Discours de réception à l’Académie française de Charles de Freycinet

Discours de réception à l’Académie française de Charles de Freycinet
Recueil des discours, rapports et pièces diversesFirmin-Didot et CiePremière partie (p. 3-26).

DISCOURS DE M. DE FREYCINET

prononcé dans la séance publique du 10 décembre 1891, en venant prendre séance à la place de m. émile augier.

  Messieurs,

Il n’est pas de figure plus intéressante à étudier et plus originale que celle de l’illustre confrère dont la perte est si vivement ressentie parmi vous. Tout en lui attire l’attention : et la nature de ses œuvres, et l’action considérable qu’il a eue sur ses contemporains, et l’éclat d’une fortune dont l’histoire des lettres offre bien peu d’exemples. À l’âge, en effet, où tant d’autres cherchent encore leur voie, il était déjà célèbre, et il l’était devenu du premier coup, sans effort. Nul n’avait préparé son succès, et il semblait que chacun y fût acquis d’avance. Puis, pendant plus de quarante ans, alors que l’opinion est si féconde en retours, il l’a trouvée constamment fidèle et il n’a connu aucune des amertumes qui accompagnent la renommée. Enfin, au lendemain de sa mort, devançant la marche du temps, il apparait dans une sorte de lointain, au-dessus des compétitions et des luttes, en possession d’une gloire consacrée désormais par la postérité.

Une telle destinée est rarement promise au talent seul. Elle suppose d’ordinaire, à un égal degré, les qualités du cœur et l’élévation du caractère, sans lesquelles le talent est souvent arrêté dans son essor. Émile Augier avait tous ces dons réunis. Il n’était pas seulement un poète et un écrivain, mais il était aussi, et avant tout, un moraliste et un philosophe, un homme de bien et un penseur profond. Il s’est servi du théâtre comme d’un moyen souverain pour mettre en relief certaines idées maîtresses et les répandre sous la forme où elles pouvaient être le plus aisément acceptées. Le succès purement littéraire a toujours été sa moindre préoccupation ; il le rencontrait sans le chercher. Ce qu’il poursuivait ardemment, c’était le succès moral, c’est-à-dire le triomphe de la vérité et l’amélioration du milieu social.

Cette tendance était si marquée chez lui qu’elle s’observe jusque dans la partie de sa vie qui échappait aux regards, dans la partie méditative et solitaire, qui ne s’est pas traduite en écrits pour le dehors, et dont seuls ont eu connaissance quelques intimes, ou dont témoignent des notes éparses pieusement recueillies. On y voit qu’Émile Augier était dévoré de la passion du bien en toutes choses, qu’aucun problème ne lui était étranger et que la politique même, dans ce qu’elle a d’organique et de fondamental, attirait ses recherches, comme pouvant exercer une influence considérable sur le sort de ses concitoyens. Il existe à cet égard quelques pages très curieuses, dont j’aurais hésité à parler, si lui-même ne s’en était souvenu dans une de ses préfaces et si elles ne lui faisaient d’ailleurs le plus grand honneur.

On sait qu’Émile Augier était reçu avec beaucoup de bienveillance par l’Empereur, mais on ignore généralement que de ces rapports était résultée, entre le poète et le souverain, une véritable collaboration dans le domaine politique. Augier poussait vers les solutions libérales et démocratiques. Profondément imbu de la nécessité de faire fonctionner le suffrage universel d’une façon sincère et d’assurer la fidèle représentation du pays, il caressait l’idée d’une révision constitutionnelle, destinée, pensait-il, à augmenter la stabilité du pouvoir et à écarter l’éventualité des changements révolutionnaires. L’Empereur n’était pas éloigné d’entreprendre cette réforme, et il y eut un moment, vers 1869, où un grand acte, bien peu soupçonné du public, fui près de s’accomplir. Dans l’organisation projetée, l’Institut jouait un rôle des plus importants, et qui pourrait s’en étonner ? Émile Augier avait été vivement impressionné en pénétrant dans votre Compagnie. Il admirait le rayonnement que l’Institut, avec ses cinq classes, projette sur toutes les branches du savoir humain. Il suivait vos travaux depuis douze ans et connaissait les richesses intellectuelles que renferme ce palais ; il s’était demandé si une pareille force, dont l’action est si puissante pour développer les progrès de l’esprit, ne pourrait pas être utilisée dans la conduite des affaires du pays, et si, à ce point de vue, elle n’était pas susceptible, dans un régime sagement pondéré, de rendre des services encore plus signalés à la société française.

L’homme d’esprit, dont le public admirait la verve, formulait sur les conditions du gouvernement des pensées tout à fait dignes d’un homme d’État. À l’époque des candidatures officielles, il avait la sagesse de dire : « Pourquoi ne sentons-nous pas sous nos pieds un terrain solide ? C’est que, depuis l’écroulement du droit divin, l’ordre ne peut se fonder que sur le consentement des hommes, c’est-à-dire sur le principe de la souveraineté nationale ; or, la souveraineté nationale n’a que deux manières de fonctionner : le choix d’une forme de gouvernement et la participation du pays par ses représentants aux actes du gouvernement choisi. Et si les représentants du pays ne le représentent pas, que devient la seconde et peut-être la plus importante fonction de la souveraineté nationale ? Une fiction aussi dangereuse pour le pays que pour le pouvoir ; et notre seule base possible reste à l’état de sable mouvant toujours prêt à s’effondrer aux moindres piétinements de la liberté. » Ces paroles, imprimées avant les agitations de 1869, étaient prophétiques. Il les accentuait encore : « La ligne la plus courte d’un gouvernement à une révolution, c’est une majorité sans lien avec le pays : elle ne fait illusion qu’au pouvoir ; elle lui dissimule la divergence croissante entre l’opinion et lui ; elle le confirme dans la fausse route et le rassure jusqu’au bord du fossé, aussi incapable alors de le soutenir qu’elle l’a été de l’éclairer. — Les révolutions ne sont que des malentendus : il n’est pas un souverain assez ennemi de lui-même pour se séparer volontairement de l’opinion publique ; en sorte qu’on peut avec la même certitude assurer, quand un gouvernement tombe, que la représentation nationale était fictive, et prédire, quand la représentation nationale est fictive, que le gouvernement tombera. » Il était impossible de déterminer avec plus de clairvoyance et d’autorité les causes qui devaient amener la fin du régime impérial.

Les papiers intimes d’Émile Augier montrent à quel point les problèmes politiques ont absorbé son esprit. Lui-même en fait l’aveu dans l’avant-propos de la Question électorale : « Ce travail, dit-il, est fait depuis longtemps, sauf quelques modifications légères. Il est le résumé d’une série d’études et, qu’on me permette le mot, de méditations dont on retrouvera aisément les traces dans mes dernières comédies. » À la vérité, il en pariait peu, même avec ses amis. Il éprouvait une sorte de confusion à laisser voir que le poète, le littérateur s’échappait fréquemment de son domaine reconnu. Dans un pays où les aptitudes sont classées et catégorisées par l’opinion, et où il semble qu’être qualifié dans une branche c’est être disqualifié pour les autres, Émile Augier se sentait emprisonné par sa propre célébrité. Il s’appliquait donc à se renfermer, aux yeux de tous, dans les travaux de son art, et c’est presque en s’excusant qu’il publia son mémoire, « comprenant très bien, dit-il, qu’il n’avait pas qualité pour entretenir le public de ces graves matières ».

Il appartient à la postérité de rectifier cette appréciation trop modeste et d’embrasser, dans son jugement, Émile Augier tout entier, avec ses aptitudes diverses : elle doit le voir pénétrant à la fois dans l’art et la philosophie, tour à tour brillant et profond, et portant le flambeau sur les travers de l’esprit humain, comme sur les besoins, les misères, les aspirations qui travaillent les sociétés modernes. Son théâtre, malgré sa forme vive et légère, a moins pour but d’offrir une récréation que d’être une école sérieuse où toutes les classes peuvent trouver leur enseignement. Depuis le jeune viveur et la femme perdue jusqu’au grave magistrat et à l’honnête mère de famille, depuis le salon frivole jusqu’à l’atelier laborieux, depuis l’artiste jusqu’à l’ingénieur ou jusqu’au soldat, tous les types, toutes les situations sont observés et décrits de ce point de vue élevé. Le drame est construit pour faire toucher du doigt les conséquences que le jeu des passions amène dans la vie réelle. L’action se poursuit avec une inflexible logique, et la morale s’en dégage tellement nette, tellement saisissante, qu’elle se résume le plus souvent en une phrase, en un mot, dont l’esprit garde l’empreinte ineffaçable. Il est rare qu’on ne sorte pas d’une représentation d’Augier sans se sentir meilleur. La douce émotion qu’il a su provoquer dissipe les hésitations, détruit les mauvais germes et prépare une guérison prochaine.

C’est là qu’il faut chercher le secret de ses étonnants débuts et de la faveur dont il n’a cessé de jouir. Entre le public et un auteur il existe parfois de mystérieuses affinités qui déterminent immédiatement la popularité et la fixent, sans que le calcul ou l’effort y aient pris aucune part. Personne n’a oublié les commencements d’Augier. Sorti ou plutôt échappé d’une étude d’avoué, où il avait brillé par l’esprit plus que par l’assiduité, il se présentait à vingt-trois ans au directeur de l'Odéon, en tenant dans sa main un délicieux petit chef-d’œuvre, qui devait être, auprès de son père, le rachat dune existence primitivement vouée au barreau. Il y eut parmi les spectateurs un cri d’admiration. La pièce était simple ; sans doute la donnée n’était pas très vraisemblable, mais la forme était si pure, le vers si harmonieux et si bien frappé, en même temps on y rencontrait des sentiments si élevés et si délicatement exprimés, que la critique fut désarmée : le jeune poète entra de plain-pied dans le champ de la renommée. On aimait à se répéter les vers que Clinias adresse à la noble captive dont il a outragé la fierté :

Assez ! épargnez-moi, car mon front a rougi.
Oui, j’ai stupidement et lâchement agi :
J’aurais dû voir combien vous différez des autres,
Et sur leurs sentiments ne pas régler les vôtres.
Mais un cœur qu’ont changé les penchants dissolus,
Rencontrant la pudeur, ne la reconnaît plus ;
Et c’est le châtiment terrible qu’il s’apprête
De n’être plus jamais touché par rien d’honnête !

Et ceux-ci, après le pardon obtenu :

C’est moi qui vous dois tout, et vous le savez bien ;
Je vous dois… un instant de fierté qui m’enivre ;
Je vous dois de mourir tel que j’aurais dû vivre !
Dans un dédain haineux mon cœur s’était serré
Au spectacle des gens dont j’étais entouré,
Et j’avais, méprisant compagnons et maîtresses,
Laissé tarir en moi la source des tendresses.
Enfin de ces méchants j’étais presque légal,
Et n’avais plus de bon que la haine du mal.

Depuis longtemps la scène française n’avait entendu de semblables accents ; on se demandait quel était ce jeune poète qui savait unir la grâce moderne à la pureté de la muse antique, et quel genre de surprise un génie si précoce nous préparait.

Cependant Émile Augier nourrissait une ambition plus haute que celle de se faire applaudir. La Ciguë n’avait été de sa part qu’une admirable fantaisie, une flamme allumée pour éclairer le terrain devant lui. Il aspirait à mettre les beautés de son art au service du bien ; il se proposait non seulement de châtier les mauvaises mœurs, mais, ce qui est plus difficile, de faire aimer le devoir. Il voulut donner à l’honnête des dehors attrayants, le préserver de ce rire moqueur dont une société sceptique a coutume de le poursuivre, et enfin — rare audace — réhabiliter et faire triompher sur la scène ce qu’on nomme dédaigneusement « les vertus bourgeoises ».

Pour réussir dans ce genre, il faut un ensemble de qualités peu commun : il faut d’abord avoir au cœur un robuste amour du bien ; il faut être exempt de cette timidité, disons le mot, de cette lâcheté mondaine qui paralyse les élans généreux ; il faut enfin avoir de l’esprit et beaucoup d’esprit pour prévenir le ridicule et pour mettre les rieurs dans son camp. Augier possédait ces qualités à un haut degré, et ses succès répétés montrent combien il a été heureusement inspiré en suivant les nobles penchants de sa nature. Il affirme la morale avec une telle autorité, il manie le sarcasme avec une telle vigueur, il emprunte si aisément l’audacieux jargon du vice, il l’émaille de saillies si étincelantes, que personne n’est tenté de croire à sa naïveté et de mettre les principes dont il s’inspire sur le compte d’un excès d’innocence. Non ; dans ces conjonctures dramatiques, dans ces conflits émouvants, c’est la vertu pleine de force qui entre en lice, la vertu aguerrie et instruite, la vertu qui a pour elle la raison, l’esprit et le bon sens.

C’est de bon sens essentiellement que sont faites les démonstrations d’Émile Augier ; l’esprit qui y est prodigué n’en est que la parure. Au fond, ce qui retient et captive l’auditeur, ce qui le laisse pensif et bientôt persuadé, c’est qu’il a l’impression d’avoir pour ainsi dire assisté à un épisode véritable de la vie sociale, d’avoir pénétré dans l’intimité de personnages réels, d’avoir vu ce qui s’est passé ou se passera à côté de lui, chez lui peut-être, d’avoir par conséquent observé dans leur enchaînement naturel les suites des passions bonnes et mauvaises ; et, dès lors, la supériorité de la morale lui apparaît avec l’évidence d’un fait qui ne laisse place à aucun doute, à aucune hésitation.

Pourrais-je citer un exemple plus saisissant que cette admirable pièce de Gabrielle, destinée à rester comme une des œuvres les plus salutaires et les plus courageuses de l’art dramatique ? La glorification du mariage, du ménage bourgeois, la flétrissure de l’adultère ; le mari rehaussé, l’amant devenu ridicule ; le triomphe définitif du bonheur domestique sur les assauts répétés de la passion. Quel thème ! et quel talent n’a-t-il pas fallu à Augier pour le faire applaudir ! Quelle réaction hardie et bienfaisante contre l’éternelle comédie du mari bafoué et du séducteur intéressant !

Mais aussi, avec quelle vérité les situations sont déduites ! Et quels accents pour ramener au bien, pour dissiper les sophismes d'un sentiment coupable, pour remettre les choses à leur place et substituer la réalité aux rêves, le devoir avec ses joies aux égarements avec leur punition inévitable ! Je ne connais rien de plus beau et de plus sain que cette scène du dernier acte où le mari, sur le point d’être abandonné par une épouse entraînée plutôt que séduite et chez laquelle l’honneur lutte encore, fait un suprême effort et décrit à l’avance, aux yeux des deux complices, le sort qui les attend. Affectant d’ignorer le drame qui se noue à son foyer, et semblant parler pour d’autres que pour eux, il réplique à l’amant « sûr, a-t-il dit, de ne rien regretter » :

......................................................... Vous, peut-être ;
Mais elle ! — Croyez-vous qu’à travers sa fenêtre
Elle verra passer d’un œil bien aguerri
La moindre paysanne au bras de son mari ?
Où que vous conduisiez son exil adultère.
Vous la verrez baisser les regards et se taire,
Lorsque les bonnes gens, se tenant par la main.
Sans ôter leur chapeau passeront leur chemin.
Pauvre femme ! Ses yeux errant dans l’étendue,
Comme pour y chercher la paix qu’elle a perdue,
Tâchent de découvrir par delà l’horizon
La place bienheureuse où fume sa maison,
La maison où jadis elle entra pure et vierge…
Tandis que, derrière elle, une chambre d’auberge
Garde pour compagnon à ses mornes douleurs
Un étranger pensif dont la vie est ailleurs !

Et lorsque Gabrielle, enfin désabusée, tombe aux Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/23 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/24 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/25 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/26 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/27 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/28 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/29 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/30 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/31 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/32 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/33 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/34 Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 1re partie, 1895.djvu/35 ses amis et ses pairs, êtes seuls en état de juger. À quel titre me suis-je autant avancé sur un terrain qui n’est pas le mien ? Ma hardiesse serait sans excuse, si je ne savais que de tout temps l’Académie a été indulgente aux nouveaux venus et que, dans ces jours consacrés par sa tradition, elle sourit avec bienveillance aux efforts de ceux qu’un malicieux hasard conduit à discourir sur les sujets qui leur sont parfois le plus étrangers. Appelé à louer Émile Augier, j’ai pris du moins le sage parti, qui était de le beaucoup citer. J’ai pu espérer ainsi que l’auteur protégerait le commentateur, et que, sous cette forme discrète, vous accueilleriez l’hommage rendu à votre glorieux confrère par un de ses plus fervents admirateurs.