SatiresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 183-189).


DISCOURS DE L’AUTEUR
POUR SERVIR D’APOLOGIE À LA SATIRE SUIVANTE[1].


Quelque heureux succès qu’aient eu mes ouvrages, j’avois résolu depuis leur dernière édition de ne plus rien donner au public ; et quoiqu’à mes heures perdues, il y a environ cinq ans, j’eusse encore fait contre l’équivoque une satire que tous ceux à qui je l’ai communiquée ne jugeoient pas inférieure à mes autres écrits, bien loin de la publier, je la tenois soigneusement cachée, et je ne croyois pas que, moi vivant, elle dût jamais voir le jour. Ainsi donc, aussi soigneux désormais de me faire oublier, que j’avois été autrefois curieux de faire parler de moi, je jouissois, à mes infirmités près, d’une assez grande tranquillité, lorsque tout d’un coup j’ai appris qu’on débitoit dans le monde, sous mon nom, quantité de méchans écrits, et entre autres une pièce en vers contre les jésuites, également odieuse et insipide, et où l’on me faisoit, en mon propre nom, dire à toute leur société les injures les plus atroces et les plus grossières. J’avoue que cela m’a donné un très-grand chagrin : car, bien que tous les gens sensés aient connu sans peine que la pièce n’étoit point de moi, et qu’il n’y ait eu que de très-petits esprits qui aient présumé que j’en pouvois être l’auteur, la vérité est pourtant que je n’ai pas regardé comme un médiocre affront de me voir soupçonné, même par des ridicules, d’avoir fait un ouvrage si ridicule.

J’ai donc cherché les moyens les plus propres pour me laver de cette infamie ; et, tout bien considéré, je n’ai point trouvé de meilleur expédient que de faire imprimer ma satire contre l'Équivoque ; parce qu’en la lisant, les moins éclairés même de ces petits esprits, ouvriroient peut-être les yeux, et verroient manifestement le peu de rapport qu’il y a de mon style, même en l’âge où je suis, au style bas et rampant de l’auteur de ce pitoyable écrit. Ajoutez à cela que je pouvois mettre à la tête de ma satire en la donnant au public un avertissement en manière de préface, où je me justifierois pleinement et tirerois tout le monde d’erreur. C’est ce que je fais aujourd’hui ; et j’espère que le peu que je viens de dire produira l’effet que je me suis proposé. Il ne me reste donc plus maintenant qu’à parler de la satire pour laquelle est fait ce discours.

Je l’ai composée par le caprice du monde le plus bizarre, et par une espèce de dépit et de colère poétique, s’il faut ainsi dire, qui me saisit à l’occasion de ce que je vais raconter. Je me promenois dans mon jardin à Auteuil, et rêvois en marchant à un poëme que je voulois faire contre les mauvais critiques de notre siècle. J’en avois même déjà composé quelques vers, dont j’étois assez content. Mais voulant continuer, je m’aperçus qu’il y avoit dans ces vers une équivoque de langue ; et m’étant sur-le-champ mis en devoir de la corriger, je n’en pus jamais venir à bout. Cela m’irrita de telle manière, qu’au lieu de m’appliquer davantage à réformer cette équivoque, et de poursuivre mon poëme contre les faux critiques, la folle pensée me vint de faire contre l’équivoque même une satire, qui pût me venger de tous les chagrins qu’elle m’a causés depuis que je me mêle d’écrire. Je vis bien que je ne rencontrerois pas de médiocres difficultés à mettre en vers un sujet si sec ; et même il s’en présenta d’abord une qui m’arrêta tout court : ce fut de savoir duquel des deux genres, masculin ou féminin, je ferois le mot d’équivoque, beaucoup d’habiles écrivains, ainsi que le remarque Vaugelas, le faisant masculin. Je me déterminai pourtant assez vite au féminin, comme au plus usité des deux : et bien loin que cela empêchât l’exécution de mon projet, je crus que ce ne seroit pas une méchante plaisanterie de commencer ma satire par cette difficulté même. C’est ainsi que je m’engageai dans la composition de cet ouvrage. Je croyois d’abord faire tout au plus cinquante ou soixante vers, mais ensuite les pensées me venant en foule, et les choses que j’avois à reprocher à l’équivoque se multipliant à mes yeux, j’ai poussé ces vers jusqu’à près de trois cent cinquante.

C’est au public maintenant à voir si j’ai bien ou mal réussi. Je n’emploierai point ici, non plus que dans les préfaces de mes autres écrits, mon adresse et ma rhétorique à le prévenir en ma faveur. Tout ce que je lui puis dire, c’est que j’ai travaillé cette pièce avec le même soin que toutes mes autres poésies. Une chose pourtant dont il est bon que les jésuites soient avertis, c’est qu’en attaquant l’équivoque, je n’ai pas pris ce mot dans toute l’étroite rigueur de sa signification grammaticale ; le mot d’équivoque, en ce sens-là, ne voulant dire qu’une ambiguïté de parler ; mais que je l’ai pris, comme le prend ordinairement le commun des hommes, pour toute sorte d’ambiguïté de sens, de pensées, d’expressions, et enfin pour tous ces abus et toutes ces méprises de l’esprit humain qui font qu’il prend souvent une chose pour une autre. Et c’est dans ce sens que j’ai dit que l’idolâtrie avoit pris naissance de l’équivoque ; les hommes, à mon avis, ne pouvant pas s’équivoquer plus lourdement que de prendre des pierres, de l’or et du cuivre pour Dieu. J’ajouterai à cela que la Providence divine, ainsi que je l’établis clairement dans ma satire, n’ayant permis chez eux cet horrible aveuglement qu’en punition de ce que leur premier père avoit prêté l’oreille aux promesses du démon, j’ai pu conclure infailliblement que l’idolâtrie est un fruit, ou, pour mieux dire, un véritable enfant de l’équivoque. Je ne vois donc pas qu’on me puisse faire sur cela aucune bonne critique ; surtout ma satire étant un pur jeu d’esprit, où il seroit ridicule d’exiger une précision géométrique de pensées et de paroles.

Mais il y a une autre objection plus importante et plus considérable qu’on me fera peut-être au sujet des propositions de morale relâchée que j’attaque dans la dernière partie de mon ouvrage ; car ces propositions ayant été, à ce qu’on prétend, avancées par quantité de théologiens, même célèbres, la moquerie que j’en fais peut, dira-t-on, diffamer en quelque sorte ces théologiens, et causer ainsi une espèce de scandale dans l’Église. À cela je réponds premièrement qu’il n’y a aucune des propositions que j’attaque qui n’ait été plus d’une fois condamnée par toute l’Église, et tout récemment encore par deux des plus grands papes qui aient depuis longtemps rempli le saint-siège. Je dis en second lieu qu’à l’exemple de ces célèbres vicaires de Jésus-Christ, je n’ai point nommé les auteurs de ces propositions, ni aucun de ces théologiens dont on dit que je puis causer la diffamation, et contre lesquels même j’avoue que je ne puis rien décider, puisque je n’ai point lu ni ne suis d’humeur à lire leurs écrits, ce qui seroit pourtant absolument nécessaire pour prononcer sur les accusations que l’on forme contre eux ; leurs accusateurs pouvant les avoir mal entendus, et s’être trompés dans l’intelligence des passages où ils prétendent que sont ces erreurs dont ils les accusent. Je soutiens en troisième lieu qu’il est contre la droite raison de penser que je puisse exciter quelque scandale dans l’Église, en traitant de ridicules des propositions rejetées de toute l’Église, et plus dignes encore, par leur absurdité, d’être sifflées de tous les fidèles, que réfutées sérieusement. C’est ce que je me crois obligé de dire pour me justifier. Que si après cela il se trouve encore quelques théologiens qui se figurent qu’en décriant ces propositions j’ai eu en vue de les décrier eux-mêmes, je déclare que cette fausse idée qu’ils ont de moi ne sauroit venir que des mauvais artifices de l’équivoque, qui, pour se venger des injures que je lui dis dans ma pièce, s’efforce d’intéresser dans sa cause ces théologiens, en me faisant penser ce que je n’ai pas pensé, et dire ce que je n’ai point dit.

Voilà, ce me semble, bien des paroles, et peut-être trop de paroles employées pour justifier un aussi peu considérable ouvrage qu’est la satire qu’on va voir. Avant néanmoins que de finir, je ne crois pas me pouvoir dispenser d’apprendre aux lecteurs qu’en attaquant, comme je fais dans ma satire, ces erreurs, je ne me suis point fié à mes seules lumières ; mais qu’ainsi que je l’ai pratiqué, il y a environ dix ans, à l’égard de mon épitre de l’Amour de Dieu, j’ai non-seulement consulté sur mon ouvrage tout ce que je connois de plus habiles docteurs, mais je l’ai donné à examiner au prélat de l’Église qui, par l’étendue de ses connoissances et par l’éminence de sa dignité, est le plus capable et le plus en droit de prescrire ce que je dois penser sur ces matières : je veux dire M. le cardinal de Noailles, mon archevêque. J’ajouterai que ce pieux et savant cardinal a eu trois semaines ma satire entre les mains, et qu’à mes instantes prières, après l’avoir lue et relue plus d’une fois, il me l’a enfin rendue en me comblant d’éloges, et m’a assuré qu’il n’y avoit trouvé à redire qu’un seul mot, que j’ai corrigé sur-le-champ, et sur lequel je lui ai donné une entière satisfaction. Je me flatte donc qu’avec une approbation si authentique, si sûre et si glorieuse, je puis marcher la tête levée, et dire hardiment des critiques qu’on pourra faire désormais contre la doctrine de mon ouvrage, que ce ne sauroient être que de vaines subtilités d’un tas de misérables sophistes formés dans l’école du mensonge, et aussi affidés amis de l’équivoque, qu’opiniâtres ennemis de Dieu, du bon sens et de la vérité.

  1. Composé on 1710, lorsque Boileau préparait une nouvelle édition de ses ouvrages.