Discours pour Cécina (traduction Ch. du Rozoir)

Discours pour Cécina (traduction Ch. du Rozoir)
Traduction par Charles du Rozoir.
Texte établi par Panckoucke, Panckoucke (9p. 231-365).


DISCOURS
POUR A. CÉCINA

TRADUCTION NOUVELLE
PAR M. CH. DU ROZOIR
PRÉCÉDÉE
D’UNE ANALYSE DE CE DISCOURS PAR M. GUEROULT.
ANALYSE
DU
PLAIDOYER POUR CÉCINA,
PRÉSENTÉE PAR M. GUEROULT AU COLLÈGE DE FRANCE,
AU MOIS DE SEPTEMBRE 1811.


Cette cause ressemble à celles qui occupent communément nos tribunaux : c’eût été pour moi une raison de vous lire tout le plaidoyer, si je n’avais pas craint qu’il ne vous parût sans intérêt, et si d’ailleurs il ne s’y trouvait pas beaucoup d’endroits obscurs par leur rapport avec des usages qui nous sont inconnus. On rencontre à chaque page des mots auxquels la jurisprudence avait attaché certaines idées dont la nuance est perdue, et qui avaient même besoin d’explication pour que les juges en saisissent le véritable sens. Nous pouvons nous en rapporter à ce que dit Cicéron dans son traité intitulé de l’Orateur : Tota mihi causa pro Cæcina de verbis Interdicti[1] fuit. Res involutas définiendo explicavimus ijus civile laudavimus : verba ambigua distiiiximus. « Toute la difficulté roulait sur les termes d’une sentence provisionnelle. Je m’attachai à éclaircir par des distinctions plusieurs choses qui étaient embrouillées ; je fis sentir l’importance du droit civil ; je fixai le sens des mots équivoques. »

Les grands mouvemens de l’éloquence ne convenaient nullement à cette cause ; aussi l’orateur n’est-il point sorti du genre simple : pureté, précision, élégance, voilà ce que l’on remarque presque partout dans son style. Je dis presque partout, car on pourrait lui reprocher des distinctions trop subtiles et quelques faux raisonnemens. Quelquefois aussi la phrase est péniblement construite et les antithèses ne sont pas assez ménagées. Trois ou quatre citations justifieront notre critique et nos éloges ; mais auparavant je dois vous exposer le sujet de ce plaidoyer.

Césennia, épouse en secondes noces de Cécina, lui avait légué tous ses biens. Lorsqu’il voulut se mettre en possession, Ebutius se présenta comme propriétaire d’un domaine assez considérable qui faisait partie de l’héritage. Ce domaine avait été en effet acheté par le requérant, mais pour le compte et avec les deniers de Césennia. C’était, dit Cicéron, un de ces intrigans trop communs dans la société, qui, par d’adroites flatteries, s’établisseut particulièrement chez les veuves ; qui, avec quelques termes de droit, se font, auprès des femmes, une réputation de profonds légistes, inepti ac stulti inter viros, inter mulieres periti juris ac callidi ; enfin qui (après avoir surpris leur confiance, embrouillent les choses les plus simples, pour se rendre nécessaires, et s’enrichir aux dépens de leurs dupes. Césennia croyait Ebutius si dévoué à ses intérêts, que sans lui rien ne lui paraissait bien fait, ni pouvoir réussir. Homo ad omnia mulieris. negotia paralus, sine quo nihil satis caute, nihil satis callide agi posset. Elle était loin de s’imaginer que l’acquisition du domaine en question serait contestée à ses héritiers. Sur quoi donc Ebutius appuya-t-il sa réclamation ? Le voici : La terre qu’il revendiquait s’était vendue à l’enchère, et les deniers n’en avaient pas été sur-le-champ délivrés. C’est à moi, disait-il, qu’elle a été adjugée, c’est moi qui ai pris l’engagement de remettre les fonds ; et il donnait pour preuve son nom porté sur les registres du vendeur. Que pouvait-on en conclure ? Qu’il s’était engagé à payer, mais de son argent. Le pouvait-il ? cet homme n’avait aucune fortune. L’avait-il fait ? jamais depuis il ne s’était montré comme propriétaire. Personne n’ignorait que, pendant le veuvage de Césennia, il avait été son intendant, qu’il l’était encore à l’époque de l’acquisition. Toutes les présomptions se réunissaient contre lui, toutes favorisaient l’héritier. Césennia avait, quelques jours avant la vente, une somme d’argent qu’elle ne pouvait mieux employer, et rien ne prouvait qu’elle en eût fait un autre usage. La terre lui convenait, elle était contiguë à ses autres propriétés. D’ailleurs elle avait possédé plus de quatre ans, et, d’après la loi des Douze-Tables, il y avait prescription après deux ans de possession. Nulle réclamation ne s’était élevée depuis qu’elle avait acquis. Les baux avaient été passés en son nom, et c’était entre ses mains que les fermiers avaient payé.

L’affaire n’offrait aucune difficulté ; cependant les deux parties demandèrent des arbitres. Une formalité préalable devait être remplie. Dans les discussions de propriété, les adversaires, avant de s’appeler en justice, assemblaient leurs amis, et faisaient une descente sur les lieux. Après y avoir plaidé réciproquement leurs droits, le réclamant portait sa plainte devant le préteur, comme ayant été dépossédé par violence. On distinguait deux sortes de violences, la véritable et la simulée : vis vera, vis simulata. Il y avait violence véritable, lorsque des hommes rassemblés, armés ou non, chassaient quelqu’un du terrain qu’il revendiquait. La violence simulée avait lieu quand deux individus, après avoir soutenu sur un terrain en litige leurs prétentions mutuelles, ne se prêtaient à aucun accommodement. Tous les deux prenaient en présence des témoins une motte de terre dans le champ contesté, et la produisait en justice. Celui qui n’était pas en possession disait aux juges : « Je soutiens que le champ d’où a été tirée cette motte m’appartient ; j’en ai été chassé par violence, et je demande à y être rétabli. »

Les parties étaient convenues de remplir cette formalité. Au jour marqué, Cécina, l’héritier de Césennia, se rendit avec plusieurs amis dans le voisinage de la terre. Ebutius se présenta quelques momens après, et lui conseilla de ne pas approcher, s’il n’était pas las de vivre. Cécina et ses amis eurent envie de tenter l’aventure, bien résolus pourtant de ne pas trop s’exposer. Ils trouvèrent des satellites dans toutes les avenues. Cette rencontre ne les empêcha point de continuer leur route. Ebutius, s’étant porté en avant d’une allée d’oliviers qui bordait le domaine, objet du procès, appela un de ses esclaves, et lui ordonna de tuer le premier qu’il verrait passer outre. Cécina ne tint point compte de ses menaces ; mais lorsqu’il vit que l’esclave et toute la troupe se disposaient à fondre sur lui, il crut qu’il devait leur épargner un crime. Il se retira ; ses amis et ceux qui l’accompagnaient prirent la fuite. Dès le lendemain il porta plainte devant le préteur (Dolabella), qui, sans prononcer sur le fait, ordonna la réintégration du plaignant sur le lieu d’où il avait été chassé, et un dédommagement pour la violence à lui faite par des hommes armés.

Ébutius prétendit qu’il n’avait ni chassé Cécina, ni employé contre lui des hommes armés, qu’ainsi l’ordonnance du préteur ne le regardait pas ; en conséquence il refusa d’obéir. Le magistrat renvoya l’affaire devant des juges appelés recuperatores. Elle fut plaidée trois fois, le tribunal ne l’ayant pas trouvée suffisamment éclaircie dans les deux premières séances. Le dernier discours seul nous est resté.

La question est fort simple ; elle se réduit à ces deux points : 1° Cécina a-t-il été chassé ? 2° lui a-t-on fait violence avec des hommes armés ? Cicéron prouve l’un et l’autre fait par la déposition des témoins mêmes d’Ébutius : leur déclaration lui était trop favorable pour qu’il n’en tirât pas le plus grand avantage. Deux d’entre eux n’avaient point parlé dans le même sens ; on croit bien qu’il ne les ménagea pas. L’un était sénateur ; il détruisit toute l’autorité que pouvait avoir son témoignage, en rappelant que, peu de jours auparavant, il s’était fait payer pour condamner un accusé dont il ne connaissait pas même la cause. L’autre avait le malheur de s’appeler Phormion, et d’avoir le teint basané. On sait que, dans Térence, Phormion est un parasite effronté, et que l’acteur qui jouait ce rôle avait le visage couvert d’un masque noir. Quelle bonne occasion de tourner ce témoin en ridicule ! L’orateur ne la laissa pas échapper. Phormio iste nec minus impudens, nec minus niger quam ille Terentianus est. Ces plaisanteries pouvaient amuser l’auditoire, et peut-être même faire sourire les juges ; mais que prouvaient-elles ? Je ne pense pas qu’à notre barreau on donnât beaucoup d’importance au raisonnement suivant : « Cécina s’est enfui avec précipitation ; donc Ebutius lui a fait violence. » Il serait trop facile de répliquer : « Donc Cécina a eu peur ; » et la conséquence paraîtrait plus naturelle.

Ce qu’il ajoute vaut beaucoup mieux : qu’un danger imminent nous force de sortir d’un lieu quelconque, ou nous empêche d’en approcher, c’est toujours une violence. « Prenez garde qu’en jugeant d’après d’autres principes, vous ne déclariez qu’il ne peut y avoir de violence à moins qu’il n’y ait meurtre ; que tous ceux qui prétendront à l’avenir revendiquer leur propriété, doivent bien se persuader qu’il leur faut employer la voie des armes ; et que si à la guerre les lâches sont punis par les généraux, désormais aussi, dans les tribunaux, ceux qui auront pris la fuite se verront condamnés ; enfin que, pour gagner sa cause, il sera nécessaire de s’être battu à toute outrance. J’ai vu des hommes armés, quoiqu’ils fussent en petit nombre ; on m’a fait violence ; effrayé par leurs menaces, je me suis retiré ; on m’a repoussé véritablement. Ce principe doit être consacré dans la jurisprudence ; elle intéresse la tranquillité publique ; et que deviendra-t-elle si l’on ne peut réclamer sa possession qu’après s’être exposé à perdre la vie ; si vous établissez comme point de droit qu’il faut meurtre, blessure, ou du moins sang répandu, pour constater la violence ? »

La défense d’Ébutius n’était qu’une misérable dispute de mots. L’ordonnance du préteur portait : Ut unde dejecisset, restitueret. Suivant lui, elle ne pouvait l’atteindre, puisque Cécina n’avait pas été par lui dejectus. Il convenait bien qu’il l’avait empêché d’entrer, mais non qu’il l’eût chassé. Non dejeci, sed obstiti, non te passus sum infundum ingredi. Que signifie le mot dejicere, disait-il ? Jeter hors d’un lieu. On ne peut jeter dehors que celui qui est dedans ; or Ebutius n’était pas dans le domaine, puisqu’il n’y était pas même entré ; donc le mot dejectus ne peut lui être appliqué ; donc l’ordonnance du préteur ne me regarde pas. Il faut citer le texte, car on croirait que j’invente : Demoveri de loco necesse est eum qui dejiciatur, etc.

Autre chicane. On ne peut être dejectus qu’autant qu’on est précipité d’un lieu plus élevé dans un lieu plus bas. Or Cécina était dans une plaine ; donc il n’a pas été précipité, donc il n’a pas été dejectus.

L’ordonnance du préteur portait encore ces mots : De vi ab armatis hominibus allata. Voici l’aveu qu’avait fait Ebutius devant le tribunal. Cicéron cite ses propres paroles. Il est bon de les rappeler, pour qu’on puisse connaître toute l’impudence du personnage : Convocavi homines ; coegi ; terrore mortis ac periculo capitis, ne accederes, obstiti. Après un tel aveu, comment échapper à l’ordonnance ? Le subterfuge est véritablement rare. « Les hommes qui m’accompagnaient, dit-il, n’étaient point armés : pour être armé, il faut être muni d’un bouclier et d’une épée, et mes gens n’avaient que des pierres et des bâtons. »

Ceux qui ne fréquentent pas le barreau ne pourront croire qu’on ait fait valoir sérieusement de si pitoyables moyens ; les autres s’étonneront que le plus grand orateur se soit chargé d’y répondre. Il en paraît lui-même honteux ; il prie les juges de l’excuser s’il emploie plus de subtilité dans cette cause que dans celles qu’il a déjà défendues : il y est forcé par son adversaire. Velim, recuperatores, hoc totum si vobis versutius quam mea consuetudo.

Mais l’homme d’un vrai talent se fait reconnaître jusque dans les sujets qui sont le moins dignes de l’occuper. Au milieu de cette réfutation, on trouve deux morceaux remarquables, l’un sur le respect dû au droit civil, l’autre sur cette question importante : lequel vaut le mieux que l’on s’attache à l’esprit de la loi, ou que l’on s’en tienne rigoureusement à la lettre ? L’orateur la propose aux juges, mais après l’avoir résolue lui-même

(Ici M. Gueroult citait ces deux passages, tirés, le premier, du chap. xxv ; le second, des chap. xviii et xix.)

Avant de terminer cette analyse, je crois devoir mettre sous vos yeux un modèle de cette louange délicate qui honore celui qui la donne comme celui qui en est l’objet. Aquillius avait assisté en qualité de commissaire aux deux premières audiences ; le dérangement de sa santé l’obligea de se faire remplacer. Les adversaires ne manquèrent pas d’en témoigner le plus vif regret, et de faire publier qu’ils comptaient sur le suffrage de ce savant jurisconsulte, quoique cependant ils eussent dit, dans le cours du procès, qu’il fallait prendre garde que son autorité n’eût trop d’influence. Cicéron se félicita de son absence, non pas qu’il le crût défavorable à son client, mais parce qu’il pouvait lui rendre le tribut d’estime que la modestie d’Aquillius, comme celle des autres membres du tribunal, l’aurait empêché de lui offrir s’il eût été présent

(Ici M. Gueroult citait le passage qui se trouve au chap. xvii.)

Dans ce plaidoyer, les juges sont toujours appelés recuperatores[2]. Il n’est pas facile, dit Beaufort dans ses Considérations sur la république romaine, de bien déterminer quelle était la différence entre les récupérateurs et les juges, ni entre les causes qui leur étaient soumises. On voit que, dans les provinces, tous ceux que le préteur nommait pour juger les procès qui survenaient, s’appelaient récupérateurs, et que ces récupérateurs, au nombre de trois, étaient choisis presque toujours parmi les citoyens romains ou parmi les alliés établis dans les villes du ressort. Son conseil était aussi composé de sept récupérateurs. Quant à ce qui se passait à Rome, on ne peut dire en quoi les causes que le préteur renvoyait devant des juges différaient proprement de celles qui étaient plaidées devant des récupérateurs ; car nous avons différens exemples de causes que les anciens nous disent avoir été décidées par des récupérateurs, qui cependant étaient de nature à occuper les juges ordinaires. La seule différence qu’on remarque entre le juge et le récupérateur me paraît exister en ce que, toutes les fois que le préteur donnait plusieurs juges pour une seule et même cause, on les nommait récupérateurs ; au lieu que s’il en donnait un seul, on le désignait par le nom de juge. En effet, on ne voit pas que jamais un récupérateur ait jugé seul, ni qu’il y ait en plusieurs juges dans une cause civile, à moins qu’elle ne se plaidât devant le préteur, qui alors avait pour assesseurs les décemvirs ou les centumvirs.

G


Ce discours n’est pas le seul que Cicéron ait prononcé dans cette affaire, qui ne fut jugée qu’après trois actions différentes, comme on l’a vu ci-dessus. Les plaidoyers de notre orateur dans les deux premières sont perdus ; peut-être même ne les a-t-il jamais publiés : mais celui-ci, qui est le dernier de tous, peut nous consoler de cette perte.

On ne sait quelle fut la sentence des juges sur cette affaire, dans laquelle C. Pison, avocat d’Ebutius, plaida contre Cicéron. « Il est probable cependant, dit M. V. Le Clerc, si l’on en juge « par la reconnaissance que Cécina témoigne à l’orateur (Ep. fam., VI, 7), qu’il obtint une sentence favorable. Les lettres nous apprennent aussi (ibid., VI, 3, 6, 8 ; XIII, 66) que le client de Cicéron embrassa depuis, dans la guerre civile, le parti de Pompée ; qu’il combattit, qu’il écrivit même contre César, et qu’après la défaite de Pharsale il trouva encore dans Cicéron un « fidèle protecteur qui le recommanda au proconsul d’Asie, P. Servilius, et sollicita de César son retour de l’exil. »

On concevra toute la difficulté d’expliquer un discours qui roule entièrement sur des points de droit qui ont toujours partagé les plus doctes jurisconsultes. On y trouve une foule de mots auxquels la jurisprudence romaine avait attaché des idées dont la nuance est perdue : « Par exemple, observe Clément, il n’y a peut-être pas moyen de rendre avec précision les termes ejicere, detrudere, dimovere, cogere, convocare, congregare, pris dans leur acception ordinaire ; et, quand on pense que ces mots, introduits dans la jurisprudence ordinaire, y prennent un autre sens, que tout ce plaidoyer roule sur la valeur précise de ces différens mots, il faut avoir de l’indulgence pour le traducteur. » Ici, donc, je dois adresser au lecteur la même prière que l’abbé d’Olivet, qui disait dans l’argument de ce plaidoyer : Plena hic forensium omnia sunt formularum ; pragmaticarumque artium, quas non dubito quin Budæus, Cujacius, Hotomannus, et, si qui sunt ejusdem ordinis, alii probe intellexerint. Sed integras eorum observationes non capit hic Delectus ; neque decurtatis sua maneret utilitas. Commodum libros in bibliothecis feriatos offendent ii, quibus otiierit satis, ut in hæc studio, se immergant. Quamobrem mihi, homini minime litigioso, lectores quæso esse propitios, si romani juris Pandectas non exhibeo.

La traduction de Villefore est un tissu de contre-sens. Celle qu’en a faite Clément est assez satisfaisante, sauf la licence qu’il s’est donnée très-fréquemment de retrancher les membres de phrase de son original qui l’embarrassaient, ou qui lui paraissaient superflus. Ath. Auger a beaucoup profité du travail de Clément ; et, dans une traduction où le sens et la précision sont tout, nous avons cru pouvoir sans scrupule suivre cet exemple.

Ce discours fut prononcé durant l’édilité de Cicéron. Il avait alors trente-neuf ans (l’an de Rome 685, 69 avant Jésus-Christ). Mais on ne sait s’il est antérieur au plaidoyerpro Fonteio, qui bien certainement appartient à cette même année. (Voyez le sommaire du discours pro Fonteio.)

C. D.
DISCOURS
POUR A. CÉCINA.


ONZIÈME DISCOURS.

I. SI l’impudence(1) pouvait obtenir au barreau et devant les magistrats le même succès que l’audace en rase campagne et dans un lieu désert, A. Cécina céderait aujourd’hui, dans ce débat, à l’impudence de Sex. Ébutius, comme il céda naguère à son audace et à ses violences. S’il crut alors qu’il ne convenait pas à un homme sage de terminer par le sort des armes une contestation sur laquelle doit prononcer la justice, il pense aujourd’hui qu’il est du devoir d’un homme ferme de chercher à vaincre devant les tribunaux un adversaire auquel il n’a voulu résister ni par la violence ni par les armes. Certes Ebutius me semble n’avoir pas montré plus d’audace quand il s’entoura de gens armés, qu’il ne montre aujourd’hui d’effronterie dans ce débat. Non-seulement il ose se présenter devant un tribunal, ce qui, lorsque le délit est manifeste, est déjà une action condamnable, quoique la dépravation de nos mœurs semble l’autoriser ; il va jusqu’à avouer le fait qu’on lui impute. Peut-être a-t-il raisonné ainsi : «Si je me fusse contenté d’une violence dans la forme usitée(2) je n’eusse pu conserver la possession ; et Cécina, effrayé, n’a pris la fuite avec ses amis que parce que la violence a été exercée envers lui contre le droit et l’usage. De même ici, en justice, si l’on procède aux débats conformément aux règles générales, mes adversaires pourront triompher dans leurs demandes ; mais, si l’on s’écarte de ces règles, j’aurai d’autant plus de chances de succès, que j’aurai déployé plus d’impudence. » Comme si la méchanceté, juges, pouvait avoir la même force dans les débats judiciaires que la hardiesse dans les actes de violence ! Et si alors nous crûmes devoir céder à l’audace, ce fut d’autant plus volontiers que nous comptions opposer plus facilement aujourd’hui les lois à son effronterie. Voilà pourquoi, juges(3), je vais plaider ici d’après un système tout différent de celui que j’avais d’abord adopté dans cette cause. Je mettais alors toutes mes espérances dans nos moyens de défense ; elles reposent maintenant sur les aveux de notre adversaire : j’attendais tout alors de nos témoins ; ici j’attends tout des siens. Je n’étais pas alors sans inquiétude à leur égard : sans probité, ils pouvaient faire des dépositions fausses ; reconnus gens de bien, ils pouvaient être crus sur parole. Maintenant je me sens pleinement rassuré. En effet, sont-ils d’honnêtes gens ? ils prêtent de l’appui à ma cause, puisqu’ils viennent attester, sous serment, des faits dont, sans avoir prêté serment, j’accuse notre partie adverse. Sont-ils au contraire des gens peu estimables ? ils ne peuvent me nuire : car, si on les croit, on les croira aussi sur ce qui fait l’objet de l’accusation intentée par nous ; si on ne les croit pas, leurs dépositions n’inspireront plus que de la défiance.

II. Cependant, lorsque je considère le mode de défense suivi par nos adversaires, je n’en conçois pas de plus impudent ; mais lorsque je reconnais votre hésitation à prononcer votre sentence, je crains que, sous ces dehors d’une brutale impudence, ils ne cachent quelque ruse combinée avec finesse. En effet, s’ils eussent nié la violence faite à l’aide de gens armés, nous produisions d’irréprochables témoins qui confondaient sans peine et sur tous les points leur imposture. Loin de là, ils ont avoué ce que nous leur reprochons, et ils ont soutenu qu’ils avaient droit de faire ce qui n’est permis dans aucun cas. Il faut donc qu’ils aient espéré, et cet espoir s’est réalisé, de vous inspirer quelques scrupules, et de vous engager à de nouvelles délibérations et à l’ajournement de votre arrêt. C’est qu’en même temps ils se sont flattés, voyez l’excès de leur confiance, que, dans cette cause, il ne serait point question des excès commis par Sex. Ebutius, mais seulement d’un point de droit civil (4). Si, dans cette circonstance, je n’avais à défendre que Cécina, je me croirais assez capable d’accomplir une telle mission, puisque je puis répondre de ma loyauté et de mon zèle, qualités qui, surtout dans une affaire si simple et si claire, n’exigent point chez un défenseur la supériorité du talent. Mais j’ai à vous entretenir d’une jurisprudence qui embrasse les intérêts généraux, qui fut établie par nos pères et conservée jusqu’à nos jours. Y déroger une fois, ce serait porter atteinte à une partie du droit civil, et consacrer par un jugement la chose du monde la plus contraire au droit, je veux dire la violence. Or une pareille matière me semble exiger une haute capacité, non point pour démontrer ce qui frappe tous les yeux, mais pour empêcher que, si nos adversaires parviennent à vous faire prendre le change sur un point si important ; le public s’imagine que c’est plutôt moi qui ai manqué à ma cause, que vous aux devoirs sacrés de votre ministère. Au surplus, juges, je suis convaincu que ce n’est point l’obscurité du droit ni l’incertitude de la question qui vous a fait renvoyer deux fois la même cause à un plus ample informé. Vous avez voulu, dans une affaire qui intéresse l’honneur d’Ébutius, en ajournant votre condamnation, lui laisser le temps de faire un retour sur lui-même. Ces ajournemens sont passés en usage ; des juges intègres et qui vous ressemblent en ont, je le sais, donné l’exemple ; mais si ce n’est sans doute pas à vous qu’il faut s’en prendre de cet abus, il n’en est que plus déplorable. En effet, juges, pourquoi tous les tribunaux sont-ils établis ? Pour terminer les contestations et punir les crimes. Le premier de ces deux objets est le moins important, parce qu’il a de moins graves conséquences, et que souvent même il est à l’amiable réglé comme en famille, par un arbitre. L’autre objet est d’une conséquence bien plus sérieuse, et touche à de plus grands intérêts, en ce qu’il demande, non la médiation volontaire d’un ami, mais la sévérité et l’autorité d’un juge. C’est là l’objet essentiel ; c’est afin d’y pourvoir que les tribunaux sont spécialement institués, et c’est celui qu’une fatale négligence laisse pour ainsi dire tomber en désuétude. Oui, plus un fait est déshonorant, et plus il doit être jugé avec scrupule et promptitude ; mais, par cela même que l’honneur d’un citoyen se trouve compromis, l’on en fait plus tardivement justice.

III. Est-il donc convenable que le motif même qui a fait instituer les tribunaux, soit précisément ce qui retarde leurs décisions ? Lorsqu’un homme, qui pourtant ne s’est lié que par sa simple parole, manque de remplir l’objet pour lequel il s’est porté caution, les juges ne se font pas scrupule de le condamner sur le-champ ; et lorsque, dans une tutelle, une société, un mandat, un fidéi-commis, un homme en a trompé un autre, on diffèrera sa condamnation, par cela même que son délit est plus grave ! — Mais, dit-on, la sentence est infamante. — Oui, parce que l’infamie est dans l’action. Voyez donc, juges, combien il serait injuste que, parce qu’une action infâme déshonore, on prît prétexte de ce déshonneur pour s’abstenir de juger un honteux délit. Quelque juge, quelque commissaire, me dira peut-être : « Vous pouviez intenter une action moins grave, et par-là parvenir plus facilement et plus sûrement à vous faire rendre justice ; ainsi donc, ou suivez une autre marche, ou ne me pressez pas de juger. » Certes, ce juge me paraîtrait plus timide et plus prévenu qu’il ne sied à un magistrat ferme et impartial, puisqu’il me prescrirait la manière dont je dois poursuivre mon droit, et n’oserait pas prononcer sur le fait soumis à son jugement. Si en effet le préteur, qui donne des juges, n’impose jamais à un demandeur le mode d’action qu’il doit suivre (5), réfléchissez s’il est juste, lorsqu’une forme de procéder a été réglée, qu’un juge s’occupe de celle qu’on aurait pu ou qu’on pourrait suivre, et non de celle qui a été suivie. Cependant nous applaudirions à l’excès d’indulgence dont vous faites preuve, si nous connaissions quelque autre forme pour revendiquer nos droits. Qui de vous maintenant pourrait nous conseiller de passer condamnation sur une violence exercée par des gens armés, ou nous indiquer une voie plus douce pour en obtenir réparation (6) ? Dans une convention (car c’est le terme qu’ils affectent d’employer) donnant lieu à une action pour cause d’outrages, ou à un procès capital, pouvez-vous nous taxer de dureté quand vous voyez que nous n’avons fait jusqu’à présent que revendiquer notre possession, en vertu d’une sentence provisionnelle du préteur ?’

IV. Mais que ce soit la crainte des périls que courait l’honneur d’Ebutius, ou l’obscurité du droit, qui vous ait portés jusqu’à ce jour à différer votre jugement, le premier de ces obstacles n’existe plus ; c’est vous-mêmes qui l’avez écarté par vos fréquentes remises. Quant à l’autre obstacle, je vais aujourd’hui même le lever, afin de mettre un terme à vos incertitudes sur le fond de notre débat, et sur la question de droit en général. Si par hasard vous jugez que, pour établir nos preuves, je suis remonté plus haut que ne l’exigent la nature de la cause et le point de droit dont il s’agit, je vous prie de me le pardonner ; car Cécina craint autant de paraître avoir usé contre Ebutius de toute la rigueur du droit, que de ne pas obtenir de vous une sentence favorable.

M. Fulcinius, né à Tarquinies, ville municipale, où il occupait un rang distingué, exerçait à Rome la banque avec honneur. Il épousa Césennia, née d’une famille illustre du même municipe, et d’une vertu irréprochable, comme il l’a lui-même attesté de son vivant en maintes occasions, puis déclaré à sa mort par son testament. À cette époque de troubles (7), qui fut si fatale aux affaires, il vendit à Césennia un fonds qu’il possédait dans le territoire de Tarquinies. Comme il employait dans son commerce la dot de son épouse, qu’il avait reçue en argent comptant, il hypothéqua cette dot sur ce fonds, afin qu’elle courût moins de risques. Peu de temps après, Fulcinius se retira des affaires, et acheta quelques terres contiguës à celle de son épouse. Ici je passe beaucoup de faits étrangers à ma cause (8). Fulcinius, au lit de mort, fait un testament par lequel il institue pour son héritier un fils qu’il avait eu de Césennia, et lègue à celle-ci l’usufruit de tous ses biens, pour en jouir conjointement avec son fils. Une si haute marque de considération de la part de son époux eût été bien chère à Césennia, si elle eût été durable ; car elle aurait joui des biens de Fulcinius avec un fils auquel elle désirait laisser les siens, et qui faisait le plus grand charme de sa vie. Mais le sort détruisit bientôt ses espérances de bonheur. Peu de temps après, le jeune Fulcinius mourut, instituant P. Césennius son héritier ; il léguait à son épouse une somme d’argent considérable, et à sa mère la majeure partie de ses biens. Ces deux femmes furent donc appelées au partage de la succession.

'V. La vente de cette succession était décidée (9). Dès long-temps Ébutius, profitant du veuvage et de l’isolement de Césennie, s’était insinué dans son intimité, et s’était fait un moyen d’existence en dirigeant, non sans profit pour lui-même, les affaires et les procès qui pouvaient survenir à cette femme. On le vit dans ce temps-là jouer un rôle très-actif lorsqu’il fut question de cette licitation de partage. Il se mêlait de tout, il s’ingérait dans tout avec empressement. Il réussit à donner à Césennia une si haute opinion de son mérite, que, dans son inexpérience, elle s’imaginait que rien ne pouvait être bien fait que par les mains d’Ébutius. Il est, juges, un caractère que l’on rencontre chaque jour dans le monde ; c’est celui de ces hommes courtisant les femmes, sollicitant pour les veuves, chicaneurs à l’excès, amis des querelles et des procès, aussi sots qu’ignorans aux yeux des hommes, mais habiles et savans jurisconsultes parmi les femmes (10). Prêtez ce caractère à Ébutius, et vous aurez l’idée du rôle qu’il a joué auprès de Césennia. Ne demandez pas s’il était son parent ? personne ne lui était plus étranger : ou bien un ami que lui eût laissé son père ou son mari ? rien moins que cela. Quel était-il, donc ? ce que je vous disais tout-à-l’heure, un complaisant, un ami de Césennia, à laquelle il tenait, non par quelque lien de parenté, mais par les beaux semblans du zèle et du dévouement, et par des services plus souvent infidèles qu’utiles.

La vente de l’héritage ayant donc été décidée, comme je le disais, on arrêta qu’elle se ferait à Rome. Les parens et les amis de Césennia lui suggérèrent une idée qu’elle avait eue d’elle-même ; c’était, puisqu’elle le pouvait, d’acheter de Fulcinius cette terre, contiguë à celle qu’il lui avait vendue. Elle n’avait aucun motif de ne pas profiter de cette occasion, d’autant plus que de grosses sommes lui revenant dans le partage de la succession, elle ne pouvait mieux les employer. Césennia se détermine donc ; elle donne commission d’acheter la terre. Mais, juges, qui pensez-vous qu’elle en ait chargé ? Vous m’allez nommer sans doute cet homme si empressé de se charger des affaires de Césennia, et sans lequel rien ne pouvait se faire avec assez d’intelligence et d’adresse ? Oui, vous avez deviné.

VI. Ébutius est chargé de sa procuration. Il se présente à la vente ; il met l’enchère. Beaucoup d’acheteurs se désistent, les uns par égard pour Césennia, d’autres aussi à cause du prix. Le fonds est adjugé à Ébutius ; il en promet le prix au banquier (11). Et c’est par le témoignage de ce banquier qu’aujourd’hui cet homme de bien prétend prouver qu’il a fait cette acquisition pour son propre compte ; comme si nous contestions que le fonds lui ait été adjugé, et comme si personne alors avait douté qu’il l’achetât pour Césennia. La plupart le savaient, tout le monde l’avait entendu dire, et chacun pouvait aisément le conjecturer. Il revenait à Césennia de l’argent dans la succession ; il y avait avantage pour elle de l’employer à l’achat d’une terre ; celle qui était à sa bienséance était en vente ; celui qui se portait enchérisseur était un homme qu’on ne pouvait s’étonner de voir agir pour Césennia ; personne enfin ne pouvait soupçonner qu’il achetât pour lui-même. L’acquisition faite, Césennia en paie le prix. Voilà ce qu’Ébutius pense qu’on ne peut prouver, parce qu’il a soustrait les registres de sa bienfaitrice, et qu’il présente ceux du banquier, où sont portés l’argent qu’il a versé et l’objet de l’adjudication ; comme si la chose avait pu se faire autrement. Tout s’étant passé comme nous l’affirmons, Césennia prit possession du fonds, et l’afferma. Bientôt après, elle épousa A. Cécina. Pour abréger, cette dame meurt, après avoir fait un testament par lequel elle instituait son mari héritier pour onze douzièmes et demi de ses biens. Des trois soixante-douzièmes restant (12), deux étaient accordés à M. Fulcinius, affranchi du premier époux de Césennia ; l’autre était dévolu à Ébutius, en récompense de son zèle et de ses peines, si tant est qu’il en eût eu. C’est ce faible legs qu’il regarde comme pouvant servir de fondement à toutes les chicanes qu’il nous intente.

VII. Pour commencer, Ébutius osa dire que Cécina ne pouvait hériter de Césennia, parce qu’il avait été enveloppé dans la disgrâce des habitans de Volaterre (13) sa patrie, qui furent, durant nos troubles, dépouillés des droits de cité romaine. Vous croyez peut-être que Cécina, en homme timide, novice, et manquant à la fois et de courage et de lumière, aura pensé que son héritage ne valait pas la peine qu’il courût le risque de se voir contester son titre de citoyen romain ; il aura sûrement cédé à Ébutius tout ce qu’il réclamait dans la succession de Césennia ? Loin de là, mon client sut, avec autant de fermeté que d’intelligence, confondre et pulvériser ces absurdes chicanes. Ébutius, ayant part à la succession, et s’exagérant singulièrement l’importance de cette modique portion, demande, en sa qualité d’héritier, qu’il soit nommé un arbitre pour le partage des biens. Peu de jours après, quand il s’est convaincu que la crainte d’un procès ne peut déterminer Cécina à rien rabattre de ses prétentions légitimes, il lui déclare à Rome, en plein forum (14), que le fonds dont j’ai parlé et dont j’ai fait voir qu’il était acquéreur au nom de Césennia, était sa propriété, et qu’il en avait fait l’acquisition en son nom propre. Quoi ! Ébutius, vous prétendez être propriétaire d’un fonds que Césennia posséda sans contestation durant quatre années, c’est-à-dire depuis le moment où le fonds fut vendu, jusqu’à celui de son décès ! Mais, dit-il, son mari ne lui avait accordé, par son testament, que l’usufruit et la jouissance de ce fonds. Cécina, se voyant donc intenter un procès d’un genre si nouveau, et qui décelait une si mauvaise foi, résolut, de l’avis de ses amis, de fixer le jour où il ferait une descente sur le fonds en litige, pour en être dépossédé selon les formalités d’usage (15). Les deux contendans ont une entrevue, et prennent jour. Ce jour-là, Cécina, suivi de ses amis, se rend au château d’Axia, non loin duquel est le fonds en litige. Là, Cécina est informé qu’une troupe d’individus, tant libres qu’esclaves, ont été rassemblés et armés par Ébutius. Parmi les amis de notre client, les uns accueillent cette nouvelle avec surprise, les autres n’y peuvent croire. Bientôt Ebutius lui-même se présente au château, et déclare à Cécina qu’il a des gens armés à sa disposition, et que, s’il ose avancer, il ne s’en retournera pas vivant. Celui-ci et ses compagnons prennent la résolution de tenter l’aventure, bien décidés pourtant à ne pas trop s’exposer. Ils descendent alors du château, et se dirigent vers le domaine en question. Leur démarche paraît sans doute imprudente ; mais ce qui peut la justifier, ce me semble, c’est qu’aucun d’eux ne pouvait penser qu’Ébutius osât jamais exécuter sa menace.

VIII. Cependant des hommes armés sont apostés par Ébutius dans toutes les avenues qui conduisaient, non-seulement au domaine contesté, mais encore à un domaine voisin qui ne l’était pas. Ainsi, lorsque Cécina voulut premièrement pénétrer dans une propriété qui lui appartenait de longue date, et par où il pouvait s’approcher de plus près du terrain en litige, une foule de gens en armes lui ferment le passage. Chassé de ce lieu, il s’efforce autant qu’il peut d’avancer vers le fonds d’où, selon les conventions, il doit être expulsé par une violence simulée. Une rangée d’oliviers borde ce domaine. À peine s’en est-il approché, qu’Ébutius, se présentant avec toute sa suite, et appelant à haute voix un de ses esclaves nommé Antiochus, lui commande de tuer quiconque dépassera la rangée d’oliviers. Cécina, malgré sa prudence accoutumée, en montra cependant moins que de courage dans cette circonstance. Bien qu’il vît la troupe des hommes armés et qu’il eût entendu les paroles d’Ébutius, il avança néanmoins ; mais, dès qu’il eut dépassé la limite marquée par la rangée d’oliviers, il lui fallut se dérober par la fuite aux traits et à l’attaque violente d’Antiochus et de ses compagnons. En même temps, ses amis et ceux qu’il avait invités à l’accompagner prennent la fuite, saisis de terreur, ainsi que vous l’a déclaré un des témoins de nos adversaires. Sur la plainte de Cécina, le préteur P. Dolabella (16) rendit l’ordonnance d’usage concernant les violences commises avec des gens armés, laquelle, sans aucune clause (17), portait seulement : Celui qui a été chassé sera rétabli dans sa possession. Ébutius prétendit que l’ordonnance ne lui était pas applicable (18). Chacun a consigné une somme (19) ; et tel est, juges, le procès que vous avez à décider.

IX. Il était pour Cécina surtout à désirer, d’abord de n’avoir de procès avec personne ; en second lieu, de n’en avoir point avec un si méchant homme ; enfin, s’il en avait, que ce fût avec un homme si extravagant : car, autant la méchanceté d’Ébutius nous nuit, autant son extravagance nous sert. Par sa méchanceté, il a rassemblé, armé des hommes qui ont servi d’instrumens à sa violence, et en cela il a nui à Cécina ; mais il l’a servi en ce que c’est dans les actes mêmes de sa scélératesse qu’il a été chercher des témoignages, et qu’il s’en appuie. Dans cette cause, j’ai donc résolu, juges, avant d’en venir à ce qui concerne ma défense et mes témoins, de faire usage des aveux d’Ébutius et des témoignages qu’il invoque. Quels sont les faits dont il convient, et si volontiers, qu’il paraît moins les avouer que s’en glorifier ? « J’ai appelé, j’ai réuni, j’ai rassemblé des hommes ; j’ai empêché Cécina d’approcher, en menaçant sa vie. Armé d’un glaive, dit-il (et c’est devant vous qu’il tient ce langage ! ), je l’ai repoussé, je l’ai glacé de terreur. » Mais que disent ses témoins ? Un de ses parens, P. Vetilius, déclare que, formellement appelé par Ébutius, il est venu le joindre avec ses esclaves armés. — Qu’ajoute-t-il ? — Qu’il y avait autour de notre adversaire une foule de gens en armes. — Que dit-il encore ? — Que Cécina fut menacé par Ébutius. Que vous dirai-je de ce témoin, sinon, juges, que, bien qu’il soit peu digne de foi, vous n’en devez pas moins croire son témoignage ; et cela, parce qu’il dépose en faveur d’Ébutius ce qui est le plus contraire à la cause de celui-ci ? A. Terentius, second témoin d’Ébutius, en l’accusant, s’accuse lui-même. Il dit, contre Ébutius, qu’il était entouré de gens armés ; et, contre lui-même, qu’il ordonna à Antiochus, esclave de notre adversaire, de se jeter, le fer à la main, sur Cécina qui avançait. Que dirai-je de plus sur ce témoin, contre lequel, malgré les instances de Cécina, je refusai de parler, dans la crainte de paraître porter contre lui une accusation capitale (20) ? Je ne sais vraiment aujourd’hui si je dois parler ou me taire au sujet d’un homme qui, après avoir prêté serment, vient ainsi se charger lui-même. Après lui, L. Célius a dit que non-seulement Ébutius était environné d’une foule d’hommes armés, mais, de plus, qu’un petit nombre d’assistans suivaient Cécina. Dois-je attaquer la moralité de ce témoin, en qui je souhaite » que vous ayez autant de confiance que s’il était le mien ?

X. P. Memmius a ensuite été entendu ; il a parlé d’un service éminent qu’il dit avoir rendu aux amis de Cécina, en leur ouvrant, à travers les terres de son frère, le seul passage qui pût faciliter leur fuite, lorsqu’ils étaient saisis d’épouvante. Memmius a droit à mes remercîmens pour s’être montré compatissant dans cette rencontre, et véridique dans son témoignage. A. Attilius et son fils L. Attilius ont déposé qu’ils vinrent en armes, amenant à Ébutius leurs gens armés. Ils ont ajouté que, lorsque Ébutius menaçait Cécina de la mort, celui-ci l’invita à le déposséder dans les formes usitées. P. Rutilius a déposé du même fait, et d’autant plus volontiers, qu’il se trouvait flatté d’avoir une fois été cru en justice. Il est deux autres témoins qui n’ont point parlé de la violence exercée, mais seulement de l’acquisition de la terre. Le vendeur de ce fonds, P. Césennius, dont le corps a plus de poids que l’esprit, et le banquier Sex. Clodius, surnommé Phormion (21), parce qu’il est aussi basané, aussi présomptueux que le Phormion de Térence (22), ont fait des dépositions où il n’est point question de la violence, et qui sont en tous points étrangères à la cause. J’arrive au dixième témoin, celui que vous attendez, que j’ai réservé pour le dernier ; c’est un sénateur du peuple romain, la gloire de son ordre, l’honneur et l’ornement de la magistrature, le modèle de la sévérité antique ; c’est Fidiculanius Falcula (23). Après avoir montré une véhémence, une chaleur qui faisaient craindre qu’il ne nuisît à Cécina par son parjure, et qu’il ne se fâchât contre moi, je l’ai calmé, adouci à tel point, qu’il n’a plus osé répéter, comme vous vous en souvenez, de combien de milles sa terre était éloignée de Rome. En effet, Falcula ayant dit que cette distance n’était pas moindre de cinquante-trois milles (24), le peuple s’écria en riant qu’il disait juste. Or, il n’était personne qui ne se rappelât que c’était là le compte des sesterces qu’il avait reçus dans le jugement d’Oppianicus. Que puis-je dire contre lui, sinon ce qu’il lui serait impossible de nier ? Qu’il vint siéger dans un tribunal où se jugeait une cause publique (25), quoiqu’il n’en fût pas membre (26) ; que là, sans avoir entendu la cause, et pouvant la renvoyer à un plus ample informé, il prononça (27) ; qu’ayant voulu juger une affaire qu’il ne connaissait point, il préféra la condamnation à l’acquittement ; qu’enfin, lorsqu’il ne manquait plus qu’une seule voix pour que l’accusé fût condamné, il vint siéger moins pour prendre connaissance de la cause que pour entraîner, par son scrutin, la condamnation. Peut-on rien avancer de plus déshonorant pour un homme, que de dire qu’une somme d’argent a pu le déterminer à condamner un accusé qu’il n’avait jamais vu, dont même il n’avait jamais entendu parler ? Se peut-il rien de mieux fondé qu’un reproche que ne cherche pas même a repousser d’un signe de tête celui auquel il est adressé ? Au reste, juges, ce qui vous prouvera facilement que Falcula n’assistait pas en esprit aux débats de la cause, ni aux dépositions des témoins, c’est que tous ceux qui ont été entendus avant lui ayant dit que beaucoup de gens armés étaient autour d’Ébutius, lui seul dit qu’il n’y en avait pas. Il me sembla d’abord qu’il avait, en homme habile, parfaitement compris ce qui était nécessaire à la cause, mais qu’il se trompait seulement en ce qu’il infirmait toutes les dépositions des témoins qui l’avaient précédé, lorsque, tout à coup, avec son inconséquence habituelle, Vetilius déclara qu’il n’y avait que ses esclaves qui fussent armés.

XI. Que penser d’Ébutius ? Ne lui permettrons-nous point de se défendre d’être le plus scélérat des hommes, en avouant qu’il en est le plus extravagant ? Tous ces témoins, juges, ne vous semblaient-ils pas dignes de foi, quand vous avez ordonné un plus ample informé de l’affaire ? Mais il ne s’élevait aucun doute sur la vérité de leurs dépositions. À cette multitude d’hommes réunis, à ces armes, à ces traits lancés, à ce péril imminent de la mort, à cette évidente démonstration de massacre, peut-il vous rester encore de l’incertitude sur la violence faite à Cécina ? Où donc verrez-vous de la violence, si vous refusez d’en reconnaître ici (28) ? Jugez-vous péremptoires de tels moyens de défense : Je ne l'ai pas chassé, mais empêché d’entrer ; je ne vous ai pas laissé pénétrer sur le fonds en litige, mais je vous ai opposé des gens en armes, afin de vous faire comprendre que, si vous y mettiez le pied, vous étiez mort ? Quelle défense ! Quoi ! Ébutius, celui que vos armes ont épouvanté, fait reculer, mis en fuite, ne vous paraît donc pas avoir éte chassé ? Mais plus tard nous reviendrons sur le mot ; établissons, quant à présent, le fait, que ne nient point nos adversaires, et voyons l’action à laquelle, en droit, il peut donner lieu.

Voici le fait, qui n’est pas contesté par nos adversaires. Cécina, au jour, à l’heure fixés, est venu pour être dépossédé selon les formalités d’usage ; il a été éloigné, repoussé avec violence par un rassemblement d’hommes armés. Ce fait étant constant, moi, qui suis absolument étranger au droit, aux affaires, aux procès, je crois, pour ce motif, avoir action, afin d’obtenir justice, en vertu de l’ordonnance du préteur, et de vous poursuivre pour fait d’outrage, Ébutius. Supposez donc que je sois dans l’erreur, et que l’ordonnance ne me donne aucun droit à la satisfaction que je sollicite : ce sont vos propres lumières que je réclame sur ce point ; soyez ici mon maître. Je vous demande si j’ai action ou non pour le fait dont il s’agit. Certes, il n’est pas légal de rassembler des hommes à l’occasion d’un débat sur une possession, ni d’armer un attroupement pour défendre son droit. Qu’y a-t-il de plus contraire au droit que la violence, et de plus inique qu’un rassemblement de gens armés ?

XII. Si j’ai raisonné juste, et si les circonstances du fait sont telles, qu’elles appellent surtout l’animadversion des magistrats, je vous le demande encore, ai-je action, ou non pour ce fait ? Non, me direz-vous. Lorsque, dans un temps de calme et de paix, un homme a levé une troupe, disposé un rassemblement, lui a donné des armes, et l’a rangé en bataille pour repousser, mettre en fuite et chasser, par l’emploi de ces armes, de ces satellites, par la terreur, par la crainte de la mort, des gens sans armes, venus à un jour fixé pour procéder par les voies de droit, je suis bien aise d’entendre cet homme vous dire : « J’ai fait, il est vrai, tout ce que vous dites. Mon action était violente, téméraire, et pouvait avoir des suites funestes : mais qu’importe ? Elle demeure impunie ; car il n’est, dans le droit civil ni dans le droit prétorien (29), rien qui vous donne action contre moi. » Quels discours, juges ! Souffrirez-vous qu’on les répète sans cesse en votre présence ? Nos ancêtres, gens pleins de sagesse et de prévoyance, ont établi une législation qui embrasse toutes les affaires de la vie, depuis les plus grandes jusqu’aux plus petites. Auraient-ils oublié d’y comprendre le seul cas où nous nous trouvons, le plus grave de tous ? Quoi ! si des hommes armés m’avaient chassé de mon domicile, j’aurais action contre eux ; et, s’ils n’eussent fait que m’empêcher d’y entrer, je n’en aurais aucune (30) ! Je ne discute encore ni le fond de la cause de Cécina, ni notre droit de propriété ; c’est seulement, C. Pison (31), votre système de défense que j’attaque. Quand je vous entends faire ce raisonnement : « Si Cécina, se trouvant sur le fonds qu’il réclame, en eût été chassé, il aurait dû, dans ce cas, être rétabli en vertu de l’ordonnance du préteur ; mais il n’a pu, eu aucune manière, être chassé d’un lieu où il ne se trouvait pas : donc le bénéfice de l’ordonnance ne lui est point acquis. » Quand je vous entends, dis-je, faire ce raisonnement, je vous demanderai quelle action vous auriez, si aujourd’hui, voulant rentrer dans votre domicile, vous trouviez des hommes rassemblés et armés, qui vous écartassent non-seulement de la porte et de l’intérieur, mais encore des premières avenues et du vestibule de votre maison. Mon ami L. Calpurnius (31*) vous dicte la réponse que vous avez à faire, et qu’il a déjà faite lui-même ; c’est une action pour fait d’outrage. Mais, pour une affaire de propriété, pour une restitution de bien réclamée par la justice, pour une affaire de droit civil, qu’importe cette action ? Mais obtiendrez-vous cette action ? Je vous ferai une concession plus large. Vous aurez obtenu non-seulement cette action, mais la condamnation même de votre partie adverse. En serez-vous remis davantage en possession de votre bien ? L’action pour outrage ne confère pas le droit de propriété, mais adoucit, par la rigueur d’une condamnation, le chagrin d’avoir été troublé dans sa liberté.

XIII. Cependant, Pison, le préteur gardera-t-il le silence sur un fait aussi grave ? N’aura-t-il aucun moyen de vous rétablir dans votre maison ? Un magistrat qui siège des jours entiers pour empêcher les violences et ordonner la réparation de celles qui sont faites, pour rendre des ordonnances touchant des fossés, des égouts, touchant les moindres contestations que font naître les eaux et les chemins, perdra-t-il tout à coup la parole ? Ne saura-t-il que faire quand il s’agira de réprimer l’injustice la plus odieuse ? Si Pison avait été chassé de sa maison, de ses appartemens, chassé, dis-je, par un rassemblement d’hommes armés, ne serait-il pour le préteur ni usages ni formalités à suivre à l’effet de venir à son secours ? Car, enfin, que dira-t-il, et que demanderez-vous en réparation d’une pareille injure ? Rédigerez-vous votre réclamation dans ces termes : Repoussé par la violence ? Jamais ordonnance ne fut conçue suivant cette formule ; elle est nouvelle, insolite, extraordinaire. Ou bien vous servirez-vous de cette autre formule : Chassé par la violence ? Mais qu’y gagnerez-vous, quand vos adversaires vous feront la réponse que vous me faites aujourd’hui : c’est-à-dire, que des gens armés vous ont empêché d’approcher de votre maison ; qu’ainsi l’on ne peut être chassé en aucune façon d’un lieu dont on n’a pas approché ?

C’est me chasser, dites-vous, que de chasser quelqu’un de mes gens. Fort bien raisonné. Maintenant vous quittez les mots, et rentrez dans le droit. En effet, si nous ne considérons que les mots, comment êtes-vous chassé, quand on chasse votre esclave ? Or ce que vous dites me semble juste ; et je dois vous tenir pour chassé, bien que vous n’ayez pas été touché : n’est-il pas vrai ? Continuons. Si aucun de vos gens n’a été écarté de votre maison, si tous y ont été gardés et retenus, si vous êtes le seul que la violence et la terreur des armes en aient repoussé, aurez-vous l’action que nous avons suivie ? En aurez-vous quelque autre, ou point du tout ? Siéra-t-il à un homme sage, éclairé comme vous, de dire qu’il n’en existe point pour un fait si odieux, si atroce ? Si par hasard il est une autre sorte d’action que nous ignorions, veuillez nous la faire connaître ; je l’apprendrai avec plaisir. Si c’est celle que nous avons suivie, le gain de notre cause est infaillible, d’après le jugement même que vous en portez ; car vous ne direz pas sans doute, quand il s’agit d’un même fait et d’une même ordonnance, que votre réintégration soit juste, et non pas celle de Cécina. En effet, qui ne sentira ce qu’auraient de précaire les biens, les fortunes et les propriétés des citoyens, si l’ordonnance du préteur perdait une partie de sa force, et que l’autorité d’un tribunal aussi respectable que le vôtre parût consacrer une violence exécutée par des hommes armés, dans un procès où l’on ne conteste point qu’on a eu recours aux armes, et où l’on ne dispute que sur les mots ? Donnerez-vous gain de cause à celui qui se défendra de la sorte : « Je vous ai pourchassé avec des hommes armés, je ne vous ai point chassé ? » Ainsi le seul changement d’une syllabe (32), et non la solidité des raisons, suffirait pour faire disparaître un attentat si révoltant. Déciderez-vous que, pour un pareil crime, aucune action, aucun recours en justice n’est donné contre celui qui s’est porté contre un autre avec des hommes armés, qui, à la tête d’un rassemblement, lui a défendu non-seulement d’entrer, mais même d’approcher de sa maison ?

XIV. Quel est donc le fondement de la distinction posée par notre adversaire ? Si, quand j’aurai mis le pied sur ma propriété, on m’en expulse, on m’en chasse ; ou si, m’opposant auparavant la même violence et les mêmes armes, on m’empêche non-seulement d’y pénétrer, mais même de la regarder et d’essayer d’en approcher, y a-t-il donc entre ces deux actes de violence une différence telle qu’on soit forcé de me rétablir, si l’on m’a chassé quand j’étais entré, et qu’on ne le soit point, si l’on n’a fait que me repousser quand j’entrais ? Au nom des dieux immortels, voyez quelle jurisprudence vous dilionem vobismet ipsis, quam denique civitati legem établiriez pour nous, et dans quelle position elle vous placerait vous-mêmes avec tous les Romains ! Il n’est qu’une sorte d’action autorisée par l’ordonnance que nous avons suivie. Si cette action est nulle et de nul effet en notre affaire, quelle négligence et quelle irréflexion de la part de nos ancêtres d’avoir oublié d’établir une action pour un cas si grave, ou d’en avoir établi une qui, dans sa teneur, ne renfermerait pas toutes les variétés du cas ! L’annulation de l’ordonnance du préteur serait dangereuse. Ce serait une chose fatale à tous, qu’il y eût tel cas où les voies de droit ne pussent être opposées aux voies de fait. Mais voyez combien il serait inconvenant d’imputer une erreur si grave aux hommes les plus sages, et d’établir par votre arrêt qu’ils n’ont pas songé à établir d’ordonnance prétorienne ni d’action pour un cas si important, et d’imputer à nos ancêtres un si fol oubli d’une action si importante !

Permis à vous de vous plaindre, nous dit-on. Mais l’ordonnance du préteur n’est pas applicable à Ébutius : pourquoi ? Parce qu’aucune violence n’a été commise contre Cécina. Comment osez-vous dire qu’il n’y a pas eu de violence là où il y a eu des armes, une foule d’hommes réunis, armés, disposés, rangés comme en bataille ; où il y a eu des périls, des menaces, et tout l’effrayant appareil de la mort ? Mais, dit-on, il n’y a eu personne de tué, ni de blessé. Qu’entends-je ? À propos d’une contestation de propriété, d’un débat judiciaire entre particuliers, on soutiendra que nulle violence n’a eu lieu, si elle n’a été accompagnée de massacres et de meurtres ! Quant à moi, je soutiens que souvent des armées considérables ont été battues, forcées de fuir par la seule terreur, par le choc impétueux des ennemis, et sans qu’elles eussent eu ni morts ni même de blessés.

XV. En effet, juges, n’est-il de violence que celle qui atteint notre corps et menace nos jours (33) ? J’en connais une bien plus grande encore ; c’est celle qui, bouleversant notre ame par la terreur et parle danger de la mort, nous force d’abandonner une place qui bien réellement nous appartient. Aussi voit-on souvent des hommes blessés qui, malgré la diminution de leurs forces, conservent courageusement le poste qu’ils ont juré de défendre, tandis qu’on en voit d’autres prendre la fuite sans avoir reçu la moindre blessure : de sorte qu’on peut dire avec raison qu’il y a eu plus réellement de violence commise envers celui qu’on a frappé de terreur, qu’à l’égard de celui qu’on a blessé. Que si nous considérons comme une expulsion la fuite d’une armée, occasionée par la crainte et par le simple soupçon du péril ; que si nous savons par nous-mêmes et par ouï-dire que des troupes nombreuses ont été forcées à la retraite, non-seulement par le choc des boucliers, par la lutte des corps, par les coups portés de près ou de loin, mais souvent même par les cris des soldats, au seul aspect d’une armée en bataille et des étendards, refusera-t-on, dans la paix, le nom de violence à ce qu’on appelle de ce nom dans la guerre ? Ce que l’on considère comme un danger imminent dans les opérations militaires sera-t-il regardé comme une bagatelle dans les affaires de droit civil ? Ce qui fait impression sur des corps d’armée n’en doit-il faire aucune sur une petite réunion de citoyens paisibles (34) ? Les terreurs de l’esprit seront-elles moins une preuve de violence que les blessures des corps ? Exigera-t-on qu’il y ait des blessés, quand la déroute et la fuite sont constantes ? Un de vos témoins (35) a dit que, lorsqu’il vit les amis de Cécina épouvantés, il leur indiqua un chemin par où ils purent s’échapper. Des gens cherchant non-seulement à fuir, mais à fuir par un chemin sûr, vous sembleront-ils n’avoir essuyé aucune violence ? Quel était le motif de leur fuite ? La crainte. Que craignaient-ils ? La violence, n’est-ce pas ? Pouvez-vous nier les prémisses, quand vous accordez les conséquences ? Vous convenez qu’ils fuyaient épouvantés ; vous assignez à leur fuite les mêmes causes que nous connaissons tous, savoir, les armes, la multitude, l’irruption, l’attaque d’hommes en armes. Eh bien ! puisque vous convenez de ces faits, pourrez-vous nier qu’il y ait eu violence ?

XVI. C’est une coutume déjà bien ancienne, et pratiquée en maintes occasions par nos ancêtres : quand deux parties venaient sur les lieux pour discuter leurs droits, si l’une d’elle avait, quoique de loin, aperçu des hommes armés, elle se retirait sur-le-champ, après avoir fait constater la chose ; puis elle était en droit d’appeler en justice la partie adverse, pour avoir usé de violence, contre l’ordonnance du prêteur (36). Quoi donc ? avoir reconnu qu’il y avait des gens en armes est une preuve suffisante de violence, et tomber sous leurs coups n’en est pas une ! leur seule présence établira le fait de violence, et leur attaque ne l’établira point ! il sera plus facile à celui qui se sera retiré de démontrer qu’il a été violenté qu’à celui qu’on aura mis en fuite ! Mais il y a plus, selon moi. Si, après qu’Ébutius eut dit à Cécina, dans le château, qu’il avait rassemblé et armé une troupe d’hommes, et qu’il l’eut menacé de la mort s’il avançait, Cécina se fût retiré sur-le-champ, je dis que vous n’auriez aucun sujet de douter de la violence dirigée contre lui ; et j’ajoute que vous en auriez moins encore, s’il se fût éloigné aussitôt après avoir vu les hommes armés. En effet, la violence est la même, lorsque, par la crainte du danger, ou l’on nous force de quitter un lieu, ou l’on nous empêche d’en approcher. Si vous décidez autrement, prenez garde de décider que, quand on s’est retiré sain et sauf, on n’a été l’objet d’aucune violence ; prenez garde que tous les citoyens engagés dans des contestations de propriété, ne s’autorisent de votre décision pour penser qu’ils doivent les soutenir les armes à la main ; prenez garde enfin qu’imitant les généraux qui, à la guerre, punissent la lâcheté de leurs soldats, les juges ne soient plus défavorables à ceux qui ont fui qu’à ceux qui ont combattu jusqu’à la dernière extrémité. Lorsqu’au milieu de questions de droit et de discussions judiciaires entre particuliers, le nom de violence est prononcé, c’est la violence la plus légère qu’il faut entendre. J’ai vu des hommes armés, quoique peu nombreux : c’est une grande violence. J’ai fui épouvanté à la vue d’un homme armé : c’est avoir été repoussé, chassé. Si votre décision est dans ce sens, personne à l’avenir, dans une question de propriété, ne voudra ni combattre, ni même opposer de la résistance. Mais, si vous n’admettez point de violence sans meurtre, sans blessure, sans effusion de sang, vous déciderez que les hommes doivent être plus attachés à leurs propriétés qu’à leur existence.

XVII. Voyons, Ébutius, je veux vous faire juge vous-même de la violence : répondez-moi, s’il vous plaît. Cécina, n’a-t-il pas voulu, ou bien n’a-t-il pas pu pénétrer sur le fonds qu’il réclame ? Si vous dites que vous l’avez arrêté et repoussé, c’est convenir implicitement qu’il voulait y entrer. Pouvez-vous donc soutenir que la violence n’ait pas arrêté Cécina, qui, désirant s’approcher, et étant venu dans ce dessein, en fut empêché par des gens rassemblés ? En effet, s’il n’a pu exécuter le projet qu’il avait le plus à cœur, il faut, de toute nécessité, que quelque violence y ait mis obstacle, sinon dites-moi pourquoi il n’a point approché, bien qu’il en eût la volonté. Déjà vous ne pouvez plus nier qu’il n’y ait eu violence. Comment est-on chassé d’un lieu dont on n’a point approché, nous demande-t-on ? car il faut absolument, pour être chassé de quelque lieu, être déplacé, être repoussé ; or, comment concevoir l’expulsion d’un homme qui n’a point été dans le lieu dont il prétend avoir été chassé ? Mais s’il y avait été, dans ce lieu, et qu’il eût été forcé, par la terreur, par l’aspect de gens armés, à prendre la fuite, diriez-vous qu’il a été chassé ? Vous le diriez, je pense. Mais vous, qui, avec tant de finesse et de subtilité, jugez des contestations plutôt d’après les mots que d’après la raison, qui placez le droit dans de vaines paroles, et non dans l’utilité générale, direz-vous qu’on a été chassé, si l’on n’a pas été touché ? Quoi ! vous direz qu’on a été poussé dehors ! car telle est l’expression dont les préteurs, autrefois, se servaient ordinairement dans l’ordonnance dont je parle. Y pensez-vous ? peut-on être poussé dehors sans être touché ? ne faut-il pas, à ne s’attacher qu’au mot, convenir nécessairement qu’on ne peut considérer comme poussé dehors, que celui sur lequel on a porté la main ? Non, je le répète, à n’expliquer la chose que d’après le mot, on ne peut se faire l’idée d’un homme poussé hors d’un lieu, sans entendre qu’il en a été déplacé, rejeté par l’emploi de la violence et de la main. Le terme que l’ordonnance emploie signifie proprement jeté de haut en bas, précipité. Or, peut-on être précipité sans être jeté d’un lieu élevé dans un lieu plus bas ? On peut être chassé, repoussé, enfin mis en fuite ; mais ce qui est absolument impossible, c’est de se dire précipité, quand non-seulement on n’a pas été touché, mais qu’on n’a pas même été chassé d’un terrain uni et de plein pied. Quoi donc ! Croyons-nous que l’ordonnance n’a été faite que pour ceux, qui se plaindraient d’avoir été précipités de lieux élevés ? car ils sont les seuls qui puissent se dire proprement jetés dehors.

XVIII. Eh quoi ! lorsque le vœu, l’esprit et l’objet de l’ordonnance prétorienne sont bien compris, n’y a-t-il pas une imprudence extrême, une folie singulière, à vouloir nous jeter dans la confusion des termes, en abandonnant le vrai sens des mots, en trahissant même la cause et l’utilité communes ? Est-il douteux que, dans notre langue, toute pauvre qu’on la dit, il n’y ait pas, comme dans toute autre langue, assez de mots pour que chaque chose ait pour l’exprimer un mot propre et déterminé ? Le besoin de mots se fait-il sentir, quand la chose qu’ils expriment est parfaitement comprise ? Où est la loi, le sénatus-consulte, l’ordonnance d’un magistrat, le traité, l’alliance, et, pour rentrer dans les affaires privées, le testament, l’engagement, la stipulation, le contrat, la décision de parens, qui ne soient susceptibles d’infirmation, d’annulation, si, nous assujétissant aux mots, nous perdons de vue la volonté, le dessein, l’intention des auteurs de tous ces actes ? Certes, le langage familier même des conversations de chaque jour perdra de sa clarté, si nous voulons chicaner sur les mots. Que deviendra enfin l’autorité d’un chef de maison, si ses esclaves, pour lui obéir, consultent, non la signification usuelle des mots, mais leur signification rigoureuse ? Faut-il vous citer des exemples, pour me faire mieux entendre ? Est-il un seul d’entre vous à qui il ne s’en présente en foule, et qui ne lui démontre que le droit ne dépend pas absolument des mots, mais que les mots n’ont été inventés que pour exprimer les sentimens et les pensées des hommes ? Cette vérité a été démontrée avec autant d’éclat que d’abondance, par le plus éloquent des orateurs, L. Crassus, dans une cause portée devant les centumvirs (37). Je n’avais pas encore paru au barreau. Cet orateur avait pour adversaire le savant jurisconsulte Q. Mucius (38) ; cependant il prouva sans peine à tout le monde que Man. Curius, institué héritier dans le cas de la mort d’un fils posthume, devait jouir de cet avantage, quoique le fils dont il s’agissait ne fût pas mort, et même qu’il ne fût pas né. Les expressions du testament faisaient-elle assez clairement entendre ce sens ? Non, sans doute. Qu’est-ce donc qui prévalut dans cette cause ? L’intention du testateur. Aurions-nous besoin de paroles, si nous pouvions expliquer nos volontés sans leur secours ? Or, les mots étant indispensables, ils ont été créés, non pour contrarier, mais pour exprimer nos intentions (39).

XIX. La loi fixe à deux ans la prescription (40) pour une terre ; la même disposition s’applique aux maisons, bien que la loi n’en fasse pas mention. Cependant la même règle leur est appliquée. Elle permet, dans le cas où le chemin est impraticable, de conduire ses bêtes de somme par où l’on veut. Faut-il entendre par là que, si le chemin est impraticable dans le Brutium, la loi permet de faire passer ses bêtes de somme par la terre de M. Scaurus, située dans le territoire de Tusculum ? L’action permise contre le vendeur présent est conçue en ces termes : Puisque je vous aperçois dans ce tribunal (41). Cette action serait donc refusée à l’illustre Appius, l’aveugle (42), si l’on s’attachait plus aux mots qu’à la chose qu’ils expriment. Si Cornelius, considéré comme pupille, mais ayant atteint déjà vingt ans, était nommé dans un testament, vous seriez donc d’avis qu’il fût déchu de l’héritage. Beaucoup d’autres exemples se présentent à mon esprit, et sans doute il s’en présente bien davantage au vôtre ; mais, pour ne pas entrer dans trop de détails, et ne pas perdre plus long-temps mon sujet de vue, examinons l’ordonnance dont il s’agit (43). Vous y verrez que, si nous fondons le droit sur les mots, nous perdrons, pour vouloir être fins et subtils, tous les avantages qu’elle nous attribue. Si vous, ou vos esclaves (44), ou votre agent fondé, avez chassé…. Si j’avais été chassé par votre fermier seulement, je n’aurais assurément pas été chassé par tous vos esclaves réunis, mais par un seul d’entre eux : seriez-vous donc fondé à dire que l’ordonnance ne vous est pas applicable ? Oui, sans doute. En effet, qu’y a-t-il de plus facile que de démontrer à ceux qui savent notre langue que, par un seul esclave, on n’entend pas plusieurs ? Mais si vous n’aviez d’autre esclave que celui par qui j’aurais été chassé, vous vous écrieriez certainement : « Si j’ai des esclaves, je conviens que mes esclaves vous ont chassé. » Or, il est incontestable, à juger l’affaire seulement d’après le mot, et non d’après la chose, qu’il faut entendre, par plusieurs esclaves, tous les esclaves réunis, et qu’un seul ne forme pas toute la maison. Non-seulement le mot appelle cette interprétation, mais elle est obligée. Au reste, le fond de la question, l’esprit de l’ordonnance provisionnelle, la volonté des préteurs et l’opinion des jurisconsultes éclairés n’admettent point cette défense, et la rejettent avec mépris.

XX. Quoi donc ! nos juges ne savent-ils point parler notre langue ? Loin de là, ils la parlent assez bien pour faire connaître la volonté des législateurs, puisque mon rétablissement était dans leur intention, soit que j’aie été chassé par vous, soit que je l’aie été par quelqu’un des vôtres, esclaves ou amis ; ils n’ont pas spécifié le nombre d’esclaves, mais ils ont employé un terme général qui les comprend tous. Ils ont donné à tout homme libre le nom d’agent fondé (45), non que le mot et la chose conviennent à tous ceux que nous chargeons de quelque commission, mais c’est que, sur ce point, ils n’ont pas voulu qu’on subtilisât sur les termes de l’ordonnance, quand on en connaissait l’esprit. En effet, qu’il s’agisse d’un esclave ou de plusieurs, la chose est la même quant au fond. Que j’aie été chassé par votre agent fondé, par un administrateur légal de tous les biens d’un citoyen éloigné de l’Italie pour ses affaires ou pour celles de la république, par une sorte de maître en second substitué aux droits du véritable, ou que j’aie été chassé par votre fermier, par votre voisin, par votre client, par votre affranchi, ou par tout autre individu s étant fait, à votre prière ou en votre nom, l’instrument de cette violence et de cette expulsion, toujours est-il que cela ne change en rien le fond du droit (46). Si donc les motifs d’équité ont la même force pour la réparation d’une expulsion violente, qu’importe, quand cette violence est appréciée, la valeur des mots et des termes ? J’ai été chassé par votre affranchi, par un homme qui ne tenait de vous aucun mandat ; vous me devez réparation comme si je l’avais été par votre procureur fondé. Je sais bien que ce nom n’est pas donné à tous ceux que nous chargeons de quelque affaire ; mais ici ce n’est pas le mot qu’on examine. Vous me ferez réparation si j’ai été chassé par un de vos esclaves, tout aussi bien que si je l’avais été par tous vos esclaves réunis. Ce n’est pas qu’il faille voir tous les esclaves dans un seul esclave, mais c’est qu’on examine l’action, et non les termes. Il y a plus : afin de m’éloigner des mots encore davantage, sans pour cela même perdre de vue la chose, supposé qu’il n’y eût eu aucun de vos propres esclaves, mais uniquement des esclaves étrangers et gagés par vous, ceux-ci seront pourtant considérés comme appartenant à votre maison.

XXI. Mais continuons l’examen de l’ordonnance qui porte : avec des hommes rassemblés à dessein (47). Je veux que vous ne les ayez pas fait venir expressément, qu’ils soient venus d’eux-mêmes ; toujours est-il vrai que celui qui a convoqué, réuni des hommes, les a fait venir à dessein, et que ceux qui ont été réunis en un même lieu se trouvent dans ce cas. S’ils n’étaient pas même venus, si c’étaient des hommes qui, étrangers à toute entreprise violente, eussent habituellement résidé à la campagne pour cultiver la terre ou garder des troupeaux, vous soutiendriez qu’ils n’ont pas été rassemblés à dessein, et, d’après mon jugement même, vous auriez gain de cause pour le mot ; mais, pour le fond de la chose, votre défense ne serait admise devant aucun tribunal. Les auteurs de l’ordonnance ont voulu la réparation de la violence commise par tout attroupement en général, et non pas seulement par une multitude rassemblée. Mais, attendu qu’on ne rassemble des hommes que là où l’on a besoin d’un attroupement, il est, pour cette raison, fait mention d’hommes rassemblés dans l’ordonnance provisionnelle, laquelle, toute différente qu’elle semble quant aux termes, est pourtant la même quant au fond, et gardera toujours la même force tant que la chose ne variera pas. Avec des hommes armés. Que veut dire cette expression ? Qui peut-on, si l’on veut parler notre langue, appeler proprement de ce nom ? Ceux-là sans doute qui sont munis de boucliers et d’épées. Eh quoi ! si c’est avec des pierres, des mottes de terre ou des bâtons que vous chassez un individu de son domaine, et qu’on vous ordonne de rétablir celui que vous aurez expulsé avec des gens en armes, direz-vous que l’ordonnance ne vous est pas applicable ? Oui, dites-le, je vous y engage, si les mots sont tout-puissans, si c’est d’après eux, et non d’après la raison, qu’on juge des choses. Vous triompherez sans doute, si ce n’est pas être armé que de jeter des pierres qu’on ramasse sur le lieu même ; si des mottes de gazon et de terre ne sont pas des armes ; si ce n’est pas être armé que de se munir de branches d’arbre qu’on a arrachées en passant ; enfin si, du moment que les armes ont des noms qui leur sont propres comme défensives ou offensives, ceux qui n’en avaient pas quelqu’une doivent être regardés comme étant sans armes. S’il était question d’examiner les armes, vous pourriez parler ainsi ; mais, quand il s’agit d’apprécier le droit et l’équité, gardez-vous de recourir à de si tristes et de si pitoyables subterfuges. Tenez pour certain qu’il n’est pas de juge ou de commissaire qui, pour prononcer qu’un homme était armé, l’examinera comme il ferait un soldat sous les armes : à ses yeux sera toujours considéré comme ayant été armé celui qui aura été trouvé muni d’instrumens capables de causer la mort ou des blessures.

XXII. Et, pour vous faire mieux comprendre le peu d’attention que méritent les mots, je suppose que vous ou tout autre, étant seul, armé d’un bouclier et d’une épée, vous vous fussiez précipité sur moi, et qu’ainsi vous m’eussiez chassé, oseriez-vous dire que l’ordonnance fait mention d’hommes armés, et qu’ici il n’y a eu qu’un seul homme qui fût armé ? Je ne vous crois pas assez impudent pour le faire ; mais prenez garde de montrer ici encore plus d’effronterie. Et pourtant, dans le cas que je viens d’établir, vous pourriez au moins prendre à témoin tous les humains de ce que, dans votre cause, on méconnaît les premiers élémens de la langue, de ce que des hommes sans armes sont considérés comme étant armés, de ce qu’enfin l’ordonnance faisant mention de plusieurs hommes, et la violence ayant été exécutée par un seul, on assimile un seul homme à plusieurs. Mais, dans de pareilles causes, ce ne sont pas les termes qu’on examine devant les tribunaux, c’est la chose qu’ils servent à exprimer dans l’ordonnance. Nos ancêtres ont voulu, sans exception, la réparation de toute violence tendant à nous ôter la vie. Ce sont des hommes rassemblés qui d’ordinaire exécutent cette violence ; mais, fût-elle autrement exécutée, nos ancêtres ont voulu la même réparation, parce qu’elle entraîne les mêmes dangers. Suis-je en effet plus gravement outragé par tous vos esclaves que par votre fermier, par vos propres esclaves que par ceux d’autrui dont vous avez loué le bras, par votre agent que par votre voisin ou votre affranchi, par des hommes rassemblés que par des hommes venus volontairement, ou même par vos ouvriers de journée ; par des gens armés que par des gens sans armes, mais qui auraient pour nuire le même pouvoir que s’ils avaient des armes ; par plusieurs enfin que par un seul ? L’ordonnance fait connaître les moyens ordinairement employés pour commettre une violence ; si c’est par d’autres moyens qu’elle a été commise, bien que non comprise dans la lettre de l’ordonnance, elle n’en est pas moins renfermée dans l’esprit et le vœu de la loi. XXIII. J’arrive maintenant à votre moyen principal : Je ne V ai pas chassé, puisque je ne l’ai pas laissé approcher. Sans doute, Pison, vous sentez vous-même combien cette défense l’emporte en faiblesse, en absurdité sur celle-ci : Ils n’étaient pas armés, car ils avaient des bâtons et des pierres. Certes, si, tout médiocre orateur que je suis, j’avais le choix de soutenir, ou qu’un homme n’a pas été chassé quand la violence et les armes l’ont empêché d’approcher, ou que des hommes n’étaient pas armés quand ils n’avaient ni boucliers ni épées, ces deux propositions me sembleraient tout-à-fait insoutenables et puériles : cependant l’une des deux, ce me semble, me fournirait quelque chose à dire, quand j’essaierais de prouver qu’on n’était pas armé lorsqu’on n’avait ni épées ni boucliers ; au lieu que je serais fort empêché de démontrer qu’on n’a pas été chassé lorsqu’on a été repoussé et mis en fuite.

Mais la partie de votre plaidoyer qui m’a le plus étonné, c’est celle où vous avancez que l’opinion des jurisconsultes ne doit pas faire autorité. Ce n’est pas la première fois, ce n’est pas dans cette cause seule, que j’ai entendu émettre ce paradoxe ; mais je ne vois point pourquoi vous tenez un tel langage. En effet, ce moyen de défense n’est ordinairement employé que par ceux qui, dans une cause, pensent avoir à défendre quelque chose de juste et de bon en soi. Mais, quand on a affaire à des gens qui disputent sur les mots et les syllabes, et, comme on dit, selon la rigueur de la lettre, on est accoutumé d’opposer à leur mauvaise foi les principes sacrés de la justice et de l’honnêteté. C’est alors qu’on se moque de toutes ces formules de chicane (48) ; alors on déverse la honte sur cette affectation de termes subtils et de captieuses disputes sur une lettre de plus ou de moins ; alors on s’écrie que les juges doivent fonder leurs décisions sur l’équité, sur l’honnêteté, et non sur des interprétations subtiles et trompeuses ; qu’il est d’un chicaneur de s’attacher à la lettre, mais qu’un bon juge s’attache à accomplir l’intention et la volonté du législateur. Or, ici c’est vous-même qui agissez en homme qui, pour se défendre, veut équivoquer sur des mots et des syllabes, lorsque vous nous faites ce raisonnement : « D’où avez-vous été chassé ? Si c’est d’un lieu dont je ne vous ai pas permis l’accès, vous avez été repoussé, non chassé ; » puis, lorsque vous ajoutez : « Je l’avoue, j’ai rassemblé, armé des hommes ; je vous ai menacé de la mort ; l’ordonnance du préteur prononce contre moi une condamnation méritée, si l’intention, si le droit prévaut ; mais je trouve dans cette ordonnance un seul mot qui me sert de refuge, c’est que je n’ai pu vous chasser d’un lieu dont je ne vous ai pas laissé approcher. » Enfin, tout en usant d’une telle défense, vous accusez d’un semblable procédé les jurisconsultes qui mettent l’équité au dessus des termes de la loi.

XXIV. À ce sujet, vous avez rappelé l’échec essuyé par Scévola devant les centumvirs, échec dont j’ai moi-même fait mention ci-dessus. J’ai dit qu’en agissant comme vous faites à présent, cet orateur ne persuada personne, parce qu’il parut mettre en opposition le droit avec les mots, ce que pourtant il était plus en droit de faire dans sa cause que vous dans la vôtre. Je suis surpris d’une pareille sortie de votre part, dirigée, dans cette affaire, contre les jurisconsultes, mal à propos et contre l’intérêt de votre cause ; et ce qui, en général, me surprend, c’est que, dans les tribunaux, on entende soutenir quelquefois, même à des hommes de talent, que l’autorité des jurisconsultes ne doit pas toujours être admise, et que, dans les procès, le droit civil ne doit pas toujours prévaloir. Si les défenseurs de cette opinion tiennent pour mauvaises les décisions des jurisconsultes, ce n’est point contre le droit civil, mais contre l’ignorance de certains hommes, qu’ils doivent s’élever. S’ils conviennent, au contraire, que ces décisions sont bonnes, s’ils prétendent qu’on doive juger autrement, ils provoquent donc de mauvais jugemens ; car, dans cette hypothèse, il est contre l’équité que le jugement diffère de la décision, et qu’on soit regardé comme un habile jurisconsulte, lorsqu’on décide comme un point de droit ce qui ne mérite pas d’être confirmé par un jugement. Mais le jugement a quelquefois été contraire à la décision. Et d’abord, était-il juste ou non ? S’il était juste, il était conforme au droit ; s’il ne l’était pas, il est aisé de voir sur qui, des juges ou des jurisconsultes, le blâme doit retomber. Si c’est un point de droit douteux qu’on a jugé, on n’a pas plus jugé contre le sentiment des jurisconsultes, en prononçant contre celui de Scévola, que jugé selon leur décision, eu adoptant celle de Manilius (49). En effet, Crassus lui-même, plaidant devant les centumvirs, ne s’est pas élevé contre les jurisconsultes, mais il a fait voir que la défense de Scévola n’était pas conforme au droit, et il a défendu sa cause non-seulement par la puissance du raisonnement, mais par l’autorité même de Q. Mucius, son beau-père, et de plusieurs hommes très-éclairés.

XXV. Méconnaître l’autorité du droit civil, c’est nuire à l’intérêt général, c’est renverser à la fois les fondemens de la justice et de la société ; blâmer les interprètes du droit civil quand ils font preuve d’ignorance en cette matière, c’est rabaisser les personnes et non pas le droit civil. Mais soutenir qu’il ne faut pas déférer à l’opinion des jurisconsultes habiles (50), ce n’est point offenser les personnes, c’est attaquer les lois et la justice. Il faut donc absolument vous mettre dans l’esprit que rien dans l’état ne mérite plus d’être soigneusement conservé que le droit civil. Sans ce droit, en effet, vous n’auriez plus de moyen de distinguer votre bien du bien d’autrui, et toute règle commune et uniforme deviendrait impossible entre les citoyens. Ainsi, dans toutes les contestations judiciaires où l’on examine si un fait a eu lieu ou non, s’il est vrai ou faux, il n’est que trop ordinaire de suborner un témoin, de produire des pièces fabriquées ; quelquefois une spécieuse apparence peut donner le change à un juge intègre, et fournira un juge corrompu, et qui sciemment rend une sentence inique, le moyen de persuader qu’il s’est déterminé par les dépositions d’un témoin et par l’autorité d’une pièce. Il ne se rencontre rien de semblable dans les questions de droit : ici point de témoin suborné, point de pièces fabriquées ; cet immense crédit, qui n’a que trop d’influence dans l’état, n’est ici d’aucune ressource ; point de moyen pour lui d’effrayer, de corrompre des juges, ni de se faire en rien sentir. Un homme plus en crédit que scrupuleux peut dire à un juge : Décidez que ce fait a eu lieu, ou qu’il n’a jamais eu lieu, que même on n’y a jamais songé ; ayez foi en ce témoin, admettez cette pièce. Mais il ne peut lui dire : Prononcez la validité du testament d’un homme à qui un fils est né après sa mort (51), et celle d’une promesse faite par une femme sans l’autorisation de son tuteur (52). Dans ces sortes de questions, il n’est ni puissance ni crédit qui exerce de l’influence. Enfin, ce qui rend le droit plus vénérable et plus sacré, c’est qu’en pareille matière il n’est pas possible de corrompre un juge ; à quelque prix que ce soit. Celui de vos témoins, Ébutius, qui osa déclarer atteint et convaincu un citoyen, sans même savoir de quoi on l’accusait (53), n’oserait jamais décider qu’un époux a des droits sur la dot de sa femme, quand elle la lui a promise sans y être autorisée par personne. Ô science admirable ! combien, à ce titre, elle mérite, juges, que vous la conserviez !

XXVI. Qu’est-ce en effet que le droit civil ? Une règle qui ne saurait être éludée par le crédit, renversée par la puissance, altérée par l’or corrupteur. Supposez le droit, je ne dis pas détruit, mais seulement abandonné, négligé en quelqu’une de ses parties, il devient désormais impossible de compter ni sur ce qu’on doit recevoir de son père, ni sur ce qu’on doit laisser à ses enfans. Qu’importe de posséder une maison, un domaine provenant de l’héritage paternel ou acquis de quelque autre façon, si cette possession est incertaine, si elle ne nous est garantie par un droit de propriété, si ce droit n’est pas irrévocable, si la loi civile et publique ne peut le mettre à l’abri des atteintes de la puissance ? Que sert-il, dis-je, de posséder une terre, si les règles sagement établies par nos ancêtres, relativement aux bornes, aux possessions, aux eaux et aux chemins, peuvent, sous quelque prétexte, être changées, bouleversées ? Croyez-moi, chacun de vous, quant à la sûreté de ses biens, reçoit un plus bel héritage du droit et des lois que des personnes qui lui ont transmis ces biens mêmes. Je puis, en vertu d’un testament, devenir propriétaire d’un bien ; mais ce bien, devenu ma propriété, je ne puis le conserver sans l’appui du droit civil. Mon père m’a laissé un domaine ; mais c’est des lois, et non de lui, que je tiens ce droit de prescription, qui m’affranchit de toute inquiétude et de la crainte des procès. Je tiens de mon père le droit d’avoir de l’eau par des conduits et d’en puiser, le droit de chemin, de passage ; mais qui me confirme la jouissance de tous ces avantages ? le droit civil. Ainsi, pour la conservation de ce patrimoine public du droit que vous ont transmis vos ancêtres, vous devez mettre autant de zèle que pour conserver votre fortune personnelle : non-seulement elle trouve sa garantie dans le droit civil, mais la perte d’un patrimoine ne cause de dommage qu’à un seul individu, tandis qu’on ne peut enfreindre le droit civil sans que le corps entier de l’état n’en reçoive un énorme préjudice.

XXVII. Si, dans cette cause même, juges, nous ne parvenons point à vous persuader qu’on a été chassé par la violence et par des armes, quand il est constant qu’on a été repoussé, mis en fuite par les armes et par la violence, Cécina ne perdra point sa fortune, perte qu’il supporterait courageusement s’il le fallait ; il ne rentrera point, pour le moment, dans la propriété d’un fonds de terre, voilà tout : mais l’intérêt du peuple romain, mais les droits des citoyens, les biens, leurs fortunes, leurs possessions, tout cela flottera dans le doute, et sera remis en question. Voici la règle qui sera établie, consacrée par votre sentence : Lorsqu’à l’avenir on disputera une possession à quelqu’un, on ne sera forcé de l’y rétablir que dans le cas où on l’en aura chassé quand il y était entré ; si, au contraire, lorsqu’il approchait, on s’est jeté au devant de lui avec une multitude armée, et qu’à son arrivée on l’ait repoussé, éloigné, mis en fuite, on ne sera point obligé de le rétablir. Par-là vous aurez décidé que le meurtre seulement, et non pas l’intention, constitue la violence ; que la violence n’est constatée que par l’effusion du sang ; que celui qui a été repoussé par les armes n’a qu’une action pour outrage, et que pour être chassé d’un lieu il faut y avoir laissé la trace de ses pas. C’est donc à vous de décider, magistrats, s’il vous paraît le plus utile de s’attacher à l’intention des lois, et de faire surtout prévaloir l’équité, ou bien de fausser le droit civil en torturant les mots et les syllabes.

Je me réjouis en ce moment de l’absence d’un jurisconsulte célèbre qui assistait naguère à l’audience, et qui a suivi tous les débats dans cette affaire. Je parle de C. Aquillius (54). S’il était présent, je serais moins hardi à parler de ses vertus, de ses lumières. Mes louanges blesseraient sa modestie, et moi-même je rougirais de le louer en face. Nos adversaires ont dit qu’on ne devait pas avoir trop de déférence pour son autorité. Pour moi, en parlant d’un tel homme, je crains d’aller au delà de ce que vous en pensez ou de ce que vous souhaitez d’en entendre. Ainsi je dirai qu’on ne saurait trop accorder d’autorité aux décisions d’un homme dont le peuple romain a reconnu l’habileté, non pas à inventer de vaines subtilités, mais des formules pour se précautionner contre elles ; qui jamais n’a séparé le droit de l’équité ; qui, depuis tant d’années, consacre assidûment au peuple romain son génie, ses travaux, ses vertus ; dont l’âme est si droite et si pure, que ses décisions semblent être plutôt inspirées par la nature que dictées par la science ; dont l’esprit est si étendu, si éclairé, que le droit civil paraît être la source, non-seulement de son savoir, mais de sa bonté même ; qui enfin est doué d’un génie si profond, d’une loyauté si sûre, que tout ce qui peut en émaner est d’une pureté, d’une limpidité admirable. J’ai donc, Pison, des actions de grâces à vous rendre quand vous dites que nous appuyons notre défense de l’autorité d’Aquillius. Mais je ne puis comprendre comment vous pouvez parler contre nous tout en disant que nous invoquons pour nous son autorité, et qu’il est notre défenseur. Que dit donc cet Aquillius, notre appui ? Que l’on doit se conformer aux termes dans lesquels est conçu soit un acte, soit une sentence (55).

XXVIII. Ne puis-je donc citer parmi les jurisconsultes celui-là même d’après l’avis duquel nous intentons, dites-vous, cette action, et nous défendons notre cause ? Il discutait avec moi la question présente, savoir, s’il était vrai qu’on pût ne se prétendre chassé que d’un lieu où l’on se trouvait. Il convenait que le sens et l’esprit de l’ordonnance nous étaient favorables, mais qu’il n’en était pas de même de la lettre. Or, il était d’avis qu’on ne peut s’écarter de la lettre. Je lui citais des exemples nombreux, fondés sur des motifs d’équité, et prouvant que, dans plusieurs circonstances, on avait distingué des mots et de la lettre le droit et la justice, et qu’on avait toujours accordé beaucoup d’autorité à ce qui paraissait être le plus raisonnable et le plus juste en soi. Il me tranquillisa, en me faisant voir qu’il n’y avait rien dans cette cause qui dût m’inquiéter, et que la rédaction même de la consignation faite par les deux parties m’était favorable, si j’y faisais attention. — Comment cela ? lui dis-je. — Il est certain, me répliqua-t-il, que Cécina a été chassé d’un lieu quelconque par la violence de plusieurs hommes armés : s’il n’a pas été chassé du lieu où il voulait se rendre, il l’a été du moins de celui d’où il a pris la fuite. — Votre conclusion ? répliquai-je. — Le préteur, ajouta-t-il, a ordonné le rétablissement de Cécina dans le lieu d’où il a été chassé, c’est-à-dire quel que fût le lieu d’où il aurait été chassé. Or, puisqu’il convient d’avoir chassé Cécina de quelque lieu, Ébutius soutient à tort que l’ordonnance ne lui est pas applicable, et il doit nécessairement perdre la somme consignée.

Eh bien ! Pison, vous plaît-il de me livrer un combat de mots ? vous plaît-il de fonder sur un mot une question de droit et d’équité, qui est la base de notre possession, et même de toutes les possessions en général ? J’ai fait connaître mon sentiment, les pratiques suivies par nos ancêtres, ce qui convenait à la dignité de nos juges ; j’ai montré qu’il était raisonnable, juste, utile pour tout le monde, de s’attacher à l’esprit et à l’intention, et non à la lettre d’un acte. Vous m’appelez à un combat de mots, je ne m’y rendrai pas sans avoir protesté contre cet appel. Je dis qu’on ne le doit pas, qu’on ne saurait le soutenir ; je dis qu’il n’est rien qui puisse être exprimé, statué, excepté suffisamment, si, à cause de l’omission et de l’ambiguité d’un mot, et malgré la connaissance qu’on a de la chose et de l’intention, on fait prévaloir le sens littéral sur la volonté du législateur.

XXIX. Maintenant que j’ai suffisamment protesté, j’accepte enfin le combat que vous me proposez. Je vous demande si Cécina a été chassé ou non de la terre de Fulcinius, puisque le préteur n’a pas ordonné son rétablissement dans cette terre, s’il en avait été chassé, mais dans celle d’où il l’aurait été : j’ai été chassé de la terre voisine, par où je voulais pénétrer au fonds en litige ; je l’ai été du chemin ; je l’ai été assurément d’un lieu quelconque, privé ou public : c’est là que l’on a ordonné de me rétablir. Vous soutenez que l’ordonnance du préteur ne vous est pas applicable (56). Voilà précisément ce que je nie. À cela qu’avez-vous à répondre ? Il faut nécessairement que vous soyez battu ou par vos propres armes ou par les miennes. Recourez-vous à l’esprit de l’ordonnance ? dites-vous que l’on doit examiner de quelle terre il s’agissait lorsque le rétablissement de Cécina était prescrit à Ébutius ? êtes-vous d’avis qu’une question de droit ne doive pas être résolue par des subtilités de mots ? Vous êtes dans mon camp, vous êtes dans mes retranchemens, voilà mon système de défense. Je ne cesse de le publier hautement, d’en attester tous les dieux et tous les hommes : nos ancêtres n’ayant pas entendu que la violence armée trouvât aucun refuge dans la loi, ce ne sont point les pas de celui qui a été chassé qu’on examine en justice, mais l’action de celui qui l’a chassé : on a vraiment été chassé quand on a été forcé de fuir ; et, lorsqu’on s’est vu exposé au danger de périr, on a été l’objet d’une violence. Vous fuyez, vous redoutez ce raisonnement, et, de ce champ de bataille de l’équité, vous me rappelez dans ces défilés obscurs que forma la chicane avec des mots et des syllabes : vous tomberez dans ces pièges mêmes où vous prétendez m’attirer. Je ne vous ai pas chassé, dites-vous, mais repoussé. Ce raisonnement vous semble bien subtil ; c’est là votre arme décisive. Eh bien ! c’est celle-là même qui va nécessairement vous percer. Écoutez ma réplique. Si je n’ai pas été chassé du lieu dont vous m’avez empêché d’approcher, je l’ai du moins été du lieu où j’avais pénétré, et d’où j’ai fui. Si le préteur, sans indiquer le lieu où il ordonnait mon rétablissement, a ordonné mon rétablissement, son ordonnance n’a pas reçu d’exécution. Si ce moyen, juges, vous paraît plus subtil que ceux que j’ai coutume d’employer, je vous prie de remarquer que, d’abord, un autre que moi en est l’inventeur ; qu’ensuite non-seulement je ne l’ai pas imaginé, mais que même je le désapprouve ; et que, si je m’en sers, c’est moins pour me défendre que pour combattre la défense de nos adversaires. Je me crois fondé à dire que, dans l’affaire qui vous est soumise, on ne doit pas faire attention aux termes de l’ordonnance du préteur, mais au lieu qui était en litige quand il a rendu cette ordonnance ; ensuite, que, lorsqu’il s’agit d’une violence à main armée, la question se réduit à savoir, non dans quel lieu elle a été commise, mais si elle a été commise. Or, Pison, il ne vous appartient nullement d’établir, dans l’intérêt de votre défense, le cas où vous voulez que la lettre soit suivie ; puis le cas où vous voulez qu’elle ne le soit point.

XXX. Mais quelle réponse faire à ce que j’ai avancé plus haut, que, non-seulement sous le rapport de l’esprit et de l’intention, mais sous le rapport même des termes, l’ordonnance est conçue de telle sorte, qu’elle me semblait n’avoir besoin d’aucun changement ? Veuillez, je vous prie, magistrats, redoubler d’attention. Vous aurez besoin de toute votre pénétration pour apprécier, non mes vues, mais celles de vos ancêtres. Ce que je vais dire est le fruit de leurs réflexions, non des miennes. Ils ont senti que l’ordonnance du préteur touchant la violence pourrait s’étendre à deux sortes de cas : le premier, si quelqu’un avait été violemment chassé du lieu où il se trouvait ; l'autre, s’il avait été, de la même manière, éloigné du lieu où il voulait se rendre. En effet, hors ces deux cas, je n’en conçois point d’autre possible. Or, je vous prie, juges, de suivre mon raisonnement. Chasser mes esclaves de ma terre, c’est m’en chasser moi-même ; se présenter au devant de moi, hors de ma terre, avec des hommes armés, et m’empêcher d’y pénétrer, c’est, sinon m’en chasser, du moins m’en éloigner. Un seul mot, inventé par nos ancêtres, suffit pour exprimer ces deux circonstances ; en sorte que, si j’ai été chassé d’une terre ou d’auprès d’une terre, je dois être rétabli en vertu d’une seule et même ordonnance. D’où vous aurez été chassé, porte l’ordonnance. Ce mot d’où (57) indique une double circonstance : être chassé d’un lieu ou d’auprès d’un lieu (48). D’où Cinna fut-il chassé (58*) ? de Rome, c’est-à-dire hors de Rome. D’où fut-il repoussé ? de Rome, c’est à-dire d’auprès de Rome. D’où les Gaulois furent-ils chassés ? D’auprès du Capitole. D’où chassa-t-on les partisans de Gracchus ? Du Capitole. Vous voyez par-là que le même mot signifie deux choses : être chassé d’un lieu ou d’auprès d’un lieu. Or, lorsque le préteur ordonne de rétablir quelqu’un dans le lieu d’où il a été chassé, c’est comme si les Gaulois eussent demandé à nos ancêtres, en supposant qu’ils y eussent droit, d’être rétablis dans le lieu d’où ils avaient été chassés ; il faudrait, selon moi, les rétablir, non dans le souterrain où ils s’étaient glissés (59) pour emporter le Capitole, mais dans le Capitole même, dont ils voulaient se saisir. Tel est le vrai sens de ces mots : Rétablissez-le dans le lieu d’où vous l’avez chassé, soit que vous l’ayez chassé hors d’un lieu, soit que vous l’en ayez repoussé. Maintenant rien de plus simple que l’explication de ce mot : Rétablissez-le dans le même lieu, c’est-à-dire, si vous l’avez chassé d’un lieu, rétablissez-le dans ce lieu ; si vous l’avez repoussé d’un lieu, rétablissez-le, non dans le lieu d’où vous l’avez chassé, mais dans celui d’où vous l’avez repoussé. Si un homme, sur le point d’entrer dans sa patrie, eût été rejeté en pleine mer par une tempête, et qu’il désirât d’être rétabli dans le lieu d’où il aurait été chassé, il souhaiterait, sans nul doute, d’être rétabli par la fortune dans le lieu d’où il aurait été repoussé, non point sur la mer, mais dans sa ville, vers laquelle il se dirigeait. De même aussi, en nous aidant de la comparaison des choses pour fixer la valeur des mots, si quelqu’un, repoussé d’un lieu, demande à être rétabli dans le lieu d’où il a été chassé, il entend qu’on le rétablisse dans le lieu d’où il a été repoussé.

XXXI. Telle est la conséquence des mots, tels sont les sentimens, l’explication que la chose même rend nécessaires. En effet, Pison(pour revenir à ce que je disais en commençant), si quelqu’un escorté de gens armés vous eût violemment chassé de votre maison, que feriez-vous ? Vous solliciteriez sans doute contre lui l’ordonnance provisionnelle dont nous excipons. Si, en revenant de la place publique, vous trouviez des hommes armés qui vous fermassent l’entrée de votre maison, que feriez-vous ? Vous exciperiez de la même ordonnance. Le préteur ayant donc rendu une ordonnance portant que vous seriez rétabli dans le lieu d’où vous auriez été chassé, vous donneriez à cet acte la même interprétation que je lui donne, et dont l’évidence est frappante, puisque ce mot d’où, portant l’ordre de votre rétablissement, peut signifier également que vous devez être rétabli dans votre maison, qu’on vous ait chassé de l’intérieur ou seulement de l’entrée.

Mais que ce soit la chose ou les mots que vous preniez en considération, il n’est pour vous, magistrats, aucune raison d’hésiter à prononcer en notre faveur. Voyant tous leurs moyens ruinés, anéantis, nos adversaires en produisent d’autres. Le possesseur actuel, disent-ils, peut être chassé ; celui qui ne l’est pas ne peut l’être en aucune manière. En conséquence, si j’ai été chassé de votre maison, je n’ai pas droit d’être rétabli ; mais si vous-même en avez été chassé, vous avez droit au rétablissement. Voyez, Pison, par combien d’endroits pèche votre défense. Faites attention d’abord que vous renoncez à l’argument par lequel vous prétendiez qu’on ne pouvait être chassé d’un lieu sans y avoir été. Maintenant vous convenez que le possesseur d’un lieu peut être chassé de ce lieu sans y être. Pourquoi, dans cette ordonnance relative à la violence ordinaire (60), d’où il m’a chassé violemment, ces mots, lorsque j’étais en possession, sont-ils ajoutés, si personne ne peut être chassé sans être en possession ? ou pourquoi, dans l’ordonnance, ces mots relatifs aux hommes armés ne sont-ils pas ajoutés, si l’on doit examiner si l’individu chassé était ou non possesseur ? Vous niez qu’on puisse être chassé sans être en possession ; et moi, je démontre que, si un individu a été chassé sans le secours d’une troupe rassemblée et armée, celui qui convient de l’avoir chassé a cause gagnée, s’il prouve que cet individu n’était pas en possession. Vous niez qu’on puisse être chassé sans être en possession ; et moi, je démontre, d’après l’ordonnance relative aux hommes armés, que, lors même qu’on prouverait que l’individu qui a été chassé n’était pas en possession, on n’en doit pas moins perdre son procès, si l’on convient de l’avoir chassé.

XXXII. L’expulsion a lieu de deux manières : l’une, sans rassemblement d’hommes armés ; l’autre, par un moyen ou une violence de cette nature. Deux ordonnances différentes ont été imaginées pour ces deux cas différens. Quand il s’agit de la violence ordinaire ou simulée, il ne suffit pas de pouvoir démontrer que l’on a été chassé, mais qu’on l’a été lorsqu’on était en possession ; il faut encore prouver que cette possession n’était ni violente, ni frauduleuse, ni précaire (361). Voilà pourquoi l’homme qui décline l’application de l’ordonnance, publie hautement d’ordinaire qu’il a chassé avec violence, mais en ajoutant : On n’était pas en possession ; et, lors même qu’il accorde ce point, il ne laisse pas d’avoir gain de cause, s’il prouve clairement que l’homme qu’il a chassé était en possession ou par force, ou frauduleusement, ou précairement. Ne voyez-vous pas, juges, combien nos ancêtres ont fourni de moyens de défense à celui qui a fait violence, mais sans armes et sans une troupe rassemblée ? Quant à celui qui, abjurant le droit, les formes, les sages coutumes, a recours au fer, aux armes, au meurtre, il se voit, dans sa cause, abandonné, dépourvu de tout moyen de défense, afin que, pour avoir disputé une possession par la force des armes, il se trouve absolument désarmé quand il se défend devant les tribunaux. Quelle différence, Pison, trouvez-vous donc entre les deux ordonnances dont je parle, entre l’omission et l’addition de ces mots : Si A. Cécina était en possession, ou s’il n’y était pas ? Les règles du droit, la diversité des ordonnances, l’autorité de nos ancêtres, n’ont-elles rien qui puisse vous ébranler ? Si la clause de la possession eût été ajoutée, il aurait fallu l’examiner : elle n’a pas été ajoutée ; exigerez-vous toujours cet examen ? Au reste, ce n’est point là-dessus que je fonde la défense de Cécina. Juges, il était en possession ; et, bien que cette question soit étrangère à la cause, je veux néanmoins la traiter en peu de mots, afin de vous engager à protéger autant la personne même que le droit civil.

Césennia jouissait d’une possession usufruitière ; vous ne le niez point, Ébutius. Le même fermier à qui Césennia avait loué ce fonds, l’ayant conservé après la mort de cette femme, en vertu du même bail, peut-on douter que, si, lorsque le fermier tenait la terre, Césennia était réellement en possession, son héritier n’y ait été au même titre après sa mort ? Ensuite, en visitant ses domaines, Cécina vint dans cette terre (62, et le fermier lui rendit ses comptes ; nous avons les preuves de ce fait. Et puis, Ébulius, pourquoi sommâtes-vous Cécina de vous remettre cette terre plutôt qu’une autre, s’il n’en était pas en possession ? Pourquoi enfin Cécina exigea-t-il que sa dépossession se fît suivant l’usage ordinaire, et vous a-t-il fait cette réponse, de l’avis de ses amis et d’Aquillius lui-même ?

XXXIII. Mais on allègue une loi de Sylla (63). Sans m’appitoyer sur ce temps désastreux, ni sur les maux de la république, voici ce que je vous réponds : Le même Sylla a mis dans cette loi une clause portant que, si j’ai statué quelque chose qui soit contraire au droit reçu, la loi sera nulle en ce point (64). Que peut-il y avoir de contraire au droit reçu ? Est-il des choses que le peuple ne puisse ordonner ni défendre ? Sans en dire davantage, cette clause prouve que ce cas peut se présenter ; sans cela, elle ne serait pas insérée dans toutes les lois. Mais, je vous le demande, si le peuple ordonnait que je fusse votre esclave ou que vous fussiez le mien, pensez-vous que cet ordre dût être exécuté ? Vous sentez qu’il serait nul, comme tous ceux du même genre qu’il *** (65). Vous m’accordez d’abord que tout ce que le peuple pourrait décréter ne saurait avoir force de loi. Ensuite vous n’auriez aucun moyen de prouver pourquoi, la liberté ne pouvant jamais être ôtée, le droit de cité peut l’être (66). Nos ancêtres nous ont légué les mêmes lois pour l’un et l’autre de ces droits ; de sorte que, le droit de cité une fois perdu, la liberté ne peut être conservée. Comment, en effet, être libre par le droit des Quirites (67), si l’on n’est pas compté parmi ceux qui portent ce titre ? J’ai, dans ma première jeunesse, discuté victorieusement ce point de droit, quoique j’eusse pour adversaire l’homme le plus éloquent de notre ville, le jurisconsulte Cotta (68). Je défendais la liberté d’une femme d’Arretium. Cotta avait inspiré des doutes aux décemvirs (69) touchant la validité de notre action ; il se fondait sur ce que les Arrétins avaient été dépouillés du droit de cité. Je soutenais avec chaleur qu’ils n’avaient pu l’être. Les décemvirs, n’ayant rien décidé dans une première audience, prononcèrent ensuite, après une délibération mûre et réfléchie, la validité de notre réclamation (70). Cette décision fut rendue malgré l’opposition de Cotta et du vivant de Sylla. Pourquoi citer d’autres exemples, s’il est vrai que tous ceux qui sont dans le même cas agissent en vertu des lois, et procèdent en justice sans qu’il soit magistrat, ni juge, ni homme instruit ou ignorant, qui songe à les troubler dans l’exercice de leur droit de citoyens ? Ce fait n’est douteux pour aucun de vous. Voici, Pison, une objection qui vous a sûrement échappé. On demande quelquefois, si le droit de cité ne peut se perdre, pourquoi l’on a vu souvent nos citoyens partir pour les colonies latines (71) ? C’est de leur propre mouvement qu’ils s’y rendent, ou pour se soustraire à quelque peine légale. S’ils eussent consenti à la subir, ils auraient pu conserver dans Rome leur domicile et leur droit de cité.

XXXIV. Et celui qui a été livré par le chef des féciaux (72) celui qui a été vendu par son père ou par le peuple, comment perd-il son droit de citoyen ? C’est pour affranchir la ville d’un engagement solennel, qu’on livre un citoyen romain. S’il est reçu, il appartient à ceux auxquels il a été livré ; s’il n’est pas reçu par les ennemis, comme les Numantins l’ont fait à l’égard de Mancinus (73), il conserve intacts tous ses droits de citoyen. Quand un père vend le fils que la nature avait placé sous son pouvoir, il abdique ce même pouvoir sur lui (74. Quand le peuple vend un citoyen qui s’est soustrait au service militaire, il ne lui ôte pas sa liberté, mais il juge qu’il n’en est plus en possession, parce que, pour la conserver, il n’a pas voulu affronter les périls de la guerre. Et, lorsqu’il vend celui qui ne s’est pas fait inscrire par les censeurs, il juge que, l’inscription sur ce rôle affranchissant un esclave légitimé (75), tout homme libre qui n’a pas voulu réclamer a de soi-même renoncé à la liberté (76). Si tels sont les cas spéciaux où l’on peut se voir privé de la liberté, ou du droit de cité, comment ceux qui citent de tels exemples ne comprennent-ils pas que nos ancêtres, en déterminant ces divers modes, n’ont pas voulu qu’il y en eût d’autres ? Mais, puisqu’on va chercher des autorités dans le droit civil, je voudrais qu’on fît voir à qui, en vertu des lois, on a ravi la liberté ou le droit de cité (77). Pour ce qui regarde l’exil, on voit clairement quelle en est la nature. L’exil n’est point un supplice, mais un port, un asile contre le supplice ; car, lorsqu’on veut échapper à une peine ou à une disgrâce, on change de pays, c’est-à-dire de demeure et de lieu. Aussi n’est-il aucune de nos lois qui punisse quelque crime de l’exil (78), comme cela se voit chez les autres peuples. Mais lorsque des citoyens veulent se soustraire aux peines prononcées par les lois, la prison, la mort (79), l’ignominie, ils se réfugient dans l’exil comme dans un asile inviolable. S’ils consentaient à subir dans leur ville la rigueur de la loi, ils conserveraient le droit de cité jusqu’à la mort ; n’y consentant point, ils n’ont pas à se plaindre qu’on leur ôte ce droit ; ce sont eux qui l’abdiquent et le déposent. En effet, personne, d’après nos lois, ne pouvant appartenir à deux villes, on finit par perdre le droit de cité, lorsque après avoir fui le sol de la patrie, on est reçu dans un lieu d’exil, c’est à-dire dans une autre ville.

XXXV. Bien que j’aie passé, juges, beaucoup de détails relatifs à ce point de notre jurisprudence, je ne me dissimule pas que j’en ai donné plus encore que ne le demandait l’affaire qui vous est soumise. Je l’ai fait, non parce que je jugeais cette discussion nécessaire à la cause, mais pour montrer à tout le monde que jamais le droit de cité n’a été ravi à personne, et qu’il ne saurait l’être. Voilà ce que je voulais apprendre, tant à ceux auxquels Sylla voulait faire subir cette injustice, qu’à tous les citoyens soit anciens, soit nouveaux (80). En effet, si quelqu’un a pu être dépouillé du droit de cité, il n’est aucune raison qui puisse préserver de cette disgrâce tous les patriciens, tous les plus anciens citoyens. Mais que l’examen de cette question n’ait aucun rapport avec la cause, on peut s’en convaincre, premièrement, parce qu’elle n’est pas l’objet sur lequel vous avez à prononcer ; ensuite, parce que Sylla lui-même, par sa loi sur le droit de cité, n’a pas ôté à ceux qu’elle atteignait la faculté d’aliéner (81) et d’hériter. Il les a placés dans la même catégorie que ceux d’Ariminum ; or, qui ne sait que ceux-ci avaient part à tous les droits des douze colonies (82), et qu’ils pouvaient hériter des citoyens de Rome ? Mais je suppose que Cécina, qu’un homme si recommandable par sa réputation et sa sagesse, par son rare mérite, par ses brillantes vertus et par la haute considération dont il jouit dans Rome, eût pu, en vertu de la loi de Sylla, être dépouillé de son droit de cité, il serait du devoir de tous les gens de bien de chercher tous les moyens de le rétablir dans ce droit, plutôt que de prétendre, à l’exemple de ceux qui pour la folie et pour l’impudence vous ressemblent, Ébutius, qu’il a perdu ses privilèges de citoyen lorsqu’il n’en a pu rien perdre. Mais, juges, comme Cécina n’a ni abjuré son droit, ni cédé à l’audace et à l’insolence de son adversaire, je ne plaiderai pas plus long-temps sa cause, qui est celle de tous les citoyens, et je mets sous la sauve-garde de votre justice et de votre conscience les droits du peuple romain.

XXXVI. Cécina fut toujours jaloux d’obtenir votre estime et celle des gens qui vous ressemblent. Ce soin n’est pas ce qui l’a le moins occupé dans cette cause. L’unique but de ses efforts était de faire voir qu’il n’avait pas absolument déserté son droit ; et il ne craignait pas moins de paraître mépriser Ébutius que de passer pour être l’objet de son mépris. Si donc, perdant un moment de vue la cause, il m’est permis de louer les personnes, vous voyez dans Cécina un homme d’une singulière modestie, d’un mérite éclatant, d’une probité admirable, et dont l’Étrurie entière a, par l’organe de ses plus grands personnages, attesté, dans l’une et l’autre fortune, la douceur et la vertu. Du côté de la partie adverse, s’il est quelque chose à reprendre dans la personne, vous voyez un homme (je me tais sur le reste) qui avoue audacieusement qu’il a armé une troupe de satellites. Mais si, abstraction faite des personnes, vous ne voyez que la cause en elle-même, vous avez à prononcer sur une violence ; celui qui en est accusé avoue qu’il l’a commise à la tête d’un rassemblement armé. Il essaie de se défendre, non par la justice, mais par un mot ; et nous lui avons enlevé jusqu’à cette ressource : nous avons, à cet égard, pour nous l’autorité des hommes les plus sages. Il ne s’agit pas, dans ce jugement, de savoir si Cécina était ou non en possession, quoique j’aie prouvé qu’il était en possession ; encore moins de savoir s’il était le vrai propriétaire du fonds, quoique j’aie montré qu’il l’était. Enfin, dans cet état de choses, réfléchissez quelle décision vous commandent, et sur les hommes armés, les circonstances présentes (83) ; et sur la violence, les aveux d’Ébutius ; et sur la question d’équité, les principes que nous avons établis ; et sur le droit civil, l’esprit de l’ordonnance provisionnelle.
NOTES
DU DISCOURS POUR A. CÉCINA.

I. (1). Si l’impudence. Ce début donne lieu à Quintilien de présenter quelques réflexions de goût et de grammaire. « Les mots, dit-il, forment une espèce de jeu en plusieurs manières…. Tantôt c’est une période dont les membres sont parfaitement égaux (ce qu’on nomme ισόϰολον ) : Si quantum in agrum lociique désertis audacia potest, tantum in foro atque in judiciis impudentia valeret Voilà deux membres avec une répétition de cas semblables : Non minus nunc in causa cederet A. Cæcina Sexti Æbutii impudentiæ, quam tum in vi facienda cessit audaciæ. Membres égaux, diversité de temps, mêmes terminaisons, mêmes cas ; et tout cela ensemble fait un fort bel effet. » (Liv. IX, ch. 3, Des figures de diction.)

(2). Dans la forme usitée. Il a déjà été question, dans le sommaire (page 242) de cette espèce de violence, appelée violence simulée, sur laquelle on peut consulter Ulpien (Digeste, liv. XLVIII, tit. 6, loi 2, et tit. 7, loi 5), les Institutes (liv. IV, tit. 15), (’Index d’Ernesti, le Commentaire de l’abbé d’Olivet (t. IV p. 605). D’Olivet lui-même renvoie aux savans travaux de Budée, de Cujas et d’Hottman sur la matière. Enfin Clément a fort bien analysé, dans une note, les recherches de Sigonius sur cet objet. « Dans les discussions de propriété, dit-il, les deux adversaires, avant de s’appeler en justice, assemblaient leurs amis, et faisaient une descente sur les lieux ; ils allaient plaider leurs droits sur le terrain même, devant des témoins qui devaient ensuite rendre témoignage de ce qu’ils avaient vu.

« Celui qui réclamait contre une possession, se plaignait ensuite que son adversaire l’avait dépossédé par violence. Sigonius (au liv. I, de Judic, ch. xxi) nous explique les différentes espèces de violences qu’on distinguait alors.

« On les divisait d’abord en violence véritable (vis vera) et quasi-violence (vis simulata).

« Si des hommes rassemblés, armés ou non, chassaient quelqu’un d’un terrain, ils exerçaient contre lui une violence véritable.

« Il y avait deux espèces de quasi-violences. La première, fixée par la loi des Douze-Tables, avait lieu lorsqu’un homme, dans le cas que désignait cette loi, employait contre un autre une résistance de forme, sur le terrain où les deux parties allaient discuter leurs droits. Par exemple, Fabius disait à Lélius : « Un tel bien de campagne, qui est dans le territoire des Sabins, m’appartient ; je le réclame en vertu des lois ; je vous somme de venir sur les lieux, pour y discuter vos prétentions, si vous en avez. » Lélius répondait : « Ce bien que vous réclamez est à moi, et j’irai vous le soutenir sur les lieux. » Ils s’y rendaient l’un et l’autre ; et, après avoir soutenu leurs prétentions mutuelles en présence de témoins, ils en rapportaient chacun une motte de terre, qu’ils produisaient en justice (ablu-gelle, XX, 9). Celui des deux qui n’était pas en possession, disait aux juges : « Je soutiens que le champ d’où a été tirée cette motte m’appartient. J’en ai été chassé par violence, et je demande à y être rétabli.

« L’autre quasi-violence avait lieu dans une discussion (toujours sur les lieux) qui se devait terminer à l’amiable devant des arbitres. On l’appelait quasi-violence contre l’usage.

« Ces formalités et ces détails de la jurisprudence romaine avaient du moins un avantage ; ils réduisaient les questions à des points de droit plus précis et plus fixes. »

« Il parait certain, dit M.V. Le Clerc, que, dans les derniers temps de la république, malgré la loi des Douze-Tables, toutes ces démarches n’étaient que simulées, et que les deux parties, comme on le voit dans le plaidoyer pour Murena (eh. XII), allaient et venaient sans quitter l’audience. (Voyez Heineccius, Antiquit. syntagm., IV, 6, 24, et les nouveaux fragmens du discours pro Tullio, c. IV.) On est même porté à croire aujourd’hui, contre l’opinion de Sigonius, d’Hotman et de tous les anciens interprètes du droit romain, que la violence simulée qui précédait l’interdit Undevi, n’avait aucun rapport avec cet acte symbolique qui préparait la revendication, et où l’on veut surtout reconnaître ce qu’on appelle deductio, quæ moribus fit, etc. Nous laissons aux jurisconsultes à éclaircir les doutes qui restent encore sur ces questions. »

(3). Juges. — Recuperatores. (Voy. sur ce mot le sommaire, p. 247)

II. (4). D’un point de droit civil. Comme s’il s’agissait seulement d’expliquer l’esprit et la lettre de l’ordonnance du préteur, et non de faire punir l’audace et la violence d’Ébutius !

III. (5). Le mode d’action qu’il doit suivre. Le préteur donnait action aux parties ; il leur assignait des juges, et prescrivait à ceux-ci la formule suivant laquelle ils devaient juger : mais les parties étaient libres de choisir telle sorte d’action qu’elles voulaient, c’est à-dire l’action civile ou l’action criminelle. On pouvait intenter trois sortes de procès à Ëbutius : procès civil, pour revendiquer la possession d’une terre ; procès d’outrage (injuriarum), pour demander réparation d’une violence illégale ; procès capital (capiti), pour demander vengeance d’un assassinat prémédité. Je ne sais pourquoi Cicéron fait entendre ici qu’on n’avait intenté à Ëbutius qu’une action civile, lorsqu’il semble dire le contraire ailleurs, et même dans cet exorde.

(6). Une voie plus douce pour en obtenir reparation. « Chez les Romains, dit Clément, celui qui intentait une action demandait qu’on lui rendit justice d’après une telle loi, et il citait les premiers mots de la loi dans sa requête. Les commissaires se bornaient à examiner si l’accusé se trouvait dans le cas de la loi ; s’il leur paraissait que non, ils ne lui infligeaient aucune peine, quand même il aurait enfreint d’autres lois. Cécina attaquait Ëbutius pour ses violences, en vertu de la loi Unde vi, etc., qu’on peut lire dans les recueils de la jurisprudence romaine. Pour se plaindre d’une violence, on pouvait demander au préteur une ordonnance, ce qui s’appelait la voie de l’interdictum ; ou demander que l’affaire fût plaidée devant des juges, ce qui s’appelait la voie de l’actio. Les ordonnances du préteur et les formules de l’action n’étaient pas toutes du même genre. Voici un tableau qui donnera une idée des autres actions qu’aurait pu former Cécina, tel que l’ont tracé les anciens glossateurs :

Unde vi, etc. Uti posside— I INTERDICTUM. (tis, etc.

QllOll VI, aUt I DIFFÉRENTES

clam, etc. < Espèces De Raptoium bo— | Vioi.ehces.

Vis expulsiva.

Turbativa.

Inquietativa.

Ablativa.

Compulsiva. »

IV. (7). À cette époque de troubles. L’orateur veut parler sans doute des troubles qui eurent lieu sous Sylla. (Voyez ci-après, note 83.)

(8). Étrangers à ma cause. « Souvent, dit Quintilien, au lieu de raconter une affaire de point en point, on passe plusieurs circonstances pour venir au point essentiel, comme fait Cicéron dans son oraison pour Cécina. « Fulcinius meurt ; car je vous épargnerai, juges, un plus long détail comme peu nécessaire à la cause. » (Liv. IV, ch. 2, De la narration.)

V. (9). Était décidée. On voit ici que, comme parmi nous, quand il y avait beaucoup de prétendans à une succession, on procédait par la vente en licitation.

(10). Parmi les femmes. (Voyez le sommaire, p. 240.)

VI. (11). Au banquier. Les ventes à l’enchère se faisaient à Rome, au milieu de la place publique, au comptoir des banquiers : ceux-ci écrivaient sur leurs registres l’argent donné par les acheteurs pour les objets adjugés.

(12). Des trois soixante-douzièmes restant. Une succession se partageait en douze parties ou douze onces, chaque once en six sixièmes (sextulæ). Une demi-once faisait donc trois sixièmes d’une once, ou trois soixante-douzièmes du tout.

VII. (13). Des habitans de Volaterre, ville d’Étrurie, ainsi que Tarquinies, dont il est parlé ci-dessus, au chapitre IV. — Sylla, vainqueur, voulant punir les villes municipales qui avaient embrassé le parti de Marius, leur ôta le droit de cité, Volaterre fut du nombre de ces villes. Cicéron cherchera à établir, à la fin de ce discours, que le droit de cité romaine ne pouvait jamais se perdre. — Thom. Dempstre (Etrur. régal., I, 2, 59) prétend que la famille des Cécina subsiste encore avec honneur à Volterre, en Toscane, à douze lieues de Florence

(14). En plein forum. À Rome, celui qui voulait intenter un procès était auparavant obligé de le déclarer à son adversaire, sur la place publique.

(15). Dépossédé selon les formalités d’usage. (Voyez ci-dessus la note 2.)

VIII. (16). P. Dolabella. Quintilien cite ce passage pour exemple de la manière dont on doit terminer une narration : « On demande, dit-il, où doit finir la narration, et c’est un sujet de dispute avec ceux qui veulent qu’on la conduise jusqu’au point contesté entre les parties, comme ici : «Les choses en cet état, juges, le préteur Dolabella.... Voilà, juges, sur quoi doit porter votre décision. » Je crois, pour moi, que le demandeur peut toujours suivre cette méthode, mais non le défendeur. » (Liv. IV, ch. 2, De la narration.)

(17). Sans aucune clause, c’est-à-dire sans spécifier si celui qui a été chassé était en possession ou non. Dans l’un et l’autre cas, le préteur ordonnait une restitution et un dédommagement. Le mot interdictum revient souvent dans ce plaidoyer. Après avoir étudié tout ce qu’on a écrit sur la jurisprudence romaine, il me paraît qu’on donnait le nom d’interdictum aux ordonnances rendues par les préteurs, sur les choses qu’ils ne voulaient pas renvoyer aux juges, et sur lesquelles ils se réservaient de prononcer. Cette ordonnance mit d’abord Cécina en possession du terrain ; Ébutius pouvait ensuite réclamer devant les tribunaux. (clément.) — M. Gueroult, dans le sommaire, traduit ce mot par ordonnance provisionnelle. (Voyez ci-dessus, p. a3c).)

(18). Ne lui est pas applicable. Il y a dans le texte, restituisse se dixit Æbutius. Ces mots, pris dans leur sens naturel, contiendraient une fausseté évidente : ils signifient seulement, selon les commentateurs, qu’Ébutius n’ayant pas chassé Cécina de force, il ne devait pas le rétablir dans ses droits. On prenait cette tournure pour ne pas s’écarter du respect dû au préteur.

(19). A consigné une somme. Nous avons dit ailleurs que les plaideurs consignaient une somme (sponsionem faciebant), qui était perdue pour le condamné. Dans le cas dont il s’agit, la consignation de Cécina a dû être faite en ces termes : « Si Ébutius ne m’a pas chassé à main armée, je perdrai cette somme ; » et celle d’Ébutius dut être ainsi libellée : « Si j’ai chassé Cécina à main armée, je perdrai cette somme. »

IX. (20). Une accusation capitale. C’était un crime capital d’uvoir ordonné à l’esclave Antiochus de fondre sur Cécina, le glaive à la main.

X. (21). Surnommé Phormion. Il y a dans le latin nomen, sans doute pour cognomen. — Les Romains avaient trois noms. Prænomen, le nom personnel : Aulus, Caïus, Cneus, Marcus, etc. — Nomen, le nom de la race (gentis) : Cornelius, Junius, Tullius, Julius. — Cognomen, le nom de la branche ou famille : Scipio, Cæsar, Cæpio, Crassus, Cicero. Quelquefois on ajoutait un quatrième nom, agnomen, pour distinguer les rameaux de la branche. Cet agnomen était propre à l’individu : Æmilianus, Africanus, Macedonicus. (Note de M. Gueroult.)

Quelquefois l’agnomen devenait cognomen, tel qu’Asiaticus, qui devint le nom distinctif des Scipions, descendans de Scipion l’Asiatique.

(22). Le Phormion de Térence. Ce personnage est un parasite effronté ; et l’acteur qui jouait ce rôle portait, à ce qu’il paraît, un masque noir : car Térence ne dit point qu’il eût le teint basané. Toujours disposé à justifier les plaisanteries dont Cicéron fait abus dans ses harangues, Quintilien fait grâce à cette allusion, qui nous parait bien froide. « Le hasard, dit-il, fait quelquefois que ces allusions sont assez heureuses ; comme ce que dit Cicéron dans l’oraison pour Cécina, en parlant contre un témoin qui se nommait Phormion : « Vous voyez, juges, que ce Phormion n’est ni moins noir, ni moins présomptueux que celui de Térence. » (Liv. VI, ch. 3, Du rire.)

(23). Fidiculamus Falcula. Dans la cause de Cluentius (ch. XXXVII, {XLI et L, Cicéron justifie Falcula du reproche de corruption. C’est avec peine qu’on voit de pareilles contradictions dans l’orateur romain. On voit qu’il débitait avec la même assurance le pour et le contre, la vérité et le mensonge, suivant les règles du genre judiciaire, qui veut qu’on sacrifie tout au besoin de sa cause.

(24). Cinquante-trois mille. D’après le plaidoyer pour Cluentius, il semble que l’on doive lire quarante mille. On voit, dans ce plaidoyer, que chacun des juges corrompus devait recevoir quarante mille sesterces (8, 180 fr.) : or, pour donner lieu à l’équivoque, il fallait que la terre de Falcula fût éloignée de Rome d’un pareil nombre de pas que celui des sesterces donnés pour acheter sa conscience.

(25). Une cause publique. Il s’agissait d’empoisonnement dans la cause de Cluentius : or, ces sortes de causes étaient regardées comme des causes publiques. (Voyez ci-dessus, note 23.)

(26). Quoiqu’il n’en fût pas membre. Asconius nous apprend que, si le président du tribunal et les assesseurs y consentaient, cette supercherie était facile ; que les Romains n’aimaient pas à être choisis pour juges, et qu’ils se déchargeaient volontiers de ce fardeau sur le premier qui voulait s’en charger.

(27). Il prononça. — Sibi liquere. Nous avons déjà donné l’explication de cette expression. (Voyez la note 71 de la seconde Verrine, seconde Action.)

XI. (28). Si vous refusez d’en reconnaître ici. Autre passage loué par Quintilien. « Mais dans ces divisions, dit-il, le genre est à craindre, et doit être bien considéré : car, s’il vous échappe une seule espèce, non-seulement votre argument tombe, mais vous vous exposez à la risée des auditeurs. Le plus sur est de faire comme fait Cicéron dans l’oraison pour Cécina, lorsque, interrogeant son adversaire, « S’il n’est pas question ici de violence, dit-il, de quoi est-il donc question ? » Car, par là, sans entrer dans un détail dangereux, il éloigne toutes les autres espèces. » (Liv. V, ch. 10, Des argumens.)

XII. (29). Le droit prétorien. On appelait droit civil le droit réglé par les lois et les jurisconsultes, et droit prétorien le droit réglé par les ordonnances des préteurs.

(30). Je n’en aurais aucune. « Dans les questions de droit, dit Quintilien, les semblables, les dissemblables et les contraires fournissent grand nombre d’argumens…. Enfin c’est une raison prise des dissemblables, que celle dont Cicéron se sert dans l’oraison pour Cécina, quand il dit : « De sorte, juges, que, si quelqu’un « avait employé la force et la violence pour me chasser de chez moi, j’aurais action contre lui. » (Liv. V, ch. 2, Des exemples.)

(31). C. Pison. C. Calpurnius Pison, avocat d’Ébutius, fut consul, l’an de Rome 687, avec Man. Acilius Glabrion. (Voyez sur ce personnage les Lettres à Atticus, I, 1, 13, 14 ; Brutus, ch. LXVIII ; et pro Flacco, ch. XXXIX.)

(31*). L. Calpurnius. Par une tournure adroite, Cicéron invoque contre son adversaire le témoignage même de L. Calpurnius Pison, son défenseur. Cette apposition amicus meus donne encore plus de grâce à cet artifice oratoire.

XIII. (32). D’une syllabe. Il y a dans le latin d’une lettre. En effet, les mots sur lesquels repose la difficulté sont ejeci et dejeci ; mais, comme j’ai essayé de reproduire cette espèce de jeu de mots en hasardant chassé et pourchassé, j’ai dû ensuite substituer le mot syllabe à celui de lettre.

XV. (33). Et menace nos jours. Quintilien cite ce passage comme un exemple de cette espèce de vague que l’orateur doit laisser dans la définition, lorsqu’il a intérêt d’expliquer la chose sans la faire dépendre de la précision hasardeuse des termes. (Liv. VII, ch. 3, De la définition.)

(34). De citoyens paisibles. Quintilien dit encore, à l’occasion de cette argumentation de l’orateur : « Ce qui domine particulièrement dans une définition, c’est la qualité ; quand, par exemple, on demande si le fait dont il s’agit est amour ou fureur. Et là se rapportent les preuves que Cicéron dit (dans ses Topiques) être propres à la définition, et qui se prennent de ce qui a ou précédé, ou suivi, ou accompagné le fait ; des contraires, des causes, des effets, des semblables, etc., tous argumens de la nature desquels il a été parlé. Cicéron, dans son oraison pour Cécina, fait, en fort peu de paroles, un raisonnement qui est fondé sur plusieurs de ces preuves : « Quoi « donc ? ils fuyaient, parce qu’ils craignaient ! Mais que craignaient « ils ? La violence, sans doute. Pouvez-vous nier le principe, « quand vous admettez la conséquence ? » Dans un autre endroit il se fonde sur les semblables, quand il dit : « Ce que l’on appelle à « la guerre contrainte et violence, changera-t-il de nom au milieu « de la paix et de la tranquillité publique ? » On confirme aussi la définition par des argumens tirés des contraires. » (Liv. VII, ch. 3, De la définition.)

(35). Un de vos témoins, P. Memmius. (Voyez ci-dessus, ch. X.)

XVI. (36). Contre l’ordonnance du préteur. C’est-à-dire : « S’il n’y a pas eu de violence contre l’édit du préteur, je perdrai la somme que je consigne ; mais, s’il y a eu de la violence, mon adversaire perdra une pareille somme, et sera d’ailleurs condamné aux autres réparations fixées par la loi. »

XVIII. (37). Les centumvirs. — Centumviri litibus judicandis.

(38). Q. Mucius. Scévola. (Voyez son éloge passim dans les précédentes oraisons, et ci-après, note 49.) Cicéron parle encore de cette cause dans son traité de l’Orateur (liv. I, ch. 39.)

(39). Nos intentions. « À la rigueur de la loi, dit Quintilien, on opposera l’équité naturelle, jointe à l’intention du législateur, qui est le second moyen dont j’avais à parler. Il peut néanmoins arriver que, par des exemples tirés des autres lois, on montre qu’il n’est pas possible de s’en tenir aux termes de la loi présente, comme a fait Cicéron dans son oraison pour Cécina. » (Liv. VII, ch. 5, Du défaut d’action.)

Dans ce chapitre, Cicéron parle de la pauvreté de la langue latine ; ailleurs (de Finibus, liv. III, ch. 2) il prétend que sa langue est plus riche que la langue grecque. « Mais, comme l’observe ingénieusement M. V. Le Clerc, il emploie sans cesse, dans le même ouvrage, des mots grecs pour se faire entendre. »

XIX. (40). La prescription. Les législateurs modernes ont établi une époque bien plus reculée pour le droit de prescription ; en France elle est trentenaire. Les lois romaines cherchaient surtout à ne laisser aucune incertitude sur les droits de propriété.

(41). Dans ce tribunal. On peut voir sur cette formule le chap. XII du plaidoyerpro Murena, et les explications que nous avons données dans les notes 44 et autres de ce même discours.

(42). L’illustre Appius, l’aveugle. (Voyez le bel éloge que Cicéron fait de ce personnage dans son traité De la vieillesse.)

(43). L’ordonnance dont il s’agit. Ce n’est point l’ordonnance provisionnelle de Dolabella dont il est question, mais une ancienne ordonnance prétorienne portée contre la violence, et qui avait force de loi.

(44). Vos esclaves. Les Romains entendaient par familia la réunion des esclaves faisant le service d’une maison.

XX. (45). Agent fondé. (Voyez Heineccius, Syntagm., IV, 10, 3.)

(46). Le fond du droit. Quintilien appelle ces raisonnemens de l’orateur des argumens de supposition. « Cette sorte d’argument, dit-il, est d’une grande force, surtout contre les termes de la loi. Cicéron s’en sert avantageusement dans la défense de Cécina. » (Liv. V, ch. 10, Des argumens.)

XXI. (47). Des hommes rassemblés à dessein. J’ai ajouté cette locution à dessein, pour exprimer la force de coactis, qui, comme l’observe Clément, ne signifie pas seulement rassembler des hommes, mais les rassembler exprès. En rendant hominibus coactis par des hommes rassemblés de force, ce traducteur, comme il en convient lui-même, a été au delà du sens ; en disant simplement rassemblés, Ath. Auger est resté en deçà.

XXIII. (48). Ces formules de chicane. — Sive, nive, étaient des débuts de formules judiciaires fort connues des chicaneurs, et dont ils abusaient souvent. Paul Manuce, au lieu de ces deux mots que Wilhelm a expliqués le premier, conjecturait summo jure. (Voyez Brisson, liv. V, De formulis.)

XXIV. (49). Manilius. M’. Manilius, habile jurisconsulte, dont Cicéron a loué souvent l’instruction et les vertus (de Orat., III, 33 ; Brut., 16, etc.). Il fut consul, l’an de Rome 604, avec L. Censorinus. — Q. Mucius, son beau-père. Il y avait, presque dans le même temps, deux Quintus Mucius Scévola, tous deux grands jurisconsultes ; ils parvinrent tous deux au consulat. Ils s’étaient distingués, l’un par le titre d’augure, et l’autre par celui de souverain pontife. Lucius Crassus, orateur célèbre, plaidait donc contre l’avis du Scévola souverain pontife, et s’appuyait de l’opinion du Scévola augure, dont il avait épousé la fille. (Voyez ci-dessus, note 38.)

XXV. (50). Les jurisconsultes habiles. L’avis des jurisconsultes romains était beaucoup plus respecté que celui des jurisconsultes modernes. On sait que leurs décisions s’introduisirent dans les codes, et acquirent force de loi chez les Romains. Il ne faut pas oublier cette remarque ; c’est la clef de plusieurs assertions soutenues par l’orateur dans ce plaidoyer.

Quand on verra, dans le plaidoyer pro Murena, Cicéron tourner en dérision la profession de jurisconsulte, dont il lui plaît de reconnaître ici l’importance et l’utilité, on aura encore une fois l’occasion de remarquer combien il est peu d’accord avec lui-même.

(51). Après sa mort. — Agnatione postumi rumpitur testamentum, dit Ulpien (au liv. III, 3, de Injust. rupt., et Regul., XXII, 18.)

(52). De son tuteur. Dans la jurisprudence romaine, les femmes demeuraient toujours en tutelle. (Voyez le chap. XII et la note 47 du plaidoyer pro Murena.)

(53). De quoi on l’accusait. Nouvelle allusion à Fidiculanius Falcula, dont il est parlé ci-dessus (chap. X.)

XXVII. (54). C. Aquillius, surnommé Gallus, le même qui était juge dans la cause de Quintius. (Voyez sur ce personnage la note 29 du plaidoyer pour Roscius d’Amène, et de celui pour P. Quintius.) Il avait, comme jurisconsulte, donné à Cécina une réponse, c’est à-dire une consultation favorable dans son affaire ; et il était assez ordinaire que les jurisconsultes assistassent au plaidoyer pour celui en faveur duquel ils avaient répondu. On en voit la preuve dans le plaidoyer pro Murena. (Voyez chap. V et note 11 ; voyez aussi les chap. XX, LXI et LXIX, du plaidoyer pro Cluentio.)

(55). Soit une sentence. Ce passage est évidemment altéré. Nous avons suivi, avec le texte le plus généralement adopté, quelque peu satisfaisant qu’il soit, le sens qui nous a paru le plus raisonnable. « C’est ici, dit M. V. Le Clerc, l’endroit le plus embrouillé et le plus difficile de tout le discours. Cicéron, je crois, montre ici la contradiction des adversaires, qui voulaient infirmer l’autorité d’Aquillius comme étant favorable à Cécina, et qui le représentaient comme contraire au même Cécina, parce qu’il voulait qu’on s’en tint à la lettre de l’ordonnance. Si la phrase omnibus..., convenit n’est pas altérée, il faut sous-entendre facere avant convenit. »

XXIX. (56). Ne vous est pas applicable. Quintilien cite ce passage comme un exemple des figures de diction (liv. IX, ch. 3). « Quelquefois, dit-il, nous parlons en notre propre personne, au lieu de faire parler un tiers ; et nous faisons parler une personne, au lieu d’une autre. Nous en avons donné des exemples dans la harangue de Cicéron pour Cécina ; car cet orateur, parlant à Pison, avocat de la partie adverse, s’exprime en ces termes : « Vous m’aviez dit « que vous m’aviez remis en possession ; et moi, je nie que j’aie été « remis en possession, suivant le dispositif de l’édit du préteur. » Car, dans la vérité, c’est Ébutius (la partie adverse de Cécina) qui avait dit : « Je vous ai remis en possession ; » et c’est Cécina qui avait répliqué : « Je nie que j’aie été remis en possession, suivant le « texte de l’édit prétorien. » Quintilien observe encore qu’il y a une figure grammaticale (nommée syncope) dans le verbe dixti, dont on a retranché une syllabe.

XXX. (57). Ce mot D’où. La formule des lois et des décrets, en pareille occasion, était : Unde tu vi dejeceris, eo restituas.

(58). D’un lieu ou d’auprès d’un lieu. Il paraît presque impossible de rendre convenablement ces deux prépositions ex et ab, sur lesquelles repose la distinction établie par l’orateur, et toute la difficulté du procès. Nous avons eu recours à la paraphrase, comme tous les autres traducteurs. Clément traduit ex par l’intérieur du lieu, et a, ab, abs, par du lieu. Nous avons cru que chassé du lieu, repoussé d’un lieu, rendait mieux cette distinction. Peut-être chassé hors d’un lieu, chassé loin d’un lieu, pourrait-il satisfaire à la fois au sens et à la clarté.

(58*). D’où Cinna fut-il chassé ? Pendant que Sylla allait combattre Mithridate, le consul Cinna (l’an de Rome 667) avait, par son influence, relevé le parti démocratique, et entrepris de rétablir la loi du tribun Sulpicius, qui répartissait dans les trente-cinq tribus les nouveaux citoyens (Voyez ci-après la note 80 de ce discours). L’autre consul Octavius, soutenu par le sénat et les anciens citoyens, s’y opposa, et parvint, après un combat sanglant, à chasser de Rome Cinna, que le sénat dépouilla de la dignité consulaire, et remplaça par L. Cornelius Merula. (appius, Guerres civiles, ch. LXIV et LXV.)

(59). Le souterrain où ils s’étaient glissés. On sait de quelle façon Manlius repoussa les Gaulois qui se disposaient à entrer au Capitule ; mais Tite-Live, qui entre dans de si grands détails à cet égard, ne nous parle pas de ce souterrain (Voyez Tite-Live, liv. 5, ch. 47). Gronovius (ad Livium, lococitato), au lieu des mots in cuniculum du texte de Cicéron, veut lire in colliculum ; mais Ernesti répond que, dans un autre discours, la troisième Philippique (chap. VIII), Cicéron dit encore : Adesse in Capitolium jussit ; quod in templum ipse, nescio qua per Gallorum cuniculum ascendit. On doit conclure de ce retour de notre orateur sur le mot cuniculum, qu’il a noté une circonstance omise par Tite-Live ; et ici son opinion doit d’autant mieux prévaloir, qu’il emploie, dans ce dernier exemple, le mot cuniculum comme une sorte de nom propre donné à cet endroit du Capitole.

XXXI. (60). Violence ordinaire. (Voyez, pour l’explication de ce mot, la note 2 de ce plaidoyer.)

XXXII. (61). Ni frauduleuse ni précaire. — Vi a me possidet, dlisent les jurisconsultes romains, qui me vi dejicit, et possessionem mihi abstulit. — Clam possidere dicitur, qui furtive ingressus est in possessionem, eo ignorante quem sibi controversiam facturum suspicabantur. — Precario possidetur quod precibus petenti utendum conceditur, quamdiu is qui concesserit patitur.

(62). Cécina vint dans cette terre, etc. L’orateur prouve que Cécina était en possession, par quatre raisons qu’il indique succinctement. 1°. Les adversaires conviennent que Césennia avait une possession usufruitière. Pourquoi donc, après sa mort, un bail qui aurait dû finir, a-t-il commencé ? Preuve qu’elle avait une vraie possession, une possession plus qu’usufruitière, qu’elle a transmise à son héritier. 2°. Cet héritier a agi en vrai possesseur ; il a reçu les comptes du fermier. 3°. Ébutius lui a signifié de lui abandonner cette terre, et non une autre ; il reconnaissait donc que Cécina était en possession de cette terre. 4°. Cécina demandait à être dépossédé suivant les formules d’usage ; il déclarait donc qu’il était en possession. Il ne s’agit pas de savoir si cette possession était solide et bien assurée, il suffit qu’elle fût réelle.

XXXIII. (63). Une loi de Sylla. Suivant cette loi, il fallait être citoyen de Rome pour pouvoir hériter. Cécina, comme on l’a dit, était du municipe de Volterre ; et une autre loi de Sylla avait dégradé les habitans de cette ville du droit de citoyen romain.

(64). Nulle en ce point. Il parait que cette clause se trouvait dans la plupart des lois. C’était une ancienne formule consacrée par la tradition ; on la rappelait toujours, sans la respecter davantage. 1 La puissance souveraine, dit Clément, établit de nouvelles lois dans tous les pays, lorsqu’elle le juge à propos, et ces lois sont souvent contraires aux anciennes. Sylla le savait mieux que personne il savait bien qu’il bouleversait la constitution, et il avait un profond mépris pour les lob antérieures. »

(65). *** Cette lacune a exercé la sagacité des éditeurs. L’abbé Auger a traduit comme si on lisait : Et in ceteris, quæ interrogabo, primum illud. Benjamin Weiske a proposé : Ut in ceteris, quæ rogari, non possunt. Cette version a été adoptée par M. Le Clerc. Au milieu de ces incertitudes, j’ai cru devoir laisser la lacune.

(66). Le droit de cité peut l’être. Ce raisonnement manque de justesse. La puissance souveraine peut, dans tous les pays, dégrader un citoyen. À Rome surtout, le peuple, et le peuple seul, pouvait ôter le droit de citoyen. Ce titre se perdait, 1° quand on devenait citoyen d’une autre ville ; 2° quand on avait déserté en temps de guerre, ou qu’on avait été pris par l’ennemi, ou qu’on avait été condamné au dernier supplice, etc.

(67). Le droit des Quirites. Le jus Quiritum comprenait tous les droits privés et politiques attachés au titre de citoyen romain ; savoir, pour les droits privés : 1° jus libertatis, droit de liberté ; 2° jus gentilitatis et familial, droit de famille ; 3° jus connubii, droit de mariage ; 4° juspatrium, puissance paternelle ; 5° jus dominii legitimi, droit d’une propriété légitime ; 6° jus testamenti et hereditatis, droit de tester et de recueillir une succession ; 7° jus tutelæ, droit de tutelle : — pour les droits politiques : 1° jus census, droit d’être mis sur le registre des censeurs ; 2° jus militiœ, droit de servir à l’armée ; 3° jus tributorum, droit de payer l’impôt ; 4° jus suffragii, droit de suffrage ; 5° jus honorum, droit de parvenir aux charges publiques ; 6° jus sacrorum, droit de prendre part aux cérémonies publiques ou particulières.

(68). Le jurisconsulte Cotta, orateur célèbre, dont Cicéron fait l’éloge dans son Brutus (chap. Lv-lvii). — Nous avons déjà parlé de cette cause dans le sommaire du discours pro S. Roscio Amerino (page 9 du tome vi).

(69). Aux décemvirs. Ces magistrats étaient chargés de juger les causes relatives à la liberté, comme on peut le voir dans le discours de Cicéron pro Domo sua.

(70). La validité de notre réclamation. Ici sacramentum n’est pris ni pour le serment, ni pour la somme d’argent qu’obtenait après le jugement de la cause la partie qui avait gagné son procès (festus, de Significatione verborum ; Varron, de Lingua latina, liv. iv, ch. 36), mais pour l’action elle-même, pro ipsapetitione : Sacramentum in libertatem, id est, causa et vindiciœ libertatis, réclamation de la liberté. (Cicer., pro Domo sua, ch. xxix ; pro Milone, ch. xxvm ; de Orat., liv. x, ch. 10.)

(71). Colonies latines. Colonies établies dans le Latium, qui originairement ne jouissaient pas du droit de cité. On y envoyait ceux qui se faisaient inscrire volontairement, ou qui voulaient se soustraire à la peine judiciaire, à une condamnation qui interdisait, dans le territoire de Rome, l’usage du couvert, du feu et de l’eau. Polybe nous apprend que les criminels condamnés à une peine capitale (ce qui à Rome ne voulait point dire la peine de mort) allaient en exil dans les colonies latines, à Preneste, à Tibur ou à Naples. Les colonies du Latium ne jouissaient pas alors des privilèges des citoyens romains ; elles ne pouvaient ni donner leurs suffrages dans les comices, ni prétendre aux charges publiques de la cité. (Voyez pro Domo sua, ch. xxx.)

XXXV. (72). Le chef des féciaux. Le chef des féciaux, qui prononçait le serment au nom du peuple romain, s’appelaitpater pafratus, quod jusjurandum pro toto populo Patrabat, dit Tite-Live, liv. i, ch. xix. (Voyez sur les féciaux le chap. xix, note 43 de la Verrine De suppliciis.)

(73). À l’égard de Mancinus. Ce consul, battu par les Numantins, dont il assiégeait la ville, s’éloigna de leurs murs pendant la nuit, se laissa enfermer dans un défilé, et n’en sortit que par une capitulation qui rappelait le souvenir des Fourches Caudines. Le sénat désavoua le traité ; et Mancinus fut livré aux Numantins, qui furent assez généreux pour le renvoyer libre. (Ans de Rome 617 et 618.)

(74). Son pouvoir sur lui. Chez les Romains, un père avait sur son fils la même puissance qu’un maître sur son esclave : ainsi, quand il le vendait, ou faisait semblant de le vendre, il ne faisait que s’ôter sa puissance et la donner à un autre, emancipabat. Un père pouvait vendre son fils jusqu’à trois fois, à quelque âge et dans quelque situation qu’il fût ; mais le fils cessait alors d’être en la puissance du père. Si pater filium ter venumdedit, filius a patre liber esto.

(75). Un esclave légitime. La loi ne reconnaissait point pour esclaves ceux qui avaient été pris et vendus par des pirates ou des voleurs. Les esclaves légitimes qui avaient un pécule de cent mille sesterces (environ 20,450 fr.), ou à qui leurs maîtres donnaient cette somme, obtenaient leur liberté, s’ils parvenaient à se faire inscrire sur le rôle des censeurs.

(76). Renoncé à la liberté. Les Romains vendaient, avec tous ses biens, celui qui ne se rendait pas à l’armée, après avoir été inscrit sur le rôle des soldats. La loi ordonnait aussi de vendre les biens, et ensuite de battre de verges et de vendre la personne de ceux qui ne se faisaient pas inscrire sur le rôle des censeurs. (clément.)

(77). Ou le droit de cité. Tous ces raisonnemens sont faux. Cicéron savait bien que rien n’était plus frappant que de voir un citoyen romain dépouillé du droit de cité.

(78). De l’exil. L’exil ne fut appliqué comme une peine légale que sous les empereurs. (Voyez le sommaire du discourspro Fonteio.)

(79). La mort. Les lois romaines ne prononçaient jamais directement la peine de mort contre un citoyen ; mais, comme elles interdisaient au condamné l’usage du feu, de l’eau, et de tout ce qui est nécessaire à la vie, et décernaient des peines très-graves contre ceux qui leur en fournissaient, il devait mourir de faim, ou quitter Rome. On trouvera de plus grands détails sur ces matières dans le discours pro Domo sua.

XXXV. (80). Soit nouveaux. On appelait citoyens nouveaux les Italiens qui avaient été faits citoyens romains depuis la guerre Sociale. Les anciens citoyens étaient ceux qui l’étaient avant cette guerre. Ils formèrent toujours deux partis dans l’état. (Voyez ci-dessus, note 58.)

(81). La faculté d’aliéner. La jurisprudence romaine donnait le nom de nexum à toutes les manières d’aliéner ou d’hypothéquer une chose, per œs et libram, c’est-à-dire avec la balance et l’argent à la main. (clément.)

(82). Des douze colonies. Le tribun du peuple M. Livius Drusus, collègue de C. Gracchus, porta une loi pour l’établissement de ces douze colonies, l’an de Rome 632. Celle d’Ariminum n’était pas du nombre ; mais elle obtint ensuite les mêmes privilèges, et c’est pour cela que Cicéron en parle comme si elle en eût fait partie.

XXXVI. (83). Les circonstances présentes. Allusion à la guerre civile de Sylla, dont Rome ressentait encore alors les funestes conséquences.

  1. Interdictum, ordonnance du préteur, qui, dans les discussions de propriété, mettait ou maintenait le demandeur en possession jusqu’à ce que l’affaire eût été jugée.
    (G.)

    « Aujourd’hui, dit M. Le Clerc dans l’introduction de ce discours, d’après les nouveaux textes de Gaius (Institut. comm., IV, 138 sq.) et les nouvelles recherches du jurisconsulte Savigny (Das Recht des Besitzes, § 34), on ne reconnaît le plus souvent qu’un seul interdit restitutoire, que la violence ait été faite avec ou sans armes (Justinien, IV, 15, 1 et 6) ; et l’on définit les interdits en général, des ordonnances rendues par le préteur pour empêcher ou réprimer les voies de fait et les actes de violence, ne vis fiat ; ut restituatur, quod vi factum est. »

  2. Ce mot est formé du verbe recuperare. C’était par eux que le demandeur recouvrait ce qui lui avait été enlevé.
    (G.)