Discours de la servitude volontaire (édition Bonnefon)

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DISCOURS

DE LA

SERVITUDE VOLONTAIRE


D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voy ;
Qu’un, sans plus, soit le maistre, & qu’un seul soit le roy,

ce disoit Ulisse en Homere, parlant en public. S’il n’eust rien plus dit, sinon

D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voy,

c’estoit autant bien dit que rien plus ; mais, au lieu que, pour le raisonner, il falloit dire que la domination de plusieurs ne pouvoit estre bonne, puisque la puissance d’un seul, deslors qu’il prend ce tiltre de maistre, est dure & desraisonnable, il est allé adiouster, tout au rebours,

Qu’un, sans plus, soit le maistre, & qu’un seul soit le roy.

Il en faudroit, d’aventure, excuser Vlisse, auquel possible lors estoit besoin d’user de ce langage pour appaiser la revolte de l’armee ; conformant, ie croy, son propos plus au temps qu’à la verité. Mais, à parler à bon escient, c’est un extreme malheur d’estre subject à un maistre, duquel on ne se peut jamais asseurer qu’il soit bon, puisqu’il est tousjours en sa puissance d’estre mauvais quand il voudra ; & d’avoir plusieurs maistres, c’est, autant qu’on en a, autant de fois estre extremement malheureux. Si ne veux je pas, pour ceste heure, debattre ceste question tant pourmenee, si les autres façons de republique sont meilleures que la monarchie, ancore voudrois je sçavoir, avant que mettre en doute quel rang la monarchie doit avoir entre les republicques, si elle en y doit avoir aucun, pour ce qu’il est malaisé de

VARIANTES

5. « Toutesfois à l’avanture il faut excuser Vlisse, auquel possible lors il estoit besoin d’user de ce langage, & de s’en servir pour appaiser la recolte de l’armee, conformant (je croy) son propos ». 10. « duquel on ne peut estre jamais asseuré qu’il soit bon ». 13. « c’est autant que d’avoir autant de fois à estre extremement malheureux ». 15. « tant pourmenee asavoir, si les autres façons ». 17. « A quoi si je voulois venir, ancore voudrois je savoir ». 19. « si elle y en doit ». 26. « entendre, s’il est possible & comme il se peut faire ». 29. « que celle qu’on lui donne ». 30. « sinon de tant ». ,

35. « de voir un million de millions d’hommes ». — Ici commence
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croire qu’il y ait rien de public en ce gouuernement, où tout est à vn. Mais ceste question est reseruee pour vn autre temps, & demanderoit bien son traité à part, ou plustost ameneroit quand & soy toutes les disputes politiques.

Pour ce coup, ie ne voudrois sinon entendre comm’ il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelque fois vn tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent; qui n’a pouuoir de leur nuire, sinon tant qu’ils ont vouloir de l'endurer; qui ne sçauroit leur faire mal aucun, sinon lors qu’i1s aiment mieulx le souffrir que lui contredire. Grand’ chose certes, & toutesfois si commune qu’il s'en faut de tant plus douloir & moins s'esbahir voir vn million d’hommes seruir miserablement, aiant le col sous le ioug, non pas contrains par vne plus grande force, mais aucunement (ce semble) enchantes & charmes par le nom seul d’vn, duquel ils ne doiuent ni craindre la puissance, puis qu’il est seul, ny aimer les qualites, puis qu’il est en leur endroit inhumain & sauuage. La foiblesse d’entre nous hommes est telle, qu’il faut

vxmxsrss le long fragment publié dans le variantes, enindiquantleur source. second dialogue du Reueillc-Matin 38. « ce me semble »· (R.-M.). des François. Pour le raccorderà 42-.«Lafoible(i`ed’entren0usl1om- ce qui le précède, le texte de La mes est tellellfautfouuent quenous Boëtie y est arrangé de la sorte : obeifüons à la force, il est befoin de « A la verité dire, mon compagnon, temporiler, on ne peut pas touiiours c‘est vne chofe bien estrange de el`tre le plus fort >>. -— Le·Rc·ueille· voirvn milion de milions d`h0mmes Matin donne un texte incompré- feruir miferablementwv. Qu0iqu’elles hcnsible: « La nobleffe d’entre nous ne Soient pas en 'général fort im- hommesest telle, qu’elle fait fouuent portantes, nous en noterons les que nous obeiffons à la force ». .


4 ESTIENNE DE LA BOÉTIE .l fouuent que nous;obeiiïions à la force ;.`il·elt befoin de temporifer, nous ne pouuons pas toufiours eftre les pluslforts. Doncques, ii vne nation eft contraintepar la force de la guerre deferuir à.vn,·comme'la cité-. d’Athenes aus trente tirans, il ne fe faut pas esbahir 5f qu’elle ferue, mais fe plaindre de l’accident.; ou bien pluitoft ne iiesbahëir ni ne `ûen plaindre, mais porter le mal patiemment &Èfe refe1·uer`à.l’aduenir â meilleure fortune. · . ' _ Z U g · î ` ` ` . Noltre nature eit ainfi, que les communs `deuoirs ro de l’amitié emportent vne bonne, partie du cours de noitre vie; il eit raifonnable d’a‘imer laîvertu, d’eftimer les beaus faiéts, dè reconnoiltre le bien d’où l’on 1’a receu, ôt diminuer fouuent de noftre aife pour aug- menter l’honneur & auantagede celui qu’on' aime lâ & ui le merite.`Ainli donc ues ii les habitans d’vn q q 7 païs ont trouué quelque grand perfonnage qui leur ait monitré par efpreuue vne grand"p1·eueoiance`pour' les gardergvne. grand’ hardieffe pour les defendre; vn grand foing pour les gouuerner;A ij, de là en auant, 25 ilsûappriuoifent de lui` obeïr & Ben lier tant que deÉ lui donner quelques auantages,Zie ne fçay li ce feroit fagelïe, de tant qu’on l’oite de là où il faifoit bien, _ VARIANTES · _ _ 6. « ains fe plaindre —» (R.—M.). 20. afidelà enauantils Pappriuoi-r 11. « emportent bonne partie » fentdeluy obeirêzfefiertant de luy, (R.-M.); · quedeluydonnerquelqueauantage· 12. `«`c_ft bien raif0nnable» (R.·M.) (ie nefçay fi ee fera fageffe de l’0t'ter rg. « de c0n0iItre~le bien ». delà où il faifoit bien pourl'auancer» 14. « diminuer fouuent noftre- en vn lieu où il pourra mal‘faire),` aife >> (R.¢M.). · maisjl ne peut faillir d’y auoir de la' 18. « grandeprouidencw (R.·M.)` bontédu coltêdeceux qui l’esleuent,` rg. « pour les garder, grande hair- de ne craindre point malde celuy de` diefTe». · . . Y qui on n’a receuquc bien » (R.-M.)?


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 5 pour l’auancer en lieu où il pourra mal faire; mais 25 certes fy ne pourroit il faillir d’y auoir de la bonté, de ne craindre point ïmal de celui duquel on n’a receu que bien. ' ` " · ` ` ' · · 'Mais, ô bon·'Dieu! que peut eftre cela? comment _ dirons nous que cela Dappelle? quel malheur elt celuiî 30 1à?iquel vice, ou pluûoft quel malheureux vice? voir vn nombre iniini de perfonnes ·non pas obeir, mais feruir; non pas eftre gouuernes, mais` tirannifes; n’aiàns nibiens, ni parens, femmes ny enfans, ni leur vie `mefme qui foit àeux! fouffrir les pilleries, les` 35 paillardifes, les cruautes`, non pas d’vne armee, non` pas `d’vn ` camp `barbare contre lequel il"faudroit` defpendre fon fang & fa vie deuant, mais d’vn feulêî non pas d’vn Hercule ny d’vn Samfon, mais d’vn feul‘ hommeau, & le plus fouuent le plus lafche & femelin 40 de la nation; non pas accoultumé à lapoirdre des batailles, mais ancore à grand peine `au `fable`des` tournois; nonpas qui puilïe par force commander aux · hornmes, mais tout empefchë de feruir vileinentïà la moindre femmelette! Appellerons nous cela lafcheté? 45 dirons nous que ceux qui feruent foient coîiards & . recreus? Si deux, fi trois, ii quatre ne fe defendent _ r A vxnrnnras . 28.:(( comment pourrons- nous lafche & femenin de la nation. >> ——· dirc» (R.-M,). · · Reueille-Matin : « mais d’vn feul* èZg.`·«`quel` malheur eft ceûuy—là? hommeau, le plus lafchc & femclin ou quel vice >>. ` · de toute la nation ». · · g1.·« vn nombre infini non' pasf 44. « Appelons-nousv. obcir5>.' ` ' `_ _ _ ` 45. « ceux là qui ferucnt».— gz`. _« non pas eflrè gouuernees,_ Reueille-Matin: « qui feruent à vn mais-`tvrannifeesn (R.—M.).` ï fi lafche tyrann. ‘ - 4 .f ' ` _ gg. « ni parens ni enfans ». ` E ` 46. « Si deux, fi Lroisgû quatre ne·` .39. « & le plus fouuent du' plus fe defendent d’vn; cela`efl: eftrange,


6 ESTIENNE DE LA BOÉTIE d’vn, cela eft eltrange, mais toutesfois pôfîible; bien pourra l’on dire lors, à bon droiét, que c’eft faute de cœur. Mais fi cent, fi mille endurent d’vn feul,. ne dira l’on pas qu’ils ne veulent point,_non qu’ils n’0l`ent pas fe prendre à luy, & que c’efl: non couardife, mais 5 pluftoil mefpris ou defdain? Si l’0n void, non pas cent, non pas mille hommes mais cent païs, mille villes, vn million d’hommes, n’aill`aillir pas vn feul, duquel le mieulx traité de tous en reçoit ce mal d’ellre ferf & efclaue, comment pourrons nous nommer cela? eft IO ce lafcheté? Or, il y a en tous vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuuent paffer : deux peuuent craindre vn, &. poiïible dix; mais mille, mais vn million, mais mille villes, fi elles ne fe defïen- dent d’vn, cela n’eit pas couardife, elle ne va point l5 iufques là; non plus que la vaillance ne Beltend pas qu’vn feul efchelle vne fortereiïe, qu’il affaille vne armee, qu’il conquefte vn roiaume. Doncques quel monftre de vice ell cecy qui ne merite pas ancore le tiltre de couardife, qui ne trouue point de nom affes 20 vilain, que la nature defaduoue auoir fait & la langue refufe de nommer? vanmnrns & pollîble pourra l’0n bien dire ‘ 18. «qu`il conquierre vn royau- lors à bon droit que c`eft faute de me ». - Le Rcueilte-Illatin donne cœur (R.—M.). la même leçon. 4. «qu'ils ne veulent point, 20. «lenomdec0uardife»(R.-Ill.) qu‘îls n’0fent pas ». 20. « qui ne trouue de nom allez 6. «mefpris & defdain ». _ vilain, que Nature defauoue auoir g. « en reçoit mal ». fait, & la langue refufe de le npm- 1 1. « Or, y a il » (R.-M.), mer ». — Le Rcucillc-Matin écrit 1;. « & pofïible dix le crain- fautivement « longueur » au lieu de dront » (R.-M.). _ « langueii. , 15. « ce .n’eft pas » (R.-M.), 25. « lesvns combattans»(R.-M,).


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 7 Qu’on mette d’vn cofté cinquante mil hommes en armes, d’vn autre autant; qu’on les range en bataille; 25 qu’ils viennent à fe ioindre, les vns libres combattans pour leur franchife, les autres pour la leur ofter: aufquels promettra l’on par conieêture la victoire? lefquels penfera l’on qui plus gaillardement iront au combat,.0u ceux qui efperent pour guerdon de leurs 30 peines Pentretenement de leur liberté, ou ceux qui ne peuuent attendre autre loyer des coups qu’ils donnent ou qu’ils reçoiuent que la feruitude d’autrui? Les vns ont toufiours deuant les yeulx le bon heur de la vie paffee, l’attente de pareil aife à Paduenir; il ne 35 leur fouuient pas tant de ce peu qu’ils endurent, le temps que dure vne bataille, comme de ce qu’il leur conuiendra à iamais endurer, à eux, à leurs enfans & à toute la pofterité. Les autres n’ont rien qui les enhardie qu’vne petite pointe de conuoitife qui fe 40 reboufche foudain contre le danger`& qui ne peut eftre fi ardante que elle ne fe doiue, ce femble, efteindre de_la moindre goutte de fang qui forte de leurs plaies. Aus batailles tant renommees de Miltiade, de Leonide, de Themiftocle ui ont efté donnees deux mil ans 7 , VARIANTES' ' 2g. « pour le guerdon » (R.—M.). la fin: « & à toute leur pofterité ». gr. « attendre loyer ». gg. « enhardiffe ». — La même gg. «d·euant leurs yeux le bop- leçon se lit dans le Rcucille-Matin. heur de leur vie pafïee ». gg. « deleur conuoitife» (R.-M.), gg. « il ne leur fouuient pas tant 4x. « qu’elle ne fe doiue & femble de ce qu’ils endurent, ce peu de eftaindre par la moindre goutte de temps que dure vne bataille, comme fang qui forte de leurs playes ». — ' de ce qu’il conuieridra à iamais Reueille-Ma¢in:«qu’elle nefedoiue endurer à eux, à leurs enfans & à (ce femble) efteindre parla moindre toute la p0fterité».— Le Reueille- goutte de fang qui forte de leurs Malin donne la même leçon, sauf à playes ».


ESTIENNE DE LA BOÉTIE ,
a & qui font ancores auiourd’hui aussi fresches en la memoire des liures & des hommes comme si c’eust esté l’aultr’ hier, qui furent donnees en Grece pour le bien des Grecs & pour l’exemple de tout le monde, qu’est ce qu’on pense qui donna à si petit nombre de gens, comme estoient les Grecs, non le pouuoir, mais le cœur de soustenir la force de tant de nauires que la mer mesme en estoit chargee; de defaire tant de nations, qui estoient en si grand nombre que l'escadron des Grecs n’eust pas fourni, s'il eust fallu, des cappitaines aus armees des ennemis, sinon qu'il semble qu’à ces glorieux iours là ce n’estoit pas tant la bataille des Grecs contre les Perses, comme la victoire de la liberté sur la domination, de la franchise sur la conuoitise ?

C’est chose estrange d’ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la deffendent; mais ce qui se fait en tous païs, par tous les hommes, tous les iours, qu’vn homme mastine cent mille & les priue de leur liberté, qui le croiroit, s'il ne faisoit que

.1 A _ VARIANT-ES _ E I · 1. « & viuent encore auiour- là ». -— Reucille-Matin .· a que ces d‘huy aufïi frefches en la memoire glorieux iours là». _ des liures & des hommes, comme 18. Dans IeReueiIle-Mati1z,cepas- H c`euft efté l`autre hier qu‘elles sage est arrangé de la façon sui- furent donnees en Grece, pour le vante: « mais ce qui fe fait tous bien de Grece & pour l`exemple de les i_ours deuant nos yeux cn noitre tout le monde ». eMême leçon dans France ». le Reueille-Matimsaufla différence: rg. « qu’vn homme feul maftine « comme ü c`euIt efïé l`autr`hier, cent mille villes ». , qui furent donnees rx, p 21. « & f·il ne fe voyoit quîen . 5. « & queft ce, ». (R,—M.). pays eftranges ». q 10. « nleuft pas fourny feulement 2;. « feint & controuué ». . . de capitaines » (R.—M.). 25. « il n‘cft pas befoin de ften 12. « qu’en ces glorieux iogrs defendre ». ,_


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l’ouïr dire & non le voir ? &, s'il ne se faisoit qu’en païs estranges & lointaines terres, & qu’on le dit, qui ne penseroit que cela fut plustost feint & trouué que non pas veritable? Encores ce seul titran, il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le defaire, il est de soymesme defait, mais que le païs ne consente à sa seruitude; il ne faut pas lui oster rien, mais ne lui donner rien; il n'est pas besoin que le païs se mette en peine de faire rien pour soy, pourueu qu’il ne face rien contre soy. Ce sont donc les peuples mesmes qui se laissent ou plustost se font gourmander, puis qu’en cessant de seruir ils en seroient quittes; c'est le peuple qui s'asseruit ui se coupe la gorge qui aiant le chois ou d’estre serf ou d’estre libre, quitte sa franchise & prend le ioug, qui consent à son mal, ou plustost le pourchasse. S’i1 lui coustoit quelque chofse à recouurer sa liberté, ie ne l’en presserois point, combien qu’est ce que l’homme doit auoir plus cher que de se remettre en son droit naturel, &, par maniere de dire, de beste reuenir homme ; mais ancore

aaraxrns 27. « ne confente pas » (R.—M.). fous l`iniquité, fous l'0ppre(lion `Gt 27. « luy rien oiter ». iniuftice, au feul plaiûr de ce tyran. 28. « il n’ci`t point befoin que le C'eftle peuplequi confentàfon mal, pays fe mette en peine de faire rien ou pluftoit le pourchaffe » (R.·M.). pour foy, mais qu’il ne fe mette pas 37. « de recouurer fa liberté ». en peine de faire rien contre foy ». 38. « combien que ce foit ce que - Rzucille-Malin: « mais qu`il Def-- l'homme doit auoir plus cher que dc tudie à ne rien faire contre foy ». fe remettre en droit naturel, &, par 30. Cette phrase est au singulier maniere de dire, de bcftc reuenir à dans le Reueillz-Matin, comme toute homme ».- Reueille—Matin: « com- la suite du développement. bien qu‘eft·ce que l’homme doit 35. « & prend le ioug & pouuant auoir plus cher, que de le remettre viure fous les bonnes loix & fous la en fon droit naturel, &, par maniere proteâtion des Eftats, veut viure de dire, debefte reuenir homme ». 2

lO · ESTIENNE DE LA BOÉTIE ie ne deiire pas en lui fi grande hardieffe; ie lui permets qu’il aime mieux vne ie ne fçay quelle feureté ‘ de viure miferablement qu’vne douteufe efperance de viure à fon aife. Quoi? fi pour auoir liberté il ne faut que la delirer, ûil n’elt befoin que d’vn1imple vouloir, 5 fe trouuera il nation au monde qui l’eitime ancore trop chere, la pouuant gaigner d’vn feul fouhait, & qui pleigne fa volonté à recouurer le bien lequel il deuroit racheter au prix de fon fang, & lequel perdu, , tous les gens d’honneur doiuent eitimer la vie defplai— IO fante 81 la mort falutaire? Certes, comme le feu d’vne petite eitincelle deuient grand & toufiours fe renforce, & plus il trouue de bois, plus il eft preft d’en bruiler, &, fans qu’on y mette de l’eaue pour l’efteindre, feulement en n’y mettant plus de bois, n’aiant plus 15 que confommer, il fe confomme foymefme & vient fans force aucune & non plus feu: pareillement les tirans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent & deftruifent, plus on leur baille, plus on les fert, de tant plus ils fe fortiiïient & deuiennent toulîours plus 20 forts & plus frais pour aneantir & deftruire tout; & VARIANTES 1. «enluivnefî granclen (R.-M,). qui l’ef’time trop chere, la pouuant 2. « ie ne lui permets point qu’il gaigner d’vn feul fouhait? & qui aime mieux vne ie ne fçay quelle plaigne fa volonté à recouurer le feureté de viure à (On aife ». -— Re- bien, lequel on deuroit racheter au ueille—Matin : « ie lui permets qu’il prix de fon fang? » — Reue£lZe· aime mieux vne ie ne fçay quelle Matin : «Dil n’eft befoin que d‘vn feureté de viure miferablement, ûmple vouloir », qu’vne douteufe efperance de viure 11. « tout ainfi comme ». — Re· aife ». · ueille-Matin .· « tout ainfi que ». 4. « Quoy? G pour auoir la li- 1;. « plus eit preft». berté, il ne luy faut que la defîrer, 15. « feulement n’y mettant » Fil n’a befoin que d‘vn fimple vou- (R.—M.). _ loir, fe trouuera il nation au monde 15. « n’ayant plus que confumer,


DE LA SERVVFUDE VOLONTAIRE ll fi on ne leur baille rien, fi on ne leur obeït point, fans combattre, fans frapper, ils demeurent nuds & detïaits & ne font plus rien, finon que comme la 25 racine, n’aïans plus d’humeur ou aliment, la branche deuient feche & morte. Les hardis, pour acquerir le bien qu’ils demandent, ne craignent point le dangier; les aduifes ne refufent _ point la peine: les lafches 8L engourdis ne fçauent 30 ni endurer le mal, ni recouurer le bien; ils Darreftent en cela de les fouhaitter, & la vertu d’y pretendre leur eût oltee par leur lafcheté; le defir de l’auoir leur demeure par la nature. Ce defir, cefte volonté eft commune aus fages & aus indifcrets, aus courageus 35 & aus couars, pour fouhaitter toutes chofes qui, eftant acquifes, les rendroient heureus & contensz vne feule chofe en eft à dire, en laquelle ie ne fçay comment nature defaut aus hommes pour la defirer, c’eft la liberté, qui eft toutesfois vn bien fi grand ôt fi plai- 40 fant, qu’elle perdue, tous les maus viennent à la file, & les biens mefme qui demeurent apres elle perdent entierement leur gouft &. fçaueur, corrompus par la vmzmxres il fe confume foy mefme & deuient gz. «dele f0uhaiter».—-Reueille· fans forme aucune & n'cft plus feu ». Matin : « & fiarreftent en cela de le —Reucille-Matin : « n’ayant plus fouhaitern. que confumer, il fe confume foy gi. ala vertu d`y pretendre leur mefme, & vient fans force aucune eft oftee par celle lafcheté » & n’e[t plus feu ». (R.-M.), 18. « plus exigent » (R.-M.). · gg. «lefquellcs eftant acquifes, les 20. « d`autant plus um. rendront heureus » (R.-M,). 24. «(inon comme la racine citant 36. «vne feule en eft à dire, en fans humeur ou aliment, la branche laquelle ie ne fçay comme nature deuient feche & morte » (R.-M,). defaut aux hommes pour la de- 29. « les lafches & e1't0urdis» firer». (R.-M,). gg. «Ii grand & pl:1ifant».


I2 ESTIENNE DE LA BOÉTIE feruitude : la feule liberté, les hommes ne la deiirent point, non pour autre raifon, ce femble, Iinon que f>ils la defiroient, ils l’auroient, comme Dils refufoient de faire.ce bel acqueft, feulement par ce qu’il elt trop aifé. 5 Pauures` & miferables peuples infenfes, nations opiniaftres en voftre mal &. aueugles en voftre bien, vous vous laiffes emporter deuant vous le plus beau & le plus clair de voftre reuenu, piller vos champs, voller vos maifons & les defpouiller des meubles IO anciens & paternels! vous viues de forte que vous ne vous pouues vanter que rien foit à vous; & fem- bleroit que meshui ce vous feroit grand heur de tenir à ferme vos biens, vos familles & vos vies; & tout ce degaft, ce malheur, cette ruine, vous vient, non pas l5 des ennemis, mais certes oui bien de l’ennemy, & de celui que vous faites fi grand qu’il elt, pour lequel vous alles fi courageufement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refufes point de prefenter à la mort vos perfonnes. Celui qui vous maiftrife tant 20 n’a que deus yeulx, n’a que deus mains, n’a qu’vn vA1z1Ai~1·rEs 2. « non pas pour ». 14. « de tenir à moitié ». — Re- 2. «finon pource que fiils le uzillc-Matin .· « de tenir à mef~ deûroient >>. tayrie ». 3. « comme f~ils refufoient faire 16. « mais bien certes ». — Re- ce bel acqueft ». ueillc—Matin: « mais certes bien ». 6. «Pauuresgens&miferables». 1g. « de mettre à la mort » ~—-Reucillz—Matin.· « Poures & mi- (R.-M,). ferables Français, peuple infenfé! 22. «le moindre hommedugrand nation opiniaftre en ton mal 8: nombre inliny de vos villes: fixîon aueuglee en ton bien ». qu’il Z1 plus que vous tous, c'eft 11. « vous viuez de forte que Fauantagc que vous lui faites pour vous pouuez dire que rien n’e(t à vous deftruire».—Rcucz'lle-Matin: vous);. «finon qu’il Z1 plus que vous tous


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE I3 corps, .& n’a autre chofe que ce qu’a le moindre homme du grand & infini -nombre de vos villes, ünon que l’auantage que vous luy faites pour vous 25 deftruire. D’où a il pris tant d’yeulx, dont il vous efpie, fi vous ne les luy bailles? comment a il tant de mains pour vous fraper, Fil ne les prend de vous? Les pieds dont il foule vos cites, d’où les a il, fïils ne font des voftres? Comment a il aucun pouuoir fur 30 vous, que par vous? Comment vous oferoit il courir fus, f>il n’auoit intelligence auec vous? Que vous pourroit il faire, fi vous n’efties receleurs du larron ' qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue & traiftres à vous mefmes? Vous femes vos fruiëts 7 35 afin qu’il en face le degaft; vous meubles & rempliffes vos maifons, afin de fournir a fes pilleries; vous nour- riffes vos filles, afin qu’il ait de quoy faouler fa luxure; vous nourriffes vos enfans, afin que, pour le mieulx qu’il leur fçauroit faire, il les mene en fes guerres, 40 qu’il les conduife à la boucherie, qu’il les face les miniftres de fes conuoitifes & les executeurs de fes vengeances; Vous rompes à la peine vos perfonnes, vAn1Ax·xrEs vn cœur deloyal, felon, & l’auan- 36. « pour fourniràfcs voleries ». tage que vous lui donnez pour vous — Rcueille-Matin : « pour fournir à deflruire ». fes pilleries & volleries ». 25. « D`où ail pris tant d’yeulx? 37. « de quoy ra(l`afier» (R.-M.), d’0u vous efpie il, fi vous ne les luy 38. « vous nourriffez vos enfans, donnez? » à fin qu’il les meine, pour le mieux go. « que par vous auftres mef- qu’il face, en fes guerres; qu`il les mes». meine à la boucherie; qu`il les face gz. « recelateurs» (R.—M.). les miniftres de fes conuoitifes, les 34. « &traiftresdevousmefmes>>. executeurs de fes vengeances». -— gg; « afin qu’il en face degaft» Le Reueille-Matin ajoute: «&bour- (R.—M.). reaux des confciences de vos conci- gg. « vous meubles, rempliffes». toyens ».


I4 ESTIENNE DE LA BOÉTIE afin u’il fe uiffe mi narder en fes delices & fe q P veautrer dans les fales & vilains plailirs; vous vous alïoiblilïes, afin de le rendre plus fort & roide àvous tenir plus courte la bride; & de tant d’indignites, que les beftes mefmes ou ne les fentiroient point, ou ne 5 ` Pendureroient point, vous pouues vous en deliurer, li vous l’elTaies non as de vous en deliurer, mais I feulement de le vouloir faire. Soies refolus de ne feruir plus, & vous voilà libres. le ne veux pas que - vous le pouflîes ou Pesbranllies, mais feulement ne le io foultenes plus, & vous le verres, comme vn grand coloffe à qui on a defrobé la bafe, de fon pois mefme fondre en bas & fe rompre. Mais certes les medecins confeillent bien de ne mettre pas la main aux plaies incurables, & ie ne fais x5 pas fagement de vouloir prefcher en cecy le peuple qui a perdu, long temps a, toute congnoilïance, & duquel, puis qu’il ne lent plus fon mal, cela monltre alles que fa maladie elt mortelle. Cherchons donc par conieéture, li nous en pouuons trouuer, comment zo lielt ainli li auant enracinee celte o inialtre volonté P de feruir, qu’il femble maintenant que l’am0ur mefme de la- liberté ne foit pas li naturelle. Premierement, cela elt, comme ie croy, hors de VARIANTES 1. « en cleliccs » (R.-M.). 10. « ni le branlliez ». -— Reueille— 3. « afin de le faire plus fort ». Matin : cr ou esbranliez ». 4. « et» (mot supprimé) (R.-M.), 1 1. « et » (mot supprimé). _ 5. « que les beltes mefmes ou ne I2. Reucille-Matin : « de foy mef- fentiroient point ou n’endureroienI: me ». —— Ici finit le fragment publié p0int.—Reueille·Mati11: « que les bel- dans le Reuzille·Matin des François. tes mefmes neles foufïriroient point». 16. « de vouloiren cccy c0nfeille1·». 7. (( li VOUS €fl`€1l€Z)). I7. (( lOl’lg temps y 0.)).


25 doute que, si nous viuions auec les droits que la nature nous a donné & auec les enfeignemens qu’elle nous apprend, nous ferions naturellement obeïffans aus parens, fubiets à la raifon, & ferfs de perfonne. De Pobeïffance que chacun, fans autre aduertiffement 30 que de fon naturel, porte à fes pere & mere, tous les hommes Pen font tefmoins, chacun pour foy; de la raifon, fi elle nait auec nous, ou non, qui eft vne queftion debattue à fons par les academiques & touchee par toute l’efcole des philofophes. Pour 35 cefte heure ie ne penferai point faillir en difant cela, qu’i1 y a en noitre ame quelque naturelle femence de raifon,‘ laquelle, entretenue par bon confeil & couftume, florit en vertu, &, au contraire, fouuent ne ouuant durer contre les vices furuenus eftoufïee P a s 40 ftauorte. Mais certes, Bil y a rien de clair ni d’appa~ rent en la nature & où il ne foit pas permis de faire l’aueugle, c’eft cela que la nature, la miniitre de Dieu, la gouuernante des hommes, nous a tous faits de mefme forme &, comme il femble, à mefme moule, 45 afin de nous entreconnoiftre tous pour compaignons ou pluftolt pour freres; & fi, faifant les partages des refens u’elle nous faifoit elle a fait quelque auantage de fon bien, foit au corps ou en l’efprit, aus

VARIANTES

18. « cela seul monstre assez ».

24. « hors de notre doute».

25. « auec les droits que Nature nous a donnes & les enseignemens qu’elle nous apprend ».

31. « tous les hommes en sont tesmoins, chacun en soy & pour soy ».

33. « debattue au fond ».

35. « en croyant cela ».

37. « qui, entretenue par bon conseil ».

40. « & d‘apparent en la nature & en quoy ».

42. « que Nature, le ministre de Dieu & la gouuernante des hommes ».

47. « qu‘elle nous donnoit ». 16 ESTIENNE DE LA BoÈT1E vns plus qu’aus autres, fi n’a elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans vn camp clos, & n’a pas enuoié icy bas les plus forts ny les plus auifez, comme des brigans armes dans vne forelt, pour y gourmander les plus foibles; mais plultoit 5 faut il croire que, faifant ainli les parts aus vns plus grandes, aus autres plus petites, elle vouloit faire place à la fraternelle aiïeétion, afin qu’elle eut où fvemploier, aians les vns puilïance de donner aide, les autres befoin d’en receuoir. Puis doncques que IO celteibonne mere nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous loges aucunement en mefme maifon, nous a tous figures à mefme patron, afin que chacun fe peuit mirer & quali reconnoiltre l’vn dans l’autre; ii elle nous a donné à tous ce T5 grand prefent de la voix & de la parolle pour nous accointer & fraternifer dauantage, & faire, par la commune & mutuelle declaration de nos penfees, vne communion de nos volontes; & fi elle a tafché ` par tous moiens de ferrer & eltreindre ii fort le nœud zo de noftre alliance & focieté; H elle a· monltré, en toutes chofes, qu’elle ne vouloit pas tant nous faire tous vnis que tous vns, il ne faut pas faire doute que nous ne foions tous naturellement libres, puis que nous fommes tous compaignons, & ne peut 25 tomber en Pentendement de perfonne que nature ait vAR1AN·rEs 6. xcaux vns les parts plus 15. «fi elle nous a, tous en com- grandes ». mun, donné ». ro. « & les autres ». zo. « plus fort ». 1;. « en vne mefme maifon ». 22. « qu’elle ne vouloit tant ». I';. (( CH môlimû pafte F). 24. (( QUC KlOL1Sl-OlOl’lS)). ..


mis aucun en feruitude, nous aiant tous mis en compaignie. . Mais, à la verité, c’est bien pour neant de debattre 30 li la liberté elt naturelle, puis qu’on ne peut tenir· aucun en feruitude fans lui faire tort, & qu’il n’i a rien ii contraire au monde à. la nature, eftant toute · raifonnable, que l’iniure. Refte doncques la liberté eitre naturelle, 8L par mefme moien, à mon aduis, 35 que nous ne fommes pas nez feulement en polïefîion de noitre franchife, mais auüi auec atïeêtion de la deffendre. Or, ii d’auenture nous faifons quelque doute en cela, SL fommes tant abaftardis que ne puilïions reconnoiitre nos biens ni femblablement nos naïfues 40 affeétions, il faudra que ie vous face l’honneur qui vous appartient, & que ie monte, par maniere de dire, les beites brutes en chaire, pour vous enfeigner voitre nature & condition. Les `beftes, ce maid’ Dieu! ii les hommes ne font trop les fourds, `leur crient: 45 Viva MBERTÉ! Pluiieurs en y a d’entre elles qui meu- ‘ rent auffy toit qu’elles font prifes : comme le poiffon quitte la vie auffy toit que l’eaue, pareillement celles la quittent la lumiere & ne veulent point furuiure Ya leur naturelle franchife. Si les animaus auoiententre 50 eulx quelques preeminences, ils feroient de celles là leur nobleiïe. Les autres, des plus grandes iufques aus plus petites, lors qu’on les prend, -font fi grand’

variantes

31. « qu`il n`y a rien au monde si contraire à la Nature ».

33. « Reſte-donc de dire que la liberté eft naturelle ».

35. « pas feulement naiz ».

45. « y en a ».

46. « fi toit ».

47. « qui perd la vie ».

49. « Si les animaus auoyent entre eux leurs rangs & preemi18 ESTIENNE DE LA BOÉTIE refiitence d’0ngles, de `cornes, de bec & de pieds, qu’elles declarent affes combien elles tiennent cher ce qu’elles perdent; puis, eftans prifes, elles nous donnent tant de lignes apparens de la congnoiffance qu’elles ont de leur malheur, qu’il eft bel à voir que 5 dores en là ce leur eft plus languir que viure, & qu’elles continuent leur vie plus pour plaindre leur aife perdu que pour fe plaire en feruitude. Que veut dire autre chofe l’elephant qui, ûeitant defendu iufques à n’en pouuoir plus, n’i voiant plus d’ordre, IU eftant fur le point d’eftre pris, il enfonce fes machoires & cafïe fes dents contre les arbres, iînon que le grand defir qu’il a de demourer libre, ainii qu’il eit, luy fait de l’efprit & l’aduife de marchander auec les chaffeurs ' fi, pour le pris de fes dens, il en fera quitte, &. fil IS fera receu à bailler fon iuoire & paier cefte rançon pour fa liberté? Nous apaftons le cheual deilors qu’il eit né pour Pappriuoifer à feruir; & il ne le fçauons nous li bien flatter que, quand ce vient à le domter, il ne morde le frein, qu’il ne rue contre l’efper0n, 20 comme (ce femble) pour monitrer à la nature & tefmoigner au moins par là que, fil fert, ce n’eft pas de fon gré, ains par noitre contrainte. Que faut il donc dire? Mefmes les bœigïsfoubs le pois du ioug geignent, 25 Et les oüaus dans la caige È plaignent, VARIANTES I nences, ils feroyent (à mon aduis) 19: atant flatter ». de liberté leur nobleiïe ». 2;. « mais par noftre c0ntrainte». 1. « de pieds, de bec ». 25. afous les pieds». 2. « combien tiennent >>. · 27. « i’ay dit ailleurs, paffantxi. 17. « comme il eft nay ». zg. « defqucls ie ne lis ».


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE IQ comme i’ai dit autresfois, paffant le temps à nos rimes françoifes: car ie ne craindray point, efcriuant à toi, ô Longa, mefler de mes vers, defquels ie ne te 30 lis iamais que, pour le femblant que tu fais de t’en contenter, tu ne m’en faces tout glorieus. Ainfi donc, puifque toutes chofes qui ont fentiment, deflors qu’elles l’ont, fentent le mal de la fuietion & courent apres la liberté; puifque les beftes, qui ancore font i 35 faites pour le feruice de l’h0mme, ne fe peuuent accouftumer à feruir qu’auec proteftation d’vn defir contraire, quel mal encontre a cllê cela qui a peu tant denaturer l’homme, feul né, de vrai, pour viure franchement, & lui faire perdre la fouuenance de fon ’ 40 premierellre & le defir de le reprendre? Il y a trois fortes de tirans : les vns ont le roiaume par election du peuple, les autres par la force des armes, les autres par fucceflion de leur race. Ceus qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils Py 45 portent ainfi qu’on connoit bien qu’ils font (comme l’on dit) en terre de conquelte. Ceus la qui naiffent rois ne font pas communement gueres meilleurs, ains eltans nes & nourris dans le fein de la tirannie, tirent auec le lait la nature du tiran, & font eftat des peuples 50 qui font foubs eus comme de leurs ferfs hereditaires; &, felon la complexion à laquelle ils font plus enclins, auares ou prodigues, tels qu’ils font, ils font du I VARIANTES gi. « tu ne m'en faces glorieus ». 42. « l'eleEl:i0n ». gg. « de luy faire perdre ». 46. « Ceux qui naiffcnt rois ». 41. « lly a trois fortes de tirans, 48. « dans le fang ». ie parle des mefchans princes: les 51. « en laquelle ils font plus vns n. enclins ». .


20 · ESTIENNE DE LA BOÉTIE royaume comme de leur héritages Celui à qui le peuple a donné l’eitat .deuroit eftre, ce me femble,' plus fupportable, & le feroit, comme ie croy, n’eftoit que deflors qu’il fe voit efleué par deffus les autres, Hatté par ie ne fçay quoy qu’on appelle la grandeur, 5 il delibere de n’en bouger point : communement celui là fait eftat de rendre à fes enfans la puiffance que le peuple lui a baillé; &deilors que ceus là ont pris cefte opinion, c’eft chofe eftrange de combien ils pafïent, _ en toutes fortes de vices & mefmes en la cruauté, les 10 autres tirans, .ne voians autre moien pour affeurer la nouuelle tirannie que d’eftreindre fi fort la feruitude & eftranger tant leurs fubieéts de la liberté, qu’anc0re que la memoire en foit frefche, ils la leur puiffent faire perdre. Ainfi, pour en dire la verité, ie voi bien qu’il IS y a entr’eus quelque difference, mais de chois, ie n’i en vois point; & eftant les moiens de venir aus regnes diuers, toufiours la façon de regner eft quali fem- blable: les elleus, comme fils auoient pris des toreaus a domter, ainfi les traictent ils; les conquerans en zo font comme de leur proie; les fuccefïeurs penfent d’en faire ainfi que de leurs naturels efclaues. ‘ Mais à propos, fi d’auanture il naiffoit .auiourd’huy quelques gens tous neufs, ni accouftumes à la fubiec- VARIANTES _ 4. « elleué par deffus les autres 12. « que cl'cftendre fort la ferui; en ce lieu». tude, & eftranger tant les fuiets de 6. «communement celui là fait la liberté, encore que la memoire eftat de la puiffance que le peuple en foit». luy a baillee, de la rendre à fes en- 17. « n’en vois point ». fans ». 20. « les traiûent ainû ». »8. « or, deflorsn. 21. «.les conquerans penfent en _ 1 1. «ils ne voyent». auoir droit, comme de leur proyc;


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 2I 25 tion, ini afïriandes à la liberté, & qu’ils ne fçeuiïent - que c’eft ni de l’vn ni de l’autre, ni à grand’—peine des noms; ii on leur prefentoit ou d’eitre ferfs, ou viure francs, felon les loix defquelles ils ne flaccor- 'deroient: il ne faut pas faire doute qu’ils n’aimaffent 30 trop mieulx obeïr à la raifon feulement que feruir à vn homme; finonpofïible que ce fulïent ceux d’lfraël, qui, fans contrainte ni aucun befoin, fe firent vn tiran : duquel peuple ie ne lis iamais Phiftoire que ie- n’en aye trop grand defpit, & quafi iufques à en 35 deuenir inhumain pour me refiouïr de tant de maus qui lui en aduindrent. Mais certes tous les hommes, tant qu’ils ont quelque chofe d’homme, deuant qu’ils fe laiffent affuietir, il faut l’vn des deus, qu’ils foient contrains ou deceus : contrains par les armes eftran- 40 geres, comme Sparthe ou Athenes par les forces `d’Alexandre, ou par les factions, ainfi que la feigneurie d’Athenes eftoit deuant venue entre les mains de Pififtrat. Par tromperie perdent ils fouuentla liberté, &, en ce, ils ne font pas fi fouuent feduits par autrui 45 comme ils font trompes par eus mefmes : ainii le peuple de Siracufe, la maiftreffe ville de Sicile (on me dit qu’elle ûappelle auiourd’hui Sarragoulfe), eitant preifé pa-r les guerres, inconfiderement ne mettant VARKANTES les fucceffeurs, d’en faire ainfi que g2. « ny fans aucun befoin ». de leurs naturels efclaues ». 34. «quaû iufques à deuenir·in· 24. (K D0!] 3CCOLIl.t�mCS)). l1Um3lH )). ` 27. « ou d`cfîre fuicâs, ou viure 36. « qui leur en acluindrentn. en liberté, à quoy fiaccorderoyent 38. « ou qu’ils foient >>. ils} » 40. « Sparthe & Athenes ». 29. «pas faire difficulté ». . 46. « de Sicile, qui fiappelle au· 30. « feulemcnt à la raifon ». . iourd’huy Sarag0fl`e».


2_2 ESTIENNE DE LA BOÉTIE ` ordre qu’au danger prefent, efleua Denis, le premier ‘tiran, & lui donna la charge de la conduite de l’armee, ·& ne fe donna garde qu’il l’eut fait fi grand que cette `bonne piece là, reuenant victorieus, comme ûil n’euft pas vaincu fes ennemis mais fes citoiens, fe feit de 5 , —cappitaine roy, & de roy tiran. Il n’eft pas croiable ·comme le peuple, deflors qu’il eü aiïuietti, tombe fi foudain en vn tel & ii profond oubly de la franchife, · u’il n’eit as oiïible u’il fe refueille our la rauoir Cl P q P » feruant fi franchement & tant volontiers qu’on diroit, IO .à le voir, qu’il a non pas perdu fa liberté, mais gaigné fa feruitude. Il eft vrai qu’au commencement on fert -contraint & vaincu par la force; mais ceus qui vien- nent apres feruent fans regret &. font volontiers ce que leurs deuanciers auoient fait par contrainte. C’eft x5 cela, que les hommes naiffans foubs le io_ug, SL puis _ nourris & eileues dans le feruage, fans regarder plus auant, fe contentent de viure comme ils font nes, & ne penfanspoint auoir autre bien ni autre droiét que ce qu’ils ont trouué, ils prennent pour leur naturel 2o l’eftat de leur naiiïance. Et toutesfois il n’eft oint P d’heritier fi prodigue & nonchalant que quelque fois ne paffe les yeulx fur les regiftres de fon pere, pour voir f·il iouïft de tous les droiéts de fa fucceüion, ou fi l’on a rien entrepris fur lui ou fon predeceffeur. 25 VARIANTES x. «qu‘au danger eileua Denis rg. «maisceuxquiviennentapres, le premier, &lui donna ». n’ayans iamais veu la liberté & g. «qu'elle l'eut fait G grand ». ne fachans que c`cft, feruent fans 7. « tombe foudain ». regret ». 9 « qu‘il Defueille ». x6. « naiffent foubs le ioug ». ir. « non pas perdu fa liberté, 18. « fe contentant de viure ». mais fa feruitude ». ig. « d`auLre droit ny autre bien ».


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE. 23 ‘ Mais certes la couftume, qui a en toutes chofes grand pouuoir fur nous, n’a en aucun endroit il grand’ vertu qu’en cecy, de nous enfeigner à feruir &, comme l’on dit de Mitridat qui fe lit ordinaire à boire le poifon, 30 pour nous apprendre à aualer & ne trouuer point amer le venin de la feruitude. L’on ne peut pas nier que la nature n’ait en nous bonne part, pour nous tirer là où elle veut & nous faire dire bien ou mal. nez; mais fi faut il confeffer qu’elle a en nous moins 35 de pouuoir que la couftume: pource·que le naturel, pour bon qu’il foit, fe perd Bil n’eit entretenu; & la nourriture nous fait toufiours de fa façon, comment ' que ce foit, maugré la nature. Les femences de bien que la nature met en nous font fi menues & gliffantes 40 qu’elles ne peuuent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire; elles ne ûentretiennent pas fi aifement comme elles ûabatardiffent, fe fondent &. viennent à rien 2 ne plus ne moins que les arbres W fruiétiers, qui ont bien tous quelque naturel à part,. 45 lequel ils gardent bien fi on les laiffe venir, mais ils le laifïent auiïi toit pour porter d’autres fruiëts eftran- giers'& non les leurs, felon qu’on les ente. Les herbes A ont chacune leur propriete, leur naturel & üngularité; mais toutesfois le gel, le temps, le terroir ou la main 5o du iardinier y adiouftent ou diminuent beaucoup de _ h VARIANTES , 20· (( leur l13(UI`C)). 40· K qU‘Cll€S l'l’CI`Id1XI'Ch[ PBS )). 22 « qui ». 41. « elles ne Dentretiennent pas 2;. « dans fes regiftres pour en- plus aifement, qu’elles ûabaftardif tendre f·il iouift >>. fcnt, fe fondent &viennent cn rien ». 29. « que Mitridat ». 4;. « que les fruiétiers n. go. « pas amer ». 46. « pour ports d‘autres fruiêtsn. gg. « ou bien ou mal nez ». 50. « ou. adiouftent ».


24 · ESTIENNE DE LA BOÉTIE leur vertu : la plante qu’on a veu en vn endroit, on eit ailleurs empefché de la reconnoiitre. Qui verroit les Venitiens, vne poignee de gens viuans ii libre- ment» que le plus mefchant d’entr’eulx ne voudroit pas eitre le roy de tous, ainfi nes & nourris qu’ils 5 ne reconnoilïent point d’autre ambition finon à qui mieulx aduifera & plus foigneufement prendra garde à entretenir la liberté, ainii appris & faits des le berceau qu’ils ne prendroient point tout le reftedes felicites de la terre our erdre le moindre— oint de TO P leur franchife; qui aura veu, dis-ie, ces perfonnages là, & au partir de là Pen ira aus terres de celui que nous appellons Grand Seigneur, voiant là les gens qui ne veulent eftre nez que pour le feruir, & qui pour maintenir fa puilïance abandonnent leur vie, i5 penferoit il que ceus là & les autres euflentvn mefme naturel, ou pluftoit f·il n’eftimeroit pas que, fortant d’vne cité d’hommes, il eftoit entré dans vn parc de beftes? Licurge, le policeur de Sparte, auoit nourri, ce dit on, deux chiens, tous deux freres, tous deux zo allaites de mefme laiét, l’vn engraiffé en la cuiiine, l’autre accouftumé par les champs au fon de la trompe & du huchet, voulant monftrer au peuple lacedemo- vanranrxs . 5. « pas cltre R0y& t0utainfi». pour le maintenir abandonnent 6. « connoilfcntn. leur vie; pcnferoit il que les autres 7. «à qui mieux aduifera à foi- & ceux là euilent mefme naturel ». gneufemententretenirlcurlibertéx. 18. « il eft entré ». · . 8. « dans le berceau,ils nc pren- — 1g. « ayant n0ur1·y». droient point ». . 21. «à la cuiline ». 1;. «le Grand Seigneur ». _ 24. « leur nourriture ». ` .14. ggdes gens qui ne peuuent 27. «ce dit il ». eftre nez que pour le feruir & qui 30. «eu1't eu plus cher ».


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 2 5 nien que les hommes font tels que la nourriture les 25 fait, mit les deus chiens en plain marché, & entr’eus vne foupe & vn lieure : l’vn courut au plat '& l’autre au lieure. Toutesfois, dit—il, ii font ils freres. Donc ques celui là, auec fes loix &. fa police, nourrit & feit ii bienles Laeedemoniens, que chacun d’eux eut plus 50 cher de mourir de mille morts que de reconnoiftre autre feigneur que la loy &· la raifon. ` — _ Ie prens plaiiir de ramenteuoir vn propos que tin- drent iadis vn des fauoris de Xerxes, le grand roy des Perfans, & deux Lacedemoniens. Quand Xerxe faifoit 35 les appareils de fa grande armee pour `conquerir la Grece, il enuoia fes ambaffadeurs par les cites gre- geoifes demander de l’eau & de la terre: -c’e[toit la façon que les Perfans auoient de fommer les villes de ferendre à eus. A Athenes ni a' Sparte n’enuoia 40 il point, pource que ceus que Daire, fon pere, y auoit enuoié, les Atheniens & les Spartains en auoient ietté les vns dedans les foffesf les autres dans _les puits, leur difants qu’ils prinfent hardiment de la de l’eaue & de la terre pour porter à leur prince: ces 45 gens ne pouuoient foufrir que, 'de lamoindre parole feulement, on touchait à leur liberté. Pour en auoir VARIANTES I 31. «la Loy & le Roy». 40. « de ceux que Daire y auoit gg. « iadis les fauoris ». enuoié pourfairepareilledemande». 34. «de Perfe,t0ucl1antlesSpar- 41. «les Spartiates & les Athe- tiates ». niens ». gg.«i'es appareils de grande 42.« dans les folles, les autres armee ». _ ils auoyent fait fauter dedans vn , 38. « les Perfes ». _ puits ». · gg. « de fommerles villes. A Spar- 4;. « qu’ils priilent là hardiment the ny à Athenes ». de l’eau & de la terre ». ' 4


26 ESTIENNE DE LA BQÉTIE ainfi vfé, les Spartains congneurent q11’ils auoient encouru la haine des dieus, mefme de Talthybie, le dieu des herauds: ils ûaduiferent d’enuoyer à Xerxe,. pour les appaifer, deus de leurs citoiens, pour fe prefenter a lui, qu’il feit d’eulx à fa guife, & fe paiat 5 de la pour les ambaiîadeurs qu’ils auoient tué à fon pere. Deux Spartains, l’vn nommé Sperte &l’autre Bulis, ûoffrirent Ide leur gré pour aller faire ce paie- ment. De fait ils y allerent, & en chemin ils arriuerent au palais d’vn Perfan qu’on nommoit Indarne, qui IO eitoit lieutenant du roy en toutes les villes d’Afie qui font fur les coftes de la mer. Il les recueillit fort honnorablement & leur fit grand chere &, apres plufieurs propos tombansc de l’vn en l’autre, il leur demanda pourquoy ils refufoient tant l’amitié du IS roy. Voies, dit il, Spartains, & connoiiïes par moy I comment le roy fçait honorer ceulx qui le valent, & penfes que ii vous eftiez à lui, il vous feroit de mefme: H vous eities à lui & qu’i1 vous euft connu, il n’i a celui d’entre vous qui ne fut feigneur d’vne ville de 20 Grece. —— En cecy, Indarne, tu ne nous fçaurois donner bon confeil, dirent les Lacedemoniens, pource que le bien que tu nous promets, tu l’as eiïaié, mais celui dont nous iouiffons, tu ne fçais que c’eft: tu as VARIANTES 1. « les Spartiates». 1o. «d‘vn Perfe qu’0n appeloit 2, « la haine des dieux mefmes, Gidarne ». fpecialemcnt de Thaltibie, dieu des 12. « fur la cofte ». herauts». 1;. « fort h0norablement,&apres 7. « Deux Spartiates, l’vn nom- pluûeurs propos ». mé Spe6te». 16. « Croyez, dit il, Spartiates n. g. « faire ce paiement. Ilsy alle- 21. « Gidarne». rent». ' 27·((OI', fi tu en auois tafté


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 27 25 efprouué la faueur du roy; mais·de la liberté, quel goult elle a, combien elle eft douce, tu n’en fçais rien. Or, ii tu en auois tafté, toymefme nous confeillerois de la defendre, non pas auec la lance & l’efcu, mais aueo les deus & les ongles. Le feul Spartain difoit ce 30 qu’il falloit dire, mais certes & l’vn & l’autre parloit comme il auoit efté nourry; car il ne fe pouuoit faire que le Perfan eut regret à la liberté, ne l’aiant iamais eue, ni que le Lacedemonien endurait la fuietion, 3 aiant goufté de la franchife. 35 Caton l’Vtiquain, eltant ancore enfant & fous la verge, alloit & venoit fouuent ches Sylla le dictateur, tant pource qu’à raifon du lieu & maifon dont il eltoit, on ne lui refufoit iamais la porte, qu’aufli ils eltoient proches parens. Il auoit toufiours fon maiftre quand 40 il y alloit, comme ont accouitumé les enfans de bonne maifon. Il ûapperceut que, dans l’holtel de Sylla, en fa prefence ou par fon commandement, on empri- fonnoit les vns, on condamnoit les autres; l’vn eltoit , banni, l’autre eftranglé; l’vn demandoit la conlifcation 45 d’vn citoien, l’autre la teite : en fomme, tout y alloit noncomme ches vn officier de ville, mais comme ches vn tiran de peuple, SL c’eftoit non pas vn parquet de iuftice, mais vn ouuroir de tirannie. Si dit lors à fon A · VARIANTES toy mefme, tu nous confeillerois ». 38. « on ne luy fermoit iamais les ng. « Le feul Spartiate ». portes ». 30. « mais certes l‘vn & Vautre 40. « comme auoyent accoultumé difoient, comme ils auoient efté les enfans de bonne part ». nourris ». 44. « le conflsque ». gz. « le Perle p. 46. « de la ville ». 34. « goufté la franchife ». 47. ai du peuple ». ` . 4 35. «l‘Vticnn». 48. «vnc tauerne de tirannie ».


maiftre ce ieune gars: Que ne me donnes vous vn poignard? Ie le cacherai fous ma robe : ie entre fouuent dans la chambre de Sylla auant qu’il foit leué, i’ay le bras affes fort pour en defpefcher la ville. Voilà certes vne parolle —vraiement appartenante à 5 Caton : c’eft0it vn commencement de ce perfonnage, digne Ide fa mort. Et neantmoins qu’on ne die ni fon nom ai fon pais, qu’on conte feulement le fait tel qu’il eft, la chofe mefme parlera & iugera l’on, à belle auenture, qu’il eftoit Romain & né dedans Romme, io & lors qu’elle eftoit libre. A quel propos tout ceci? Non pas- certes que i’eftime que le pais ni le terroir yvfacent rien, car en toutes contrees, en tout air, eit amere la fuietion 82 plaifant d’eftre libre; mais par ce que ie fuis d’aduis qu’on ait pitié de ceux qui, en I5 naiffant,` fe font trouues le ioug au col, ou bien que on les excufe, ou bien qu’on leur pardonne, ii, n’aians veu feulementl’ombre de la liberté & n’en eftant point auertis, ils ne ûapperçoiuent point du mal que ce leur eft d’eItre efclaues. S’il y auoit quelque païs, comme 20 dit Homere des Cimmeriens, où le foleil fe monftre · autrement qu"à nous,l & apres leur auoir efclairé fix mois continuels, -il les laiffe fommeillans dans l’obf- curité fans les venir reuoir de l’autre demie annee, ceux qui naiftroient pendant celte longue nuit, ûils 25 vnnxinrns

1. « ce noble enfant dit à son maistre »

5. « Voyla vrayement vne parole appartenante à Caton ».

10. « dedans Rome,mais dans la vraye Rome, & lorsqu’elle estoit libre ».

13. « y parfacent rien ».

14. « ell contraire la fuietion ».

18. « n’ayans iamais veu ».

20. « S’il y a ».

24. « sans les venir receuoir ».

26. « f>ils n’au0icnt oui parler ».

30. « sinon apres le plaisir, & DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 29 n’auoient pas oui parler de la clarté, ûesbaïroit on fi, n’aians point veu de iours, ils ûaccouftumoient aus tenebres où ils font nez, fans defirer la lumiere? On ne laint iamais ce ue l’on n’a iamais eu & le P Cl » 30 regret ne vient point ünon qu’apres le plaifir, & tou- üours eft, auec la congnoiffance du mal, la fouuenance de la ioie paffee. La nature de l’homme eft bien d’eitre franc & de le vouloir eftre, mais auiïi fa nature elt telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui 35 donne. Difons donc ainfi, qu’à l’homme toutes chofes lui font comme naturelles, à quoy il fe nourrit & accouf- tume; mais cela feulement lui eft naïf, à quoi fa nature ümple & non alteree l’appelle : ainfi la premiere 40 raifon de la feruitude volontaire, c’eft la couftume: comme des plus braues courtaus, qui au commence- ment mordent le frein & uis Pen iouent & là où n’a ) g·l€I’€S I‘l.lOl€1'1î contre 13. i~€ll€, ils fe p&I'€Dt l'I18.lI1t€l"l2ll'1t dans les harnois & tous fiers fe gorgiafent foubs la 45 barde. Ils difent qu’i1s ont efté touüours fubieets, que leurs peres ont ainfi vefcu; ils penfent qu‘ils font tenus d’endurer le mal & fe font acroire par exemples, & fondent eus mefmes foubs la longueur du tems la offeffion de ceux ui les tirannifent· mais our vrai, p q ) S p 50 les ans ne donnent iamais droit de mal faire, ains ' vanrlmrns toufiours eft auecla cognoiffance du 4;. « ils ruoientn. bien, le fouuenir de la ioie pafTee». 4;. a ils fe portent maintenant ». ' ga. « Le natureln. 47. « d‘endurerle mors&fele font 37. « lui font naturelles ». acroire par exemples; & fondent eus 38. « mais feulement ce luy ». mefmes fur la longueur la poifeilîon 42. « &puis apres ». de ceux qui les tyrnnnifent ».


30 ‘ ESTIENNE DE LA BOÉTIE · agrandilfent l’iniure. Touiïours Ben trouue il quelques vns, mieulxlnes que les autres, qui fentent le pois V du ioug & ne fe peuuent tenir de le fecouer; qui ne · ûappriuoifent iamais de la fubietion, & qui touiiours, comme Vliffe,.qui par mer & par terre cherchoit ·5 touiiours de voir de la fumee de fa cafe, ne fe peuuent tenir d’auifer à leurs naturels priuileges BL de fe fou- uenir de leurs predeceffeurs & de leur premier eitre; ce font volontiers ceus là qui, aians l’entendement net & l’efprit clairuoiant, ne fe contentent pas, comme io le gros populas, de regarder ce qui eit deuant leurs pieds Fils n’aduifent & derriere & deuant & ne reme- morent ancore les chofes paiïees pour iuger de celles du temps aduenir & pour mefurer les prefentes; ce font ceus qui, aiansula teite d’eus mefmes bien faite, 15 Pont ancore polie par Yeitude & le fçauoir. Ceus là, quand la liberté feroit entierement perdue & toute hors du monde, Pimaginent &. la fentent en leur efprit, & ancore la favourent, & la feruitude ne leur eft de gouft, pour tant bien qu’on Paccouftre. 29 Le grand Turc Belt bien auifé de cela, que les liures & la doctrine donnent, plus que toute autre chofe, aus hommes le fens & Pentendement de fe recon- noiftre & d’haïr la tirannie; i’entens qu’il n’a en fes vrmnxrxas l i. « Toufiours en demeure il ». 12. <r & ne rameinent ancore ». g. «& ne peuuent tenir de le 18. «l’imaginant & la fentzmt crouller ». I en leur efprit, & ancores la fauou- 5. « cerchoit de voir la fumee de rant, la feruitude ne leur efl: iamais fa cafe 1•. de gouft pour fi bien qu`on l‘ac- 6. « ne fe fçauent garder d'ad· cou(trc». uifern. 2;. «le fens de fe reconnait'- 8. cr des prcdcce(ï`curs». tre». `


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 3I 25 terres gueres de gens fçauans ni n’en demande. Or, communement, le bon zele & afïeëtion de ceux qui ont gardé maugré le temps la deuotion à la franchife, pour ii grand nombre qu’il y en ait, demeure fans eiïeét pour ne ûentrecongnoiftre point: la liberté leur 30 eit toute oftee, fous le tiran, de faire, de parler & quaii de penfer; ils deuiennent tous iinguliers en leurs fantaiies. Doncques Mome, le Dieu moqueur, ne fe moqua pas trop quand il trouua cela à redire en l’homme que Vulcan auoit fait, dequoi il ne lui 35 auoit mis vne petite feneitre au cœur, afin que par la on peut voir fes penfees. L’on voulliit bien dire que Brute, Calle & Cafque, lors qu’ils entreprindrent la deliurance de Romme, ou pluitolt de tout le monde, ne - voulurent pas que Ciceron, ce grand zelateur du bien 40 public f»il en fut iamais, fuft de la partie, & eitimerent fon cœur trop foible pour vn fait ii haut : ils fe fioient bien de fa volonté, mais ils ne fraffeuroient point de fon courage. Et toutesfois, qui voudra difcourir les faits du temps paffé & les annales anciennes, il Ben 45 trouuera peutou point de ceus qui, voians leur païs mal mené SL en mauuaifes mains, aient entrepris d’vne intention bonne, entiere 8L non feinte, de le deliurer, qui n’en foient venus à bout, & que la liberté,.pour vaxurmrus 25. « gueres dé plus fçauans qu’il 36. « L’on a voulu dire ». n’en demande ». 37. «& Caffe, lors qu’ils tirent 28. « en demeure fans etïeët ». l`entrepril'e de la deliurance ». go. « de faire & de parler ». gg. « ne voulurent point que Ci- g1.« ils demeurent tous fingu- ceronn. « liers J). · 46. « ayant entrepris d’vnc bonne 32. « Et pourtant Momus ne fe intention de le deliurer, qu’ils n‘en m0CqUZ POS [TOP 7). - ' fOl€l’È VCDUS à bout D. ,.


32 ESTIENNE DE LA BOÉTIE fe faire paroiitre, ne fe foit elle mefme fait efpaule. Harmode, Ariftogiton, Thrafybule, Brute le vieus, Valere & Dion, comme ils l’ont vertueufement penfé, Pexecuterent heureufement : en tel cas, quafi iamais — à bon vouloir ne defaut la fortune. Brute le ieune & 5 Caiïe oiterent bien heureufement la feruitude, mais . en ramenant la liberté ils moururent : non pas mife- i rablement (car quel blafphefme feroit ce de dire qu’il y ait eu rien de miferable en ces gens là, ni en leur mort ni en leur vie ?), mais certes au grand dommage, IO perpetuel malheur & entiere ruine de la republicque, laquelle fut, comme il femble, enterree auec eus. Les autres entreprifes qui ont efté faites depuis contre les empereurs romains n’eft0ient que coniurations de gens ambitieus, lefquels ne font pas à plaindre des IS inconueniens qui leur en font aduenus, eftant bel à voir qu’ils defiroient, non pas ofter, mais remuer la couronne, pretendans chafïer le tiran & retenir la tirannie. A ceux cy ie ne voudrois pas moymefme qu’il leur en fut bien fuccedé, & fuis content qu’ils 20 aient monitré, par leur exemple, qu’il ne faut pas abufer du faint nom de liberté pour faire mauuaife entreprife. ` · . Mais pour reuenir à notre propos, duquel ie m’eftois VARIANTES 1. «appziroiftre ». 14. « que des coniurations ». g. « comme ils ont». 16. « qui leur font ». 8. « quel blafme l'eroit·ce ». . 17. « non pas d`ofter, mais de g. « rien eu de miferable ». ruiner la couronne ». 12. «laquelle certes fut, comme 19. «A ceux là ie ne voudroy pas ' il me femble ». mefme ». . . 1;. acontre les autres cmpe· 22. «abuf`er du faint nom dela reurs ». liberté ». —


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 35. 25 quafi perdu, la premiere raifon pourquoy les hommes. feruent volontiers cit pource qu’ils_naiffent ferfs & font nourris tels., De cette cy' en vient vn’autre, qu’aifement les gens deuiennent, foubs les tirans, lafches & eiïemines: dont ie fçay merueilleufement 30 bon gré à Hyppocras, le grand pere de la medecine, qui f’en cit pris garde, & l’a `ainii dit en l’vn de fes liures qu’il inititue Des maladies. Ce perfonnage auoit certes en tout le cœur en bon lieu, & le inonftra bien lors que le Grand Roy le voulut attirer pres de. 35 lui à force d’offres & grands prefens, il luy refpondit franchement qu’il feroit grand confcience de fe meiler de guerir les.Barbares qui vouloient tuer les Grecs, &. de bien feruir par fon art à lui.qui entreprenoit d’all`eruir la Grece. La lettre qu’il lui enuoia fe void 40 ancore auiourd’hui parmi fes autres œuures, &, tefmoignera pour iamais de fon bon cœur & de fa noble nature. Or, eit il doncques certein qu’auec la liberté fe erd tout en vn.cou la vaillance. Les P gens fubieéts n’ont point d’allegrei`fe au combat ni 45 d’afpreté: ils vont au danger quaii comme attaches & tous engourdis, par maniere d’acquit, & ne fentent point bouillir dans leur cœur l’ardeur de la franchife qui fait mefprifer le peril & donne enuie d’achapter, A vnumxrxas ' 24. «àm0n pr0pos,lequcl i`au0is 38. « & de ricn feruir». quali perdu ». 42. « Or, il cit donc certain 26. «c(t ce qu’ils naiffcnt t'erfs». qu’auec la liberté tout à vn coup 30. « Hippocrates ». fe perd la vaillancc ». · 32. «qu’ilintitulc». 45. «au danger comme atta- 33. « auoit certes lc cœur ». ches ». , . _ H34.·«bicu,z1lors>>. ' "2;6.· « & par. maniere d`acquit». ""Éî -·’35L` « Si l`uy rcfpondit». N 47. «dans lc cœur ». i · · · 5


34 ESTIENNE DE LA BOÉTIE par vne belle mort entre fes compagnons, l’honneur & la gloire. Entre les gens libres, c’eit à l’enui à qui mieulx mieux, chacun pour lebien commun, chacun pour foi, ils Dattendent d’auoir tous leur part au mal de-la defaite ou au bien de_la victoire; mais les gens 5 aiïeruis,_outre_ce courage guerrier,. ils perdent auiïi en toutes autres chofes la viuacité, &~ ont le cœur bas &. mol & incapablede toutes chofes grandes. Les tirans connoiiï`ent·bien cela, &, voians qu’ils prennent ce pli, pour·1es· faire mieulx auachir, ancore ils aident ils. xo Xenophon, hiftorien graue. & du premier rang entre. les Grecs, a fait vn liure auquel il fait parle1·;Simonide avec Hie·ron,,tira11 de Syracufe-, _des miferes du tiran. Ce_liur<=geft#plei11 debonnes &. graues remonftrances, & qui ontzauüi bonne grace,. à. mon aduis, qu’il eit x5 poüible. Que pleuft à Dieu que les tirans qui ont iamais efté l’euffent mis deuantles yeux & Pen fuffent feruis de miroir! Ie ne puis pas croire qu’ils n’eu1ï`ent reconnu leurs verrues St eu quelque honte de leurs taches. En ce traité- il conte la peine en·qu·oy font zo les tirans, qui font contrains, faifans mal à tous, fe- craindrede tous. Entrenautres chofes, il dit, cela, que les mauuais rois fe feruent dîeitrangers à. la- guerre; 8:: les foul.doient·,· ne ûofans fier de. mettre à leurs gens, à qui ils _ont fait tort, les armes en main. (ll y 25 a bien eu de bons rois qui ont eu à leur foulde des — · vauraxwrns 1. « l’honneur dela gloire ». 8. « 6: font incapables ». ' . 4, « là où ils f>attendent·cl`auoir ro. « encore leur y.aident ils ». toute leur part ». 12. « vn liuret». 5., « les gens afiuiettis ». 1 g. « le Roy de Syracufe ». 6. « ils perde;1t;encore«». 16. « queztous les tirans».


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 55 nations eftrangeres, comme des François mefmes, & plus ancore d’autrefois qu’auiourd’huy, mais à vne autre intention, pour garder les leurs, n’eftimant rien 3¤ le dommage de l’argent pour efpargner les hommes. C’eit ce ue difoit Sci ion, ce croi ie le rand Afri- q r _ quain, qu’il aimeroit mieux auoir fauué vn citoien que defait cent ennemis.) Mais, certes, cela eft bien alïeuré, que le tiran ne penfe iamais que fa puilïance 35 lui foit aiïeuree, iinon quand il eûï venu à ce point qu’il n’a fous lui homme qui vaille: donques à bon droit lui dira on cela ue Thrafon en Terence fe } vante auoir reproché au maiftre des elephans : l Pour celujî bmue vous ejies ` 4Q Que vous aues charge des bqies. Mais cefte rufe de tirans d’abeitir leurs fubieéts ne fe peut pas congnoiitre plus clairement que par ce que Cyrus fit enuers les Lydiens, apres qu’il fe fut 45 emparé de Sardis, la mailtreile ville de Lydie, & qu’il eult ris à merci Crefus, ce tant riche ro &. l’eut P y? amené quand & foy: on lui apporta nouuelles que les Sardains ûeftoient reuoltes· il les eut bien toft I reduit fous fa main; mais, ne voulant pas ni mettre à 5o fac vne tant belle ville, ni eftretoulioursen peine d’y tenir vne armee pour la garder, il Daduifa dlvn grand expedient pour lien affeurer: il y eftablit des bor- v».mAN·i·Es . 25. « les armes cn la‘main1 Il y 44. «aux Lydiens »·.· 3 CU )). (( SZlI'd€S ))· go. « rien de dommage ». 46. « & l`euft amené captif »z gg. « la vie à vn cit0yen·». 47. « les nouuelles». 41. « des tyrans ». 4g. « pas mettre »:·


36 ' ESTIENNE DE LA BOÉTIE deaus, des tauernes & ieux publics, & feit publier vne ordonnance que les habitans euffent à en faire eitat. Il fe trouua fi bien de celte garnifon que iamais depuis contre les Lydiens ne fallut tirer vn coup d’efpee. Ces pauures & miferables gens ûamuferent 5 à inuenter toutes fortes de ieus, fi bien que les Latins en ont tiré leur mot, & ce que nous appellons paye- temps, ils l’appellent Lvnr, comme fils vouloient dire LYD1. Tous les tirans n’ont pas ainfi declaré expres qu’ils vouliiffent eiïeminer leurs gens; mais, lO pour vrai, ce que celui ordonna formelement & en etïeëc, fous main ils l’ont pourchaffé la plus part. A la verité, c’eft le naturel du menu populaire, duquel le nombre elt touûours plus grandlldedans les villes, qu’il eit foubçonneus à l’endroit de celui qui l’aime, i5 & iimple enuers celui qui le trompe. Ne penfes pas qu’il y ait nul oifeau qui fe prenne mieulx à la pipee, ni poiiïon aucun qui, pour la friandife du ver, Paccroche plus toit dans le haim que tous les peuples Dalefchent viftement à la feruitude, par la moindre zo plume qu’on leur paffe, comme l’on dit, deuant la bouche; & c’eit chofe merueilleufe qu’ils fe laiffent aller ainfi toft, mais feulement qu’on les chatouille. Les theatres, les ieus, les farces, les fpeétacles, les 2 gladiateurs, les belles eftranges, les medailles, les 25 VARIANTES 2. « cefle ordonnance ». 8. «Ludi, comme Fils vouloient 3. «qu`il ne lui fallut iamais dire Lydi». depuis tirer vn coup d‘cpce contre io. «ii expres ». les Lydiens». _ 1o. «leurs hommes ». 5. « Ces pauures gens mifera- 11. cccelui là ». bles ». 14. « dans les villes. Il efi foufpe- 6. « les Latins om». çonneuxuo.


DE LA' SERVITUDE VOLONTAIRE I 37 tableaus & autres telles drogueries, c’eltoient aus peuples anciens les apalts de la feruitucle, le pris de leur liberté, les outils de la tirannie. Ce moien, celle pratique, ces allechemens auoient les anciens tirans, 30 pour endormir leurs fubieéts fous le ioug. Ainli les peuples, allotis, trouuans beaus ces palletemps, amufes d’vn vain plailir, qui leur palfoit deuant les yeulx, üaccoultumoient à leruir aulîi niaifement, mais plus mal, que les petits enfans qui, pour voir les 35 luilans images des liures enlumines, aprenent à lire. Les rommains tirans ûaduilerent ancore d’vn autre point : de feltoier 'louuent les dizaines publiques, abufant celte canaille comme il falloit, qui le laifle aller, plus qu’à toute autre chole, au plailir de la 40 bouche : le plus auilé & entendu d’entr’eus n’eult pas quitté fon efculee de loupe pour recouurer la liberté de la republique de Platon. Les tirans failoient largelle d’vn quart de blé, d’vn leltier de vin & d’vn felterce; & lors c’eltoit pitié d’ouïr crier VIVE LE Roi! 45 Les lourdaus ne ûauiloient pas qu’ils ne faifoient que recouurer vne partie du leur, & que cela melmes qu’ils recouuroient, le tiran ne le leur eult peu donner, li deuant il ne l’auoit olté à eus melmes. Tel eult amalïé auiourd’hui le felterce, & fé fut gorgé au 50 feltin public, benillant Tibere & Neron & leur belle vAxmmrr·:s 18. « pour la friandile fvaccro- 40. « le plus entendu de tous ». che ». ·41. « elcuelle ». 20. « pour la moindre plume ». 45. « n’aduil0ient point ». 26. « eltoient ». 47. « ne leur ». 30. « leurs anciens lubieâts ». 49. « & tel le full gorgé ». 35. « de liures illuminezn. 50. « en benillant :7. gg. « toute chole ». 50. « de leur belle liberalité ».


38 ESTIQENNE DE LA BOÉTIE l_iberalité qui, le lendemain, eltant contraint cl’aban> donner fes biens à leur auarice, les enfans à la luxure, fon lang mefmes à la cruauté de ces magniliques ` ·empereurs, ne diloit mot, non plus qu’vne pierre, ne le remuoit non plus qu’vne louche. Touliours le 5 populaire a eu cela: il elt, au plailir qu’i1 ne peut honneltement receuoir, tout ouuert & dilïolu, &, .au tort & à la douleur qu’il ne peut honneltement loulïrir infenlible.Ie ne vois as maintenant erfonne 7 P P qui, oiant parler de Neron, ne tremble mefmes au xo lurnom de ce vilain monltre, de celte orde & fale pelte du monde; &. toutesfois, de celui là, de ce boutefeu, ~de·ce bourreau, de celte belte fauuage, on peut bien- dire qu·’apres la mort, aulïî vilaine que fa vie, le noble peuple romain en receut tel defplailir, le fouuenant IS de les ieus 8; de les feltins, qu’il fut fur le point d’en porter le duei_l; ainli1’a efcrit Corneille Tacite, auteur bon SL graue, &. des plus certeins. Ce qu’on n-e trou- uera pas eltrange, veu quecepeuple là mefmesauoit fait au parauant à la mort de Iules Caefar, qui donna zo congé aus lois & à la liberté, auquel perfonnage i1.n’y eut, ce me femble, rien qui vaille, car fon humanité mefmes, que l’on prefche tant, fut plusdommageable quela cruauté. du- plus fauuage tiran qui fuit onques, · vAn1A1~1r1;s 2. a à l'auarice ». peuplelà melmes auoit fait à la mort ` 6. «le p0pulas». de Iules_Ca:l'ar»_. 11. « de celte orde &- falc belte. 21. cxauquel perlonnage ils n‘y ont On peut bien dire >1, (ce mc femble) trouué rien qui vaille 16. « & feltins ». _ que fon humanité, lztquellequoiqubn 18. « & graue des plus, &·cc1·tes la prefchat tant, fut plus dommagea- cr0iz1ble». ble que la plus grande~cruauté·du 19. «_li l‘0n conlidçre,cc.quc,ce plusfauuage Tiran quifuftoncquesm


DE LA seizvrrune °Vor.oNrA1RE 39 25 pource qu’à la verité ce fut cette üennë venimëufè douceur qui, enuers le peuple romain, lucra la fer-- . uitude; mais,—apres fa mort, ce peuple là, qui auoit ancore en la bouche fes bancquets & en Pefprit la . fouuenance de fes prodigalites, pour lui faire fes 30 honneurs & le mettre en cendre, amonceloit à l’enui les bancs de la place, & puis lui eileua une colonne, comme au Pere du peuple (ainü le portoit le chapi- teau), & lui fit plus d’h0nneur, tout mort·qu’il eftoit,. qu’il n’en debuoit faire par droi·t à homme du monde, 35 fi ce n’eft0it par auenture à ceus qui l·’au·oi'ent tué. Ils rfoublierent pas aufîi cela, les empereurs romains, de prendre communement le tiltre d'e tribun du peuple, tant pource que celt office eitoit tenu pour faint &, . facré qu?auiïi il eftoit eitabli pour la defénfe & pro- 40 teétion du peuple, & fous la faueur de Peitat. Par ce moien, ils ûaffeuroient que le peuple fe fieroit plus d’eus, comme f>il deuoit en` ouir le nom,.& non pas- fentir les effects au contraire`. Auiourd’hui ne' font pas — beaucoup mieux ceus qui ne font gueres mal aucun, 45 mefmesde confequence, qu’ils ne facent·`pall`er deuant quelq'ue'ioly propos du bien public & foulagement commun: car tu fcais bien, ô L0nga,··le`·formulaire§· duquel en quelques endroits ils pourroientivfer allez . vAmA:«-res 25. « cette venimeufe ». 42. « comme fvils deuoient encou- 28. «à la bouche ». rir le nom & non pas fentir les gr. «puis_elleua». elïeélzs. Au contraire, auiourd’huy gz. «ain'(l·p0irt0·it». ne font pas beaucoup mieux ceux g4. «'faire‘à homme ». qui ne font·ma·l aucun »î 35. « fi ce n’elt0it potïible à·`ceus 46. «'bien commun & foulage- qui l’au·o‘ieh't tué ». ment public >y. _ 41. « ce peuple ». 47. «`cax· vous'fauez'bien »;`


40 _ ESTIENNE DE LA BoET1E iinement; mais à la plus part, certes, il n’y peut auoir . de fineffe la où _i1 y a tant d’impudence. Les rois d’Alïyrie, & ancore apres eus ceus de Mede, ne fe prefentoient _en public que le plus tard qu’ils pou- uoient, pour mettre en doute ce populas Fils eftoient 5 en quelque chofe plus qu’h©mmes, & laiffer en cette A refuerie les gens qui font volontiers les imaginatifs aus chofes defquelles ils neppeuuent iuger de veue. Ainlî tant de nations, qui furent alles long temps fous - cell: empire Allyrien, auec ce miftere Daccouftumoient IO à feruir si feruoient plus volontiers, pour ne fçauoir _ pas quel maiftre ils auoient, ni à grand’peine Fils en; auoient, & craignoient tous, à credit, vn que perfonne iamais n’auoit veu. Les premiers rois d’Egipte ne fe monftroient gueres, qu’ils ne portaffent tantolt vn IS chat, tantoû vne branche, tantoft du feu fur la telle, & fe mafquoient ainh &. faifoient les bafteleurs; &, en, ce faifant, par Peltrangeté de la chofe ils donnoient àgleurs _ fubieéts quelque reuerence & admiration, où, aus gens_qui_nfeull`ent elté ou trop fots ou trop, 20 alïeruis, ils n’euffent apprefté, ce m’eft aduis, iinonq palletems & rifee. C’elt pitié d’0uïr parler de combien de chofes lestirans du temps palïé faifoient leur profit pour fonder leur tirannie; de combien de petits moiens ils fe feruoient, aians de tout tems trouué ce 25 populas fait à leur polte, `au`quel il ne fçaubient li mal — vmrmmzas i ' _l· ((CK1l8. plus pàlft >). I3. (( PCl`fOl’lIlC l’1,üllOlÈ 7),. _ 2. « auoir allez de finefl`c_». . x5. « qu`ils ne portafl`ent_,_tz1nt0(t , , « de quoy ils ne peuuent ». vne branche ».· ' 5 _ ro. «f·acc0uftumerent ng. 25. « ils fe feruoientgrzgndement, xx. « pour ne fçauoir quel ». _ ayans trouué ce populasp. _ _


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 4i tendre filet qu’ils ne ûy vinfent prendre; lequel ils ont toutiours trompé à fi bon marché qu’ils ne l’affuiet- tiffoient iamais tant que lors qu’ils f»en moquoient 30 le plus. Que dirai ie d’vne autre belle bourde que les peuples anciens prindrent pour argent content? Ils creurent fermement que le gros doigt de Pyrrhe, roy des Epirotes, faifoit miracles & gueriffoit les malades 35 de la rate; ils enrichirent ancore mieus le conte, que ce doigt, apres qu’on eut brullé tout le corps mort, üeftoit trouué entre les cendres, ûeftant fauué, maugré le feu. Touiiours ainfi le peuple fot fait lui mefmes les menfonges, pour puis apres les croire. Prou de gens 40 l’ont ainli efcrit, mais de façon qu’il elt bel à voir qu’ils ont amaifé cela des bruits de ville & du vain parler du populas. Vefpaiian, reuenant d’Affyrie & paflant a Alexandrie pour aller à Romme ûenfparer de l’empire, feit merueilles : il addreffoit les boiteus, il 45 rendoit clair-voians les aueugles, & tout plein d’autres belles chofes aufquelles qui ne pouuoit voir la faute qu’il y auoit, il eltoit à mon aduis plus aueugle que ceus qu’il guerilïoit. Les tirans mefmes trouuoient bien eftrange que les hommes peuffent endurer vn 50 homme leur faifant mal; ils vouloient fort fe mettre la religion deuant pour gardecorps, &, Fil eitoit poi- iible, emprunter quelque efchantillon de la diuinité vrmaurss 26. « ne fçauoient tendre ». 4;. « par Alexandrie ». 27. « duquel ils ont eu touliours 44. « redreffoit les boitcus ». G bon marché de tromper ». 4g. « fort eftrange ». _ gg. « doigt d’vn pied ». 52. « empruntoient quelque ef- 38. « ûeft fait luy mefme ». chantillon de diuinité ». · 6


42 ESTIENNE DE LA BOÉTIE pour le maintien de leur mefchante vie. Donques Salmonee, H l’0n croit à la fibyle de Virgile en fon enfer, pour Delire ainfi moqué des gens & auoir voulu faire du Iuppiter, en rend maintenant conte, & elle le veit en 1’arrier-enfer, ' 5 Soilfrant cruels tourmens, pour vouloir imiter Les tonnerres du ciel, êrfeus de Iuppiter. Demls quatre courhers 'celui alloit, branlant, Haut monté, dans fon poing vn grand jlambeau brillant. Par les peuples gregeois ër dans Ze plein marché, IO De la ville d’Elide haut il auoit marché Et fai/ant fa brauade ainfi entreprenoit Sur l’honneur qui, fans plus, aus dieus appartenait. L’i1¢nfé, qui Forage fr foudre inimitable Contrefaifoit d’airain, Gr d’vn cours efroiable l5 De cheuaus cornepies le Pere tout puifantl Lequel, bien tojt apres, ce grand mal punifant, Lança, non vn jïambeau, non pas vne lumiere D’vne torche de cire, auecquesfa fumiere, Et de ce rude coup cl’·vne horrible tempefie, 20 Il le porta à bas, les pieds par dejîts tqle. Si ceftuy qui ne faifoit que le lot eft à cefte heure fi bien traité là bas, ie croi que ceus qui ont abufé de la religion, pour eftre mefchans, Dy trouueront ancore à meilleures enfeignes. - 25 Les noftres femerent en France ie ne fçai quoi de tel, des crapaus, des 1leurdelis,1’amp0ule & Poriflamb. v A xa 1 A N 1· ES I . « pOur le lûullicfl J). 12. Enfaxïfanlfabmu¢uIt,mai:iI¢11!rqJrer10t`!. 2. « & fon enfer ». 16. « du Pere ». 4. <¢ où elle le Vèlî. )). 20. Àluùparlc rudecaupdhx/ruhcwiblclmpcfle, 9, «-flambeau brulgnf »_ Il lepvria ld bmx, lespicdspar defux tf:. 1 1. Vers omis dans les Memoires. 22. « Si celuy qui ». _


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 43 Ce que de ma part, comment qu’il en foit, ie ne veus pas mefcroire, puis que nous ni nos anceftres n’auons 30 eu iufques ici aucune occaiion de l’auoir mefcreu, aians toufiours eu des rois fi bons en la paix & ii vaillans en la guerre, qu’ancore qu’ils naiffent rois, Q femble il qu’ils ont elle non pas faits comme les autres par la nature, mais choiiis parle Dieu tout puiiïant, 35 auant que naiitre, pour le gouuernement & la confer· uation de ce roiaume; & ancore, quand cela n’y feroit pas, fi ne voudrois ie pas pour cela entrer en lice pour debattre la verité de nos hiftoires, ni les efplucherii priuement, pour ne tollir ce bel esbat, où fe pourra 40 fort efcrimer notre poëiie françoife, maintenant non pas accouftree, mais, comme il femble, faite tout à neuf par noftre Ronfard,q noitre Baïf, noltre du Bellay, qui en cela auancent bien tant noftre langue, que i’ofe,efperer que bien toit les Grecs ni les Latins 45 n’auront gueres, pour ce regard, deuant nous, iinon, pofüble, le droit d’aifneffe. Et certes ie ferois grand tort à. noître rime, car i’vfe volontiers de ce mo_t, & il ne me defplait point pour ce qu’ancore que pluiieurs l’euffent rendu mechanique, toutesfois ie voy affes de 50 gens qui 'font à mefmes pour la ranoblir & lui rendre fon premier honneur; mais ie lui ferois, di-ie, grand tort de lui_ oiter maintenant ces beaus contes du roi Clouis, aufquels delià ie voy, ce me femble, combien vmmnrss 27. «l'Orifï`an » (sic). 37. « pas entrer ». · 30. K Cl.! 3.CLll'lC OCC21il0I` )). (( C6 Cllüt )). 3 1. tcayans touiiours des rois », ‘ 46. « poilible que le droit ». 35. « deuant que naiftre ». 48. « ne me defplait pour ce 35. « & la garde de ce 1·0iaume». qu‘ancore ». .


44 ESTIENNE DE LA BoÉ·r1E plaifamment, combien à fon aife Py efgaiera la veine de noftre Ronfard, en fa Franciade. Pentens fa portee, ie connois l’efprit aigu, ie fçay· la grace de l’homme : il fera fes befoignes de Poriilamb aufîi bien que les Romains de leurs ancilles 5 W ôr des boucliers du ciel en `bas iettes, ce dit Virgile; il mefnagera noftre ampoule aufîi bien que 1es'Atheniens le panier d’Eriétone; il fera parler de nos armes auiïibien qu’eux de leur oliue qu’ils maintiennent eitre ancore en la tour de Minerue. IO Certes ie ferois outrageus de vouloir dementir nos liures &. de courir ainü fur les erres de nos poetes. Mais pour retourner d’où, ie ne fçay comment, i’auois deftourné le lil de mon propos, il n’a iamais efté que les tirans, pour Paiïeurer, ne fe foient eiïorces I5 d’accoultumer le peuple enuers eus, non feulement à obeiffance & feruitude, mais ancore à deuotion. Donques ce que i’ay dit iufques icy, qui apprend les gens à feruir plus volontiers, ne fert guere aus tirans que pour le menu & grollier peuple. ` 20 Mais maintenant ie viens à vn point, lequel elt à mon aduis le `reiïort & le fecret de la domination, le fouftien & fondement de la tirannie. Qui penfe que les halebardes, les gardes &. llaiïiette du guet garde les VARIANTES Y 8. « leur panier d’Eriü&hone». ` 15. « 11`ayent toufiours tafché 8. « il fe parlera de nos armes d'accouftumer». ancore dans la tour de Minerue». 16. « non pas feulement». 12. « terres de nos p0etes». 1g. «feruir volontiers ». 1;. apour reuenir». —‘ 21. «ie viens à mon aduis à 14. « n’a il iamais efté ». vn poiné`t lequel ell le 1'ecret &


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 45 25 tirans, à mon iugement fe trompe fort; & Pen aident ils, comme ie croy, plus pour la formalité & efpouuan- tail que pour fiance qu’ils y ayent. Les archers gardent d’entrer au palais les mal—habilles qui n’ont nul moyen, non pas les bien armes qui peuuent faire 30 quelque entreprife. Certes, deslempereurs romains il eft aifé à conter qu’il n’en y a pas eu tant qui aient efchappé quelque dangier par le fecours de leurs gardes, comme de ceus qui ont efté tues par leurs archers mefmes, Ce ne font pas les bandes des gens 35 à chenal, ce ne font pas les compaignies des gens de pied, ce ne font pas les armes qui defendent le tiran. On ne le croira pas du premier coup, mais certes il eft vray: ce font toufiours quatre ou cinq qui main- tiennent le tiran, quatre ou cinq qui lui tiennent tout 40 le païs en feruage. Toufiours il a efté que cinq ou fix ont eu l’oreille du tiran, & Py font approché d’eus mefmes, ou bien ont efté appeles par lui, pour eftre les complices de fes cruautes, les compaignons de fes plaifirs, les macquereauslde fes voluptes, & communs 45 aus biens de fes pilleries. Ces fix addreffent fi bien leur chef, qu’il faut, pour la focieté, qu’il foit mef- chant, non pas feulement de fes mefchancetes, mais ancore des leurs. Ces fix ont fix cent qui proufitent V fous eus, &, font de leurs fix cent ce que les fix font VARIANTES le refourd de la domination ». gg. « comme, de ceus là qui ont 25. « ils Pen aidentn. efté tuez par leurs gardes ». 28. «dans les palais les mal ha- 37. « Mais on ne le croira pas bilcs ». du premier coup : toutesfois il eft gz. « par le fecours de leurs ar- vray». I chers ». 4o. « tout cn feruage 72.


46 ESTIENNE DE LA BOÉTIE au tiran. Ces lix cent en tiennent fous eus üx mille, I qu’ils ont eileué en ellat, aufquels ils font donner ou le gouuernement des prouinces, ou le maniement des deniers, afin qu’ils tiennent la main à leur auarice ·& cruauté &. qu’ils Pexecutent quand il fera temps, & 5 facent tant de maus d’allieurs qu’i1s ne puiffent durer , que foubs leur ombre, ni f·exempter que par leur moien desloix & de la peine. Grande eit la fuitte qui vient apres cela, & qui voudra liamufer à deuider ce filet, il verra que, non pas les fix mille, mais les cent 1G` mille, mais les millions, par cette corde, fe tiennent . au tiran, ûaidant d’icelle comme, en Homere, Iuppiter- qui fe vante, Bil tire la chefne, d’emmener vers foi tous les dieus. De là venoit la creue du Senat fous Iules, Peltabliffement de nouueaus eltats, erection 15 d’onices; non pas certes, à le bien prendre, reforma- h tion de la iuitice, mais nouueaus fouftiens de la P tirannie. En fomme que l’on en vient là, par les faueurs ou foufaueurs, les guains lou reguains qu’on a auec les tirans, qu’il fe trouue en tin quaii autant de zo gens aufquels la tirannie femble eltre profitable, _ _ comme de ceus à qui la liberté feroit aggreable,. Tout ainfi que les medecins difent qu’en noitre corps, ûil y a quelque chofe de gaité, deilors qu’en autre endroit, il Py bouge rien, il fe vient aufli toit rendre vers celte 25 partie vereufe : pareillement, deflors qu’vn roi ûeft vmxmras 1. « fix cent tiennent ». I 18. « en fomme l`on ». _ I _ A _ 2. « ils ont`fz1it ». ig. « les faueurs, les guains p. , 6. « tant dc mal ». zo. « fe trouue quafi ». · , 15. « elecïtion d`offices ». 2;. « qu`à noftre corps ». l x6. « à bien prendre ». 30. «qui font taxez». ' _


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 47 declaré tiran, tout le mauuais, toute la lie du roiaume, ie ne dis pas vn tas de larronneaus & efforilles, qui ne peuuent gueres en vne republicque faire mal ne 30 bien, mais ceus qui font tafches d’vne ardente ambi- tion & d’vne notable auarice, ûamaffent autour de lui & le fouftiennent pour auoir part au butin, & eftre, fous le grand tiran, tiranneaus eus mefmes. Ainü font. les grands voleurs & les fameus corfaires: les vns 35 difcourent le païs, les autres cheualent les voiageurs; les vns font en embufche, les autres au guet; les autres malïacrent, les autres defpouillent, & ancore qu’il y ait entr’eus des preeminences, & que les vns ne foient que vallets, les autres chefs de Paffemblee, li n’en y a 40 il à la fin pas vn qui ne fe fente finon du principal butin, au moins de la recerche. On dit bien que les ` pirates ciliciens ne ûaffemblerent pas feulement en fi grand nombre, qu’il falut enuoier contr’eus Pompee le grand; mais ancore tirerent à leur alliance plufieurs 45 belles villes & grandes cites aus haures defquelles ils fe mettoient en feureté, reuenans des courfes,·& pour recompenfe leur bailloient quelque profit du recele· · ment de leur pillage. Ainfi le tiran afferuit les fubieéts les vns par le 50 moien des autres, & eft gardé par ceus defquels, f>ils valoient rien, il fe deuroit garder; SL, comme on dit, pour fendre du bois il fait les coings du bois mefme. ' vAmA¤·r1zs i 35. « defcouurent le païs ». 4 _ 46. « en grande feureté ». 36. « les vns maffacrent ». _ 48. « de leurs pilleries ». gg. «les chefs ». 51. « mais, comme on dit, pour 40. « fe fente du principal ». fendre le bois il fe fait des coings 42. « Siciliens ». du bois mefme ».


48 ESTIENNE DE LA BOÉTIE Voilà fes archers, voilà fes gardes, voilà feshalebar- ` diers; non pas qu’eus mefmesi ne foulïrent quelque fois de lui, mais ces perdus & abandonnes de Dieu & des hommes font contens d’endurer du 'mal pour en faire, non pas à celui qui leur en faict, mais à ceus 5 qui endureint comme eus, & qui n’en peuuent mais. Toutesfois, voians ces gens là, qui nacquetent le tiran pour faire leurs befongnes de fa tirannie & de la feruitude du peuple, il me prend fouuent esbahiffe- ment de leur mefchanceté, & quelque fois pitié de FO leur fottife : car, à dire vrai, qu’elt ce autre chofe de ûapprocher du tiran que fe tirer plus arriere de fa liberté, & par maniere de dire ferrer à deus mains & ambraffer la feruitude? Qu’ils mettent vn petit à part leur ambition & qu’ils fe defchargent vn peu de 15 leur auarice, & puis qu’ils fe regardent eus mefmes & qu’ils fe reconnoiffent, & ils verront clairement que les villageois, les païfans, lefquels tant qu’ils peuuernt ils foulent aus pieds, &. en font pis que de ` forfats ou efclaues, ils verront, dis ie,‘que'ceus là, zo ainfi mal menes, font toutesfois, aus pris d’eus, fortu- nes & aucunement libres. Le laboureur &, l’artifan, pour tant qu’ils foient afferuis, en font quittes en faifant ce qu’on leur dit; mais le tiran voit les autres qui font pres de lui, coquinans & mendians fa faueur: 25 il ne faut pas feulement qu’ils facent ce qu’il dit, mais vmrnurns 2. « il n’eft pas qu’eus mefmes ». 12. <¢fin0r1 que de fe tirer plus 3. « ces abandonnes de Dieu». arriere de leur liberté ». 6. « qui en er1durent». ` 15. « leur ambition, qu`ils ». io. « quelque pitié de leurgrande x6. « eus mefmes, qu’ils ». fottife ». ig. « des forfats ».


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 49 qu’ils penfent ce qu’il veut, &. fouuent, pour lui fatisfaire, qu’ils preuiennent ancore fes penfees. Ce n’elt as tout à eus de lui obeïr il faut ancore lui P 7 30 complaire; il faut qu’ils le rompent, qu’ils fe tour- mentent, qu’ils l'e tuent à trauailler en fes alïaires, & puis qu’ils fe plaifent de fon plailir, qu’ils laiffent leur goult pour le lien, qu'ils forcent leur complexion, qu’ils defpouillent leur naturel; il faut qu’ils fe pren· 35 nent garde à fes parolles, à fa vois, à fes lignes & à fes yeulx; qu’ils n’aient ny œil, ny pied, ny main, que tout ne l`oit au guet pour efpier fes volontes & pour defcouurir fes penfees. Cela ell ce viure heureufement? cela Dappelle il viure? elt il au monde 40 rien moins fupportable que cela, ie ne dis pas à vn » homme de coeur, ie ne dis pas à· vn bien né, mais feulement à vn qui ait le fens commun, ou, fans plus, la face d’homme? Quelle condition elt plus miferable que de viure ainli, qu’on n’aie rien à~·foy, tenant 45 d’autrui fon aife fa liberté fon cor s & fa vie? 7 1 p Mais ils veulent feruir pour auoir des biens: comme fvils pouuoient rien gaigner qui fult à eus, puis qu’ils ne peuuentpas dire de foy qu’ils foient à eus mefmes; & comme li aucun pouuoit auoir rien de propre fous 50 vn tiran, ils veulent faire que ·les biens foient à eus, &. ne fe fouuiennent pas que ce font eus qui lui donnent la force pour olter tout à tous, & ne lailler VARIANTES · g4. « qu‘ils prennent garde ». nay, mais leulement à vn qui ait le 35. crà les lignes, à les yeulxn. fcns commun, ou lans plus_lu face

6. «niyeulx, ni pieds, nimains». d`vn homme ». _

40. « rien li infupportable que 46. « pour gaigncr des biens ». cela? le ne di pas à vn homme bien 48. « dire d`eux ». , 7


50 ESTIENNE DE LA BOÉTIE I rien qu’on puiiïe dire eftre à perfonne. Ils voient que C rien—ne rend les hommes fubiets à fa cruauté que les biens; qu’il n’y a aucun crime enuers lui digne de mort que le dequoy; qu’il n’aime que les richeffes & ne defait que les riches, & ils fe viennent prefenter, 5 comme deuant le boucher, pour Py offrir ainfi plains & refaits & lui en faire enuie. Ces fauoris ne fe doiuent pas tant fouuenir de ceus qui ont gaigné au tour des tirans beaucoup de biens, comme de ceus qui, aians quelque temps amaffé, puis apres y ont IO perdu & les biens & les vies; il ne leur doit pas tant _venir en l’ei`prit combien d’autres y ont gaigné de richefïes, mais combien peu ceus là les ont gardees. Qu’on difcoure toutes les anciennes hiitoires, qu’on regarde celles de noftre fouuenance, & on verra tout 15 à plein combien eit grand le nombre de ceus qui, aians gaigné par mauuais moiens l’oreille des princes, aians ou emploié leur mauuaiftié ou abufé de leur ümpleffe, à la fin par ceus-là mefmes ont eité aneantis, & autant qu’ils y auoient trouué de facilité pour les zo eleuer, autant y ont ils congneu puis apres d’inconf- tance pour les abattre. Certainement en ii grand nombre de gens qui fe font trouué iamais pres de tant de mauuais rois, il en a efté peu, ou comme point, qui n’aient efïaié quelque fois en eus mefmes la cruauté 25 VARIANTES 4. « les richefïes, ne desfait,». 20. « & autant qu’ils auoient ». 5. « qui fe viennent prefenterxx. 21. « autant puis apres y ont ils 11. «&la vie ». trouué d’inconflance pour les y I2. (( PRS VCl"llI' )). COHl·€l"U€I' ))· 14. «Qu’0n defc0uure». 22. « Certainement en G grand 1 5. « toutes cellesde n0ftre1'0uue· nombre de gens, qui ont eftéiamaîs nzmce ». - pres des mauuais rois, il en cit peu ».


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 5I du tiran qu’ils auoient deuant attifeepcontre les autres: le plus fouuent ûeitant enrichis, fous ombre de fa faueur, des defpouilles d’autrui, ils l’ont à la fin eus mefmes enrichi de leurs defpouilles. 30 Les gens de bien mefmes, ii quelque fois il Den trouue quelqu’vn aimé du tiran, tant foient ils auant en fa grace, tant reluife en eus la vertu &. integrité, qui voire aus plus mefchans donne quelque reue- rence de foi quand on la voit de pres, mais les gens 35 de bien, di·ie, n’y fçauroient durer, &. faut qu’ils fe fentent du mal commun, & qu’à leurs defpens ils efprouuent la tirannie. Vn Seneque, vn Burre, vn Thrafee, cette terne de gens de bien, lefquels mefmes les deus leur male fortune approcha du tiran & leur 40 mit en main le maniement de fes atïaires, tous deus eitimes de lui, tous deus cheris, & ancore l’vn l’auoit ' nourri & auoit pour gages de fon amitié la nourri- ture de fon enfance; mais ces trois là font fuffifans tefrrioins, par leur cruelle mort, combien il y a peu 45 d’ail`eurance en la faueur d’vn mauuais maiftre; SL, à la verité, quelle amitié peut on 'efperer de celui qui a bien le cœur fi dur que d’haïr fon roiaume, qui ne fait que lui obeïr, & lequel, pour ne fe fauoir pas ancore aimer, ûappauurit lui mefme & deltruit fon 50 empire ?· VARIANTES 28. « ils ont eus mefmes enrichi 4o. « tous deux eitimez de lui & les autres de leur defpouille ». cheris ». ` g4. « mais les gens de bien mef· 44. acombien il ya peu de fiance · mes ne l'auroientdurer». en la faueur des mauuais mail'- 38.«defquels mefme les deux tres:). leur mauuuil'e' fortune les approcha 46. « efperer en celui ». d`vn tyran ». 47. « Ii dur de hayr». ,


· 52 ESTIENNE DE LA BOÉTIE » . Or, li on veut dire que ceus là pour auoir bien vefcu font tombes en ces inconueniens, qu’on regarde har- diment autour de celui là mefme, & on verra que ceus qui vindrent en fa grace & Py maintindrent par mauuais moiens ne furent pas de plus longue duree. 5 Qui a ouï parler d?amour fi abandonnee, d’affe6tion fi opiniaftre? qui a iamais leu d’h0mme H obftinement acharné enuers femme que de celui là enuers Popee? or fut elle apres empoifonnee parlui mefme. Agrippine fa mere auoit tué fon mari Claude pour lui faire place IO à l’empire; pour l’0bliger, elle n’auoit iamais fait difficulté de rien faire ni de fouffrir: donques fon fils mefme, fon nourriffon, fon empereur fait de fa main, apres l’auoir fouuent faillie, enfin lui ofta la vie; & n’y eut lors performe qui ne dit qu’elle auoit trop bien l5 merité cefte punition, li c’euft efté par les mains de tout autre que de celui à qui elle l’auoit baillee. Qui fut oncques plus aifé à manier, plus fimple, pour le dire mieus, plus vrai niais que Claude l’empereur? —qui fut oncquhes plus coiffé de femme que lui de zo Meffaline? Il la meit en lin entre les mains du bour- reau. Là fimpleffe demeure toufiours aus tirans, Fils en ont,— à ne fçauoir bien faire, mais ie ne fçay comment à la fin, pour vfer de cruauté, mefmes enuers ceus qui leur font pres, fi peu qu’ils ont d’efprit, cela 25 VARIANTES 4. « 8: Dy maimindrcnt par mefï 16. « fi c‘euft efté par les mains chanceté». de quelque autre que de celui qui 10. « pour lui faire place en l’em- la lui auoit baillee ». ' pire ». rg. « pour vrai niaiz ». 14. ccfouuentfaillie,lui0flz1lavie». 25. «ü peu qu’ils aient cl‘e1'- 15. « fort bien ». prit. 12.


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 53 mefme fefueille. Affes commun eft le beau mot de ceft autre là qui, voiant la gorge de fa femme defcou- uerte, laquelle il aimoit le plus, & fans laquelle il fembloit qu’il n’euft fceu viure, il la careffa de cefte 3o belle parolle: Ce beau col fera tantoft coupé, li ie le 'commande. Voilà pourquoi la plus part des tirans anciens eftoient communement tues par leurs plus fauoris, qui, aians congneu la nature de la tirannie, ne fe pouuoient tant affeurer de la volonté du tiran 35 comme ils fe deffioient de fa puifïance. Ainfi fut tué Domitian par Eftienne, Commode par vne de fes ` amies mefmes, Antonin par Macrin, & de mefme quafi tous les autres. cran cela que certainement le tiran n’eft iamais 40 aimé ni n’aime. L’amitié, c’eft vn nom facré, c’eft vne chofe fainte; elle ne fe met iamais qu’entre gens de bien, & ne fe prend que par vne mutuelle eftime; elle f—entretient non tant par bienfaits que par la bonne vie. Ce- qui rend vn ami afïeuré de l’autre, c’eft la 45 connoiffance qu’il a de fon integrité: les refpondens qu’i1 en a, c’eft fon bon naturel, la foi & la conftance. Il n’i peut auoir d’amitié là où eft la cruauté, là où `eft la deiloiauté,_là où eft s·l’iniuftice; & entre les 'mefchans, quand ils Daffemblent, c’eft vn complot, 5o'non pas vne compaignie; ils ne f>entr’aiment pas, VARIANTES 26. « le beau mot dc ceftuy là, qui 43. « par vn bienfait rm. » voiant la gorge defcouuerte de fa 48. «l’iniuftice; entre les mef· femme, qu’il aimoit le plus ». chans >>. ga. « par leurs fauorits ». 50. « non pas compaignic; ils ne 37. « Marin ». ‘ ftentretiennent pas, mais ils f#entre- 42. « de bien, ne fe prend ». craignent ».


54 ESTIENNE DE LA BOÉTIE mais ils ûentrecraignent; ils ne font pas amis, mais ils font complices. Or, quand bien cela n’empefcheroit point, ancore feroit il mal aifé de trouuer en vn tiran vn’ amour afïeuree, par ce qu’eftant au deiïus de tous, & n’aiant 5 point de compaignon, il eft defià. au delà des bornes de l’amitié, qui a fon vrai gibier en Pequalité, qui ne veut iamais clocher, ains eft touiiours egale. Voilà pourquoi il y a bien entre les voleurs (ce dit on) quelque foi au partage du butin, pource qu’ils font 10 pairs & compaignons, &. ûils ne ûentr’aiment, au moins ils Dentrecraignent & ne veulent pas, en fe defuniiïant, rendre leur force moindre; mais du tiran, ceus qui font fes fauoris n’en peuuent auoir iamais aucune aifeurance, de tant qu’il a appris d’eus mefmes I5 qu’il peut tout, & qu’il n’y a droit ni deuoir aucun qui l’oblige; faifant fon eftat de conter fa volonté pour raifon, & n’au0ir compaignon aucun, mais d’eftre de 'tous maiftre. Doncques n’ef’c ce pas grand’ pitié que, voiant tant d’exemples apparens, voiant le dangier fi zo prefent, perfonne ne fe vueille faire fage aus defpens d’autrui, & que, de tant de gens fiapprochans fi volon- tiers des tirans, qu’il n’i ait pas vn qui ait l’auifement & la hardieife de leur dire ce que dit, comme porte le conte, le renard au lyon qui faifoit le malade: Ie 25 VARIANTES 7. « qui afon gibier en l'equité». 14. « ceux qui font les fauorits ne ·g. « il y Z1 bien (ce dit on) entre peuuent iamais auoir ». les volleurs ». 16. « ny droit ny deuoir », 1 1. « &queûiIs ne f·entr`aiment». 22. « & que tant de gens Pappro- I2. « en fe defunifïant, rendre la chent ii volontiers des tirans, qu`il force moindre ». n’i ait pas vn qui ait l`aduifement».


DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE 55 t’irois volontiers voir en ta tafniere; mais ie voi affes de traces de beites qui_ vont en auant vers toi, mais qui reuiennent en arriere ie n’en vois pas vne. Ces miferables voient reluire les trefors du tiran 30 & regardent tous esbahis les raions de fa braueté; &, alleches de cette clarté, ils iiapprochent, & ne voient pas qu’ils fe mettent dans la flamme qui ne peut faillir de les confommer : ainü le fatyre indifcret (comme difent les fables anciennes), voiant efclairer 35 lefeu trouué par Promethé, le trouua fi beau qu’il l’alla baifer & fe brufla; ainii le papillon qui, efperant iouïr de quelque plaiiir, fe met dans le feu pource qu’il reluit; il efprouue l’aut1·e vertu, celle qui bruile, _ ce dit le poete tofcan. Mais ancore, mettons que ces 40 mignons efchappent les mains de celui qu’ils feruent, ils ne fe fauuent iamais du roi qui vient apres: Fil eft bon, il faut rendre conte & reconnoiitre au moins lors la raifon; Bil eft mauuais & pareil à leur maiitre, il ne fera pas qu’il n’ait aufïi bien fes fauoris, lefquels 45 communement ne font pas contens d’auoir à leur tour la place des autres, fils n’ont ancore le plus fouuent & les biens & les vies. Se peut il donc faire qu’il fe trouue aucun qui, en fi grand peril & auec fi peu d’affeurance, vueille prendre ceite malheureufe place, 50 de feruir en fi grand’peine vn ii dangereus maiitre? I vmmnrns 26. « ic t’ir0is voir de bon cœur». 36. « & fe brufler». go. « & regardent tous eftonncz g8. « cela qui brufle, ce dit le les rayons de fa brauerie ». poete Lucan ». gg. « à les confumerax. 42. « & recognoîftre ». 34. « les fables, voiam ». 47. « & la vie ». gg. « par le (age Pr0methé». 48. « il grand peril,auec Il peu ».


56 l ESTIENNE DE LA BOÈTIE Quelle peine, quel martire eft ce, vrai Dieu? eftre nuit & iour apres pour fonger de plaire à vn, & neantmoins fe craindre de lui plus que d’homme du monde; auoir toufiours l’œil au guet, l’oreille aus efcoutes, pour efpier d’0ù viendra le coup, pour 5 defcouurir les embufches, pour fentir la mine de fes. compaignons, pour auifer qui le trahit, rire à chacun & neantmoins fe craindre de tous, n’auoir aucun ni ennemi ouuert ny ami affeuré; aiant toufiours le vifage riant & le cœur tranfi, ne pouuoir eltre ioieus, l0 & n’ofer eftre trifte! · Mais c’elt plailir de confiderer qu’elt ce qui leur reuient de ce grand tourment, & le bien qu’ils peu- uent attendre de leur peine & de leur miferable vie. ' Volontiers le peuple, du mal qu’il foutïre, n’en accufe 15· point le tiran, mais ceus qui le gouuernent: ceus là, les peuples, les nations, tout le monde à l’enui, iuf- ques aux païfans, iufques aus laboureurs, ils fçauent leurs noms, ils dechifrent leurs vices, ils amafïent fur eus mille outrages, mille vilenies, mille maudiffons; 20 toutes leurs oraifons, tous leurs veus font contre ceus là; tous leurs malheurs, toutes les peftes, toutes leurs famines, ils les leur reprochent; & li quelque fois ils leur font pariapparence quelque honneur, lors mefmes ils les maugreent en leur cœur, & les ont en horreur 25 VARIANTES 2. « pour plaire ». gi. « apres la mort ». 7. « rire à chacun, fe craindre gg. « leuons les yeux vers le ciel, de tous ». ou bien pournoltrehonneur, ou pour 14. « & de cette miferable vie n. l’am0ur de la mcfme vertu, à Dieu 15. «¤’en accufe pas ». tout puiffant, afïeuré tefmoin dc 22. « tous les malheurs ». nos faits ». ng. « ce femble, fatisfaits». 46. « qu`il referue bien à bas ».


DE LA SERVITUDE voLoNrA1RE 57 plus eftrange que les beftes fauuages. Voilà la gloire, voilà Phonneur qu’ils reçoiuent de leur feruice enuers les gens, defquels, quand chacun auroit vne piece de leur corps, ils ne feroient pas ancore, ce leur 30 femble, affes fatisfaits ni à demi faoules de leur peine; mais certes, ancore apres qu’ils font morts, ceus qui viennent apres ne font iamais ii pareffeus que le nom de ces mange—peuples ne_foit noirci de l’encre de mille plumes, & leur reputation defchiree dans mille 35 liures, & les os mefmes, par maniere de dire, traines par la pofterité, les puniflans, ancore apres leur mort, de leur mefchante vie. _ Aprenons donc quelque fois, aprenons à bien faire: leuons les`yeulx vers le ciel, ou pour noftre honneur, 40 ou pour l’amour mefmes de la vertu, ou certes, à parler à bon efcient, pour l’amour & honneur de Dieu tout puiffant, qui eft'ail`euré tefmoin de nos faits & iufte iuge de nos fautes. De ma part, ie penfe bien, & ne fuis pas trompé, puis qu’i1 n’eit rien fi contraire 45 à Dieu, tout liberal & debonnaire, que la tirannie, qu’il referue là bas à part pour les .tirans & leurs complices quelque peine particuliere. . . il 8