Discours de M. Liard au banquet de la Presse de l’Enseignement

M. Liard
Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 60-62).

Discours de M. Liard, délégué du Ministre de l’Instruction publique au banquet de la Presse de l’Enseignement.

Après M. Beurdeley, avant MM. Adrien Weber, Mâcon, Jacquin, Édouard Petit, Lucien-Victor Meunier, Buisson, M. Liard a prononcé le discours suivant :

…Je me bornerai à vous dire très simplement et en toute familiarité quels services a déjà rendus et quels services peut rendre une presse spéciale de l’enseignement.

On a dit souvent que les administrations ont horreur de la presse, qu’elles la redoutent. Oui, quelquefois, par exemple, lorsqu’il advient que la presse, certaine presse, pour être exact, dénature les intentions, altère les faits, attribue aux hommes des pensées qu’ils n’ont pas eues, des actes qu’ils n’ont pas accomplis. Que voulez-vous, les pauvres administrateurs ne peuvent envoyer constamment des rectifications à la presse ; ce n’est pas leur rôle. Alors, ils souffrent de voir méconnus leur bonne volonté, leur droiture, leur dévouement à leur pays (Très bien). Mais en dehors de ces cas qui sont rares, administration ne redoute pas la presse. En ce qui me concerne, j’aurais mauvaise grâce à tenir un autre langage ; je dois me souvenir que si nous avons pu mener à bien la réforme des Universités, dans cette œuvre de longue haleine, le concours de la presse nous a été précieux.

De la Société d’enseignement supérieur est sorti un organe de presse ; je regrette que l’ancien directeur de cette Revue, M. Dreyfus-Brisac, qui est des vôtres, ne soit pas ici. En mon nom et au nom de l’Enseignement supérieur, je lui témoigne publiquement toute la reconnaissance que nous lui devons. Il y a vingt ans, quand a commencé cette campagne, beaucoup ignoraient ce qu’était l’enseignement supérieur à l’étranger. Dreyfus, Brisac et la Revue internationale de l’Enseignement nous l’ont fait connaître. 1 a quitté la direction de ce recueil. Son successeur, M. Picavet est ici. Je lui souhaite de continuer son œuvre.

En dehors de ce recueil spécial, nous avons eu pour nous une bonne partie de la grande presse, et c’est par elle que la question des Universités s’est trouvée portée devant l’opinion et qu’après bien des obstacles, elle a fini par triompher. Je serais donc un ingrat si je ne reconnaissais pas, si Je ne proclamais pas les services que, dans cette question particulière. la presse nous a rendus.

Vous êtes, Messieurs, une association de la presse de l’enseignement. Cela c’est nouveau, très nouveau, et il faut s’en féliciter. Je suis déjà un vieil administrateur — voilà bientôt vingt ans que Jules Ferry m’a enlevé à ma chaire de faculté — eh bien ! mais n’allez pas le répéter dehors, en vieillissant, on devient routinier ; après avoir été innovateur, révolutionnaire même, on devient traditionaliste. C’est fatal, c’est humain, c’est la loi de l’humanité. Il en est des corps comme des individus, parce qu’ils sont des organismes ; fatalement eux aussi, ils prennent des habitudes et une fois qu’ils les ont prises, ils tendent à les conserver. Nous aussi, dans l’administration, qui que nous soyons, si animés de bonnes intentions, si épris de progrès que nous soyons, nous sommes soumis à cette loi. Il faut qu’il y ait hors de nous quelque chose qui nous excite, nous tienne en haleine, en éveil, et nous empêche de somnoler parfois sur le mol oreiller de l’habitude. Et cela, Messieurs, me paraît surtout indispensable dans l’enseignement public. Je me fais une très haute idée de l’enseignement. J’estime qu’il est la fonction principale d’un pays républicain et démocratique (Applaudissements). Car, en définitive, il s’agit par lui de former ce qu’il y a de plus haut, de plus sacré au monde et d’assurer la prospérité matérielle et intellectuelle de la nation (Applaudissements).

Ces vingt dernières années ont été pour l’enseignement, une période de réformes fécondes. Mais n’allons pas croire que tout est terminé. Non, car il en est de l’enseignement comme de tout ce qui vit. La vie est un équilibre détruit incessamment et incessamment rétabli : il ne faut pas que ce qui doit être instable pour être vivant devienne un équilibre stable, car l’équilibre stable, c’est la mort (Applaudissements). Or, le rôle d’une association comme la vôtre, est précisément d’aider au progrès en empêchant de s’établir dans ce qui doit être vivant l’équilibre stable de l’habitude et de la tradition.

Mais une presse comme la vôtre a encore d’autres services à rendre. J’ai lu, avant de venir, l’excellent compte-rendu que votre président a présenté de votre œuvre au dernier congrès de la Ligue de l’Enseignement, à Rennes.

J’y ai trouvé une phrase inquiétante : « Au fur et à mesure que l’État et les bonnes volontés particulières et, individuelles, font de leur mieux pour l’éducation des enfants, les parents se reposent de plus en plus sur l’État et sur les bonnes volontés. » Et cependant, la République française n’est pas la République de Platon. C’est grave, Messieurs, c’est inquiétant. Il y a là un mal. Et je dis qu’une association comme la vôtre, une presse de l’enseignement peut réagir contre ce mal.

Malgré la multiplicité des journaux, malgré l’intérêt qui s’est attaché depuis vingt ans à toutes les questions d’enseignement, ce qui se fait dans l’enseignement n’est pas encore assez connu. Votre association, les journaux, les recueils dont elle est l’organe commun peuvent tout pour faire connaître aux parents, au public, ce qui se fait et ce qui se passe dans notre enseignement.

C’est un adage que « nul n’est censé ignorer la loi » et cependant, que de gens l’ignorent ! C’est un adage que tout père de famille doit savoir ce qui peut se faire pour l’éducation de ses enfants. Or, il y en a 90 pour cent qui ne le savent pas. Et beaucoup de bonnes choses qui sont faites dans l’enseignement pour répondre aux besoins matériels et moraux du pays demeurent ignorées des familles. Nous recommandons bien aux proviseurs des lycées et aux principaux de collèges de dire aux élèves tout ce qui concerne leurs futures études, de leur indiquer les voies ouvertes devant eux ; ils le font certainement, car partout les circulaires sont certainement exécutées avec une ponctualité administrative (Rires). Mais cela ne suffit pas. Il est indispensable que la presse fasse connaître à tous les faits nouveaux de l’enseignement, Un exemple me vient à l’esprit. Nous avons réalisé, il y a trois ans, une réforme importante, la réforme de la licence ès-sciences ; c’est à peine si cette réforme commence à être connue des familles. Or, elle est d’une importance considérable. Tranquillisez-vous, Messieurs, je ne vais pas vous l’exposer (Rires) ; mais ceux qui la connaissent peuvent nous rendre cette justice qu’il y a là quelque chose d’utile, non seulement pour la science, mais pour l’agriculture et pour l’industrie du pays. Eh bien, on en est encore, dans l’opinion publique, à se figurer que la licence ès-sciences est un grade qui permet seulement d’être professeur.

Nous sommes en France, dans le pays de Descartes. Descartes est un des prototypes du génie français ; et Descartes c’est l’idéalisme. Ajoutons-y le réalisme. Sans doute, il faut conserver précieusement l’idéalisme, car en lui se trouve tout ce qu’il y a de beau, de vrai, de grand, de noble, mais il faut y joindre le réalisme dans ce qu’il a de précis, de posé, de sensé, et pourquoi ne pas le dire ? dans ce qu’il a d’utile. La vie des nations devient chaque jour une concurrence, nous ne pourrons la soutenir que par l’éducation nationale (applaudissements). Messieurs, je me suis laissé entraîner au delà de ce que je voulais dire. Je transmettrai à M. le ministre, l’expression de vos sentiments ; il en sera certainement touché.

Permettez-moi en son absence de boire à votre association, à l’union des journalistes de l’enseignement et à l’enseignement par les journalistes (applaudissements).