Discours pour la Paix
Les pages qu’on va lire ont été publiées pour la première fois, en 1909, à Paris, par M. A. Messein, éditeur. Épuisées depuis longtemps, elles sont devenues fort rares et nous sommes heureux de pouvoir les réimprimer dans notre Collection des Meilleures Œuvres Rationalistes.
Depuis le jour où ces lignes fulgurantes ont été tracées, la guerre horrible est venue décimer et avilir l’Europe. Les plus nobles espoirs ont été submergés par la boucherie misérable, imposée par une tyrannie sans nom. Les anathèmes portés par le merveilleux écrivain que fut Tailhade contre le militarisme et la guerre n’en ont que plus de valeur.
Pour la Paix
VII. Fiat pax in virtute tua et abundantia in turribus tuis.
VIII. Propter fratres meos et proximos meos loquebar pacem de te.
Depuis le jour illustre où, vainqueur d’Antoine et rapportant à Rome, avec le trésor des Ptolémée, une gloire qui, désormais, n’aurait plus de compétiteurs ni de jaloux, Octave, à son retour d’Actium, ferma le temple de la Guerre et, mettant fin aux discordes civiles, annonça la « Paix Romaine » à l’Univers ! depuis le jour où, souveraine du Monde, ayant détruit Carthage et maîtrisé la Gaule, la Ville de César, après un labeur plusieurs fois séculaire, entra dans sa magnificence et promulgua des lois, tous les peuples qui, tour à tour, sont entrés dans l’Histoire, ont eu l’ambition de fermer, comme Auguste, le Temple symbolique, de fonder pour toujours l’ère du travail et de la paix.
Les plus rudes soldats, les tragiques moissonneurs de cadavres, les guerriers pour qui la bataille est un jeu où s’accoise leur manie homicide, ont eux-mêmes, entre deux carnages, appelé ces jours bénis. Les princes politiques et les furieux capitaines en ont uniformément rêvé. Charles XII et Napoléon, Cromwell et Frédéric le Grand, au milieu des gestes sanguinaires, des hécatombes humaines, des sièges, des combats, des sacs et des exterminations, tendaient à l’apaisement universel, demandaient aux armes la réalisation d’un idéal pacifique, la réunion de tous les hommes dans le même bercail, sous la houlette d’un pasteur magnanime et triomphant. Cette ambition des rois, des princes, des chefs militaires, les peuples, aujourd’hui, l’ont reprise à leur compte. Justement parcimonieux de leur vie et de leur fortune, ils demandent, pour trancher leurs différends et juger les procès de nation à nation, un tribunal plus équitable, une justice plus humaine que le hasard des combats. Au patriotisme étroit, agressif et borné des époques lointaines succède le patriotisme intelligent, respectueux du droit universel, qui n’estime pas absolument nécessaire de tuer ou de mourir pour vider une querelle et revendiquer son bien. Le pacifisme a conquis les plus nobles intelligences, ému les cœurs d’un zèle fraternel. La Conférence de La Haye, où savants, hommes d’État, légistes et docteurs ont préparé le Code pacifique, la législation qui mettra fin aux victoires sanglantes, aux entreprises meurtrières, marque une étape glorieuse de l’Humanité.
Le siècle s’est mis en marche vers la terre promise, vers la Jérusalem que célébrait déjà le poète d’Israël quand, pour ses frères et ses proches, il implorait les grâces de la paix.
La Paix ! C’est elle que, depuis une semaine, en face de la mer divine, couleur de perle et d’or, la mer qu’Henri Heine a chantée ; c’est elle dans ces fêtes de l’art et de l’esprit qui font d’Ostende une capitale de l’Europe, c’est elle que les orateurs acclament et préconisent devant un auditoire où se mêle, comme dans un parterre de rois, tout ce que la terre a de plus charmant et de plus rare : le savoir et la grâce, la compréhension et la beauté[1].
La Paix ! D’autres vous ont déduit les motifs politiques, les raisons économiques de l’arbitrage demandé. Cherchons à travers les poètes ce que les siècles ont mis d’élan et de confiance, l’appel immémorial des races et des tribus vers la Déesse protectrice. Dans les affres de la guerre, l’Humanité s’enfante à la paix. L’art témoigne de son irréductible espérance. Par tous pays, sans acception de climat, de religion ou de culture, les poètes ont dit ce mot, le premier que Beethoven fait ouïr dans le Schlosschor de la Neuvième symphonie, dans le final qui couronne son œuvre gigantesque : « Frères ! » et l’on peut dire, sans crainte, que la poésie, alors qu’elle est digne de ce nom épiphane, la poésie elle-même n’est autre chose qu’une invocation magnanime, un sursum corda vers la fraternité.
Chez les primitifs, cependant, les combats tiennent un rang d’honneur. Achille et Siegfried, Roland et Perceval emplissent de leurs gestes guerriers les chants des rhapsodes et des troubadours. Cependant, avec la civilisation, l’idée heureuse de la paix s’infiltre dans la pensée humaine au moment où l’épopée et les arts lyriques pâlissent devant la philosophie. Athènes, après les Perses et les Sept devant Thèbes, applaudit les Acharniens, puis Iréné, où le réactionnaire et pieux Aristophane dénonce le péril militaire en des termes dont la violence ferait aujourd’hui fermer son théâtre et mènerait l’auteur à Fresnes-les-Rungis. Lysistrata, si impudique dans les mots, renferme une haute leçon de morale. C’est la révolte du foyer contre la caserne, les droits de l’amour attestés devant la science de la mort.
Aristophane est le plus grand poète de la Grèce, le plus grand peut-être du monde entier.
Quelle fraîcheur, quelle saine et forte joie anime ses tableaux rustiques ! La Paix est revenue ; elle enchante vignerons et laboureurs qu’elle comble de bienfaits.
Quoi qu’en ait dit Musset :
l’esprit lyrique d’Aristophane — c’est Platon qui l’atteste ― fut le sanctuaire des Grâces et le temple du Saint Clairvoyant, son regard dans le dialectique de Socrate et la chicane des Sophistes, discerna une menace de ruine, la fin prochaine de la cité, l’invasion permanente des dieux, des mœurs et des goûts de l’Orient qui réduisirent, quelques siècles plus tard, le monde occidental à la raison des esclaves. Mais la haute sagesse du penseur se couronne de pampres, s’enguirlande et rit dans les écumes du pressoir.
Salut ! Salut ! Comme je souhaite depuis longtemps rentrer dans mon champ et retourner avec ma pioche mon petit terrain ! Salut ! Salut ! Combien nous attendrit ta venue, ô Déesse bien-aimée. Je suis consumé du regret de ton absence et je veux ardemment retourner aux champs.
Nous goûtions, grâce à toi, depuis longtemps, mille douceurs gratuites et délicieuses, tu étais pour les agriculteurs un gâteau de froment et la santé. Aussi les vignes, les jeunes figuiers, tous les plans souriaient à ton approche.
Les lendemains d’Actium réalisèrent le conte d’Aristophane. Diccepolis, Trigée et les vieillards d’Acharné purent alors goûter les fruits de leur verger, conduire la pompe d’hymen, jouer avec les belles filles et, le front ceint de lierres et d’hyacinthes, boire en l’honneur des dieux une coupe de vin pur.
Mais la Paix, idéal suprême des groupes civilisés, la Paix, dernier terme et couronnement du contrat social, ne fut pas de longue durée. Entraînant les vainqueurs à de nouvelles entreprises, le régime, la constitution même de l’Empire, la mécanique du pouvoir imposa bientôt la guerre aux héritiers d’Auguste.
Pour combattre les Gêtes, les Hyrcaniens ou les Arabes, pour demander aux Parthes les enseignes captives, pour maintenir en Orient la domination latine, déjà le consul, après neuf ans de concorde universelle, faisant crier sur ses gonds la porte redoutable, avait desserré les chaînes pesantes et poussé les verrous du temple que garde Janus aux deux fronts. Ceint de la toge gabienne, le magistrat suprême accomplit devant les yeux de Virgile ce rite formidable, déchaîna sur le monde les guerres, sources de larmes, et l’épouvante des combats.
Depuis ce jour d’horreur sacrée, les Césars ne se détournent plus de la voix homicide et les armes, de nouveau, ensanglantent l’Univers. Même les sages empereurs, les Trajan, les Marc Aurèle, ces légistes, ces philosophes couronnés qui montrèrent, au déclin du polythéisme, ce que les anciens avaient mis dans l’âme humaine de force et de beauté, ne purent contenir les fureurs de Mavors, ni refréner dans ses cavernes la Guerre aux yeux sanglants. Soumis à la nécessité de conquérir toujours pour assurer les conquêtes anciennes, bientôt de guerroyer pour défendre la civilisation gréco-latine contre l’envahissement barbare, chaque jour plus féroce et plus nombreux, les meilleurs succombent dans la bataille sous le manteau de l’imperator à la tête des légions. Et c’est Marc Aurèle expirant sa grande âme chez les Quades, aux bords des glaces du Danube, Julien, frappé dans un engagement contre les Parthes, d’une flèche mortelle, pour la dernière fois attestant les dii consentes, âmes sublimes du Capitole, conscience et flambeau de la civilisation qui va mourir.
La nuit se fait bientôt. Une aurore de ténèbres obscurcit l’horizon. C’est le brouillard, le froid, l’hiver, une obscurité sanglante peuplée de monstres et de fantômes. Des larves rampent sur le sol. Accroupie au bord du chemin, la Sottise rabâche et déraisonne. Çà et là, des ombres équivoques s’entre-déchirent dans le chaos. Le moyen-Âge est proche, long carême de dix siècles où, sans volonté, sans ressort individuel, sans culture, l’homme ne trouve de forces que pour détruire et n’enfante que la stérilité. La joie a disparu, tout élan de ces peuples qui, d’une morose et lourde somnolence, ne s’éveillent que pour tuer. L’église n’y peut rien, même quand la Royauté naissante cherche à calmer les fureurs sauvages du monde féodal. Au début du xie siècle, l’empereur d’Allemagne Henri II, le roi Robert le Pieux se rencontrent dans un vallon des Ardennes, comme cinq cents ans plus tard, Henri Plantagenet et François de Valois dans le camp de Boulogne, sous les tentes de drap d’or. Ils font, à Mouzon, le premier essai de conférence pacifiste. Pasteurs d’hommes, ils se préoccupent de leurs ouailles autrement que pour les tondre ou les saigner. Ils s’efforcent d’amplifier les Trêves de Dieu ; ils rêvent d’accorder à leurs sujets les bienfaits du travail et de la liberté. Ils jettent dans le désert médiéval cette première semence de justice fraternelle, ce bon grain qui, malgré l’aridité du sol, malgré la rigueur des saisons, lentement à travers les âges, plus robuste que les héros de l’homicide et quoi que puissent objecter les théoriciens du carnage, fructifie et se développe, ce grain de sénevé qu’ont arrosé tant de larmes et de sang mais qui germe, grandit, s’accroît, devient un arbre immense, un arbre qui sous ses rameaux protecteurs, ses ombrages tutélaires, demain, abritera l’humanité.
Mais au Moyen-Âge, c’est dans les cloîtres qu’il faut chercher les Amants de la Paix, les esprits généreux qui préparent la réconciliation des hommes, l’avènement de la douceur.
Au xiiie siècle, François d’Assise convie au banquet, non seulement les hommes, ses frères, mais la nature entière, les êtres que la métaphysique d’alors prétendait inanimés. Son cœur déborde, ruisselle de tendresse, il en épanche les effluves avant les terzines de Dante, avant le noir poème du Gibelin proscrit, le séraphique trouvère, le padre Francesco, fait entendre à la tragique Italie, aux républiques sanguinaires, aux princes meurtriers, un cri d’amour si violent, si tendre, qu’il vibre encore et chante dans nos cœurs.
Mais l’idylle ombrienne, le suave épisode, les disciples d’Assise marchant sur les traces du maître, comme jadis les pêcheurs de Galilée suivaient leur jeune dieu, épousant, au milieu des transports, des hymnes d’allégresse, une joyeuse Pauvreté, ce clair printemps de l’Italie au xiiie siècle est bientôt fané.
Un âge de fer se prépare où le meurtre et le dol, un mélange inouï de traîtrise et de férocité, de perfidie et de violence, vont couvrir de deuil, de ruines et de honte, les peuples d’Occident. Le xive siècle est une des plus sombres minutes de l’histoire. Pestes, famines, deuils, embuscades, l’Église déchirée, impuissante, au milieu de tant de crimes et d’horreur, la seule force morale qui subsiste encore, diminuée par le schisme, par le scandale du Temple et surtout par les mœurs infâmes du clergé, par la simonie et l’usure, par l’avarice effrénée, hurlante de cette louve papale que Dante nous montre « chargée dans sa maigreur, de toutes les avidités, ayant déjà contraint les peuples à vivre misérables. »
C’est alors, dans ce temps odieux, taché de boue et de poison, de sanie et d’ordure, où le sang jaillit, ruisselle, tombe à flots, épanché par des mains scélérates, c’est alors que, parmi les guerres civiles, au bruit des armes, aux appels de haine poussés par les factions qui plantent leur étendard en face du palais, criant tour à tour popolo ou liberta, cependant que blancs et noirs, Guelfes et Gibelins, échangent leurs revendications, combattent à tour de rôle, tantôt avec le peuple, tantôt avec le patriciat, mais toujours féroces, acharnés, implacables, cependant que la peste noire fauche ce peu que les fureurs civiles avaient épargné d’hommes, de femmes et d’enfants, c’est alors que, dans la ville batailleuse des Salembiene et des Tolomeî, apparaît l’une des plus suaves, l’une des plus grandes figures que les pacifistes aient le devoir d’inscrire dans leur Panthéon.
Comme sa patronne, la martyre d’Alexandrie, au matin de son adolescence, Catherine de Sienne fut choisie entre toutes, devint l’épouse de Jésus. Dans une extase d’amour, parmi les lys de flamme et les astres épanouis, le divin fiancé met au doigt de la vierge défaillante, une bague, un anneau, gage mystérieux, non d’un métal obscur tel que l’or ou l’argent, mais de lumière céleste qui, pour elle seule et dans la nuit, resplendissait. Les stigmates imprimés ne furent pas, comme ceux de Francesco, les trous sanglants et douloureux, les empreintes du Calvaire, mais bien des taches de clarté, les rayons d’un feu immatériel pénétrant la chair comme un rais de soleil pénètre le cristal, sans le briser ni le brûler. Ainsi, vivant sur le cœur même du Dieu qu’elle adorait, et comme transverbérée d’une flamme inextinguible, Catherine habita, dès ce monde, les hauteurs du Paradis. Sa parole enfantait des miracles, chassait les démons, apaisait les discordes, pacifiait les ennemis, apportait la douceur aux partis furieux.
Cette visionnaire qui percevait l’odeur même de l’Amant céleste, discourait avec lui, marchait à ses côtés, le recevait dans sa chambre, vivait dans une hallucination paradisiaque, cette visionnaire apportait dans les affaires du siècle, dans les négociations diplomatiques, dans les ambassades, une clairvoyance, une perspicacité, un sang-froid dignes des plus grands politiques, de César Borgia ou de Machiavel. Mais son domaine étant hors du monde, c’est vers l’apaisement que tendaient ses efforts. Ses lettres d’affaires surprennent par le naturel, par la simplicité. On les dirait écrites de nos jours. Si les hagiographes racontent qu’un ange lui dévoila, dans sa première ambassade à Rocca d’Orcia, chez Odoardo Salembiene, les secrets du parchemin et l’art de conduire une plume, les documents qui viennent d’elle offrent à l’historien des gestes et des mœurs une longue suite de précieux tableaux. L’image seule de la bienheureuse en est absente. Nous ne savons rien de son aspect, ni de son extérieur, comme si la personne physique avait disparu, s’était fondue, en quelque sorte, aux creusets de l’amour divin.
Ni Paolo Cagliari, ni Titien, ni Rubens, ni Van Dyck, peintres souverains, ni Martin de Voos, ni Mignard, ni Sébastien Bourdon, ni moins encore le faible Vanini ou le pompeux Brizzio, n’ont gardé quoi que ce soit de l’âme enchanteresse. Pour les uns, c’est une patricienne couronnée de perles, vêtue de brocarts ou de lampas qui, dans un cortège de Sénateurs et de Magnifiques, s’avance à la rencontre du Bambino. Portés sur un char de nuages entre les piliers corinthiens que drapent des courtines de pourpre, des anges en arroi de fête, sur le théorbe et l’archiluth, célèbrent le spozalizio. Pour les autres, la sainte, mourant d’amour, accueille le Bien-aimé, avec l’une de ces attitudes emphathiques, avec ces gestes de ballet, chers au xviie siècle dans la peinture dévote et les images de sainteté.
Mais plus fortement qu’un authentique portrait ou même qu’un traité sur le pacifisme, le rôle joué par Catherine, dans cette époque féroce et déloyale, nous la fait ressemblante, nous montre, sous un visage de lumière son noble esprit et son grand cœur.
Elle nous apparaît comme Béatrice à la porte du Paradis « sous un voile blanc, ceinte d’olivier, couverte d’un manteau pers et d’une couleur de flamme, tandis que le voile qui descend de sa tête ne la laisse pas apercevoir avec netteté ».
Entre sa hantise divine et les réalités quotidiennes, la cloison demeure étanche absolument. Elle négocie, elle organise, elle redresse avec une précision incomparable. Elle ramène Urbain, elle transfère d’Avignon le Saint-Siège à Rome ; elle déchire le pacte de Bertrand de Goth, qui asservissait le pape au roi de France. Elle se charge, par deux fois, d’une ambassade à Florence ; elle réconcilie avec l’Église la Seigneurie ; elle donne, dans la peste de 1353, les plus hauts exemples de courage civique et de dévouement.
Qu’importent les querelles, qu’importent les meurtres, les vengeances, les représailles, le souvenir de Manfred, arraché de sa tombe et jeté aux corbeaux par la haine de Clément IV, les coups de poignard, les violences et les guet-apens ? Il suffit d’un juste pour affirmer l’immanence du Droit. Il suffit de Catherine de Sienne, au déclin du Moyen-Âge, pour attester que la conscience humaine vit encore, que la justice et la pitié ne sont pas mortes pour toujours. Et l’hérétique Savonarole, debout sur son bûcher, bientôt donne à la sainte une réplique glorieuse de ses charmes et de ses vertus.
Le temps marche. Les ans s’écoulent. Voici la minute climatérique où le monde chrétien cesse de courir les aventures, où la prose entre dans l’habitude et le commerce de la vie, où le chevalier de Rutebœuf « se décroise » pour prendre part au négoce, labourer son champ et faire valoir ses capitaux.
La « folle cathédrale » a cessé de contenir toute l’âme du peuple. Comme les emmurés sortent de leur tombeau, l’esprit humain s’évade joyeusement de l’in-pace théocratique où, depuis si longtemps, le confinaient ses prêtres et ses rois. Il ne regarde plus au ciel. Vers la terre, il abaisse un long regard, regard de convoitise et d’amour. Il s’oriente vers le temporel, vers l’action et vers la joie. Il proclame la foi nouvelle, foi dans l’énergie et le travail, foi dans la Science qui balbutie encore et tâtonne, hante l’observatoire de l’astrologue et le laboratoire de l’alchimiste, foi dans l’avenir, dans l’âge qui commence, foi, pour tout résumer, en une seule parole, foi de l’homme dans l’Humanité.
La Renaissance est un long voyage de découverte. Si les navigateurs, si le génie humain, d’accord avec le hasard, lui dévoilent, au couchant, des mondes inconnus, d’autres explorateurs, non moins hardis, sans quitter leur maison, fondent la science, retrouvent la nature, et, secouant les dogmes, les préjugés, la torpeur d’une époque moribonde, s’embarquent joyeusement sur la mer des ténèbres, et cinglent d’un grand cœur vers les ports de l’avenir.
Le xvie siècle, déchiré par tant de guerres, de factions, de haines, de révoltes, le xvie siècle, fécond et meurtrier comme la nature elle-même, s’avance le pied dans le sang et le front vers les étoiles. Depuis le jour d’avril 1521 où, sous la protection de la main impériale, Martin Luther poussa contre Rome ce cri d’indignation qui devait changer la face du monde, les hommes d’armes, les peuples et les rois se déchirent comme des lions, disputent à coups d’épée, à grand renfort d’arquebusades, le royaume de Dieu, le domaine pacifique de l’Esprit. Pour la tente du soldat, la controverse a déserté la chaire des docteurs : elle s’est faite meurtrière ; elle ne connaît pas d’argument plus fort que la haquebute ou le poignard. La guerre civile hurle et frappe, elle se complique de parricide, elle renchérit sur l’horreur. Elle désunit les citoyens. Elle allume le bûcher d’Anne Dubourg, prépare les torches de la Saint-Barthélemy. Et L’Hôpital, balancé entre la reine-mère et les furieux qui le gardent, évoque dans sa mémoire d’humaniste, les horreurs du fraticide antique :
Sæcula…
C’est alors que, riant de ce rire qui est le charme de la force et l’ornement de la raison, le plus sage des hommes et le meilleur des pédagogues, invita les furieux à résipiscence et, montrant le visage de la Guerre dans une caricature immortelle, en stigmatisa pour jamais la folie et la hideur, c’est le chant de l’alouette gauloise sur le charnier des vautours, souffletant de joie et de lumière les pesants, les immondes carnassiers.
Les bergers de Grandgosier ont dérobé leur fournée aux boulangers de Pichrochole « frappant sur ces fouaciers comme sur seigles vers, puis faisant chère lye avec ces fouaces et beaux raisins ». Or, voici que, flamberge aux vents, musique en tête, bannière déployée et luisant au soleil, l’ost du prince à la bile grièche se rue incontinent sur les terres de l’ennemi, tuant, massacrant, dévastant, prodiguant le deuil et les désastres sans assouvir « la colère pungitive » du guerrier. Le bon Grandgosier fait rendre à l’ennemi les fouaces litigieuses, et le combat finit par l’intervention de frère Jean, de Gargantua, cependant que Pichrochole va porter en Mésopotamie son humeur belliqueuse. L’on sent que Rabelais ne juge pas cette guerre plus absurde ni plus malfaisante que les prises d’armes de son temps. Il a vu les campagnes mémorables ; il n’a oublié ni les triomphes ni les défaites ; il se rappelle Marignan et Pavie ; il connaît la légende héroïque des peuples et des rois. Mais qu’importe ? Réduisez l’épopée à la mesure d’une querelle de clocher. Armez les pasteurs d’ouailles contre les garçons de fournil et vous aurez une représentation exacte des intérêts, des vertus, des vices et des appétits que la guerre met en jeu. Que ce soient deux hameaux ou deux royaumes, quelques rustres ou la fleur des chevaliers, quand l’armure s’écroule, quand le cimier se détache et que le vain orgueil de la parade militaire tombe comme un déguisement superflu, que reste-t-il en présence, à l’heure où finit le combat ? Deux hommes qui, tous deux, ont cherché à donner la mort et dont le plus robuste ou le plus heureux a trempé les mains dans le sang de son frère, pour contenter une misérable envie, un désir aussi puéril qu’il est odieux.
« On ne fait la guerre que pour voler, disait Voltaire », et c’est pourquoi Rabelais met sur le même plan, dénigre avec un mépris égal, empereur et berger, mitrons et conquérants, Pichrochole et Charles-Quint, le capitaine Merdaille et François Ier.
Au xviie siècle, dans la belle ordonnance de Versailles, nulle voix ne proteste contre la Guerre, ne marchande aux héros les palmes et les lauriers. Le commandement des armées n’est-il pas, en effet, un geste monarchique, ou pour mieux dire, la fonction primordiale, essentielle au roi ? Louis XIV a des généraux pour faire ses victoires, des poètes pour les célébrer :
des peintres pour en fixer le détail sur des toiles infinies. Van der Meulen tient au bout de ses pinceaux le journal des campagnes de Flandre, tandis que Lebrun représente hardiment le vainqueur de Namur, sous le harnais d’Alexandre, parmi les encensements de Babylone ou, d’un geste magnanime, pardonnant à la veuve de Darius. Un sculpteur va plus loin dans la flatterie. Il déshabille en Hercule, devant la porte Saint-Martin, le fils d’Anne d’Autriche, lui met au poing la massue et la peau de lion à l’épaule, si bien que Paris admire encore à présent le Roi Soleil plastronnant sur les boulevards sans le moindre linge, mais coiffé d’une perruque à trois marteaux.
La Fontaine, seul, parmi tant d’hyperboles et d’encens, ne manifeste pas un enthousiasme outré pour la chose guerrière :
Regardent comme un point tous les bienfaits des dieux.
Il trouve, pour stigmatiser l’avarice et partant l’esprit de conquête, forme héroïque et suprême de l’avarice, des traits que ne désavoueraient pas nos antimilitaristes les plus outrecuidés.
La Bruyère note avec âpreté la démence qui met aux prises les peuples et les rois :
La guerre, dit-il, a pour elle l’antiquité ; elle a été dans tous les siècles ; on l’a toujours vue remplir le monde de veuves et d’orphelins, épuiser les familles d’héritiers et faire périr les frères à une même bataille. De tout temps les hommes, pour quelques morceaux de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s’égorger les uns les autres, et, pour le faire plus ingénieusement, avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles, qu’on appelle art militaire : ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation et ils ont, depuis, enchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement.
Voilà bien le constat du moraliste. La Bruyère prend son parti de l’iniquité humaine. Ce n’est pas un réformateur, un tribun encore moins. Le spectacle du cannibalisme l’intéresse ou l’amuse ; il en étudie avec curiosité les aspects et les résultats, sans prendre parti ni s’attendrir le moins du monde sur les pauvres fous que leur manie entraîne vers une mort atroce et prématurée.
À chaque instant, Virgile revient sur la tristesse que les armes traînent à leur suite. Il déplore les ruines et le travail perdu, et la faux incurvée qui se transforme en glaive rigide. Il déplore les combats détestés par les mères. Ici, rien de pareil. La Bruyère s’intéresse à l’évolution de la vésanie guerrière ; il en fait la clinique avec l’impassibilité du chirurgien que Rembrandt a peint dans la Leçon d’anatomie.
Swift n’a pas tant de calme. Sous la glaciale ironie, on devine chez l’auteur de Gulliver, une âme compatissante, un cœur généreux que révoltent la sottise, l’hypocrisie et la méchanceté. C’est un esprit biblique, une sorte de puritain mal affranchi qui stigmatise et flagelle avec un zèle de prophète les crimes, les erreurs, les fautes de l’Adam déchu. Orgueil effréné, noir égoïsme, haine acharnée, ironie méchante, le sombre moraliste juge la nature humaine à travers son humeur qui n’a rien de sympathique ou d’indulgent. Caricaturiste sans pair, il campe comme Hoggarth, son contemporain, des figures chimériques et véritables, d’une laideur profonde et repoussante, n’appartenant plus, dirait-on, à l’espèce humaine que par le vice et la difformité. Swift lui-même, avec son nez d’oiseau de proie, ses lèvres mordantes et pincées, peut dire comme Richard III, dans Shakespeare : « J’ai, dès le ventre de ma mère, été brouillé avec l’amour » (P. de Saint-Victor). Jamais la nature humaine, la volupté, l’héroïsme, la grâce et la jeunesse n’ont été plus cruellement bafouées que dans ce terrible Gulliver. Le doyen de Saint-Patrick ravale au-dessous de la bête l’homme civilisé. Il dégrade ses passions, rabat ses entousiasmes, déshonore sa beauté. À Lilliput, deux factions divisent le royaume et le maintiennent en état de guerre depuis les temps immémoriaux. L’une affirme qu’il convient d’entamer les œufs à la coque par le gros bout, l’autre par le petit. Gros-boutiens et petits-boutiens combattent, s’égorgent, s’entredévorent sans pitié. Grands à peine comme la main, ces insectes n’ignorent aucun raffinement de la méchanceté guerrière : sièges, camisades, embûches, trahisons, attaques nocturnes et batailles rangées, ils mettent à se détruire la même fureur et la même conscience que les peuples normaux. Leur petitesse n’amoindrit pas leur inhumanité. Caricature, soit, mais combien véridique !
Et dans la goutte d’eau les guerres du volvoce
ne sont ni moins stupides, ni moins cruels, ni moins abjects que l’homme rêvant d’accroître la misère humaine pour conquérir un lambeau de pouvoir, une parcelle infime de territoire en un coin de l’univers, pareil, disait Sénèque, à la fourmi qui disputerait un tas de boue.
À l’évocation misanthropique de Lilliput, à la boutade amère du dean Swift, les temps modernes ont répliqué par un appel enthousiaste à la fraternité des peuples, à l’union de toutes les races dans un durable et magnanime concert. Les poètes et les économistes, unis pour exécrer la guerre, ont appelé d’un même vœu le temps béni de la réconciliation et de la paix. Les orateurs qui m’ont précédé, hommes d’État, penseurs et philosophes, vous ont déduit les raisons qu’a le monde occidental de mettre bas les armes, les moyens, politiques et sociaux, qu’il convient d’employer pour atteindre ce but. L’appétit du bonheur, la soif de la justice ont envahi l’âme humaine, malgré les sophistes, malgré les théoriciens de la destruction et ce paradoxe abominable qui prétend que la guerre est une école d’énergie ou de moralité. En dépit de ces doctrinaires qui, suivant la trace de Joseph de Maistre, exaltent les égorgeurs et font des grâces au bourreau, le sentiment du droit, la divine pitié sont entrés dans nos âmes et nul, désormais, ne les en bannira.
En 1848, les poètes ont formulé ce noble désir de réconciliation, promulgué ce jour « des grands destins » où « le glaive brisera le glaive », où du « combat naîtra l’amour ».
Lamartine chante l’Églogue à Pollion du xive siècle dans la Marseillaise de la Paix :
Qui bornent l’héritage entre l’humanité.
Les bornes des esprits sont les seules barrières.
Le monde, en s’éclairant, s’élève à l’unité.
Ma patrie est partout où rayonne la France,
Où son génie éclate aux regards éblouis.
Chacun est du climat de son intelligence,
Je suis concitoyen de toute âme qui pense :
Tolstoï, chrétien comme Swift, mais d’un christianisme plus charitable, demande à la superstition ancestrale de corroborer l’esprit nouveau : il fonde sur le retour de l’Homme aux croyances évangéliques une société digne de son grand cœur. Comme Swift, Léon Tolstoï se flatte de racheter l’Humanité par la défaite de l’amour qu’il bannit de sa république, sans même le couronner de fleurs. Gardons-nous d’un sourire trop facile. Mais, relisant le pamphlet de Swift, rappelons-nous ce passage où, donnant pour modèle aux sujets de la reine Anne une fabuleuse espèce de chevaux, il atteste que :
L’amour, la galanterie n’ont aucune place dans leur pensée et que les jeunes couples sont unis simplement parce que leurs parents et leurs amis ont décidé qu’il en serait ainsi et que la matrone Houyhnhm, quand elle a produit un petit de chaque sexe, cesse de vivre conjugalement avec son mari.
Tolstoï semble hanté du même idéal. Procréer le moins d’enfants possible avec le moins de satisfaction lui paraît un moyen efficace, une méthode prégnante pour conquérir le paradis perdu.
« Brisez les images, voilez les vierges, priez, jeûnez, mortifiez-vous ! Pas de philosophie ! Pas de livres ! Après Jésus la science est inutile », vocifère Tertullien parmi les hérésiarques, dans la Tentation de saint Antoine.
Et Léon Tolstoï n’est pas éloigné de penser comme lui.
Cependant, la Nature maternelle offre aux enfants de la Terre la joie et l’orgueil de sentir battre un cœur dans leur poitrine, de contempler le jour, de transmettre les lampes de la vie et de goûter, ne fût-ce qu’une heure, aux coupes éternelles du printemps sacré. À mesure qu’elles se dégagent du passé, les familles humaines marchent vers la concorde, l’amour et le pardon. Ce n’est pas à l’abstinence religieuse, à l’effort stérile qu’elles demandent l’harmonie et la raison des jours futurs. Car il n’appartient qu’à la Science, à la Science qui ranime et console, de ratifier ce long espoir dont nous sommes enivrés.
Les adeptes de l’Hermétisme symbolisaient volontiers, par une figure énigmatique, la Science proscrite alors, et que nous invoquons aujourd’hui à la face du ciel comme la meilleure et la plus secourable, comme la fée auxiliatrice qui dissipe les ombres du monde moral et du monde physique, nous mène par la main vers la terre promise de l’amour, de la justice et de la beauté.
Portant avec les cornes du faune, le manteau vert de l’erdgeist, le Diable des anciens tarots a dans ses mains la lampe du savoir et le flambeau de la raison. Sur son bras gauche et écrit le mot : solve ; le mot coagula sur son bras droit.
Dissous et coagule, abats et reconstruis, jette au vent l’édifice de l’erreur ancienne pour bâtir sur ses ruines la maison de vérité. Tel est, messieurs, le sens caché de cette parole mystérieuse. La Science, après avoir brisé, émietté, réduit à néant les songes vénérables du passé, en précipite les débris dans son creuset — comme le vieil Eson dans la chaudière filiale — pour que, rajeuni et vivifié, l’antique idéal se transforme et s’adapte aux besoins des temples nouveaux. C’est elle qui, pour la troisième fois, clora les portes de Janus, proclamant les grands jours préconisés par le noble Virgile.
Car elle nous apprend à respecter l’existence humaine chez le plus infime, chez le plus obscur, chez le moindre, puisque le seul miracle interdit à son effort est de créer la vie. Elle efface les préjugés, emporte les rancunes, assemble, au nom de l’espérance et du travail communs, les peuples désunis.
Elle prête à l’homme des ailes. Dédaignant les frontières, elle ouvre à son courage les domaines aériens. Elle triomphe de la nuit, renverse les idoles néfastes, les pensers ténébreux, le songe des ténèbres inquiètes. Elle se tourne vers l’aurore, et, dans un geste fraternel, sur les ruines du vieux monde, instaure en pleine gloire la synthèse de l’humanité.
- ↑ Cette conférence a été donnée le 7 août 1908, pendant la Semaine de la Paix, organisée au Kursaal d’Ostende, par les soins de M. Edmond Picard.