Discours prononcé à l’ouverture des Congrès olympiques à l’Hôtel de Ville de Prague

DISCOURS
PRONONCÉ À L’OUVERTURE DES CONGRÈS OLYMPIQUES
À L’HÔTEL DE VILLE DE PRAGUE
le 29 Mai 1925
PAR LE BARON PIERRE DE COUBERTIN
Président du Comité International olympique.


Excellence, Messieurs,


Celui qui va s’éloigner de la terre fertile sur laquelle il a résidé de nombreuses années, qu’il a cultivé de ses mains et qu’ont embellie pour lui la floraison du succès et celle de l’amitié, voudra le dernier jour monter sur la hauteur d’où la vue s’étend jusqu’à l’horizon. Là, songeant à l’avenir, il s’inquiètera des travaux inachevés, des perfectionnements réalisables, des mesures à préconiser contre les périls éventuels. Que tel soit en ce moment mon état d’esprit, nul de vous ne s’en montrera surpris. Et parce que le domaine est vaste et l’heure brève, vous m’approuverez d’écarter les vains compliments et de m’en tenir à des paroles précises. À la place d’un discours ornementé, vous accepterez un rapport personnel net et franc.

Ma première préoccupation concerne certaines utopies dont je regrette de n’avoir pu jusqu’ici avoir raison. L’une consiste à croire que le sport, entré définitivement dans les mœurs, ne risque plus d’en sortir. Grave erreur. Le sport est une contrainte corporelle entretenue par la pratique passionnée de l’effort superflu. Il n’est donc pas naturel à l’homme qui, lui, tend toujours à obéir à la loi du moindre effort. En ce moment le sport est soutenu par la mode : puissance irrésistible mais vite épuisée. Il ne faut rien savoir de l’histoire pour s’imaginer que l’engouement des foules actuelles durera indéfiniment. Cet engouement que nous avons si fort contribué, mes amis et moi, à provoquer il y a quarante ans parce qu’il devait nous fournir un levier opportun, on le verra disparaître comme il est venu ; la satiété le tuera. Ce jour-là que restera-t-il ? Le besoin du sport existe-t-il chez l’individu ? Non. Le bruit que l’on fait autour de certains champions reste impuissant à le créer. Il ne s’affirmera que lorsque le champion lui même cessera d’avoir souci qu’on le regarde ou non. Le vrai sportif est celui pour qui le spectateur n’existe qu’à l’état de contingence. À ce compte là, combien y a-t-il de sportifs en Europe ?… Très peu.

Voilà donc une direction dans laquelle il faudrait travailler. Moins de battage, moins de réclame, moins d’organisations restrictives, de syndicats intolérants, de hiérarchies pesantes. Mais les diverses formes de sport — de tous les sports, équitation comprise — placées aussi gratuitement que possible à la disposition de tous les citoyens, ce sera là un des devoirs du municipalisme moderne. Et c’est pourquoi j’ai réclamé le rétablissement du Gymnase municipal de l’antiquité, rendu accessible à tous sans distinction d’opinions, de croyances ou de rang social et placé sous l’autorité directe et unique de la cité. De la sorte, et de la sorte seulement on développera une génération sainement et complètement sportive.

Une autre utopie est celle-ci : s’imaginer que le sport peut être au nom de la science, uni d’office à la modération et obligé de vivre avec elle. Ce serait là un monstrueux mariage. Le sport ne peut être rendu craintif et prudent sans que sa vitalité s’en trouve compromise. Il lui faut la liberté de l’excès. C’est là son essence, c’est sa raison d’être, c’est le secret de sa valeur morale. Qu’on enseigne à oser avec réflexion est parfait mais qu’on enseigne à craindre d’oser est folie. Car l’audace pour l’audace sans nécessité réelle, voilà par où notre corps survole son propre animalisme.

Ce n’est pas à dire que le contrôle scientifique doive être écarté mais il lui faut se manifester en conseiller non en despote. Aussi bien est-il lui même susceptible de réforme car il délaisse toute une portion de son domaine en s’obstinant à n’être que physiologique et en oubliant d’être psychologique. On mesure un homme, on relève ses différents indices… et je signalerai en passant qu’il manque un élément de haute importance : sa figure mécanique ; la radiographie pourrait être appelée à la fournir : ce serait un avantage sérieux pour le perfectionnement technique ; mais c’est encore là un élément physiologique et, je le répète, la physiologie ne procurera que d’imparfaites données tant qu’on ne s’avisera point de les compléter par des données d’ordre psychique. En presque tous les sports, la décision brusquée d’une part, l’hésitation de l’autre, entravent le progrès et préparent la défaite. C’est généralement la peur qui en est cause… où se cache la peur dans le corps ? Elle revêt des formes différentes selon qu’elle siège dans les nerfs, vient du cerveau ou se tient simplement dans les muscles, car la mémoire d’un échec antérieur des muscles suffit souvent à la provoquer. Nous notons cela tous les jours chez le cheval. Pourquoi négligeons nous de l’observer chez l’homme ? j’ai signalé depuis longtemps ces problèmes, espérant que les spécialistes envisageraient de les examiner. Ils ne le font pas. Ainsi s’affermit la notion — voilà la troisième utopie dont je voulais parler — que l’anatomie suffit à tout et qu’elle doit, en éducation physique, exercer les fonctions d’un directeur-gérant à pouvoirs illimités.

Vous vous étonneriez sans doute, Messieurs, si je passais sous silence la fameuse question de l’amateurisme. Elle n’était pas si insoluble qu’on le croit. Avant la guerre, un peu de bon vouloir de part et d’autre eût suffi à la solutionner. Aujourd’hui l’affaire s’est compliquée car la vie chère en a transformé les éléments, et l’opinion n’est pas disposée à laisser le sport devenir un passe-temps de gens riches. Je n’ai pas l’impression qu’on doive attendre du présent congrès une définition unique de l’amateur applicable à tous les sports. Mais, que dans chaque Fédération, le règlement actuel soit honnêtement appliqué, voilà ce à quoi il faut avant tout s’efforcer d’aboutir. Il n’en est pas ainsi. Rien ne sert de nier l’évidence. On triche et on ment beaucoup. C’est la répercussion dans le domaine sportif d’une morale qui s’abaisse. Les sports se sont développés au sein d’une société que la passion de l’argent menace de pourrir jusqu’à la moelle. Aux sociétés sportives de donner maintenant le bon exemple d’un retour au culte de l’honneur et de la sincérité, en chassant de leurs enceintes le mensonge et l’hypocrisie. Avant de se préoccuper d’établir une définition parfaite de l’amateur, qu’elles commencent par imposer le respect absolu des définitions imparfaites actuellement en vigueur et auxquelles on a pris l’habitude de désobéir sans vergogne. Qu’elles disqualifient impitoyablement ces pseudo-amateurs qui recueillent plus ou moins directement de leur participation à des concours publics de fructueux bénéfices et sont en général beaucoup moins sportifs et en tout cas beaucoup moins respectables que maints professionnels. Le serment individuel imposé à tous sera le meilleur moyen de replacer les épreuves sportives sous le contrôle de l’honneur. Voilà dix-neuf ans que je préconise une telle mesure et je me réjouis de constater que l’opinion s’y est enfin ralliée.

Cette entreprise d’épuration, l’Olympisme rénové en sera le plus efficace artisan à la condition qu’on cesse de vouloir assimiler les Jeux Olympiques à des championnats du monde. C’est parce qu’ils sont imbus de cette idée que certains techniciens cherchent perpétuellement à détruire la constitution olympique pour s’emparer d’un pouvoir qu’ils se croient aptes à exercer dans sa totalité. J’ai tenu à mettre une fois de plus mes collègues du Comité International Olympique en garde contre toute concession de leur part sur ce point. Si l’Olympisme moderne a prospéré c’est parce qu’il y avait à sa tête un conseil d’une indépendance absolue, que personne n’a jamais subventionné et qui, se recrutant lui-même, échappe à toute ingérence électorale et ne laisse influencer ni par les passions nationalistes ni par la pesée des intérêts corporatifs. Avec un conseil suprême composé de délégués des Comités nationaux ou des Fédérations internationales, l’Olympisme serait mort en quelques années et, encore aujourd’hui, si l’on renonçait à cette condition essentielle de durée, l’avenir en serait compromis. Le Comité International a pour tâche de fixer le lieu de la célébration de chaque Olympiade et d’assurer le respect des principes et des traditions qui sont à la base de cette célébration. Lui seul, grâce à son mode de recrutement, est assuré d’y réussir. Aux Comités nationaux il appartient de régler la participation de chaque pays aux Jeux quadriennaux. Quant aux Fédérations internationales, c’est leur droit parfaitement légitime d’exercer en toute liberté la direction technique des concours. Que l’harmonie règne entre les trois pouvoirs : Comité International, Comités Olympiques nationaux, Fédérations internationales, ce sera le bon moyen de maintenir les jeux Olympiques au niveau désirable.

Est-il besoin de rappeler qu’ils ne sont la propriété d’aucun pays ni d’aucune race en particulier et qu’ils ne peuvent être monopolisés par des groupements quelconques. Ils sont mondiaux ; tous les peuples y doivent être admis sans discussion de même que tous les sports y doivent être traités sur un pied d’égalité sans souci des fluctuations ou des caprices de l’opinion. Le joli nom d’athlète, d’ailleurs, s’applique aussi bien au gymnaste de barre fixe, au boxeur, au voltigeur à cheval, au rameur, à l’escrimeur qu’au coureur à pied ou au lanceur de javelot. Il n’y a point d’échelle de valeur à établir entre ces exercices sous prétexte que le public favorise momentanément l’un plutôt que l’autre. Par contre, il serait vain de vouloir multiplier les épreuves collectives. Les Jeux ont été créés pour la glorification du champion individuel dont l’exploit est nécessaire à entretenir l’ardeur et l’ambition générales. Les circonstances se prêtent mal à y adjoindre trop de rencontres d’équipes car on a généralement reconnu la nécessité de restreindre la durée des Jeux, et par là les dépenses qu’ils occasionnent. Je ne crois pas cependant que les deux questions soient tout à fait connexes. De grandes économies seront réalisées dans la célébration d’une Olympiade si cette célébration est préparée assez à l’avance et avec beaucoup de méthode, de discipline et de désintéressement, mais dans ce domaine comme ailleurs ont régné les habitudes de gaspillage engendrées par une politique erronée basée sur l’idée qu’un luxe sans frein engendrerait nécessairement l’aisance et la prospérité communes. La qualité du luxe est à considérer : sa vulgarité le rend stérile et il ne tend alors qu’à écraser les forces moyennes et à rendre plus irritants les contrastes sociaux.

Des rouages organisateurs simplifiés, des logements plus uniformes et plus tranquilles à la fois, moins de festivités, surtout des contacts plus intimes et plus quotidiens entre athlètes et dirigeants sans politiciens, ni arrivistes pour les diviser, voilà le spectacle que nous donneront, je l’espère, les Jeux de la ixe Olympiade.

Ce m’est un devoir en terminant d’exprimer ma gratitude pour l’insistance avec laquelle dans tous les pays on a cherché à me retenir à la tête du Comité International. De telles sympathies m’honorent. Je prie qu’on veuille bien les reporter sur mon successeur afin de lui faciliter sa tâche. Je ne pouvais consentir à rester ; trente ans constitue un terme qu’il ne serait pas sage de beaucoup dépasser. Et surtout je veux pouvoir consacrer le temps qui me reste à hâter dans la mesure où je le pourrai une urgente entreprise : l’avènement d’une pédagogie productrice de clarté mentale et de calme critique. À mon avis l’avenir de la civilisation ne repose en ce moment ni sur des bases politiques ni sur des bases économiques. Il dépend uniquement de l’orientation éducative qui va se dessiner. La question sociale elle-même ne saurait trouver de solution durable en dehors de ce domaine. C’est pourquoi la première nation ou la première caste qui donneront le signal sont assurées de prendre la tête de l’Europe nouvelle. L’enjeu vaut l’effort.

C’est la pédagogie présente qui par son erreur obstinée a égaré les générations actuelles dans l’impasse d’un spécialisme outrancier où celles-ci ne trouveront finalement qu’obscurité et désunion. Elles se croient très puissantes parce qu’elles ont beaucoup d’appétit et très savantes parce qu’elles disposent d’un grand nombre de données scientifiques. En réalité elles sont mal préparées pour les troubles qui viennent. La compréhension étouffée par le savoir, l’esprit critique abâtardi par l’amas de connaissance, l’adolescent formé à une mentalité de fourmilière, partout de l’artificiel et du convenu, des nomenclatures et des statistiques, le fétichisme des chiffres, une recherche maladive du détail et de l’exception… prenons garde en vérité que l’esprit européen énervé et halluciné ne finisse par provoquer lui-même quelque réaction asiatique pour laquelle il n’est point fait et qu’il supporterait mal.

L’Europe est riche d’une culture magnifique lentement amassée mais au travers de laquelle nul fil conducteur ne guide plus le privilégié de l’état social tandis que l’accès en reste simplement interdit au non-privilégié. L’heure est venue d’élever un édifice pédagogique dont l’architecture soit mieux appropriée aux besoins du jour.

Ce serait transgresser les limites imposées par le caractère de cette assemblée que de m’étendre davantage sur ce point. Sans doute ai-je déjà surpris sinon choqué quelques auditeurs en faisant montre de tendances révolutionnaires à un âge où d’ordinaire s’accentue l’instinct conservateur. Mais je devais à mes collaborateurs, à mes amis fidèles, une franche explication sur mes projets. Je voulais leur dire aussi que j’aborde l’œuvre nouvelle dans l’esprit sportif qu’ensemble nous avons cultivé, c’est à dire avec la joie de l’effort, le goût du risque et le culte de l’idéal désintéressé.

Pour eux, ils continueront dans le même esprit leur ascension vers la colline où nous voulons élever le temple tandis que dans la plaine s’organisera une vaste foire. Le temple durera et la foire passera. Foire ou temple les sportifs devront choisir ; ils ne peuvent prétendre à la fois fréquenter l’un et l’autre : … qu’ils choisissent !