Discours aux ouvriers de Boulogne


Commune de 1935no 24, août 1935 (p. 1359-1362).

DISCOURS
AUX OUVRIERS DE BOULOGNE[1]


Camarades,

Au nom de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires, ce n’est pas seulement le salut des travailleurs intellectuels que je viens apporter aux travailleurs manuels. L’heure est trop grave pour que nous nous contentions d’échanger des petits sourires ou des grandes politesses. Le Premier Mai, journée prolétarienne, est le jour des plus belles promesses, pour nous dont le travail consiste à donner une expression de l’homme contemporain et à chercher, pour l’homme futur, de meilleures chances.

Or, nous savons par expérience, camarades ouvriers, que, de vos luttes, des batailles que vous livrerez, des batailles que vous gagnerez, dépend l’avenir de la pensée, l’avenir de la science, de la littérature, de l’art.

Aussi, estimons-nous qu’il n’est point pour nous de plus pressant devoir, de meilleure justification, de plus grand honneur que de venir nous ranger parmi vous, nous fondre dans vos masses, pour ces luttes et ces batailles.

Vous savez comment, face aux menaces de fascisme et de guerre, à vos côtés se sont dressés des savants tels que les professeurs Prenant, Rivet, Langevin, des écrivains tels que Romain Rolland, Henri Barbusse, André Gide, André Malraux, des peintres tels que Signac, des architectes, des médecins, des étudiants.

En effet, dans leur laboratoire, dans leurs bibliothèques, dans leurs ateliers, les plus clairvoyants de ceux qui ont pour métier de faire des expériences, de faire des livres ou des tableaux, ont compris que pour eux, pour leurs recherches, la partie allait se jouer dans la rue.

L’essor culturel en Union Soviétique, d’une part, et, d’autre part, les persécutions contre tous ceux qui, malgré les Hitler, les Gœring, les Mussolini, les Gil Robles, les Lerroux, n’ont pas accepté de renoncer au droit de penser, n’en était-ce point assez, camarades, pour prouver aux intellectuels que leur sort est lié au vôtre ?

Indissolublement lié.

Aujourd’hui 1er  mai 1935, le gouvernement du grand Flandin a osé ce dont, l’année dernière, cette vieille ordure de Tournesuez n’aurait pas eu l’audace.

Toute manifestation ouvrière a été interdite. La peur rend féroce. L’unité d’action effraie ces messieurs de la bourgeoisie et les ministres qui leur servent de valets. Leurs petits cœurs de gros actionnaires et de présidents de conseils d’administration peuvent trembler sous leurs portefeuilles, puisque les organisations unitaires et confédérées participeront en commun à deux grands meetings centraux à Paris (à Huyghens et à Japy), à cinquante réunions en banlieue et à soixante-six meetings en province.

La garde mobile, la flicaille chiappiste peuvent se répandre par les places, les boulevards, les avenues, interdits aux cortèges des travailleurs. Le bloc des travailleurs ne manquera point de riposter, de mettre un terme aux méfaits, aux crimes dont le capitalisme, jamais, n’hésite à se rendre coupable pour prolonger un désordre dont il est le fauteur et le profiteur.

Un intellectuel qui a conscience de lui-même, du monde où il vit, aujourd’hui, doit forcément aller, coude à coude, avec les exploités qui ont pris la plus claire conscience de classe.

Ce sont toujours les mêmes, c’est toujours la même minorité d’exploiteurs, d’affameurs, qui jette le lait au ruisseau, le blé à la mer, brûle le café, brûle les livres et organise la terreur blanche, la peste brune, la répression tricolore sur les cinq sixièmes du globe.

Là où sévit encore la bourgeoisie, des milliers et des milliers d’hommes meurent de faim et se voient refuser par les pouvoirs constitués, les chances de s’instruire, le droit d’apprendre.

Notre solidarité, camarades, n’est pas un mot. Elle est un fait. Des persécutions collectives l’ont prouvé. L’union, l’unité dans la lutte ne cessera d’en témoigner.

Front uni, unité d’action contre le fascisme et la guerre, oui, mais aussi front uni, unité d’action pour l’avènement du socialisme mondial, pour l’édification d’une société sans classe, où le profit sera définitivement aboli, où s’effondreront à jamais les frontières entre les hommes, ces frontières qui s’opposent à la circulation, à l’échange des produits du travail humain et sont aussi des frontières contre les idées, contre le progrès.

Certes, l’État capitaliste se montre de plus en plus autoritaire. Mais là, camarades, est le signe même de sa faiblesse.

Rappelez-vous cette définition de l’État, que Lénine a donnée, dans L’État et la Révolution, admirable livre, écrit à la veille d’Octobre, au seuil même de la première révolution prolétarienne triomphante qui devait permettre la naissance, la construction d’un monde nouveau.

Selon Lénine, « l’État est le produit et la manifestation de l’antagonisme inconciliable des classes. L’État apparaît là où les contradictions ne peuvent être objectivement conciliées et dans la mesure où elles ne peuvent l’être. »

Parce que les contradictions ne peuvent être conciliées, l’État se fascise. Et quand l’État se fascise, c’est-à-dire quand il frustre l’ouvrier de ses libertés syndicales, de son droit de grève et de tous les droits qu’il a conquis au cours des siècles, par la lutte révolutionnaire, alors, les écrivains, les artistes se voient retirer la liberté de s’exprimer, l’indépendance nécessaire à leur production, donc à leur vie, à leur vie matérielle aussi bien qu’à leur vie morale. Et c’est bientôt, pour les uns et pour les autres, l’exil, le camp de concentration.

Dans le bagne même, en dépit de ce bagne, envers et contre ce bagne, la solidarité entre ouvriers et intellectuels encore s’affirme.

En Espagne, ces jours derniers, un professeur, membre du Parti communiste, m’a dit comment à Oviedo, dans le cachot où lui et d’héroïques mineurs de l’Octobre asturien se trouvaient incarcérés, ils réussirent à publier un journal. Et dans la prison de Madrid, où j’ai pu lui parler au travers des barreaux, Largo Caballero, le leader du Parti socialiste espagnol, et d’autres détenus, militants de base et théoriciens, m’ont dit comment ils avaient réussi à organiser une université ouvrière.

Avec quelle force, avec quel éclat péremptoire, ces magnifiques exemples, cette faim de savoir, ce besoin de collaborer pour apprendre, toujours apprendre, ces élans s’opposent à l’obscurantisme, au gâchis des valeurs, à la négation des forces vives, dont la réaction et ses agents prétendent faire une loi.

Mais notre solidarité, camarades, il ne faut pas qu’elle s’affirme seulement dans les bagnes, dans les camps de concentration.

Travailleurs manuels et intellectuels, communistes, socialistes, inorganisés, contre la répression en France, contre les assassinats d’ouvriers, contre le fascisme d’Union nationale, contre le gouvernement de trêve, contre les Jeunesses patriotes, les Briscards, les Croix de Feu, les godelureaux francistes et autres asticots de la décomposition bourgeoise, nous devons nous ranger sur un même front, sans cesser jamais de travailler à l’unité des forces antifascistes, unité qui peut, seule, permettre la déroute définitive des bandes d’exploiteurs et de massacreurs dont les bottes martèlent les pavés ensanglantés du capitalisme.

Et si, camarades, le triomphe du socialisme en U. R. S. S. nous est une raison chaque jour plus péremptoire de dire et de redire l’admirable mot d’ordre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », les dangers qui menacent la culture dans la société capitaliste pourrissante nous décident aujourd’hui à crier :

Intellectuels de tous les pays, unissez-vous aux prolétaires de tous les pays.

René CREVEL.

  1. Ce discours, prononcé le 1er  mai 1935 par notre camarade Crevel, a été lu au Congrès International des Écrivains pour la Défense de la Culture, le samedi 22 juin, par Aragon, au moment où, dans le débat sur le « Rôle de l’Écrivain dans la Société », René Crevel aurait dû prendre la parole. Le Congrès en se levant tout entier à la fin de cette lecture, rendit hommage à la position prise par Crevel, que définit par ailleurs le discours retrouvé écrit pour le Congrès, que nous avons publié dans notre précédent numéro.