Discours et pamphlets
V. Giard et E. Brière, (p. 1-36).
DISCOURS ET PAMPHLETS
I.
DE L’ESSENCE D’UNE CONSTITUTION[1]
On m’a invité à faire une conférence devant cette honorable assemblée et j’ai choisi un sujet qui se recommande par lui-même, parce qu’il est actuel au plus haut point. Je parlerai de l’essence d’une constitution.
Je ferai, Messieurs, tout d’abord remarquer que ma conférence sera strictement scientifique. Néanmoins, ou plus exactement à cause de cela même, il n’est nul d’entre vous qui ne puisse suivre celle-ci du commencement à la fin et ne la comprenne complètement.
La vraie science, Messieurs, — et il est bon de s’en souvenir toujours, — ne consiste que dans cette clarté de pensée qui, sans faire la moindre supposition, tire tout d’elle-même, et, précisément à cause de cela, s’empare de la raison d’un auditeur simplement attentif et s’impose violemment à elle.
Cette clarté de la pensée n’exige donc pas des auditeurs la moindre hypothèse particulière. Au contraire, puisque, comme on l’a souvent remarqué, elle ne réside que dans l’absence de prévention dans la pensée qui tire tout d’elle-même, elle ne tolère jamais les suppositions. Elle exige que les auditeurs ne portent en eux aucune prévention d’aucune espèce, aucun préjugé établi, mais elle leur demande d’étudier de nouveau le sujet dont souvent ils ont pu parler, auquel ils ont pu penser, comme s’ils n’en savaient rien d’assuré et de renoncer au moins pendant la durée de cette étude à tout ce qu’ils avaient l’habitude d’admettre.
Je commence donc ma conférence en posant cette question : qu’est-ce qu’une constitution ; en quoi consiste l’essence d’une constitution ?
Chacun, Messieurs, du matin jusqu’au soir parle aujourd’hui sur la constitution. Dans les journaux, dans toutes les sociétés, dans toutes les auberges, on parle infatigablement sur ce sujet.
Et cependant, quand je pose sérieusement cette question : qu’est-ce que l’essence, la notion de constitution, j’ai peur que de tous ces discoureurs bien peu soient en état de lui donner une réponse satisfaisante.
Beaucoup d’entre eux inclineraient à s’adresser à un tome du recueil des lois et à en tirer la constitution prussienne.
Mais ils verront aussitôt que ce n’est pas là qu’est la réponse à ma question ; car ce qui s’y trouve n’est que le contenu particulier d’une constitution particulière, de la constitution prussienne ; et en aucune façon ce texte ne peut répondre à la demande : quelle est l’essence, quelle est la notion de constitution en général.
Si je posais cette question à un juriste, il me répondrait peut-être de la façon suivante : « une Constitution est un pacte conclu entre le roi et le peuple, pacte qui fixe les principes fondamentaux de la législation et du gouvernement dans un pays. » Ou bien encore il dirait d’une façon plus générale, puisqu’il s’est déjà produit des constitutions républicaines : « une Constitution est la loi fondamentale proclamée dans un pays qui fixe l’organisation du droit public dans cette nation ».
Mais toutes ces définitions juridiques et toutes les définitions formelles sont loin de répondre d’une façon adéquate à la question. Toutes en effet ne contiennent qu’une description purement extérieure ; elles expliquent comment une constitution s’établit, ce qu’elle fait, mais non la prémisse : ce qu’est une constitution. On donne des critériums, des signes de reconnaissance grâce auxquels on peut, de l’extérieur et juridiquement, distinguer une constitution ; mais on ne nous dit nullement quelle est la notion, l’essence d’une constitution. Aussi nous 1aisse-t-on conmplètement ignorer si une constitution déterminée est bonne ou mauvaise, possible ou impossible, durable ou non. Toutes ces réponses, en effet, ne pourraient découler que de la notion même de constitution : il faut tout d’abord connaître l’essence d’une constitution pour savoir si une constitution déterminée y correspond et dans quels rapports elles sont ensemble. Mais précisément, cette espèce de définition, juridique et extérieure, qui s’applique également à toute feuille de papier signée par une nation ou par une nation et son roi et qu’on déclare être une constitution, nous laisse complètement dans l’ignorance de la question principale, quel que soit d’ailleurs le contenu de cette feuille de papier. Ce n’est que la notion de constitution, et vous vous en convaincrez quand nous l’aurons atteinte, qui est la source de tout art et de toute sagesse constitutionnels ; elles en découlent d’elles-mêmes, comme en se jouant.
Je renouvelle donc ma question : qu’est-ce qu’une constitution ; quelle est la notion, l’essence d’une constitution ?
Pour le savoir, nous allons employer une méthode dont il est toujours bon de se servir quand il s’agit d’atteindre la notion claire d’un objet. Cette méthode est simple, Messieurs ; elle consiste à comparer l’objet dont on cherche la notion avec un autre qui lui est semblable ; puis on s’efforce de discerner clairement et nettement la différence qui sépare ces deux objets.
Employant donc cette méthode, je me demanderai par quoi se distinguent une constitution et une loi. Toutes deux, loi et constitution, ont évidemment une essence commune. Une constitution doit avoir force de loi ; il faut donc qu’elle aussi soit une loi. Mais elle ne doit pas être une simple loi ; elle doit être plus que la loi ; il y a donc évidemment là une différence. Cent faits nous prouveraient qu’une semblable distinction existe et que la constitution n’est pas une simple loi, mais davantage encore.
Ainsi, Messieurs, vous ne vous fâcher pas quand de nouvelles lois sont promulguées. Au contraire, vous savez qu’il est presque nécessaire que tous les ans des lois plus ou moins nombreuses soient édictées ; et pourtant aucune d’entre elles ne peut l’être sans modifier les rapports juridiques existant jusqu’alors. Car, si la nouvelle loi n’apportait pas de modification à l’état juridique antérieur, elle serait superflue et on ne la promulguerait pas. Vous ne prenez donc pas en mal la modification des lois ; vous la considérez au contraire comme la tâche régulière des corps gouvernementaux. Mais si l’on touche jamais à la constitution, vous prenez mal la chose et vous vous écriez : on attente à notre constitution. D’où vient cette différence ? Elle est si incontestable que, dans beaucoup de constitutions, il est déclaré qu’aucune modification ne peut jamais y être apportée qu’avec l’approbation des deux tiers des voix du corps législatif au lieu de celle de la simple majorité. Dans d’autres encore, le corps législatif ne peut jamais, même d’accord avec le pouvoir, apporter une modification à la constitution et, s’il la décidait, il faudrait encore qu’une nouvelle assemblée fût élue extraordinairement et dans ce but précis par la nation pour décider de la modification à introduire.
Tous ces faits nous prouvent donc que le sentiment commun des nations considère une constitution comme quelque chose de plus saint, de plus fixe, de plus immuable qu’une loi ordinaire.
Je reprends donc ma question. En quoi se distingue une constitution d’une loi ordinaire ?
On répondra d’ordinaire à cette question de la façon suivante : une constitution n’est pas une loi comme une autre ; elle est la loi fondamentale du pays. Et il est très possible que cette réponse renferme la vérité, quoique sous une forme peu claire et dissimulée. Mais le peu de clarté de cette réponse ne peut que nous ramener à cette autre question : en quoi une loi se distingue-t-elle d’une loi fondamentale ? Nous ne sommes donc pas plus avancés qu’auparavant ; nous n’avons acquis qu’un nouveau terme : loi fondamentale, mais cela ne nous sert de rien tant que nous ne pouvons pas dire quelle différence il y a entre une loi et une loi fondamentale.
Cherchons donc à posséder notre sujet de telle façon que nous puissions étudier quelles sont les notions contenues dans l’expression : loi fondamentale. En d’autres termes, cherchons comment doit se distinguer une loi fondamentale d’une autre loi, quand la première répond exactement à son nom.
Une loi fondamentale devrait donc :
1° Être une loi plus fondée qu’une autre, c’est ce qu’indique le mot fondamental.
Elle devrait encore :
2° Pour être une loi fondamentale, constituer le fondement des autres lois ; ainsi donc la loi fondamentale doit intervenir activement dans les autres lois ordinaires puisqu’elle doit en constituer le fond. La loi fondamentale doit donc faire sentir son action dans les autres lois ordinaires.
3° Mais un objet qui a une raison ne peut plus être arbitrairement tel ou tel ; il doit être tel qu’il est ; sa base ne souffre pas qu’il soit autre ; seuls les objets dépourvus de base et par suite accidentels peuvent être comme ils sont et autrement encore. Mais l’objet qui repose sur un principe est nécessairement tel qu’il est. Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/12 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/13 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/14 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/15 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/16 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/17 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/18 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/19 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/20 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/21 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/22 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/23 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/24 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/25 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/26 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/27 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/28 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/29 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/30 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/31 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/32 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/33 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/34 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/35 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/36 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/37 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/38 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/39 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/40 Page:Lassalle - Discours et pamphlets.djvu/41
- ↑ Cette conférence, une des meilleures de Lassalle, a été faite pendant la période électorale d’avril 1862 dans diverses associations politiques de Berlin. Lassalle, déduisant avec une logique extrêmement serrée les dernières conséquences du conflit constitutionnel qui venait d’éclater, rompit ainsi complètement avec le parti libéral (N. d. T.).