Discours prononcé par M. Noblanc

M. Noblanc
Discours prononcé par M. Noblanc
Professeur Agrégé de Physique
Imprimerie Joly — Thuilliez.
DISCOURS
PRONONCÉ PAR M. NOBLANC
Professeur Agrégé de Physique

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Mes chers Amis,

Un distingué philosophe moderne, appelé à donner son avis sur les méthodes d’initiation de l’enfant aux sciences expérimentales, s’exprimait en ces termes : « nulle part le bluff de l’enseignement secondaire n’est plus choquant, plus insolent que dans le domaine des sciences physiques, l’élève étant absolument dépourvu de l’enseignement mathématique préalable qui lui permettrait de comprendre les théories contemporaines ».

À ces paroles, vraiment dénuées d’aménité à notre égard on serait justement tenté de répondre : « Sutor, ne supra crepidam », cordonnier pas plus haut que la chaussure. Philosophe, instruis-toi, et tu sauras que toutes ces belles théories ne figurent pas, et pour cause, à nos programmes. Ne cherche pas à nous apitoyer sur le sort de ce pauvre élève moyen qui serait ainsi pris entre les contro­verses inextricables de l’instruction littéraire et les fumées épaisses de l’enseignement « dit » expérimental.

Non, tel n’est pas notre rôle : nous voulons inculquer à l’enfant l’habitude d’interroger la nature, de mesurer les phèno­mènes qui l’entourent, et juger les choses d’après les données de la méthode scientifique.

Notre champ d’expériences, c’est le monde extérieur ; loin de mettre en doute son existence, à la manière de certains philosophes, la science, étape par étape, y étend la portée de ses explorations.

C’est à une excursion dans une des régions les moins acces­sibles de ce monde extérieur que je voudrais aujourd’hui vous convier : faisons un voyage dans la Lune. Ne croyez pas que je me permette en cette circonstance de rompre avec mes principes. Nulle science n’est plus expérimentale que l’astrophysique et c’est en très grande partie à l’observation que sont dûs les énormes progrès qu’elle a réalisés depuis le début du siècle : savez-vous qu’il y a cinquante ans on ne connaissait de façon précise que les dimensions ridiculement exigues du système solaire qui, par rapport à la portion actuellement explorée de l’univers, est l’analogue d’un centième de millimètre comparé au tour de la terre ?

Quel mode de locomotion employer pour notre voyage ? On a beaucoup parlé de l’avion interplanétaire : il n’existe encore que dans l’imagination de quelques romanciers ; nul doute qu’on n’arrive un jour à le mettre au point. Sa nécessité absolue ne se fera d’ailleurs sentir que dans quelques milliards de siècles. Il ne sera probablement pas un aérostat ordinaire, dirigeable ou aéroplane ; de nombreuses raisons s’y opposent et en particulier l’absence d’atmosphère à cent kilomètres au-dessus du sol terrestre. Il est donc indispensable de chercher dans une autre direction ; une idée se fait actuellement jour : la fusée. Des explorateurs seront lancés à une vitesse suffisante pour atteindre et dépasser légèrement le point où l’attraction de la Terre et celle de la Lune se font équi­libre. Une fois cette région occupée, le problème est résolu : les aéronautes déploient leur parachute et se laissent tomber sur l’astre visé ! Mais nos voyageurs seront-ils à ce moment en état de se livrer à cette nouvelle manœuvre ? N’auront-ils pas été réduits en miettes au moment de l’explosion qui aura provoqué leur départ de notre planète ? D’aucuns proposent de fixer le véhicule explo­rateur à la périphérie d’une roue géante dont la vitesse de rotation, faible d’abord, croîtrait progressivement ; après quelques tours pendant lesquels ses occupants éprouveraient des sensations pour le moins inattendues, le véhicule lâché filerait suivant la tangente. Malheureusement, outre la complexité des conditions mécaniques que pose cette conception, combien de problèmes physiologiques au moins aussi ardus que le précédent nos inventeurs devront-ils résoudre ? Le ravitaillement des voyageurs en oxygène, leur lutte contre le froid des régions intersidérales où la température est sans doute voisine de deux cent soixante-dix degrès au-dessous de zéro, la variation de leur poids et même sa suppression totale dans les régions où les attractions exercées par la Terre et par l’astre visé se font équilibre, ce qui permettrait aux malheureux explorateurs de se promener à leur gré entre le plafond et le plancher de leur prison et de battre en se jouant tous les records dits « du monde » (quelle prétention !) de saut en hauteur ! Le terme de leur voyage ne coïncidera d’ailleurs pas avec la fin de leurs tourments : il leur taudra un jour songer à revenir sur notre planète, d’où la nécessité de se faire précéder par des usines automatiques chargées de les relancer.

Force nous est donc de nous rabattre sur le laboratoire de l’astronome, et là, installés dans un confortable fauteuil, nous demanderons au télescope de nous livrer les secrets de cet immense espace. Nous découvrirons sans peine nos voisines : Mars avec ses canaux dont la découverte avait favorisé l’éclosion de théories extraordinaires sur la possibilité d’une vie à la surface de cette planète ; hélas ! les fameux canaux attribués à l’activité industrieuse des Martiens n’étaient qu’une illusion d’optique ; Mercure, caillou encore brûlant ; Vénus, tout environnée de nuages ; Jupiter la géante ; Saturne et ses trois anneaux ; Uranus, Neptune, Pluton.

Quant à notre satellite, la Lune, que de légendes elle a suscitées : ne craignons pas qu’un jour elle ne nous tombe sur la tête ; si elle se rapproche trop de nous, elle se brisera et ses mor­ceaux constitueront autour de la Terre un gigantesque anneau. L’influence de la Lune sur la météorologie constitue un exemple de ces erreurs qui « courent les rues ». Par contre elle est bien la cause principale des marées et ce fameux rôle a été longtemps ignoré. Le trop fameux « bon sens » s’y opposait. Un célèbre critique littéraire n’écrivait-il pas voici quelques dizaines d’années dans l’un des plus sévères de nos quotidiens : « Les paysans bretons sont tellement ignorants qu’ils croient à l’influence de la Lune sur les marées ». Dans le même ordre d’idées, Hérodote raconte que des voyageurs ayant fait le tour de l’Afrique relataient des phénomènes incroyables : un voyageur tourné vers le Nord avait vu le soleil passer devant lui alors que le bon sens aurait exigé qu’il passât derrière. Hérodote conclut gravement : « On sait bien que les voyageurs aiment à raconter des histoires ».

En ce qui concerne la possibilité de la vie sur les planètes, on en est encore réduit à des hypothèses : s’il est certain que la plupart d’entre elles sont inhabitées, on ne peut être aussi affirmatif pour Vénus et pour Mars. Jeans, l’un des astronomes modernes les plus réputés, est inquiet sur le sort de nos descendants : la Terre se refroidissant peu à peu, deviendra un jour inhabitable. Comment nos arrière-petits-neveux se tireront-ils d’affaire ? S’adapteront-ils au froid ? Ou bien sera-ce alors la fin de l’humanité ? Jeans envisage sérieusement une solution plus élégante : le déménagement de l’humanité sur Vénus puis sur Mercure : à supposer que le problème de l’avion interplanétaire soit alors résolu, quelles diffi­cultés considérables attendent nos descendants. Si Vénus est habitée, quel accueil en réserveront les indigènes aux Terriens exilés volontaires ? Se laisseront-ils toucher par l’argument « d’espace vital » que nos émigrés seront en droit d’opposer à une fin probable de non-recevoir ? Ou bien ces derniers seront-ils obligés de conquérir l’arme à la main cet espace vital ? Jeans ajoute d’ailleurs pour nous rassurer que le problème n’est pas urgent et que les prévisions les moins optimistes situent cette nouvelle crise aux environs d’une époque éloignée de nous d’au moins dix milliards de siècles. Nous ne doutons pas que d’ici là le génie humain aura trouvé une solution satisfaisante propre à restituer à notre planète les quelques degrès qui lui suffiraient pour maintenir la vie à sa surface.

Il est une autre catégorie de corps gravitant autour du soleil et que l’on ne peut confondre ni avec les planètes, ni avec les autres astres. Ce sont les comètes, ces astres chevelus. Leurs formes étranges, la rareté de leurs manifestations, ont de tout temps frappé l’imagination des peuples. Dans l’antiquité leur apparition était considérée comme le présage d’événements sinistres et frappait les hommes d’une terreur superstitieuse. Nos contemporains eux-mêmes n’ont pas toujours été exempts de préoccupations analogues. Il me souvient fort bien des craintes qu’à suscitées la rencontre prévue par les astronomes de la comète de 1911 avec l’orbite terrestre. Une publicité fort bien menée avait convié l’humanité à fêter dignement et joyeusement sa fin. Le grand soir arrivé, une foule innombrable répondit à cette invitation : combien les affaires des organisateurs de ces succulents banquets prospérèrent en cette mémorable soirée ; la comète passa, sa queue heurta peut-être le globe terrestre, mais sauf les astronomes que la nature avait conviés à un magnifique spectacle, nul ne comprit que le choc tant redouté s’était mué en une amicale et douce caresse de ces deux géants emportés dans leur course sans fin.

Mais quittons ces proches régions pour aborder les mondes stellaires ; ici le travail de l’astrophysicien s’intensifie : la numération des étoiles, la détermination de leurs distances, de leurs dimensions, de leur structure, de leur composition, de leurs températures, l’étude de leur évolution, que de problèmes en apparence insolubles et que pourtant la physique moderne a menés à bien.

Leur chiffre ? Un milliard environ d’entre elles sont observables, mais on estime que la voie Lactée en contient à elle seule quarante milliards et qu’il existe plusieurs milliards de systèmes, les Galaxies, analogues à la Voie Lactée.

Admirons en passant la richesse de ce monde stellaire, l’harmonie de la distribution de ses constituants. Quelle force a réussi à tirer ces énormes amas de matière du néant, et à leur imprimer cette vitesse initiale sans laquelle ils auraient été condamnés à l’immobilité perpétuelle ? Quelle cause, en contradiction absolue, il faut bien l’avouer, avec les lois les plus rigoureuses de la physique humaine, a présidé à cette génération et à cette distribution de l’énergie dont notre astre protecteur, le soleil, est chargé de nous dispenser chaque jour quelques lambeaux ? Comprendrons-nous un jour pas quelle série de miracles a été fondé cet immense univers ?

Mais nous touchons ici au problème de l’origine des mondes, c’est-à-dire que la tâche du physicien est terminée ; celle des philosophes commence : chacun d’eux interprétera à sa guise les résultats que l’homme de science lui aura fournis : les chemins suivis dorénavant divergeront à partir de ces résultats et de toutes ces discussions l’esprit impartial ne saura tirer qu’une conclusion : c’est qu’il est impossible de conclure. Pauvres petites cellules grises ! Pourquoi vouloir obstinément les contraindre à un monstrueux travail auquel elles ne pourront jamais s’adapter ?

Admirons donc sincèrement le gigantesque labeur de la nature, mais réservons notre admiration à ce qui en vaut vraiment la peine. Gardons-nous de tomber dans l’excès, et puique je vous ai entretenus de choses biens ardues, je tâcherai maintenant de vous distraire un peu en vous citant quelques paroles de Bernardin de Saint-Pierre qui n’a pas craint, lui, de tomber dans ce fâcheux excès : « La nature, écrit-il textuellement, a coiffé les nègres insouciants et sans industrie, d’une chevelure plus crépue qu’un tissu de laine, pour abriter leurs têtes des ardeurs du soleil. Le melon, dit-il encore, a été divisé en tranches par la Nature, afin d’être mangé en famille ; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins. Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs blanches ; cet instinct leur a été donné afin que puissions les attraper commodément ».

Laissons Bernardin à toutes ces merveilles et demandons encore à l’astrophysicien quelques nombres. Les dimensions de certaines étoiles sont fantastiques : l’étoile géante de Plaskett est double ; chacun de ses constituants a un diamètre égal à près de vingt fois celui de notre soleil ; on ne peut dire qu’elle soit précisément notre voisine : la lumière qu’elle émet ne nous parvient qu’au bout de dix mille ans. Nous n’avons donc que des renseignements correspondant à un lointain passé, depuis cent siècles écoulé.

À côté de ces géantes, les naines et les ultra-naines, tel ce fameux « compagnon » dont l’alliance avec Sirius évoque, a dit Paul Couderc, l’image d’un gros ballon marié avec un grain de plomb. Mais ce pygmée compense l’exiguïté de sa taille par une densité vraiment impressionnante : il est soixante mille fois plus dense que l’eau ; un dé à jouer, taillé dans sa matière, péserait soixante kilogrammes.

Arrêtons là ce rapide voyage dans ces lointains espaces ; peut-être serez-vous tentés de me poser cette question : « Au fond, à quoi tout cela sert-il ? » Dans un siècle utilitaire comme le nêitre, on demande à toute science d’être avant tout riche en applications pratiques. La détermination précise de l’heure, la prévision de l’intensité des marées et surtout l’art de la navigation comptent parmi les plus belles conquêtes utilitaires des observatoires astronomiques. Les variations de l’activité solaire, l’apparition de tâches ou de filaments à la surface de l’astre, entraînent des changements de climats qu’il est possible de prévoir et qui exercent une influence sur la végétation.

Ces effets indéniables semblent bien prosaïques pour une âme avide de merveilleux. À côté de l’astronomie scientifique s’est installée l’astrologie qui prétend tirer de la position des astres des conséquences humaines. Déjà Cicéron dissertait avec humour sur les prophèties qui ne se réalisaient pas, sur l’impossibilité où se trouvaient les astrologues de prévoir les événements de leur propre vie, sur le fait qu’ils se laissaient voler, assassiner même, sans jamais être avertis par les astres du grand danger qu’ils couraient. La Fontaine, Descartes, Voltaire, professaient également pour eux un profond mépris. La technique de leur divination est toujours la même : on reste généralement dans le vague, on ne prévoit que des événements éloignés ; si par hasard une prédiction se réalise, on mène une bruyante publicité autour de sa réussite extraordinaire et du mérite de son auteur. On a conservé les sujets classiques qui forment le fond des préoccupations de la masse : affaires, amour, santé, voyages ; on y en a ajouté un nouveau : le problèmes des gains à la Loterie Nationale. La profession de fakir s’est organisée et modernisée : publicité énorme, conseils d’administration, compétences techniques. On emprunte au dictionnaire scientifique des mots magiques, propres à convaincre la clientèle : pouvoir radioactif, bienfaisants effluves, puissance occulte, science des nombres, calculs approfondis. On exploite la notion d’onde qui a été si souvent mentionnée dans les récentes découvertes ; on utilise l’émerveillement provoqué par la télégraphie sans fil pour faire admettre les plus étranges suggestions. Malheureusement l’activité de l’astrologie « triste plaisanterie par son aspect pseudo-scientihque » est inlassable. Bon an, mal an, le fakirisme rapporte à la ville de Paris une quarantaine de millions, et l’une de ses organisations les plus célèbres a dépensé en 1935 sept cent mille francs de timbres-poste.

L’astrologie ne viendra donc pas enrichir le champ des applications pratiques de l’astronomie ; mais cette dernière a aussi le grand mérite de nous permettre d’accroître le domaine de la conquête de l’esprit sur la matière et cela non plus n’est pas négligeable ; mais, diront certains, jusqu’à quel point peut-on admettre la validité et la justesse des renseignements fournis par l’astrophysique ? Sans doute l’astronome doit-il se résigner à observer les mouvements des corps célestes, sans pouvoir les modifier ; mais en groupant un grand nombre d’observations les conclusions sont aussi significatives que si l’expérimentation avait été possible.

Gardons-nous donc de douter de la haute valeur de tous ces résultats ; le scepticisme est, hélas ! très bien porté ; dans certaines classes de la Société, peu cultivées en général, bien que très influentes, ou dont la culture est trop spécialisée, on affecte de douter de toutes les découvertes ; on fait profession d’exploiter les moindres difficultés rencontrées par la science dans son développement pour essayer de la discréditer aux yeux du public. Cet état d’esprit inspira en particulier à Brunetière en 1895 son célèbre article sur la prétendue « banqueroute » de la science. Quelques jours plus tard, Roentgen découvrait les rayons X…

La science est désintéressée ; plus elle est désintéressée, plus elle est féconde même dans ses applications pratiques ; ce n’est pas au cours de recherches entreprises en vue d’améliorer les transports que furent découverts les moteurs thermiques ; ce n’est pas pour trouver une méthode d’exploration de l’organisme humain que Roentgen a poursuivi des travaux qui ont abouti à la découverte des rayons X ; ce n’est pas non plus parce que certains industriels ont pensé qu’il serait avantageux de remplacer le téléphone par un autre dispositif permettant de transporter la parole à distance que la radiophonie a été découverte ; non, c’est simplement parce que Richardson a voulu savoir ce qui se passait exactement lorsque l’on chauffait un métal : en science on ne trouve pas toujours ce que l’on cherche, mais ce que l’on cherche est souvent moins important que ce que l’on trouve.

Que n’a-t-on reproché à la Science ? Elle est apte, dit-on, au mal autant qu’au bien. Soyons en garde contre cette confusion entre la pensée et l’action. Si nos contemporains utilisent les conclusions de la science dans l’invention de leurs engins de destruction et de mort, cela s’explique, dit Marcel Boil, par « l’immense retard des sciences de l’homme par rapport à celle de la matière ». Le grand philosophe Léon Brunschwig, ami de la science, déclare aussi fort justement à ce propos : « La science n’apparait aux individus et aux peuples une menace pour notre civilisation de paix et de justice que si individus et peuples se mettent eux-mêmes en dehors de la civilisation, imitant ces sauvages dont parle Montesquieu, qui, pour satisfaire leur faim, abattent l’arbre dont ils désiraient cueillir les fruits ».