Discours au Peuple et aux Chevaliers Romains


DISCOURS
AU PEUPLE ET AUX CHEVALIERS ROMAINS,

TRADUCTION NOUVELLE.

INTRODUCTION.


Ce Discours a tenu longtemps son rang parmi ceux de Cicéron, entre le plaidoyer pour Archias et les harangues post Reditum, et il avait pour lui l’autorité des manuscrits. Il a même été l’objet d’un commentaire particulier, publié à Vittemberg en 1572 par Albert Léonicérus. Un autre interprète du même ouvrage, Othon Verdmuller, a porté le respect que lui inspirait le nom de Cicéron, et la prévention pour tout ce qui venait de l’antiquité, jusqu’à faire admirer dans cette déclamation l’élégance du style, le choix des figures, l’harmonie des nombres oratoires. Lambin est, je crois, le premier qui se soit élevé contre cet aveugle préjugé ; mais il fallait qu’une opinion si singulière fût encore bien répandue de son temps, puisqu’il nous apprend, dans sa seconde édition de Cicéron, que les libraires lui avaient fait de violents reproches d’avoir supprimé ce Discours dans la première, et qu’il était obligé de le reproduire pour qu’on ne l’accusât pas de donner une édition incomplète. Il le fit alors précéder de cette observation : Hæc oratio est inelegans, inconcinna, insulsa atque inepta, denique vix Latina ; itaque qui eam Ciceroni adscribunt, eadem opera regi alicui opulento vestem aliquam crasso filo tritam ac laceram circumdent.

Suivant Dodwell (Dissert. pr. ad S. Irenæum, p. 53), c’est l’ouvrage de quelque ancien déclamateur, qui a fait entrer dans sa composition des lambeaux de plusieurs Discours de Cicéron ; mais nous ne pouvons croire que l’auteur soit fort ancien : le désordre des idées, l’incorrection et la rudesse du style, des fautes contre les règles les plus simples de l’harmonie, et même contre la grammaire, nous semblent annoncer déjà la barbarie du moyen âge. M. Wolf n’y songeait pas lorsqu’il osait, pour appuyer ses paradoxes, comparer cette rapsodie aux harangues post Reditum, pro Domo, de Aruspicum responsis. Nous avons le droit d’être plus sévères que lui pour ce mauvais Discours ; car nous l’avons traduit. J. V. L.

DISCOURS
DE M. T. CICÉRON,
AU PEUPLE ET AUX CHEVALIERS ROMAINS,
AVANT D’ALLER EN EXIL.


I. Si jamais vous vous êtes montrés jaloux de repousser victorieusement l’attaque de vos ennemis, unissez-vous tous aujourd’hui pour me défendre seul, moi qui, pour éloigner de vous l’instant fatal, et vous dérober à l’incendie qui devait tous vous dévorer, n’ai pas craint d’exposer ma vie (1) et mes plus chers intérêts. Vous le voyez : celui que l’éclat de ses actions et la gloire de son courage ont élevé jusqu’aux cieux, est maintenant accablé sous le poids de la haine, et l’on veut, par un indigne arrêt, le punir de vous avoir servis. Trouvez-vous au fond de votre cœur quelque douce affection pour vos enfants ? eh bien ! ne vous laissez point ravir celui qui vous a prouvé combien vos enfants lui sont chers. C’est le devoir des hommes généreux de semer le bienfait, pour moissonner la reconnaissance. Le caractère propre de la bonne foi est de payer, quand il le faut, cette dette sacrée. Dans celui qui fait le bien, c’est ce noble penchant que l’on approuve ; dans celui qui le reçoit, la mémoire du cœur est la plus belle vertu. Si donc le joug de la servitude est insupportable pour des hommes élevés dans la liberté, celui-là doit être aimé de vous, qui vous a préservés de ce joug déshonorant. Et si vos ancêtres, après s’être assurés par la victoire le plus précieux des biens, la liberté, ont non seulement élevé des statues, mais accordé même l’honneur immortel du triomphe aux généraux qui avaient brisé par leur courage la fureur de l’ennemi, vous devez désirer qu’un consul qui, sans le secours des soldats, par sa seule fermeté d’âme, a renversé, de concert avec le sénat, les projets des plus criminels citoyens, ne soit point privé de sa patrie, et reste au milieu de vous.

II. Si les services qu’on rend à des particuliers sont ordinairement utiles à leurs auteurs, je puis, à juste titre, moi qui vous ai tous sauvés, vous exhorter à me défendre contre une injuste proscription. Il n’est pas plus difficile de défendre un seul homme qu’un peuple entier, ni plus juste de réclamer de chacun en particulier que de tous ensemble, le prix et la récompense d’un service : on peut, sans beaucoup d’efforts, combattre pour un seul homme, et il en coûte moins à celui qui prend sa défense ; tandis que, dans les périls de la république, l’ennemi est d’autant mieux disposé à la lutte, qu’il attaque tout le corps de l’état ; et si l’on ne joignait à la prévoyance et au zèle un invincible courage, on ne pourrait résister. De plus, les ressources des hommes pris à part sont souvent faibles, et malgré tous leurs désirs, elles seraient insuffisantes pour payer un bienfait ; le secours de tous est beaucoup plus puissant, parce qu’il repose sur une force plus imposante. Ainsi, le devoir d’un citoyen étant bien plus difficile à remplir envers sa patrie, que celui d’un ami dans la défense d’un particulier, j’ai le droit de m’adresser à vous, qui devez et qui pouvez me secourir(2). Quand j’ai montré tant de zèle et d’ardeur à vous rendre de signalés services, rien ne serait plus injuste que votre indifférence à les reconnaître ; et vous ne devez pas souffrir qu’un homme, dont vous auriez dû par vos louanges et vos honneurs augmenter la dignité et la gloire, puisse vous reprocher d’abandonner ses intérêts et son salut.

III. En effet, ce serait une erreur de croire que M. Tullius ait encouru une condamnation capitale, pour avoir commis un crime, pour avoir nui à sa patrie, pour s’être conduit honteusement. On ne l’accuse d’aucun délit, on ne lui reproche que sa vertu. A-t-il donc attaqué de vive force la république ? Non, mais il était homme nouveau, et il a osé déconcerter les funestes complots des nobles(3). On m’oppose, non pas une vie honteuse et criminelle, mais une conduite pure et irréprochable. Ce n’est point la haine des bons qui m’accable, c’est la colère des méchants. On reconnaît que M. Tullius, environné des témoignages les plus éclatants et des plus beaux monuments de son courage, se trouvera toujours heureux s’il respire. On veut donc lui ôter la vie, afin de lui ôter avec la vie ce bonheur que sa conscience lui donne. N’est-il pas indigne que ceux qui n’ont pas voulu partager avec moi les dangers du combat, me disputent le prix de la victoire ? que ceux-là me contestent le mérite de mes actions, qui se sont laissés vaincre volontiers en dévouement et en courage ? Si la gloire vous plaît, cherchez la vertu, et ne m’enviez point l’honneur, quand vous avez dédaigné de le mériter. Que dis-je, l’honneur ? ils veulent m’ôter ma réputation, ma fortune, ma famille, mes enfants, ma tête, mon corps(4), mon sang, ma vie. Opprimé, persécuté, je quitte à regret les affaires publiques ; je renonce à mon rang, à ma dignité ; je cède, vaincu par l’audace des méchants. Mais conservez dans Rome, sinon M. Tullius lui-même, le gardien de cette ville, le défenseur de tous, le père de la patrie, du moins ce qu’il en reste encore ; qu’il lui soit permis de vivre sous les yeux de ses concitoyens, dans une ville qu’il a arrachée à la fureur des parricides, et de voir toujours ces demeures, ces temples, ces remparts, délivrés par ses dangers ; qu’il lui soit permis d’échapper aux flammes de la haine, à cet incendie sacrilège, allumé par les plus pervers des hommes, et qu’il a mieux aimé éteindre par ses larmes que dans votre sang. Je ne vous demande point de m’accorder la vie ; mais je réclame de vous une existence que je vous ai conservée. Si vous vous rappelez cette dette, loin de l’oublier jamais, vous devez chercher à vous acquitter.

IV. C’est vous, oui, c’est vous que je prends à témoin, dieux immortels, dont les lumières m’ont guidé lorsque j’ai rompu les fils de cette conjuration ; lorsque j’ai détourné l’incendie qui menaçait Rome et le Capitole ; lorsque j’ai empêché, Romains, que des bras et du sein de leurs mères on n’entraînât vos enfants à la mort et au carnage. Puis-je être reçu par mes clients, lorsque ceux qui devraient me retenir me rejettent loin d’eux ? Où fuiront nos alliés, quand on défend l’accès de la patrie à celui qui l’a sauvée ? Quel espoir de salut restera-t-il aux autres, quand des citoyens n’osent pas même se flatter de conserver leurs droits ? Les étrangers pourront-ils compter sur la paix et sur la concorde, quand elles ne subsistent plus dans Rome, et qu’on fait la guerre à celui qui veillait pour sa patrie ? Mais pourquoi vous retracer les crimes des méchants, et par le souvenir de la conjuration rouvrir toutes vos blessures ? Irai-je implorer l’appui des étrangers, quand vous délaissez des citoyens ? invoquerai-je celui des alliés, quand mes compatriotes m’abandonnent ? Chez quelle nation irai-je me fixer ? Me recevra-t-on comme un sauveur ? m’exclura-t-on comme un traître ? Si l’on voit en moi le libérateur de mon pays, quelle honte pour vous ! Si l’on m’en croit l’ennemi, je n’ai plus d’espérance. Ainsi tout mon malheur vient de ce qui faisait ma joie. Romains, si nous avions, dans les infortunes d’autrui, les mêmes sentiments que dans les nôtres ; si nous sentions combien nous sommes intéressés à prendre en main la cause de l’innocence, à combattre le crime ; si nous étions persuadés que notre salut est compromis quand l’homme de bien est en danger, et que les succès des méchants sont funestes pour nous, certes nous repousserions tous de si pernicieux efforts, et l’on ne nous verrait pas, ou sûrs de notre innocence, ou fiers de notre noblesse, ou comptant sur la puissance et le nombre de nos partisans, nous persuader que les ennemis de la république sont faciles à vaincre, pour venir ensuite, victimes nous-mêmes d’un semblable danger, et rappelés trop tard par notre malheur au souvenir de celui des autres, avouer inutilement que nous avons mérité nos revers(5).

V. Eh ! qui d’entre vous, Romains, en voyant aujourd’hui les excès et la violence de mes ennemis, en songeant aux périls qui m’assiègent, ne doit pas craindre pour sa vie, pour son honneur ? Quels garants lui restent-ils ? La vertu et la gloire ? mais on les tourne en ce moment contre moi. De nombreux amis ? ils vous ont prouvé qu’ils cessent d’avoir du courage dès qu’ils n’ont plus le pouvoir de nous sauver. Le petit nombre de ses ennemis ? mais c’est ce qui dépend beaucoup moins de lui que des autres ; car ce n’est pas assez d’être attentif à ne nuire à personne, s’il en est qui se font volontairement vos ennemis, et qui vous attaquent par vos bienfaits. Mais cette situation si pénible et si cruelle pour tous, est bien plus affreuse et plus insupportable pour moi, dont les services rendus à l’état sont encore si récents, et dont la famille éprouve tant de chagrins qui en sont le prix. Si cependant, Romains, on veut entrer avec moi dans une discussion impartiale, si je puis compter sur l’équité de mes juges, si l’on m’écoute sans se laisser prévenir par de fausses accusations, je ne doute pas que ceux qui sont arrivés au comble des honneurs n’aient plus à craindre d’en être dépouillés, et que ceux qui espèrent y atteindre n’y parviennent par une route facile et glorieuse. Je ne veux pas, pour reprendre le rang dont je suis déchu, vous entraîner dans ma perte. Si donc il s’agit aujourd’hui de discuter, fort de mon innocence, je triomphe. Si l’on compare les actions, établissons la balance entre mes accusateurs et moi. Mais si la violence m’accable, je céderai seul pour tous à la fureur tribunitienne, parce que je suis accoutumé à m’exposer pour tous au danger.

VI. Si jamais vous vous êtes déclarés en faveur de ceux qui ont été fidèles à la religion, vous devez aussi me défendre, moi, qui ai préservé de la destruction et du sacrilège les temples des dieux, et qui, par ma vigilance, vous ai procuré le calme et le repos. En effet, moi que naguère la fortune avait élevé au comble de la gloire, moi qui me signalai par mon courage, moi à qui le peuple déféra l’honneur suprême, je suis entraîné dans l’abîme par la fureur d’un tribun. Et puisque vous m’avez vu étouffer si bien les funestes flammes de cette conspiration, qu’il n’en reste pas même une étincelle, arrêtez, à votre tour, les emportements d’un tribun téméraire, qui se déclara d’abord votre ennemi, et qui maintenant se déclare le mien ; prenez garde que la cruauté dont il fait sur moi l’épreuve ne s’exerce plus librement sur vous, et que votre malheur, pour être différé, n’en soit que plus terrible et plus durable. Jusqu’à présent j’ai été seul choisi pour le malheur, ou appelé le premier à un tel danger, et tous les cœurs doivent être touchés de mon sort. Tout est changé : on ne veut pas que mes mains vous indiquent d’où part l’injustice, que ma langue déplore mon infortune, que les sons même de ma voix vous représentent cette indignité. Ils me reprochent ma naissance, ces hommes qui introduisent un nouveau système, et rabaissent l’ancienne gloire de nos ancêtres. Mais pourquoi vous entretenir de leurs calomnies contre moi, de leur scélératesse envers vous ? Leur méchanceté est si bien connue, malgré mon silence, si bien prouvée par la turpitude de leurs mœurs, qu’il est inutile que leurs ennemis parlent d’eux, puisque leurs crimes ne sont désavoués ni par leurs amis ni par eux-mêmes. J’aime mieux ne m’adresser qu’à vous, c’est vous qui pouvez tout sur moi. Je parle de mes malheurs devant ceux qui ont toujours été les témoins de mon innocence et de ma vertu.

VII. On chasse donc de sa patrie un citoyen qui a bien mérité de la république ? on exile donc un innocent, un consulaire ? Un homme qui fut armé jadis d’un grand pouvoir et défendu par de nombreux amis, environné maintenant d’envieux et d’ennemis, sera réduit à manquer de tout ? Si vous lui refusez un appui dans le péril qui le menace, serez-vous longtemps libres, vous qui n’avez pas autant d’autorité, vous qui n’avez pas rendu tant de services à la patrie ? Croyez-moi, le malheur d’un seul, s’il est une fois décidé, fera le malheur de plusieurs ; et si l’on ne s’y oppose, il deviendra, par l’impunité, funeste à tous les citoyens. Travaillez donc au salut commun en songeant au mien, ou attendez-vous au même sort. Jamais l’homme le plus dépourvu de crédit, le plus déréglé, le plus coupable, ne se vit, même après avoir fait l’aveu de son crime, condamné par les juges, avant d’avoir été convaincu. Moi, accablé tout à coup par la tyrannie d’un tribun, loin de pouvoir me défendre librement devant les tribunaux, je ne puis même séjourner à Rome. On m’exile, non seulement sans avoir entendu de témoins, sans indice, sans prétexte, mais encore sans accusateur, sans délit. À la guerre, des ennemis que tout éloigne de nous, qui ont les armes à la main, qui en veulent sans cesse à notre vie, peuvent, dans la mêlée même, parler et s’expliquer ; et moi, au sein de la paix, moi, citoyen, moi qui ai résisté à la fureur des méchants, je ne pourrai défendre mon existence devant vous ? Des esclaves que l’on traîne au supplice après avoir été battus de verges, peuvent se défendre devant ceux qu’ils ont voulu assassiner ; et moi, consulaire, je ne pourrai parler devant ceux qui me doivent leur salut ? Je me tairai, s’il est nécessaire ; je me tairai, dis-je, volontiers, parce que, malgré mon silence, ma vertu même parlera pour moi.

VIII. Ainsi, quoique dans ce discours je ne veuille rien dire de mes actions ; cependant je laisserai dans vos cœurs, dans votre mémoire, d’assez riches souvenirs. Mais que ceux qui me condamnent voient comment ils pourront faire que mon exil ne soit pas vengé. Si, comme ils se l’imaginent, la bassesse de Lentulus, la fureur sanguinaire de Catilina, la démence de Céthégus, l’infamie et les turpitudes de Cassius demandent satisfaction et crient vengeance contre moi, pensent-ils donc qu’après l’exil de Cicéron un seul moment s’écoule sans péril ou sans terreur ? Mes persécuteurs, quoiqu’ils n’aient aucun piège à redouter de ma part, seront de jour en jour plus tourmentés par le souvenir de leurs forfaits ; et le peuple romain, et moi-même dans mon exil, nous serons vengés. Je cède donc au délire de mes ennemis, aux passions de quelques hommes, pour le salut de tous ; jamais je n’en viendrai au point de vous armer les uns contre les autres, d’exciter les citoyens au plus affreux carnage ; et j’aime beaucoup mieux être privé de ma patrie, de mes enfants, que d’exposer, à cause de moi seul, vous et la république. Tels ont été mes sentiments dès ma première jeunesse, que je me suis cru plutôt né pour la patrie que pour moi-même. Je ne regrette qu’une chose (et je m’en afflige, parce que j’y vois, non seulement la ruine d’un seul homme, mais encore le malheur de tous) ; je regrette de ne pouvoir me plaindre, gémir, implorer la pitié, parler pour moi, me justifier, dissiper les soupçons, confondre mes accusateurs, et d’être obligé d’offrir en silence à leurs coups une tête obéissante ; mais cette tyrannie dont le poids m’accable est cependant moins cruelle pour moi, qu’elle n’est dangereuse pour la république où de tels excès ont osé se montrer.

IX. Je suis donc déterminé et résolu, dans les circonstances critiques où Rome se trouve, à souffrir tous les assauts de leur aveugle fureur. Veut-on attenter à ma vie ? je suis prêt. Veut-on m’exiler ? je pars sans avoir défendu ma cause. Ne veut-on point m’entendre ? je me tais. A-t-on d’autres projets ? qu’on les exécute. Rien ne me paraîtra trop dur, ni trop pénible à supporter, pourvu que la république y gagne le repos. Je ne suis pas vaincu, je me sacrifie au salut de Rome. La mort n’a rien d’affligeant quand on meurt pour son pays ; l’exil n’a rien de honteux quand il est le prix de la vertu, surtout lorsqu’on trouve dans ces peines plus d’un motif de consolation. En effet, si elles nous privent de la vie, elles ne peuvent nous enlever une gloire immortelle. Si mes ennemis condamnent ma personne à l’exil, ils ne sauraient détourner ma pensée de la république. Partout elle remplira mon cœur, elle sera toujours l’objet de ma sollicitude ; je me regarderai comme arraché à votre amour, et non comme exilé par vous. Romains, je vous le demande à tous avec instance, je vous en conjure, si, tant qu’il me fut permis d’habiter Rome, je n’ai jamais attaqué personne sans raison, ni causé le malheur d’aucun innocent ; si j’ai secouru et défendu mes concitoyens, si je leur ai servi de rempart contre leurs ennemis, prenez mes enfants sous votre protection, accordez-leur votre appui, ne souffrez pas que mes ennemis poursuivent plus longtemps ma famille ; et soit que je parte, soit que la haine termine ici mes jours, conservez du moins pour moi l’estime et les sentiments que l’on doit au courage, et non ceux qu’inspire le malheur.

X. Maintenant, ô Jupiter ! le meilleur et le plus grand des dieux, dont la volonté, dont l’autorité suprême, gouvernent le monde ; Junon, reine des cieux, toi son auguste épouse, qui partages sa puissance ; Minerve, déesse belliqueuse, toi dont le crime redoute la lance et le bouclier terrible ; vous tous, dieux et déesses, qui avez fixé votre séjour sur le sommet du Capitole, sur ce rocher qui domine cette vaste cité, pour pouvoir non seulement l’embrasser tout entière d’un seul regard, mais encore veiller sur elle ; vous dont j’ai défendu autrefois les autels contre les attaques des citoyens impies ; vous dont j’ai sauvé les temples au péril de ma vie, en repoussant la torche funeste prête à les embraser, quand le plus célèbre monument de l’univers allait s’écrouler avec la reine des cités ; et toi, Jupiter Stator, toi dont le nom même, comme l’ont voulu nos ancêtres, promet à l’empire une éternelle durée(6) ; toi dans le temple de qui j’ai repoussé loin de nos murs l’audacieux Catilina ; toi, à qui Romulus, après avoir vaincu les Sabins, éleva un temple au pied du mont Palatin, à côté de l’autel de la Victoire : je vous en supplie, je vous en conjure, secourez à la fois la république, Rome, et ma fortune ; résistez à la fureur tribunitienne ; favorisez l’innocence, protégez un homme abandonné, prenez pitié d’un vieillard ; ne repoussez pas, ne rejetez pas loin de vous un suppliant, qui, pendant son consulat, a écarté de vos temples les flambeaux sacrilèges. Si vous avez prêté votre assistance à C. Marius, pour avoir, sur l’avenue du Capitole, exterminé les mauvais citoyens ; à P. Scipion, pour avoir détourné loin de vos autels la rage insensée d’Annibal ; enfin à Cn. Pompée, pour avoir forcé à la paix nos ennemis sur terre et sur mer, accordez-moi votre divine protection, comme vous l’avez accordée à tant d’autres dans leurs malheurs, et faites éclater, au milieu des infortunes qui m’accablent, cette puissance bienfaisante qui veille sur les mortels.

XI. Vous aussi, vous dont le pouvoir approche le plus de celui des dieux, je vous prie et je vous conjure de vous réunir tous pour sauver un citoyen qui n’a point rougi de se jeter aux pieds de chacun de vous en particulier, et à qui chacun de vous a présenté une main tutélaire, quoiqu’il fût humilié et terrassé par ses ennemis. Si jamais je n’offensai personne d’entre vous, si je ne persécutai jamais l’innocent ; si au contraire je me suis montré toujours prêt à secourir ceux qui ont réclamé mes services ; si, dans l’exercice de mes fonctions publiques, je n’ai rien fait que par votre autorité et par la volonté du sénat ; si j’ai mieux aimé satisfaire à la haine des mauvais citoyens, que de mériter une juste peine en manquant à la république et aux lois ; songez qu’il est de votre devoir d’arracher votre libérateur à la cruelle vengeance de ses ennemis, et de le rétablir dans la splendeur de son ancienne dignité. Mais puisque l’on nous ôte, à moi la liberté de parler, à vous celle de m’écouter avec indulgence, et de prononcer sur mon sort ; puisqu’il faut obéir à la fureur et à l’audace d’un petit nombre de factieux ; puisque la république, opprimée par la force des armes, tremblante sous le joug d’une crainte servile, n’a pas même le droit de respirer en liberté ; désarmé, je cède à leurs armes criminelles ; innocent, aux menaces des scélérats ; simple particulier, à la fureur d’un tribun. Q. Métellus ne démentit point son courage en cédant aux emportements de L. Saturninus ; C. Cotta, en ne résistant point au tribun du peuple Q. Varius, si inférieur à lui par la naissance ; C. Marius, en se condamnant à l’exil ; Marius, dont Rome peut apprécier les actions par la liberté qu’elle lui doit. Cicéron ne croit pas non plus s’être montré indigne de la majesté du peuple romain, puisqu’il lui laisse pour gage la liberté. J’en atteste donc les dieux et les déesses, j’en appelle surtout à votre propre témoignage, ce n’est ni pour une vie déshonorée, ni pour des crimes odieux, ni pour quelque infamie que l’on puisse me reprocher, ni même par l’autorité des lois que je suis condamné ; mais c’est l’envie qu’excita ma vertu, c’est la gloire si douce que je dois à mes talents, c’est l’étendue de mes services qui ont provoqué la haine de ceux dont la fureur m’exile. Si tel fut le sort de Q. Cépion, de Mancinus, de Rutilius, je n’ai point lieu d’être étonné de subir la même injustice, moi qui n’ai dû aucune partie de mon illustration à l’antiquité de ma famille, et dont la vertu a fait toute la gloire.

XII. C’est à vous maintenant que je m’adresse, chevaliers romains, qui par votre courage avez répandu sur votre patrie tout l’éclat de la victoire ; à vous dont vos concitoyens célèbrent les exploits ; à vous, la joie de nos alliés, le désespoir de nos ennemis : si, dans tous les temps, j’ai montré pour vous l’attachement le plus fidèle ; si j’ai dédaigné mes périls, pour affranchir de toute crainte mon pays ; si j’ai veillé sur vos enfants, comme vous avez coutume de veiller sur vos pères, ne refusez pas aujourd’hui de me secourir de tout votre pouvoir, de me garder ici sous votre protection, dans cette ville que mes soins et mon zèle ont préservée de l’incendie allumé par une conjuration criminelle’; ne souffrez pas que je sois séparé de mes enfants, arraché des bras d’une épouse, condamné à passer loin de mes foyers et de nos autels une vie qui fut irréprochable, à subir enfin le sort du mortel le plus infortuné. Tullius est exilé ! par qui ? vous le voyez. C’est un innocent persécuté par la haine ; un homme religieux, par un scélérat ; le libérateur de Rome, par l’ennemi des Romains. O misérable destinée de la vie, dont le bonheur ne dure que le caprice de la fortune ! Moi, je serais l’ennemi déclaré de la patrie ? Pourquoi ? Pour avoir condamné et fait mourir les ennemis qui s’armaient contre elle. Voilà donc la triste condition de ces temps funestes, ! Autrefois on jugeait dignes de gloire et de récompense les sauveurs de l’état ; aujourd’hui on les traite de scélérats et de parricides. Eh bien ! qu’on leur donne ce détestable nom ; que les factieux triomphent, si c’est triompher que de plonger la république dans le deuil ; qu’ils soient fiers de cette palme teinte du sang de l’innocent. Je ne vous demande qu’une grâce, chevaliers romains ; c’est de ne pas abandonner celui que vous avez tant de fois comblé de louanges et d’honneurs, et de lui faire un rempart de votre courage au milieu des périls qui l’environnent.


NOTES SUR LE DISCOURS
AU PEUPLE ET AUX CHEVALIERS ROMAINS.


(1). I. Cicéron prouve dans ses Catilinaires, que les chefs de la conjuration en voulaient à sa vie.

(2). II. Tous les arguments employés dans ce chapitre manquent de naturel, d’ordre, de clarté, et n’ont rien qui rappelle la gravité de l’orateur romain. Ils ne conviennent ni à son caractère, ni à la situation dans laquelle le déclamateur l’a placé.

(3). — III. Catilina appartenait à une des premières familles de Rome, et Lentulus était un patricien de l’illustre famille Cornélia.

(4). Ibid. Cette froide association des mots corpus, caput, etc. est d’autant plus ridicule, qu’elle annoncerait que l’orateur n’éprouve qu’une douleur factice, et qu’il s’amuse à chercher des synonymes au lieu d’exprimer simplement ce que son cœur lui inspire, Cicéron ne déclame point lorsqu’il veut toucher.

(5). IV. Toute cette partie n’est pas dépourvue de mouvement et de chaleur. Elle renferme de grandes vérités. L’orateur peint bien la promptitude avec laquelle on abandonne souvent, après les calamités publiques, les hommes qui se sont dévoués pour le salut de tous. Le style est médite un peu plus correct.

(6). X. Cette phrase est prise textuellement de la première Catilinaire, chap. 13 : « Tum tu, Jupiter…. quem Statorem hujus urbis atque imperii vere nominamus. » Presque tout ce discours n’est qu’un centon ; mais tous ces lambeaux sont assez mal cousus ensemble, et l’on a pu voir même que les règles de la construction grammaticale ne sont pas toujours respectées.

(7). XII. Restincta est ne peut se rapporter qu’à Rome, in hac civitate. Un écolier n’aurait point fait cette faute qu’on prête à Cicéron.