Discours de réception à l’Académie française d’Octave Gréard
DISCOURS
PRONONCÉ À L’ACADÉMIE FRANÇAISE PAR M. GRÉARD
Le 19 janvier 1888.
[Le 19 janvier dernier, l’Académie française procédait en séance solennelle à la réception de M. Gréard. Le récipiendaire avait à faire l’éloge de M. de Falloux, qui fui pendant près d’un demi-siècle un champion militant de la monarchie et de l’Église et qui est connu surtout comme le principal auteur de la loi du 15 mars 1850. Le duc de Broglie, directeur de l’Académie, devait répondre à ce discours et souhaiter la bienvenue au nouvel académicien. M. Gréard s’est acquitté de sa tâche si délicate de manière à conquérir tous les suffrages ; jamais peut-être il n’avait montré avec plus d’éclat, plus de sûreté, et en même temps dans des circonstances plus difficiles, le talent consommé de l’écrivain, les qualités supérieures de l’orateur, avec toute l’autorité d’un des maîtres de la science pédagogique. Sans rien sacrifier de sa doctrine propre, il a su rendre hommage au caractère de M. de Falloux, à ses talents ; il a tracé de lui un portrait dont les amis de l’écrivain catholique se sont accordés à louer la ressemblance, et qui restera comme une page accomplie : il a en même temps exprimé ses réserves, avec la discrétion que commandaient les convenances académiques, mais avec une si noble fermeté et une telle élévation d’idées que les adversaires même les plus prévenus ne pouvaient s’empêcher d’y rendre un entier hommage.
Nous reproduisons ce discours, dont la place était toute marquée en tête de ce numéro, puisque celui qui l’a écrit veut bien nous autoriser à le compter au nombre de nos collaborateurs. — La Rédaction.]
La science de l’éducation n’est pas une science nouvelle dans un pays qui compte parmi ses maîtres Rollin, Fénelon et J.-J. Rousseau. Mais jamais elle n’a été mise par les préoccupations de l’es prit public en si haut rang, jamais elle ne fut plus nécessaire. Vous lui donnez aujourd’hui la consécration de votre autorité. De ce suprême honneur je ne veux retenir pour moi qu’un encouragement à continuer de la servir.
À la reconnaissance qui me pénètre s’ajoute en ce moment une autre émotion : l’inquiétude du grave et délicat devoir que vos bienveillants suffrages m’ont imposé. J’ai besoin de me souvenir de l’esprit qui vous anime. « Vous êtes, disait un de vos anciens, une galerie de quarante portraits que, par malheur, il faut remplacer tour à tour ; chaque fois que vous en perdez un, vous mettez tous vos soins à n’en pas acquérir la copie : plus il vous était cher, plus il vous donnait d’orgueil, moins vous cherchez qui lui ressemble. » À ceux qui se succèdent ainsi devant vous, à des titres si différents, vous ne demandez ici que l’intelligence de l’œuvre qu’ils ont à replacer sous vos yeux, le respect du caractère et du talent. C’est dans ce sentiment, messieurs, que j’essaierai de rendre un sincère hommage à l’illustre confrère que vous avez perdu.
« Je ne puis me reporter à mes premières années, » écrit M. le comte de Falloux dans ses Mémoires, « sans y reconnaître la source des inspirations de toute mon existence. » L’Anjou, et particulièrement le pays de Segré, où il avait vu le jour en 1811, était demeuré l’un des plus ardents foyers des traditions monarchiques. M. de Falloux naquit royaliste. La foi politique et religieuse à laquelle il devait se vouer l’enveloppa dès le berceau. Parmi ses impressions les plus lointaines, il retrouve les histoires chevaleresques des chouans dont on entretenait son enfance ; il voit, à la fête du curé, les paysans s’assembler en armes, boire une barrique de cidre à la santé les uns des autres et terminer la réjouissance au cri de : « Vive le roi ! » Son grand-père, maître de camp de cavalerie, exerçait un commandement à Cherbourg, où le duc de La Rochefoucauld avait voulu ménager une retraite à Louis XVI ; sa grand’mère, sous — gouvernante des enfants de France, était aux côtés de la reine dans les journées du 20 juin et du 10 août ; sa mère avait été élevée au château de Versailles ; son père avait émigré à quatorze ans. Autour de lui on vivait de ces souvenirs, la seule richesse de la famille, sans que personne eût l’idée d’en tirer avantage. M. de Falloux le rappelle avec une fierté qui est un des traits de son caractère : « Ma jeunesse s’est passée entre des personnes ayant été à la cour, mais pour lui offrir tous les genres de sacrifices. »
C’est au collège d’Angers qu’il commença ses études. Il annonçait un goût très vif pour les lettres. Certaines homélies qui l’avaient ému lui firent croire à une vocation religieuse. Il se mit à composer des sermons ; et un jour, revêtu d’une chasuble qu’il s’était taillée dans un châle de sa mère, il prêcha devant un auditoire composé de quelques camarades qu’il avait réunis et de parents qui n’étaient pas invités : tous les Quatrebarbes, oncle, tante, grand-père et grand’mère, qui, au moment de la péroraison, sortirent, à la grande confusion de l’orateur, des armoires où ils s’étaient cachés. Les applaudissements ne lui manquèrent point. Mais ce n’était pas le compte de son père qui, ayant entendu Mirabeau à Versailles et Pitt à Londres, rêvait de gloire parlementaire. Le jeune sermonnaire fut envoyé à Paris, au collège Bourbon. Là les premiers prix d’Angers se transformèrent en simples accessits. M. de Falloux n’en accuse que lui-même ; l’effort n’eut jamais d’attrait pour lui, il le confesse avec une bonne grâce charmante : le plaisir de s’abandonner au courant des choses l’entraînait. Il lui arriva même de faire l’école buissonnière pour aller rendre visite à Talma, chez lui ou dans les coulisses du Théâtre-Français. Il ne paraît pas d’ailleurs avoir conservé un mauvais souvenir des années passées sous la tutelle de l’Université, et l’on peut croire que le contact prolongé avec une jeunesse ardente, très discoureuse, ne fut pas sans effet sur le tour libéral de ses idées.
Dès ce moment avait commencé pour lui la seconde éducation toujours plus efficace que la première chez les hommes d’élite, celle qu’on se donne à soi-même et qui décide de la direction de l’esprit. Pour un jeune homme de son âge, Paris offrait bien des séductions ; mais, comme il l’a dit souvent, Paris n’a jamais pénétré en lui plus loin que l’épiderme. Ce qu’il en aimait à cette époque, on peut presque dire ce qu’il en connaissait, — tant le reste lui semble étranger, ce sont les sociétés où l’avaient introduit les amis de sa famille, et le Théâtre — Français. Un héritage survenu au cours de ses études lui permettait de tenir son rang. Dans le salon du marquis de Castellane fréquenté par Montlosier et l’abbé da Pradt, à l’hôtel Crussol dont la duchesse d’Uzès faisait les honneurs à l’émigration, les incidents des Chambres mêlés aux souvenirs de l’ancien régime défrayaient l’entretien. On y traitait aussi les questions littéraires qui, comme la politique, divisaient les esprits : seulement, par un étrange renversement des rôles, c’était l’opposition qui tenait pour les classiques et se montrait conservatrice, tandis que la révolution romantique était non moins résolument patronnée par les jeunes royalistes.
M. de Falloux, en écoutant tout le monde, satisfaisait sa manière de voir et déjà savait la défendre. Dans les menaces de conflit entre le Parlement et le roi, il soutenait que le dernier mot doit toujours appartenir à la couronne, mais il ne voulait pas que la couronne usât légèrement de ses prérogatives, il répugnait à l’idée de la lutte : politique de centre droit qui trouvait peu de faveur auprès des amis du prince de Polignac. Dans les questions littéraires, il se sentait parfois moins à l’aise. Son cœur, comme son goût, était du côté des classiques. Quand il revenait du Théâtre Français, il se drapait à la romaine dans les couvertures de son lit et se redonnait à lui-même le spectacle des grandes scènes qu’il venait d’entendre interpréter par Talma. Il lui était difficile de passer de plain-pied dans le camp du romantisme, de sacrifier de gaieté de cour Cinna ou Britannicus à Hernani. Cependant son royalisme peut-être, par-dessus tout, sans aucun doute, une admiration sincère pour la poésie des Orientales, avait fini par l’amener à Victor Hugo, et dès qu’il fut converti, suivant la règle ordinaire de ses sentiments, il demeura fidèle. Mais, dans l’ardeur de leurs passions, les défenseurs aveugles du pouvoir souffraient impatiemment que Victor Hugo parût mettre son con cours à trop haut prix. « Eh ! que M. Hugo s’en aille, si cela lui convient, s’écria un jour l’un d’eux, nous garderons M. du Chazet. » « M. du Chazet, ajoute M. de Falloux, était un vieillard spirituel dont les petites pièces et les chansons royalistes étaient fort goûtées : je le connaissais personnellement et j’étais sensible a sa bonté pour moi. Néanmoins ce nom, soudainement opposé à Victor Hugo, me causa un soubresaut et une sorte de pressenti ment douloureux. » Quelques mois après le trône s’écroulait.
En fermant brusquement devant lui les horizons de l’avenir, la Révolution de 1830 ne l’avait pas laissé sans espérance. Le premier moment de trouble passé, il entreprit une série de voyages à travers l’Europe, d’Édimbourg à Vienne, de Rome à Moscou. Rendre hommage à la famille royale exilée, juger par lui-même de ce qu’on pouvait attendre du duc de Bordeaux, était son premier objet. À Prague, où il se rend d’abord, il traverse la ville sans rien regarder : il ne voit que le Hradschin où la maison de France reçoit l’hospitalité. C’est un pèlerinage. C’est en même temps une sorte d’apprentissage diplomatique. M. de Falloux avait été choisi pour faire partie de l’école des jeunes attachés d’ambassade que le prince de Polignac avait fondée près de son ministère. Condamné par les événements à se promener en touriste, il ne néglige aucun moyen d’acquérir par lui-même l’éducation qu’il n’avait pas eu le temps de recevoir. Les spectacles de la nature, les chefs-d’œuvre de l’art ne le laissent pas indifférent. Le panorama d’Édimbourg lui arrache des cris d’enthousiasme qui réveillent ses compagnons de route. Il est touché des beautés de Rome, « où, des hauteurs du dôme de Saint-Pierre jusqu’aux profondeurs des catacombes, tout est jouissance et enseignement ». Il a l’effusion franche ; il ne quitte pas une ville sans la remercier des souvenirs qu’elle lui laisse, et il rend compte de ses impressions, sans prétention littéraire, avec une simplicité aimable. Mais les tableaux à grands traits, les croquis de paysages, les scènes de mœurs dont il sème son journal n’en sont que la distraction et la parure. L’effort de son attention est ailleurs. Ce sont les sociétés qu’il étudie, les hommes, et parmi les hommes, ceux — là surtout qui exercent ou qui sont appelés à exercer une action sur les destinées de leur pays. S’il n’avait pas l’accès des cours, son nom, sa personne, la haute distinction de son esprit, non moins que les lettres de créance dont il s’était muni, lui ouvraient tous les salons. Ses réflexions témoignent de la sagacité avec laquelle il sait démêler les ressorts des âmes et faire la part de toutes les influences, sur tout de l’influence des femmes, qu’il juge avec un tact exquis. J’imagine que si, à ce moment, par impossible, le pouvoir lui fût échu, bien des négociations lui auraient été faciles. Cependant ce qui le préoccupe, c’est moins peut-être l’avenir, dont il ne dispose point, que le passé dont le souvenir lui pèse. Il est toujours sous le coup des fautes de la Restauration ; il s’enquiert des appréciations des étrangers, et il ne fait pas difficulté de le reconnaître : on s’exprime très sévèrement sur les ordonnances de Juillet. À Vienne même, il ne trouve que dans un salon, celui de la comtesse Batthyani, ce qu’il appelle le pur royalisme à la française, ce qu’on devait appeler plus tard le royalisme des chevau—légers. « Je perdis là, écrit-il, une de mes illusions favorites, c’est-à-dire la conviction que les maisons souveraines étaient chaleureusement légitimistés. »
Il revenait de son voyage d’Angleterre lorsqu’il fut admis dans l’intimité de Mme Swetchine. Il ne s’y laissa pas engager du premier coup. Le fonds d’indépendance que toute sa vie il a conservé envers tout le monde le tint longtemps en défiance : cette domination sous laquelle il voyait ceux qui l’avaient une fois acceptée courber humblement la tête l’inquiétait. À peine s’y fut il prêté à son tour qu’il subit le charme. Je ne crois pas que personne ait été plus près du cœur de Mme Swetchine. C’est lui qui a reçu son dernier soupir, publié ses lettres et ses pensées ; et il n’est pas d’œuvre dont il ait suivi la fortune avec plus de sollicitude. Son amour filial ne l’a-t-il pas quelquefois entraîné ? Mme Swetchine avait mérité, ce semble, qu’on fit un choix dans ses papiers, et qu’on laissât sous le voile où elle s’enveloppait ce qu’elle avait voulu retenir d’elle-même. « La piété solide est discrète, » disait-elle sagement. Une conscience délicate et habituée à se recueillir peut indéfiniment se repaître de ses extases : c’est toute la vie des cénobites. On ne se maintient pas longtemps avec intérêt pour les autres à ce ton de sublimité. Les sentiments les plus élevés ou les plus touchants ne sauraient se passer, pour plaire, d’un peu de détente et de variété. Lirait — on Mme de Sévigné, si à ses chères radoteries sur sa fille elle ne mêlait sans cesse des nouvelles de la cour et de la ville, toute sorte de jugements exquis, même de propos sans conséquence ? Il y a d’ailleurs trop souvent chez Mme Swetchine un raffinement de spiritualité qui embarrasse. Mme de Sévigné aurait demandé qu’on lui épaissît tout cela, et je doute que le grand sens de Mme de Maintenon, si vite averti par les égarements de Mme Guyon des dangers de la doctrine du pur amour, eût encouragé les agapes mystérieuses qui réunissaient à minuit, dans la chapelle voisine du salon, les fidèles de la maison.
Mais si Mme Swetchine avait trop gardé le souvenir des pratiques de l’Orient, si trop souvent elle se laisse ravir à des coups d’aile qui l’emportent dans les nuages, quelle solidité de raison chaque fois qu’elle est ramenée sur terre par les conseils que ses amis lui demandent ! Elle a la note juste pour toutes les situations, le mot libérateur pour tous les cas de conscience. Dans la petite société d’élite qui se presse autour d’elle comme autour d’une mère, Montalembert, Lacordaire, de Tocqueville, — je ne parle que de ceux qui ne sont plus, , on se dispute sa clair voyante tendresse. Dès qu’il eut pris sa place, M. de Falloux se sentit contristé comme les autres, quand la porte s’ouvrait pour de nouveaux venus. Chacun voulait l’avoir à soi, et elle n’interdisait à personne de croire qu’il était le préféré, l’unique. Pour tous elle est le frein et l’aiguillon, l’aiguillon surtout. Ce qui achève la vertu à ses yeux, c’est l’action. Son salon, dit M. de Falloux, était un foyer chrétien, et de ce foyer sortirent la plupart des œuvres de propagande religieuse, qui, sous la direction du P. Lacordaire et du P. de Ravignan, de Frédéric Ozanam et d’Armand de Melun, se sont multipliées pendant les dernières années du gouvernement de Juillet, les unes tournées vers les plus hautes régions de la société parisienne, les autres appropriées aux classes populaires. M. de Falloux s’engagea dans la milice des jeunes missionnaires qui se partageaient les faubourgs : chaque semaine, il allait, du banc d’œuvre des paroisses, évangéliser les ouvriers en leur racontant la vie des saints ; et c’est à Mme Swetchine, à l’ardeur de la vie morale qui rayonnait en elle, qu’il rapportait le succès comme l’inspiration de sa parole. Sans M. de Falloux, on n’aurait pas connu peut-être, certainement on connaîtrait moins bien Mme Swetchine ; sans Mme Swetchine, il semble que M. de Falloux n’aurait pas pris complètement possession de lui-même. C’est elle, il le déclare, qui le fit en trer dans la vie sérieusement chrétienne.
Sa conception politique dès cette époque, — il avait vingt-sept ans, commence à se traduire avec autorité. Autour de lui, il voyait ses maîtres et ses émules s’enfermer, chacun de son côté, dans les voies qu’ils s’étaient tracées. Berryer, « qui eût été le succès et la grandeur de la royauté, si, dans ses impénétrables décrets, Dieu n’eût condamné la royauté elle —même à un funeste aveuglement », Berryer semblait n’avoir à cour que le rétablissement de la monarchie légitime : il y subordonnait tout le reste, comptant sans doute que, la légitimité rétablie, tout le reste sui vrait. Montalembert, exclusivement préoccupé de l’intérêt religieux, ne trouvait que péril à l’identifier avec l’intérêt politique. Entre « ces deux lignes isolées », M. de Falloux se proposait de travailler à « mettre le trait d’union » ; et, pour mieux fixer ses idées, il résolut d’entreprendre deux ouvrages qui fussent comme une manifestation de ses principes de gouvernement. Telle est l’origine de Louis XVI et de l’Histoire de saint Pie V.
Louis XVI était resté, dans ses souvenirs d’enfance, « le type le plus injustement méconnu du gouvernement qui avait porté la France si haut » ; dans les impressions de sa jeunesse, il le re voyait, sous l’image du dernier roi légitime, comme une victime des fautes d’imprudents conseillers. Ce furent les deux motifs qui déterminèrent son choix. Pour traiter le sujet, il s’imposa un labeur dont jusque-là il n’avait ni senti le goût, ni fait l’expérience : il compulsa méthodiquement, la plume à la main, tous les mémoires sur l’histoire de France, de Villehardouin à Mirabeau, afin de se rendre compte, siècle par siècle, du travail de la monarchie. Cependant le livre est moins une étude de critique et d’histoire qu’une œuvre de sentiment. M. de Falloux ne méconnaît aucune des faiblesses de Louis XVI, il n’excuse ni la disgrâce de Turgot, ni l’exil de Necker : mais il est plus touché des vertus du roi qu’ému de ses fautes. « Ce qui lui manqua, dit-il, ce fut le concours des grands corps de la nation. Plus tard, dans ses Mémoires, se jugeant lui-même, il écrira que, s’il avait conçu son livre à la fin de sa carrière, « il aurait fait ressortir davantage que ce sut la longue désuétude des États-généraux qui créa le danger de 1789 ; il aurait davantage insisté sur l’aveuglement prolongé et conséquemment sur la responsabilité des classes privilégiées ». Il croit du moins pouvoir se rendre cette justice qu’en honorant le roi comme un modèle, en le pleurant comme un martyr, il n’a pas consacré une ligne à l’apologie du pouvoir absolu et que partout il prend parti pour la liberté sagement réglée. Ce sont ses conclusions. Elles renfermaient à la fois un hommage et une leçon : un hommage au principe monarchique, une leçon à l’adresse de ceux qui l’avaient compromis.
Louis XVI était une satisfaction donnée à sa foi politique ; l’Histoire de saint Pie V fut le tribut payé à ses convictions religieuses. Le P. Lacordaire, qui venait de publier son Mémoire pour le rétablissement des frères prêcheurs, lui avait indiqué trois vieilles biographies de saints qu’il croyait dignes d’être rajeunies par sa plume. M. de Falloux préféra la vie du pape, ancien frère prêcheur aussi, qui avait consacré les décrets du concile de Trente, repoussé par le bras du vainqueur de Lépante les menaces de l’Islamisme, et entrepris de rétablir, avec l’épée de Philippe II, l’unité de la catholicité. Mais, avant de monter sur la chaire de saint Pierre, Ghislieri avait été commissaire général du saint office. Il est aujourd’hui en France des questions qui ne se discutent plus : c’est l’honneur de la conscience humaine. M. de Falloux se borne à justifier historiquement ce que la morale publique ne lui permettait pas d’absoudre. Dans les œuvres de l’Inquisition il voit un acte de préservation sociale accompli par l’Église au nom et dans l’intérêt des peuples, qui, incapables de se protéger eux mêmes, s’étaient placés sous sa tutelle. À cette explication on est heureux d’opposer le jugement que, vingt-cinq ans après, M. de Falloux portait sur la lutte ouverte entre l’Évangile et le Coran : « La conciliation restera longtemps encore une espérance voisine de la chimère ; grâce à Dieu, l’extermination est devenue une barbarie impossible. Mais ce n’était point la chimère de cette pacifique conquête qu’il caressait en retraçant les actes du pontificat de Pie V. « Que la France et Rome renouent leur antique alliance, disait-il ; jamais elle n’a été plus nécessaire à la marche du monde. » Et il conviait la fille aînée de l’Église à prêcher la Croisade sous l’égide de la papauté.
L’ardeur de ces opinions soutenues avec éclat plaçait M. de Falloux, dans son parti, au premier rang des militants. En 1846, les portes de la Chambre des députés lui furent ouvertes par l’arrondissement de Segré. En même temps que des idées affermies par l’étude, il y apportait les ressources d’un esprit politique que la pratique de la vie parlementaire allait porter rapidement à la perfection. La session de 1847 ne lui avait guère laissé que le temps de signaler l’élévation et le sens pratique de son intelligence. Il entra à l’Assemblée de 1848 en maître exercé et déjà sûr de lui. Le suffrage universel avait réuni dans la même enceinte les membres des deux anciennes Chambres, et plus d’une fois la discussion rapprocha M. de Falloux de M. de Montalembert. Ils défendaient les mêmes causes avec le même zèle ; mais dans le caractère de leur éloquence et de leur action, quel contraste ! M. de Montalembert s’élançait à la tribune comme à l’assaut, l’ail en feu, le front chargé de passion, la tête rejetée en arrière, la poitrine dé couverte, attendant et provoquant la lutte ; d’un bond il s’élevait à son sujet ; sa voix nette, fière, retentissante, semblait monter au fur et à mesure qu’elle se déployait ; l’indignation, non pas une indignation d’école et de métier, une indignation sincère, profonde, le transportait, et l’éloquence coulait de ses lèvres brûlantes comme la lave. Mais, tandis qu’il s’abandonnait aux mouvements de son âme, irrité par les interruptions, enflammé par les applaudissements et comme enivré lui-même par la magnificence de sa parole, il franchissait toutes les bornes, frappait ses amis en même temps que ses adversaires, se livrait ; et, plus d’une fois sans doute, alors qu’il regagnait son banc au milieu d’une assemblée frémissante, il dut se demander si son triomphe avait servi sa cause autant qu’il l’honorait. M. de Falioux se présentait, les yeux à demi-clos, impassible, dans une sorte de recueillement. Sa voix harmonieuse et douce de la douceur angevine, son geste élégant et sobre pacifiaient les esprits. Également préparé à se réserver ou à tout dire, aucun incident ne troublait son sang-froid : se redressant sous le coup d’une interpellation injurieuse, il la repoussait avec une hauteur qui coupait court à la réplique ; en face du péril, allant jusqu’au bout de sa pensée, il la gravait dans une formule tranchante : certaines de ses réponses sont entrées dans l’histoire, et c’est à l’histoire aussi qu’appartiennent les actes d’énergie dont il soutenait ses résolutions. Mais, jusque dans les emportements qu’il se permet, on sent le calme d’un esprit qui se possède. Il ramenait, il réglait, il sauvait les discussions. C’était un tacticien consommé. Ainsi le vit-on, dans le débat de l’article de la Constitution sur la liberté de l’enseignement, opérer une savante retraite et dégager son compagnon d’armes dont la fou gueuse intempérance avait failli tout perdre. Cette force contenue, qui dès l’abord avait assuré son autorité dans l’Assemblée, lui donnait dans les délibérations plus intimes un ascendant sans égal. « Qui n’a pas vu M. de Falloux discuter autour d’une table, disait M. de Tocqueville, ne sait pas ce qu’est la puissance d’un homme. » Au témoignage de ceux qui l’ont suivi de près, il savait admirablement écouter : son tour venu, il reprenait les arguments, les analysait, les pressait, insinuant, caressant, passant par toutes les portes sans en forcer aucune, très sensible au bien joué et semblant parfois se laisser battre, puis rentrant dans ses positions par un détour inattendu, tenant ceux qui croyaient le tenir et leur faisant sentir la pointe pénétrante de sa parole, mais sachant se contenter d’un demi-succès et satisfait d’avoir préparé le lendemain : avec cela, nul souci de lui-même, aucune préoccupation de vanité personnelle, n’ayant jamais en vue, dans les petites choses comme dans les grandes, que l’idée qu’il défendait : M. de Falloux, s’écriait M. Cousin à la fin d’un de ces entretiens où il n’avait pu le mettre en défaut, c’est la cause, la cause, la cause. »
Tel était l’homme que les événements allaient porter aux affaires. Son talent et son courage y avaient marqué sa place ; d’anciennes et fortuites relations l’aidèrent à la prendre. Il avait fait ses études au collège Bourbon avec Auguste de Morny, « un intelligent et très aimable paresseux ». Durant ses pérégrinations à travers l’Europe, il s’était deux fois rencontré avec M. de Persigny, qui avait demandé à le voir : la première fois, à Londres, pour lui emprunter de l’argent ; la seconde fois, à Strasbourg, pour l’enrôler dans l’expédition qu’il préparait. Le sentiment d’une égale confiance dans l’avenir de leur drapeau les avait intéressés l’un à l’autre. « Nous étions faits pour nous entendre, disait en plaisantant M. de Falloux ; car vous êtes un Vendéen à votre façon. Vos yeux s’ouvriront, répliquait solennellement M. de Persigny : le prince Napoléon règnera et vous ferez partie de son premier ministère. — Alors promettez-moi que vous me donnerez mon portefeuille. – Eh bien ! vous l’aurez. » Le 20 décembre 1848, la parole donnée en 1835 était acquittée. En entrant au ministère de l’instruction publique et des cultes, M. de Falloux trouvait sur son bureau le portefeuille en maroquin rouge que M. de Persigny lui avait promis. « Malheureux, dira-t-il plus tard, bien malheureux est le pays où deux jeunes gens de vingt-cinq ans, échangeant une telle gageure le sourire aux lèvres, peuvent finir par se prendre au mot, où une telle aventure ne reste pas dans le domaine du roman ! » Quoi qu’il en soit, après quelque hésitation, il décida de s’associer à un gouvernement dans lequel, ne croyant pas à la restauration de l’Empire, il voyait un commencement de retour à la légitimité.
Il n’avais mis à son acceptation qu’une condition, mais une condition expresse : la présentation d’une loi sur l’enseignement. Moins de quinze jours après, la commission chargée d’en établir les bases était nommée ; l’année suivante, l’ouvre était accomplie. Elle est connue aujourd’hui — c’est M. de Falloux qui parle — sous le nom de loi du 15 mars 1850 pour ceux qui veulent en dire du bien, sous le nom de loi Falloux pour ceux qui veulent en dire du mal. Définition piquante et faite pour nous embarrasser, s’il était vrai qu’il fût impossible de concilier le respect des droits de la liberté avec le souci des devoirs et de la dignité de l’État.
La Charte de 1830 avait promis la liberté d’enseignement. La Constitution de 1848 l’avait proclamée. L’Université était prête à l’accepter.
Ce que fait l’État, tout Français doit pouvoir le faire, s’il en est digne et capable. L’existence et le développement de l’enseignement libre sont la condition du progrès de l’instruction générale, la garantie de la paix des esprits : aux établissements particuliers de frayer les routes nouvelles, à eux d’assurer aux familles l’éducation exclusive que réclame leur conscience. Mais pour résigner, comme il est nécessaire et juste, une partie de la puissance publique, l’État n’abdique point. C’est à lui qu’il appartient, en organisant l’éducation commune à ses divers degrés, depuis l’école de hameau jusqu’au Collège de France, de tenir tous les esprits en éveil. Si l’État cessait d’exercer cette initiative tutélaire, c’en serait fait de l’instruction des classes pauvres, l’ignorant n’étant que trop porté à s’engourdir dans son ignorance. C’en serait fait même de la culture supérieure : chacun allant au plus pressé, la France ne serait bientôt plus qu’un comptoir, un atelier. Sauvegarde des intérêts généraux, l’action de l’État est en même temps le lien de l’unité nationale : vouloir que l’État impose son uniformité à la société est une prétention tyrannique ; mais laisser la société imposer à l’Étai ses divisions ne serait-ce pas la plus redoutable des anarchies ? Ainsi s’exprimaient M. le duc de Broglie, M. Cousin, M. Guizot, dans un langage où l’Université s’honorait de se reconnaître. J’aime à invoquer devant vous, messieurs, de tels patronages. Si la question de la liberté d’enseignement avait été maintenue dans ces sphères sereines et résolue suivant ces maximes de droit public, — j’emprunte le mot à M. de Broglie, que de choses auraient pris parmi nous un autre cours.
Mais tel n’était pas le plan de ceux qui, sous le gouvernement de Juillet, réclamaient l’exécution des promesses de la Charte. Il ne leur suffisait pas d’avoir une part dans l’éducation : ils la voulaient tout entière. Il s’agissait pour eux, non de la liberté, mais de la domination. Naguère la politique, la jurisprudence, la science, toutes les branches de l’art reconnaissaient la suprématie de l’Église ; ces nobles vassales avaient été successivement arrachées à son influence. « Voici maintenant, s’écriait M. de Montalembert, traçant aux catholiques leurs devoirs, voici le tour de l’éducation, que l’État, sous la figure de l’Université, vient confisquer à son profit. L’épiscopat et le clergé français peuvent-ils ne pas résister à cette dernière usurpation ?… » Et après les douloureux événements qui, au mois de juin 1848, avaient jeté le trouble dans les meilleurs esprits, ce fut sur ce terrain que la lutte s’engagea.
Ce n’est pas nous qui en faisons l’histoire. Elle est écrite dans les procès-verbaux de la commission de 1850. Dans le premier élan de l’attaque, l’instruction primaire aurait été tout entière livrée aux congrégations, s’il eût été aussi facile d’en supporter la charge que d’en prendre la direction, et peu s’en fallut que ce ne fût aussi le sort de l’instruction secondaire. L’esprit de transaction intervint. Était-ce vraiment une transaction ? Il y a trente ans, à cette même place, dans l’éloge du comte Molé, arrivant à l’établissement de la royauté de Juillet à laquelle M. Molé avait donné son concours, M. de Falloux disait : « Deux convenances, également impérieuses, quoique en apparence contraires, me sont imposées : la réserve et la franchise. L’Académie, jalouse de l’honneur de tous ses membres, ne consentirait à me voir oublier ni l’une ni l’autre. » Vous me permettrez, messieurs, de m’inspirer des mêmes sentiments. Ce qui était un droit pour M. de Falloux est pour moi un devoir.
J’en ai d’ailleurs la conviction, et j’aime à le dire tout d’abord : avec quelque scrupule que M. de Falloux ait paru s’effacer dans la préparation de la loi, c’est lui qui inspira la plupart des tempéraments qu’elle reçut. Mais, — pour ne toucher qu’aux principes sur lesquels elle reposait, — alors qu’on annonçait l’intention de détruire un monopole que personne ne défendait plus, était-il conforme à l’équité de reconstituer les privilèges en sens contraire, de créer des jurys et des brevets d’exception, de répudier le droit commun qui est l’essence même et la raison de la liberté ? Était-il d’une politique prévoyante de substituer au loyal stimulant de la concurrence les défiances d’un antagonisme qui risquait d’introduire dans l’éducation les dissentiments des opinions de parti ? Pourquoi surtout amoindrir l’enseignement de l’État, ne pouvant le détruire, — dans son autorité en morcelant les grandes régions académiques, dans son indépendance en le mettant en tutelle au sein des conseils appelés à régler ses intérêts, dans sa valeur en abaissant les programmes de l’École normale, dans son honneur en jetant le discrédit sur l’élite de ceux qui le servaient ? L’effet de cette suspicion ne tarda pas à se produire. C’est peu de temps après que nous avons vu nos maîtres, ceux à qui nous devions ce que nous sentions en nous de meilleur, écartés des chaires dont ils étaient la force et l’éclat, nos plus brillants condisciples mis en cause pour leur dévouement à la science et punis de leur talent. M. de Falloux, qui a connu tous les nobles sentiments, pardonnerait, je m’en assure, à nos souvenirs de jeunesse la sincérité de ces impressions. Ajouterai-je que, tandis qu’on s’étonnait autour de lui qu’il n’eût pas fermé les collèges de l’État en ouvrant les portes des maisons religieuses, il ne craignait pas de dire, dans sa clairvoyance, que « deux choses auraient manqué aux maisons religieuses : des maîtres pour les diriger, des familles pour les remplir ? » Nous ne pourrions souhaiter un plus décisif témoignage.
Issue, au commencement du siècle, de la reconstitution de la société civile, l’Université en satisfait, comme elle en exprime, les sentiments, les besoins, la sage et ferme tolérance. Forte du bon sens public, elle ne s’incline ni devant ceux qui prétendirent un jour proscrire des écoles Homère et Virgile, ni devant ceux qui voudraient expurger les Fables de La Fontaine ou les Oraisons de Bossuet. Aux adversaires qui incriminent son esprit, elle répond comme elle a répondu de tout temps : par l’exemple de ses maîtres qui, sous les yeux des familles, pratiquent le culte désintéressé de la science, la fidélité au devoir, la dignité de la vie ; par sa discipline qui, s’adressant à la raison, prépare dans l’enfant l’homme de son temps et de son pays ; par son enseigne ment enfin qui, puisé aux sources les plus hautes, nourri des doctrines d’Aristote et de Platon, de Descartes et de Leibnitz, maintient les franchises de l’intelligence humaine, mais respecte les consciences et n’a jamais admis que la liberté de croire ne fît pas partie de la liberté de penser.
L’avènement de l’Empire rendit M. de Falloux à lui-même. Il se consacra à l’agriculture, et il y porta, comme en toute chose, le besoin d’une action raisonnée. Arthur Young, visitant la France à la fin du siècle dernier, raconte qu’il ne s’était arrêté en Anjou que pour voir le marquis de Turbilly dont les défrichements avaient été célébrés par Voltaire. Après avoir battu le pays pendant plusieurs jours, questionné en vain paysans et seigneurs qui ignoraient l’existence du célèbre agronome, il rencontra enfin dans un endroit retiré une vieille dame dont il apprit qu’en effet il existait à environ cinq lieues un domaine appelé Turbilly, du nom de celui qui l’avait habité, que le marquis avait même fait, disait-on, des travaux, écrit des livres, mais qu’il était mort insolvable. Le Bourg-d’Iré n’est pas moins fameux aujourd’hui que ne l’a été Turbilly en son temps ; mais M. de Falloux ne se fût pas pardonné d’en avoir acheté à ce prix la renommée. Ce n’est point par caprice ou par dépit qu’il s’était tourné vers la vie rurale. A ses yeux, il n’était pas d’occupation plus digne de ceux qu’ont frappés les coups de la politique, ni qui permît plus sûrement de se rendre utile en demeurant indépendant : jamais homme ne fut moins un émigré dans son pays. Il y trouvait pour lui-même la satisfaction de travailler à la prospérité de sa chère Vendée angevine. Il se disait enfin que le moment n’était pas loin où la grande propriété pourrait être contestée, et il croyait sage qu’elle se préparât à justifier son principe par ses services. Il voulait faire de son œuvre un enseignement et un bienfait.
La terre sur laquelle il avait à s’exercer était, comme lui, novice ; il lui avait fallu tout créer, à commencer par le domaine qui, à l’origine, ne comprenait pas moins de deux cent six par celles distinctes. Or, il pouvait le prouver livres en main, dix ans plus tard, elle rendait bien au delà de ce qu’elle avait coûté, et l’instruction, comme l’aisance, rayonnait dans le pays d’alentour. « C’est que j’ai fait de mieux dans ma vie », disait-il à ses visiteurs, et il en a écrit l’histoire dans un petit chef-d’œuvre de précision économique et d’engageante peinture. Je ne sais guère parmi nous que Voltaire, le Voltaire des Délices, — M, de Falloux acceptera pour une fois ce rapprochement, le marquis de Turbilly en est le lien, — qui ait parlé d’une exploitation rurale avec autant de charme. Le plan de ferme dressé par le seigneur du Bourg-d’Iré n’a rien à envier à la description, devenue classique, de la maison rustique du patriarche de Ferney. Encore Voltaire y met — il parfois trop d’esprit. Ses bœufs lui font des mines. C’est un citadin, resté citadin, qui jouit de la campagne en s’aidant des souvenirs de Virgile et d’Horace ; c’est un châtelain qui n’a pas encore l’habitude de l’être, et qui compte ses arbres, ses vas saux, ses moines ; ce bonheur tout nouveau l’enivre : il faut qu’il en parle. Ah ! si le concours de Poissy eût existé, quelle ardeur il eût mise à disputer la prime ! Quels appels, pour l’obtenir, à Thieriot, à Cideville, à d’Alembert, à d’Argental, et comme l’Europe eût retenti de son triomphe ! M. de Falloux s’honorait de ses succès de comice : les coupes et les objets d’art qu’il avait gagnés tenaient dans les salons du château la première place ; mais ce n’était pour lui que la consécration de la propagande qu’il avait entreprise. Toutes ses observations ont la portée d’une leçon. S’il a adopté pour ses troupeaux le type Durham, pour ses vergers le système Dubreuil, c’est que le système Dubreuil dans l’arbre fruitier supprime une grande partie du bois au profit du fruit, comme le type Durham réduit dans le bœuf, autant qu’il se peut faire, les os, les pattes et les cornes au profit de la viande ; en un mot qu’ici et là le superflu est sacrifié à l’utile. Il ne s’agit de rien de moins que d’une méthode d’éducation ; chacun peut y trouver un conseil : n’aurions-nous pas, nous, par exemple, trop de bois dans nos programmes d’études ? En même temps qu’il calcule les avantages de la vie qu’il propose en exemple, M. de Falloux en analyse finement les jouissances : et, pour les célébrer, il retrouve les accents de la poésie antique imprégnée de l’onction chrétienne : « C’est la vie des champs qui trompe le moins d’espérances, dit-il : le vrai campagnard est à la fois actif et sédentaire : sensible à l’honneur, inaccessible à l’ambition, il sert son pays sans quitter son foyer. Son corps est robuste parce que son âme est paisible. Jette-t-il ses regards en arrière, il retrouve assurément des soucis et des peines, mais point de regrets. Quand ses jours sont comblés, il laisse autour de sa tombe un honnête souvenir de deux ou trois lieues de circonférence et cette devise à ses successeurs : Vivre en travaillant, mourir en priant. »
Si féconde que fût cette activité, elle était loin de suffire à M. de Falloux. Longtemps hôte assidu de la Société d’agriculture et des arts d’Angers, où sa présence était une fête, il s’y montrait de plus en plus rarement ; et, comme on lui en exprimait le regret : « Ah ! si vous faisiez de la politique ! » répondait-il. Jamais il ne s’en était laissé distraire. Restaurer la monarchie en France, rétablir parmi les peuples le gouvernement de l’Église, tel est le rôle, défini de bonne heure avec précision, embrassé avec ferveur, soutenu pendant les trente dernières années de sa carrière envers et contre tous, amis ou ennemis, tantôt avec une patience que rien ne lasse, tantôt avec une vivacité hardie, toujours avec une autorité incomparable, qui fait l’intérêt supérieur et l’unité de sa vie.
Ainsi qu’il le disait du comte Molé, « le christianisme n’était pas pour lui l’objet d’une admiration spéculative, ni le bienfait épuisé des âges disparus » : il y voyait « le libérateur et le père des âges futurs ». L’Église à la tête de la civilisation, le pape à la tête de l’Église, c’était là l’expression la plus haute de son dogme politique. Mais il ne croyait pas que l’Église put accomplir son œuvre sans s’aider du concours des forces que l’esprit moderne mettait entre ses mains, La liberté de l’enseignement obtenue, il considérait que le parti qui s’était groupé sous la direction de M. de Montalembert pour la conquérir n’avait pas de raison de survivre à sa victoire, et, l’Empire ayant mis à néant les communes espérances, il avait appelé ses coreligionnaires à soutenir ensemble la cause de toutes les libertés, en se réunissant sans distinction de nuances autour du drapeau de la monarchie : au parti des catholiques il voulait substituer les catholiques de tous les partis. À cet appel de ralliement un cri de guerre avait répondu, au nom de ceux qui, rebelles à toute idée de transaction, prétendaient ne point abaisser leur bannière : ni légitimistes, ni libéraux, ni gallicans ; au dedans le respect du pouvoir établi sans vaines menaces de révolte, au dehors le dévouement à l’Église sans réserve, le règne de la doctrine romaine sans contrôle. Et, dans le champ ouvert à cette lutte inattendue, M. de Falloux avait trouvé un adversaire rompu à toutes les manœuvres, écrivain de race, ne refusant rien à sa verve plébéienne et à ses âpres ressentiments, infatigable, implacable. Quelque rudes que fussent ces assauts, il semble que M. de Falloux ait eu plus à s’en féliciter qu’à s’en plaindre. La question romaine lui avait fourni l’occasion de faire éclater son zèle pour les intérêts temporels du Saint-Siège et de revendiquer l’honneur de la politique inaugurée en 1849 par son ministère. Il pouvait avec d’autant plus d’indépendance résister aux entraînements de doctrine auxquels on sollicitait l’épiscopat français et la papauté, en pesant sur l’épiscopat au nom de la papauté, sur la papauté au nom de l’épiscopat. Il se refusait à admettre que la science fût incompatible avec la foi et que l’Église dût repousser en bloc les conquêtes de l’intelligence humaine. Il interprétait le Syllabus. Le jour où, ayant applaudi à la réunion du Concile, il fut accusé de vouloir introduire le régime parlementaire dans les délibérations de la cour de Rome, il protesta ; mais on peut croire qu’au fond l’injure ne lui déplut pas.
Il appliquait la même politique à la défense de la monarchie. M. de Falloux avait le goût de la tradition. Au cours de ses voyages, il l’avait admirée en Angleterre, dans les institutions, dans les mœurs, jusque « dans les dispositions des routes ombragées et sinueuses qui se détournent ou s’allongent pour ne pas toucher un vieil arbre ». Il en entretenait le respect autour de lui. Lors qu’il avait fait rebâtir, en l’agrandissant, le château de Bourg-d’Iré, il en avait conservé les fondations anciennes et c’est dans la partie où elles subsistaient qu’il s’était personnellement établi. En entrant dans les salons de réception, le regard était tout d’abord frappé par deux tableaux représentant, l’un la bataille de Fontenoy, l’autre la bataille de Lépante la dernière victoire de la chrétienté, la dernière victoire de la royauté. La monarchie héréditaire, que jadis son imagination entourait d’une auréole, apparaissait à sa raison comme le principe le plus conforme à l’ordre établi par Dieu dans la constitution de la famille. Mais il n’estimait pas qu’elle pût se faire accepter sans se régler sur l’esprit du temps, et l’esprit du temps, à ses yeux, c’était l’esprit de 1789. Il avait pour maxime que le passé, par cela seul qu’il est le passé, ne suffit pas au présent. À ceux qui, mécontents de l’opposition qu’il faisait au représentant de la légitimité, disaient : Le Roi est le Roi ; il faut le prendre tel qu’il est ; — La France aussi, répliquait-il, il faut la prendre telle qu’elle est. Lorsque l’option se posa entre les deux drapeaux, son choix était fait.
Hors de son parti, on pouvait se demander quelle serait finalement la Charte de la monarchie qu’il travaillait à rétablir, quelle part l’Église libérale ferait à la liberté. Dans son parti même, ses adversaires lui ont souvent reproché de ne parler qu’à demi, de ne se donner qu’à moitié. Il ne se défendait pas d’être habile et de suivre ses voies. Il ne lui en coûtait ni de se retrancher, ni de se couvrir. Mais jamais il n’a connu l’inconséquence ni l’indécision. Personne n’a été plus résolument fidèle à ses idées, à l’amitié, à tous les sentiments qui honorent l’homme d’État. Quand à travers ses discours et ses articles on suit le détail de sa double polémique, on n’est pas moins frappé de sa vaillance que de sa souplesse. Il n’a pas tenu à lui que ses Mémoires, dont il avait corrigé les épreuves, ne fussent publiés de son vivant : il eût voulu être là pour affronter la critique et en soutenir le choc. Il aimait la lutte. Les documents de la Révolution nous montrent les Vendéens de 1793 saisissant le fusil au premier signal, et courant se battre, une semaine, un mois, le temps que durait la campagne, puis revenant paisiblement à la charrue. Tel je me représente M. de Falloux dans sa retraite du Bourg-d’Iré. L’oreille tendue à tous les bruits du dehors, il veillait. On l’avertit, on le consulte, on réclame le concours de sa parole ou de sa plume : il se jette dans la mêlée, gouverne l’attaque et la défense, fait tête de tous côtés : l’alerte passée, il rentre dans le repos de ses champs jusqu’à ce que les événements viennent l’y relancer. Il était l’âme de son parti. Dans les négociations qui s’engagent, il n’est d’aucune mission, mais il possède tous les secrets. Plus d’une fois un siège lui fut offert à la Chambre et au Sénat ; il refusa, non par l’orgueilleux désir de se grandir dans l’isolement, mais par un désintéressement sincère. Il préférait l’influence aux honneurs, la direction au pouvoir : il n’avait que les grandes ambitions. Rare élévation de sentiment, d’autant plus admirable que M. de Falloux ne l’ignorait point : assailli avec autant de violence par ceux qui professaient ses principes que par ceux qui les combattaient, il courait le risque de tomber sous leurs feux croisés ; et « quand, connaissant de vieille date ce péril, on s’y expose, » écrivait-il presque à la fin de sa carrière sans illusion, sinon sans amertume, « c’est qu’on croit accomplir un dernier devoir et rendre un dernier service ».
À ces tristesses généreuses ne dut-il pas s’ajouter parfois d’autres angoisses ? Cet esprit si pénétrant, témoin des divisions qui déchiraient son parti, ne voyait-il pas celles qui travaillaient la France ? M. de Falloux connaissait trop la puissance de l’opinion pour n’en pas comprendre les enseignements ; il était trop attentif aux courants de l’esprit public pour ne point reconnaître, sous les troubles de la surface, la transformation profonde qui est à la fois l’honneur et le péril de notre temps. Une société nouvelle s’est élevée. La force a passé au nombre ; et ce n’est pas seulement dans l’ordre politique que le suffrage universel a modifié les conditions de la vie sociale. Les problèmes jadis réservés à une élite préparée à en peser les termes, à en mesurer les solutions, se sont dressés tout d’un coup devant des foules impatientes et inquiètes. L’esprit d’affranchissement a pénétré partout, confondant trop souvent les privilèges abusifs et les inégalités inévitables, les ambitions légitimes et les convoitises malsaines, la liberté et la licence, le pouvoir et le droit. Et, en même temps, de ces mouvements confus et mal réglés se dégage un sentiment plus vif de la dignité humaine, une conception plus exacte de la justice, tout un ensemble d’efforts qui témoignent d’une raison publique plus largement éclairée. De l’organisation de cette démocratie qui cherche laborieusement à discipliner ses forces dépend aujourd’hui la destinée du pays, de sa vitalité notre grandeur, de sa sagesse notre salut. « Ah ! quel n’eût pas été le sort de la France, » s’écriait en 1869 M. de Falloux adjurant ses amis de ne pas se dérober à l’occasion de reprendre leur place dans les conseils de la nation… « si, au cours du dix-huitième siècle, tous ceux qui avaient crédit dans l’État avaient fixé leurs regards autant sur l’avenir que sur le passé… Ayons le courage de l’a vouer : peut-être a-t-il dépendu de nous que ce siècle ne finît pas dans une sanglante orgie son rêve de philanthropique régénération, nous léguant à nous-mêmes cet héritage d’impuissance et de haine qui nous énerve et nous décime encore. » Et ailleurs, félicitant M. Augustin Cochin d’avoir compris ce sentiment, il écrivait : « Il n’est pas toujours licite et il est quelquefois coupable de se conduire uniquement par les inclinations de son esprit et de son cœur. Le devoir prescrit souvent de les sacrifier et de ne fermer de sa propre main aucune des issues qui s’ouvrent ou semblent s’ouvrir pour sauver un pays déjà si malheureux. » Quelle haute leçon de sagesse politique et de patriotique dévoue ment ! Quelle force pour la France qui a tant besoin qu’on l’aime, le jour où, serrés autour du gouvernement national, tous ceux qui ont le souci de l’avenir associeraient leurs lumières et leurs efforts pour travailler de concert à l’éducation de la démocratie et asseoir sur des institutions protectrices de toutes les libertés, respectueuses de tous les droits, l’unité morale du pays !
Tel est le caractère de la polémique chez M. de Falloux que, même alors qu’on ne peut s’associer à ses idées, la pensée, en le suivant, s’élève. Le spectacle de sa vie privée n’est pas moins attachant. Il avait conservé à Angers une modeste maison presque cachée dans l’ombre de la cathédrale, son presbytère, comme il l’appelait, et, à l’automne, il parcourait volontiers l’Anjou, se donnant à d’anciennes et tendres relations de famille ou d’affection. Mais il semblait qu’il ne s’appartint qu’au Bourg-d’Iré, dans ces bois qu’il avait plantés, en face de ces horizons calmes et purs sur lesquels tant de fois son regard s’était reposé. Tout y était pour lui souvenir : les chemins creux, les gués du ruisseau, les pierres brunies de la carrière, le vieux chien de ferme qui jadis le suivait dans ses promenades. C’était sa petite patrie dans la grande. « La patrie, disait-il, s’inspirant d’une page d’un roman qu’il avait transcrite sur l’album de sa jeunesse, c’est cet aspect de tous les jours où s’encadrent toutes les sensations, où habitent tous les souvenirs et tous les rêves ; c’est le bruit du marteau qui est devenu habile à dire le nom de celui qui le frappe, le cri d’un marchand qui passe chaque jour à la même heure, la salutation affable des voisins, cette langue maternelle faite à la bouche et à l’oreille comme l’air à la poitrine, un pauvre qu’on connaît, un enfant qu’on a vu naitre, un serviteur qu’on aime… » Son cœur tenait au Bourg-d’Iré par tous ces liens comme par autant de racines. Une bibliothèque formée des chefs-d’œuvre du dix septième siècle auxquels il n’ajoutait guère que vos ouvrages, messieurs, la musique où il était juge exquis, la société intime d’une compagne digne de lui et d’une fille que la délicatesse de sa santé lui rendait encore plus chère, remplissaient ses loisirs. Il se plaisait à les partager aussi avec des amis que retenaient la sûreté de son commerce et le charme de ses entretiens solides, ornés, riches en souvenirs, dont ce que nous connaissons de ses Mémoires, écrits comme il devait causer, donne une idée si séduisante. Il les occupait surtout à multiplier les œuvres de son inépuisable bienfaisance. En renonçant à rentrer au Parlement, il avait donné au Bourg-d’Iré pour la construction d’une maison de vieillards le capital du revenu que lui coûtait le séjour de Paris. Plus tard, à la mort de Mme Swetchine, il n’avait cru pouvoir mieux honorer sa mémoire qu’en élevant sous son nom, à Segré, un asile pour les malades. Mais il ne se considérait pas comme acquitté par ces deux grandes œuvres. Il répandait le bien, de sa main, au jour le jour. Il raconte dans ses Mémoires que, visitant la maison de Walter Scott, il se fit montrer la chambre de l’aimable romancier par la femme de charge qui avait vieilli au service de la famille. « Elle parut répondre avec un visible plaisir, dit-il, à mes questions empressées ; mais bientôt l’émotion la gagnant, elle s’interrompit pour contenir ses larmes et je ne puis oublier avec quel accent elle reprit après quelques instants de silence : Il était si bon pour tout le monde ! » Et il ajoute : « Qui n’envierait cette courte oraison funèbre ? » Cette oraison funèbre, je l’ai entendue au Bourg-d’Iré de plus d’une bouche. On ne sortait jamais de chez M. de Falloux les mains vides. Ses granges et ses celliers contenaient des provisions toujours préparées pour ceux que le besoin conduisait à sa porte. Chaque anniversaire, heureux ou triste, était l’occasion d’une libéralité. Un jour il apprend que les petites sœurs des pauvres d’Angers ont perdu dans une épidémie la bête avec laquelle elles alimentaient la table de leurs pensionnaires. Il se présente chez la supérieure. On annonce M. de Falloux, membre de l’Académie française : « Non, ma sœur, reprend il bien vite, je ne suis qu’un marchand de vaches et je vous amène ma meilleure laitière ; seulement, pour ne pas changer ses habitudes, je fournirai sa nourriture. »
Lorsque la mort, frappant coup sur coup, vint désoler ce foyer où le plaisir de faire le bien ensemble était tout le bonheur, M. de Falloux eut comme un redoublement d’activité charitable. Sa santé qui avait toujours été chancelante s’était raffermie. En même temps qu’il mettait la dernière main à ses Mémoires, il assurait l’avenir de ses fondations. Le premier avertissement du mal qui devait l’emporter le trouva prêt. Il avait marqué sa place auprès des siens et fait graver sur sa tombe le seul titre qu’il voulait conserver devant la mort, celui qu’il tenait de vos suffrages : « Il n’y aura plus, disait-il, que la date à ajouter. » Selon son vœu, aucun honneur ne lui a été rendu. Mais il a eu pour cortège tous ceux que, dans sa dernière pensée, sans doute, il a rassemblés autour de lui : les amis qui partageaient sa foi politique et ses chrétiennes espérances, l’Anjou en deuil, le Bourg-d’Iré en larmes.