dieu ; et voilà qu’au terme préfix il apprend à Ecbatane les faits héroïques de Judas. Il tombe dans une profonde mélancolie, et meurt comme avoit prédit le saint prophete, miserable, mais non de main d’homme, aprés avoir reconnu, mais trop tard, la puissance du dieu d’Israël. Je n’ay plus besoin de vous raconter de quelle sorte ses successeurs poursuivirent la guerre contre la Judée, ni la mort de Judas son liberateur, ni les victoires de ses deux freres Jonathas et Simon, successivement souverains pontifes, dont la valeur rétablit la gloire ancienne du peuple de Dieu. Ces trois grands hommes virent les rois de Syrie et tous les peuples voisins conjurez contre eux ; et ce qui estoit de plus déplorable, ils virent à diverses fois ceux de Juda mesme armez contre leur patrie et contre Jérusalem : chose inoûïe jusqu’alors, mais expressément marquée par les prophetes. Au milieu de tant de maux, la confiance qu’ils eûrent en Dieu les rendit intrepides et invincibles. Le peuple fut toûjours heureux sous leur conduite ; et enfin du temps de Simon, affranchi du joug des gentils, il se soumit à luy et à ses enfans, du consentement des rois de Syrie.

Mais l’acte par lequel le peuple de Dieu transporte à Simon toute la puissance publique, et luy accorde les droits royaux, est remarquable. Le decret porte qu’il en joûïra luy et sa posterité jusqu’à ce qu’il vienne un fidele et veritable prophete .

Le peuple accoustumé dés son origine à un gouvernement divin, et sçachant que depuis le temps que David avoit esté mis sur le trosne par ordre de Dieu, la souveraine puissance appartenoit à sa maison, à qui elle devoit estre à la fin renduë au temps du messie, mit expressément cette restriction au pouvoir qu’il donna à ses pontifes, et continua de vivre sous eux dans l’esperance de ce Christ tant de fois promis. C’est ainsi que ce royaume absolument libre usa de son droit, et pourveût à son gouvernement. La posterité de Jacob, par la tribu de Juda et par les restes qui se rangerent sous ses étendards, se conserva en corps d’estat, et joûït indépendamment et paisiblement de la terre qui luy avoit esté assignée.

En vertu du decret du peuple dont nous venons de parler, Jean Hyrcan fils de Simon succeda à son pere. Sous luy les juifs s’agrandissent par des conquestes considérables. Ils soumettent Samarie (Ezechiel et Jéremie l’avoient prédit : ) ils domptent les iduméens, les philistins, et les ammonites leurs perpetuels ennemis, et ces peuples embrassent leur religion (Zacharie l’avoit marqué.) enfin malgré la haine et la jalousie des peuples qui les environnent, sous l’autorité de leurs pontifes qui deviennent enfin leurs rois, ils fondent le nouveau royaume des asmonéens ou des machabées, plus étendu que jamais si on excepte les temps de David et de Salomon.

Voilà en quelle maniere le peuple de Dieu subsista toûjours parmi tant de changemens ; et ce peuple tantost chastié, et tantost consolé dans ses disgraces, par les differens traitemens qu’il reçoit selon ses merites, rend un témoignage public à la providence qui regit le monde. Mais en quelque estat qu’il fust, il vivoit toûjours en attente des temps du messie, où il attendoit de nouvelles graces plus grandes que toutes celles qu’il avoit receûës ; et il n’y a personne qui ne voye que cette foy du messie, et de ses merveilles, qui dure encore aujourd’huy parmi les juifs, leur est venuë de leurs patriarches et de leurs prophetes dés l’origine de leur nation. Car dans cette longue suite d’années, où eux-mesmes reconnoissoient que par un conseil de la providence il ne s’élevoit plus parmi eux aucun prophete, et que Dieu ne leur faisoit point de nouvelles prédictions, ni de nouvelles promesses, cette foy du messie qui devoit venir estoit plus vive que jamais. Elle se trouva si bien établie, quand le second temple fut basti, qu’il n’a plus fallu de prophete pour y confirmer le peuple. Ils vivoient sous la foy des anciennes propheties qu’ils avoient veû s’accomplir si précisément à leurs yeux en tant de chefs : le reste, depuis ce temps, ne leur a jamais paru douteux, et ils n’avoient point de peine à croire que Dieu si fidele en tout, n’accomplist encore en son temps ce qui regardoit le messie, c’est à dire la principale de ses promesses, et le fondement de toutes les autres. En effet, toute leur histoire, tout ce qui leur arrivoit de jour en jour, n’estoit qu’un perpetuel développement des oracles que le Saint Esprit leur avoit laissez. Si rétablis dans leur terre aprés la captivité, ils joûïrent durant trois cens ans d’une paix profonde ; si leur temple fut réveré, et leur religion honorée dans tout l’Orient ; si enfin leur paix fut troublée par leurs dissensions ; si ce superbe roy de Syrie fit des efforts inoûïs pour les détruire ; s’il prévalut quelque temps ; si un peu aprés il fut puni ; si la religion judaïque et tout le peuple de Dieu fut relevé avec un éclat plus merveilleux que jamais, et le royaume de Juda accru sur la fin des temps par de nouvelles conquestes : vous avez veû, monseigneur, que tout cela se trouvoit écrit dans leurs prophetes. Oûï, tout y estoit marqué, jusqu’au temps que devoient durer les persecutions, jusqu’aux lieux où se donnerent les combats, jusqu’aux terres qui devoient estre conquises. Je vous ay rapporté en gros quelque chose de ces propheties : le détail seroit la matiere d’un plus long discours. Je ne veux vous donner icy qu’une premiere teinture de ces veritez importantes, qu’on reconnoist d’autant plus qu’on entre plus avant dans le particulier. Je remarqueray seulement icy que les propheties du peuple de Dieu ont eû durant tous ces temps un accomplissement si manifeste, que depuis, quand les payens mesme, quand un Porphyre, quand un Julien l’apostat, ennemis d’ailleurs des ecritures, ont voulu donner des exemples de prédictions prophétiques, ils les ont esté chercher parmi les juifs.

Et je puis mesme vous dire avec verité, que si durant cinq cens ans le peuple de Dieu fut sans prophete, tout l’estat de ces temps estoit prophetique : l’oeuvre de Dieu s’acheminoit, et les voyes se préparoient insensiblement à l’entier accomplissement des anciens oracles. Le retour de la captivité de Babylone n’estoit qu’une ombre de la liberté et plus grande et plus nécessaire, que le messie devoit apporter aux hommes captifs du peché. Le peuple dispersé en divers endroits dans la haute Asie, dans l’Asie Mineure, dans l’Egypte, dans la Grece mesme, commençoit à faire éclater parmi les gentils le nom et la gloire du dieu d’Israël. Les ecritures qui devoient un jour estre la lumiere du monde, furent mises dans la langue la plus connuë de l’univers : leur antiquité est reconnuë. Pendant que le temple est réveré, et les ecritures répanduës parmi les gentils, Dieu donne quelque idée de leur conversion future, et en jette de loin les fondemens.

Ce qui se passoit mesme parmi les grecs estoit une espece de préparation à la connoissance de la verité. Leurs philosophes connurent que le monde estoit regi par un dieu bien different de ceux que le vulgaire adoroit, et qu’ils servoient eux-mesmes avec le vulgaire. Les histoires greques font foy que cette belle philosophie venoit d’Orient et des endroits où les juifs avoient esté dispersez : mais de quelque endroit qu’elle soit venuë, une verité si importante répanduë parmi les gentils, quoy-que combatuë, quoy-que mal suivie, mesme par ceux qui l’enseignoient, commençoit à réveiller le genre humain, et fournissoit par avance des preuves certaines à ceux qui devoient un jour le tirer de son ignorance.

Comme toutefois la conversion de la gentilité estoit une oeuvre réservée au messie, et le propre caractere de sa venuë, l’erreur et l’impieté prévaloient par tout. Les nations les plus éclairées et les plus sages, les chaldéens, les egyptiens, les pheniciens, les grecs, les romains, estoient les plus ignorans, et les plus aveugles sur la religion : tant il est vray qu’il y faut estre élevé par une grace particuliere, et par une sagesse plus qu’humaine. Qui oseroit raconter les céremonies des dieux immortels, et leurs mysteres impurs ? Leurs amours, leurs cruautez, leurs jalousies, et tous leurs autres excés estoient le sujet de leurs festes, de leurs sacrifices, des hymnes qu’on leur chantoit, et des peintures que l’on consacroit dans leurs temples. Ainsi le crime estoit adoré, et reconnu necessaire au culte des dieux. Le plus grave des philosophes défend de boire avec excés, si ce n’estoit dans les festes de Bacchus et à l’honneur de ce dieu. Un autre, aprés avoir sevérement blasmé toutes les images malhonnestes, en excepte celles des dieux qui vouloient estre honorez par ces infamies. On ne peut lire sans étonnement les honneurs qu’il falloit rendre à Venus, et les prostitutions qui estoient établies pour l’adorer. La Grece toute polie et toute sage qu’elle estoit, avoit receû ces mysteres abominables. Dans les affaires pressantes, les particuliers et les républiques voûoient à Venus des courtisanes, et la Grece ne rougissoit pas d’attribuer son salut aux prieres qu’elles faisoient à leur déesse. Aprés la défaite de Xerxes et de ses formidables armées, on mit dans le temple un tableau où estoient representez leurs voeux et leurs processions avec cette inscription de Simonides poëte fameux : celles-cy ont prié la déesse Venus, qui pour l’amour d’elles a sauvé la Grece .

S’il falloit adorer l’amour, ce devoit estre du moins l’amour honneste : mais il n’en estoit pas ainsi. Solon, qui le pourroit croire, et qui attendroit d’un si grand nom une si grande infamie ? Solon, dis-je, établit à Athenes le temple de Venus la prostituée, ou de l’amour impudique. Toute la Grece estoit pleine de temples consacrez à ce dieu, et l’amour conjugal n’en avoit pas un dans tout le païs. Cependant ils détestoient l’adultere dans les hommes et dans les femmes : la societé conjugale estoit sacrée parmi eux. Mais quand ils s’appliquoient à la religion, ils paroissoient comme possedez par un esprit étranger, et leur lumiere naturelle les abandonnoit. La gravité romaine n’a pas traité la religion plus serieusement, puis qu’elle consacroit à l’honneur des dieux les impuretez du théatre et les sanglans spectacles des gladiateurs, c’est à dire, tout ce qu’on pouvoit imaginer de plus corrompu et de plus barbare.

Mais je ne sçay si les folies ridicules qu’on mesloit dans la religion n’estoient pas encore plus pernicieuses, puis qu’elles luy attiroient tant de mépris. Pouvoit-on garder le respect qui est deû aux choses divines, au milieu des impertinences que contoient les fables, dont la representation ou le souvenir faisoient une si grande partie du culte divin ? Tout le service public n’estoit qu’une continuelle profanation, ou plustost une dérision du nom de Dieu ; et il falloit bien qu’il y eust quelque puissance ennemie de ce nom sacré, qui ayant entrepris de le ravilir, poussast les hommes à l’employer dans des choses si méprisables, et mesme à le prodiguer à des sujets si indignes.

Il est vray que les philosophes avoient à la fin reconnu qu’il y avoit un autre dieu que ceux que le vulgaire adoroit : mais ils n’osoient l’avoûër. Au contraire, Socrate donnoit pour maxime, qu’il falloit que chacun suivist la religion de son païs. Platon son disciple, qui voyoit la Grece et tous les païs du monde remplis d’un culte insensé et scandaleux, ne laisse pas de poser comme un fondement de sa république, qu’il ne faut jamais rien changer dans la religion qu’on trouve établie, et que c’est avoir perdu le sens que d’y penser . Des philosophes si graves, et qui ont dit de si belles choses sur la nature divine, n’ont osé s’opposer à l’erreur publique, et ont desesperé de la pouvoir vaincre. Quand Socrate fut accusé de nier les dieux que le public adoroit, il s’en défendit comme d’un crime ; et Platon, en parlant du dieu qui avoit formé l’univers, dit qu’il est difficile de le trouver, et qu’il est défendu de le déclarer au peuple. Il proteste de n’en parler jamais qu’en énigme, de peur d’exposer une si grande verité à la moquerie. Dans quel abisme estoit le genre humain, qui ne pouvoit supporter la moindre idée du vray dieu ? Athenes, la plus polie et la plus sçavante de toutes les villes greques, prenoit pour athées ceux qui parloient des choses intellectuelles ; et c’est une des raisons qui avoit fait condamner Socrate. Si quelques philosophes osoient enseigner que les statuës n’estoient pas des dieux comme l’entendoit le vulgaire, ils se voyoient contraints de s’en dédire : encore aprés cela estoient-ils bannis comme des impies par sentence de l’aréopage. Toute la terre estoit possedée de la mesme erreur : la verité n’y osoit paroistre. Ce grand dieu créateur du monde n’avoit de temple ni de culte qu’en Jérusalem. Quand les gentils y envoyoient leurs offrandes, ils ne faisoient autre honneur au dieu d’Israël, que de le joindre aux autres dieux. La seule Judée connoissoit sa sainte et sévere jalousie, et sçavoit que partager la religion entre luy et les autres dieux, estoit la détruire.

Cependant à la fin des temps, les juifs mesmes qui le connoissoient, et qui estoient les dépositaires de la religion, commencerent, tant les hommes vont toûjours affoiblissant la verité, non point à oublier le dieu de leurs peres, mais à mesler dans la religion des superstitions indignes de luy. Sous le regne des asmonéens, et dés le temps de Jonathas, la secte des pharisiens commença parmi les juifs. Ils s’aquirent d’abord un grand credit par la pureté de leur doctrine, et par l’observance exacte de la loy : joint que leur conduite estoit douce, quoy-que réguliere, et qu’ils vivoient entre eux en grande union. Les récompenses et les chastimens de la vie future qu’ils soustenoient avec zele, leur attiroient beaucoup d’honneur. A la fin, l’ambition se mit parmi eux. Ils voulurent gouverner, et en effet ils se donnerent un pouvoir absolu sur le peuple : ils se rendirent les arbitres de la doctrine et de la religion, qu’ils tournerent insensiblement à des pratiques superstitieuses, utiles à leur interest et à la domination qu’ils vouloient établir sur les consciences ; et le vray esprit de la loy estoit prest à se perdre.

A ces maux se joignit un plus grand mal, l’orgueïl et la présomption ; mais une présomption qui alloit à s’attribuer à soy-mesme le don de Dieu. Les juifs accoustumez à ses bienfaits, et éclairez depuis tant de siécles de sa connoissance, oublierent que sa bonté seule les avoit separez des autres peuples, et regarderent sa grace comme une dette. Race eleûë et toûjours benie depuis deux mille ans, ils se jugerent les seuls dignes de connoistre Dieu, et se crurent d’une autre espece que les autres hommes qu’ils voyoient privez de sa connoissance. Sur ce fondement, ils regarderent les gentils avec un insupportable dédain. Estre sorti d’Abraham selon la chair, leur paroissoit une distinction qui les mettoit naturellement au dessus de tous les autres ; et enflez d’une si belle origine, ils se croyoient saints par nature, et non par grace : erreur qui dure encore parmi eux. Ce fut les pharisiens, qui cherchant à se glorifier de leurs lumieres, et de l’exacte observance des céremonies de la loy, introduisirent cette opinion vers la fin des temps. Comme ils ne songeoient qu’à se distinguer des autres hommes, ils multiplierent sans bornes les pratiques exterieures, et débiterent toutes leurs pensées, quelque contraires qu’elles fussent à la loy de Dieu, comme des traditions authentiques.

Encore que ces sentimens n’eussent point passé par decret public en dogme de la synagogue, ils se couloient insensiblement parmi le peuple, qui devenoit inquiet, turbulent, et seditieux. Enfin les divisions qui devoient estre selon leurs prophetes le commencement de leur décadence, éclaterent à l’occasion des brouïlleries survenuës dans la maison des asmonéens. Il y avoit à peine soixante ans jusqu’à Jesus-Christ, quand Hyrcan et Aristobule enfans d’Alexandre Jannée eûrent guerre pour le sacerdoce, auquel la royauté estoit annexée. C’est icy le moment fatal où l’histoire marque la premiere cause de la ruine des juifs. Pompée, que les deux freres appellerent pour les regler, les assujetit tous deux, en mesme temps qu’il déposseda Antiochus surnommé l’asiatique, dernier roy de Syrie. Ces trois princes, dégradez ensemble et comme par un seul coup, furent le signal de la décadence marquée en termes précis par le prophete Zacharie. Il est certain par l’histoire, que ce changement des affaires de la Syrie et de la Judée fut fait en mesme temps par Pompée, lors qu’aprés avoir achevé la guerre de Mithridate, prest à retourner à Rome, il regla les affaires d’Orient. Le prophete n’a remarqué que ce qui faisoit à la ruine des juifs, qui de deux freres qu’ils avoient veû rois, en virent l’un prisonnier servir au triomphe de Pompée, et l’autre (c’est le foible Hyrcan) à qui le mesme Pompée osta avec le diadême une grande partie de son domaine, ne retenir plus qu’un vain titre d’autorité qu’il perdit bientost. Ce fut alors que les juifs furent faits tributaires des romains ; et la ruine de la Syrie attira la leur, parce que ce grand royaume réduit en province dans leur voisinage, y augmenta tellement la puissance des romains, qu’il n’y avoit plus de salut qu’à leur obéïr. Les gouverneurs de Syrie firent de continuelles entreprises sur la Judée : les romains s’y rendirent maistres absolus, et en affoiblirent le gouvernement en beaucoup de choses. Par eux enfin le royaume de Juda passa des mains des asmonéens à qui il s’estoit soumis, en celles d’Herode étranger et iduméen. La politique cruelle et ambitieuse de ce roy, qui ne professoit qu’en apparence la religion judaïque, changea les maximes du gouvernement ancien. Ce ne sont plus ces juifs maistres de leur sort sous le vaste empire des perses et des premiers seleucides, où ils n’avoient qu’à vivre en paix. Herode qui les tient de prés asservis sous sa puissance, brouïlle toutes choses ; confond à son gré la succession des pontifes ; affoiblit le pontificat qu’il rend arbitraire ; énerve l’autorité du conseil de la nation, qui ne peut plus rien : toute la puissance publique passe entre les mains d’Herode et des romains dont il est l’esclave, et il ébranle les fondemens de la république judaïque.

Les pharisiens, et le peuple qui n’écoutoit que leurs sentimens, souffroient cét estat avec impatience. Plus ils se sentoient pressez du joug des gentils, plus ils conceûrent pour eux de dédain et de haine. Ils ne voulurent plus de messie qui ne fust guerrier et redoutable aux puissances qui les captivoient. Ainsi oubliant tant de propheties qui leur parloient si expressément de ses humiliations, ils n’eûrent plus d’yeux ni d’oreilles que pour celles qui leur annoncent des triomphes, quoy-que bien differens de ceux qu’ils vouloient.