Discours à la séance annuelle de l’Académie française sur les ouvrages couronnés

Discours à la séance annuelle de l’Académie française sur les ouvrages couronnés
Revue des Deux Mondes, période initialetome 31 (p. 165-174).
DISCOURS À LA SÉANCE ANNUELLE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SUR
LES OUVRAGES COURONNÉS.
Messieurs,

Parmi les distinctions, bien nombreuses peut-être, que l’Académie décerne dans ses concours annuels, il en est une qui, une fois accordée, devait être long-temps inamovible. La supériorité se renouvelle rarement ; et quand l’Académie fit choix des Considérations et des Récits de M. Thierry sur l’histoire de France, pour y attacher l’espèce de majorat littéraire dont l’investiture lui a été confiée par un généreux fondateur, elle pouvait s’attendre, comme le public, à la longue durée de cette première et si juste destination. L’ouvrage de M. Bazin sur l’époque de Louis XIII n’était pas non plus facile à remplacer dans le rang qu’il avait obtenu. D’ailleurs, messieurs, les deux écrivains ne se sont pas reposés sur leur succès. L’illustre auteur de la Conquéte de l’Angleterre, des Lettres sur les Communes et des Récits mérovingiens a continué les savantes esquisses qu’il avait publiées sous cette dernière forme, et, dans un nouveau fragment sur Fredegonde et Chilperik, il a retracé les mœurs barbares de la monarchie franke avec ce coloris éclatant et vigoureux que donne l’imagination échauffée par l’étude et par l’amour du vrai.

L’historien de Louis XIII a également poursuivi sa tâche encouragée par vous. Il a commencé le tableau de la minorité de Louis XIV, et, malgré la rivalité fort redoutable des mémoires contemporains, ne voyant dans ces mémoires que des plaidoyers qui rendaient d’autant plus nécessaire le jugement de l’histoire, il a su donner à ce jugement une impartialité non moins piquante et plus variée que la passion.

Il nous a donc semblé, messieurs, que les dotations académiques fondées par le baron Gobert demeuraient plus que jamais acquises au grand peintre d’histoire et à l’ingénieux écrivain qui les avaient méritées, il y a deux ans, par des travaux qu’aujourd’hui même ils viennent de fortifier et d’étendre.

À côté de ces prix maintenus si justement, le choix de l’Académie, pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs, s’est partagé entre des écrits de forme très diverse, une Histoire de la ville de Jérusalem, un Livre d’éducation. L’Académie sans doute a jugé que les grandes traditions religieuses étaient la plus puissante leçon morale, et il lui a paru que l’histoire de cette Rome du monde oriental, toute pleine des monumens du christianisme, premier berceau de sa foi et but de ses croisades, offrait le sujet de méditation le plus instructif et le plus élevé. Des hommes de génie, de grands poètes ont, de nos jours, visité cette terre antique, pour y surprendre, à la source qui jaillit du Carmel, l’inspiration que Bossuet et Racine recevaient de la prière et des livres saints. La politique, le commerce, et même le prosélytisme de l’Europe tendent de plus en plus à se rapprocher de Jérusalem, et une grande place lui est réservée dans la future transformation de l’Orient. À ces points de vue divers, une description de Jérusalem, commencée en présence des lieux mêmes, continuée par l’étude, mêlant les recherches à l’émotion, devait intéresser notre temps. L’auteur fut le compagnon de voyage et l’ami de notre regretté collègue M. Michaud, et il a, comme lui, le don de sentir et de peindre. L’Académie partage inégalement le prix Monthyon entre l’historien de Jérusalem, M. Poujoulat, et une personne encore inconnue dans les lettres, qui a publié un livre sur l’éducation pratique des femmes.

Ici la tâche de l’auteur était difficile. Depuis Fénelon écrivant avec la sublime douceur de son ame et de sa foi, depuis Rousseau donnant à des préceptes l’intérêt de la passion et du roman, des femmes supérieures, Mme de Rémusat, Mme Guizot, Mme Necker de Saussure, avaient traité pour notre siècle ce sujet, où l’innovation est si difficile, où le paradoxe est si dangereux. Leurs ouvrages élevés et délicats ont été lus par les philosophes et par les femmes. Il s’agit ici d’une œuvre plus modeste, de réunir d’utiles conseils pour les institutrices et pour les enfans, et de renfermer quelques vues nettes et quelques principes éprouvés dans un livre simple et d’une étude facile. C’est ce mérite que l’Académie a voulu reconnaître, et qu’elle couronne dans l’ouvrage judicieux et pur de Mlle Lajollais.

Cherchant du reste dans les récompenses dont elle dispose un encouragement pour le travail, un supplément à ce que l’état ne peut faire, elle a réservé une autre médaille pour M. Pauthier, jeune savant plein d’ardeur, qui, dans une traduction collective des Livres antiques de l’Orient, a rassemblé comme en un foyer les vérités éparses de la morale primitive.

Enfin, l’Académie a consacré une de ses médailles à honorer les recherches de M. Onésime Leroy sur le plus touchant ouvrage que la morale chrétienne ait inspiré, l’Imitation de Jésus-Christ, cette suite de l’Évangile composée par Gerson dans le bannissement et le malheur, et mise en vers, quelquefois sublimes, par Corneille vieillissant et méconnu.

L’étude approfondie, et pour cela même la traduction fidèle et expressive des monumens étrangers est un travail que l’Académie a particulièrement recommandé. Elle ne le borne pas aux grands génies de l’antiquité et des littératures modernes ; elle y comprend tous les temps et toutes les œuvres remarquables de l’esprit humain. Le moyen-âge, avec ses souvenirs mêlés et ses pressentimens créateurs, n’en pouvait être exclu. Il y a telle vérité qui reçut, à cette époque, une évidence dont l’éclat ressort des ténèbres même qui l’entouraient ; il y a telle grande ame qui parut alors d’autant plus digne d’admiration qu’elle s’élevait seule et d’elle-même. Qu’un écrivain du XIIe siècle ait été le précurseur et le maître de Descartes dans la démonstration spiritualiste de l’existence et des attributs nécessaires de Dieu, qu’il y ait appliqué une forme de raisonnement admirée et presque enviée par Leibnitz, c’est un fait précieux dans l’histoire des lettres. Mais le travail même de ce philosophe du moyen-âge, qui fut un saint archevêque, les deux traités d’Anselme de Cantorbéry, le Monologium et le Proslogium, ne méritaient-ils pas d’être éclaircis par la science moderne, et mis sous nos yeux dans une version intelligente et fidèle, qui rendît avec clarté le langage de ces temps, où la pensée philosophique était souvent aussi subtile et aussi déliée que la vie commune était rude et barbare ? C’est là, messieurs, la tâche qu’un homme de talent, nourri dans les lettres et dans l’histoire, s’est proposée. L’Académie décerne à M. Bouchitté la première médaille du prix de traduction.

D’autres travaux de même ordre ont partagé les suffrages de l’Académie qui, dans ses choix fort divers, n’est attentive qu’à un seul principe, l’encouragement des sérieuses études. À ce titre, une reproduction élégante de la belle histoire de Schiller, la Guerre de trente ans, une version moins ornée que savante du Timée de Platon, une traduction énergique et souvent très heureuse des tragédies d’Eschyle, ont, aux yeux de l’Académie, mérité des médailles qu’elle aurait voulu rendre plus riches, et que confirmera le suffrage public. Le nom étranger du traducteur de Schiller, le nom de Mme de Carlowitz, déjà lié à la gloire de Klopstock, mérite faveur par le talent qu’elle montre dans notre langue, adoptée par elle pour y transporter avec goût les beautés des langues du Nord.

Le traducteur du Timée, M. Martin, est un jeune et habile érudit, dont le zèle opiniâtre cherche les difficultés sur lesquelles ont hésité les maîtres, et qui réunit à la fois beaucoup de candeur et de sagacité. M. Pierron, déjà signalé dans un autre concours par un difficile essai sur la métaphysique d’Aristote, a prodigué, dans une lutte non moins pénible contre le poète Eschyle, un éclat naturel d’expression, une abondance de tours vifs et corrects, où l’Académie a dû reconnaître le talent d’un écrivain.

M. Bouchitté, M. Henri Martin, M. Pierron, appartiennent tous trois à l’enseignement public, je le dis avec orgueil : les ouvrages que nous venons de nommer sont la distraction qu’ils mêlent aux devoirs de leur laborieuse et noble profession ; et, dans ces ouvrages qui n’attestent pas moins l’élévation des sentimens que l’austère gravité des études, il nous est doux de voir et de montrer comment les professeurs de l’Université de France emploient leurs loisirs.

À côté de ces libres résultats d’une sérieuse étude, l’Académie se félicite d’avoir, par la proposition d’un sujet spécial d’histoire littéraire, excité d’utiles recherches, et donné naissance à deux bons écrits. Quelle a été sur la littérature française, au commencement du XVIIe siècle, l’influence de la littérature espagnole ? Telle était la question assez nouvelle que l’Académie avait indiquée, en y joignant même une question plus générale sur la manière dont notre littérature, à diverses époques, a profité du commerce des autres nations, sans perdre en rien son caractère original. La réponse a tardé quelque temps, et le prix a été d’abord ajourné. Pouvait-on, en effet, saisir la part d’influence que la littérature espagnole avait eue sur notre XVIIe siècle, sans étudier toute cette littérature dans son origine, dans ses progrès, dans l’histoire sociale et politique du peuple espagnol ? Pouvait-on montrer sur quel point le génie français a été temporairement modifié par un autre plus grave et moins exact peut-être, sans analyser avec soin les traits originels de notre littérature et les insurmontables différences qu’elle devait heureusement garder ? Pouvait-on, enfin, étudier ce vaste sujet, qui renferme à quelques égards l’histoire comparée de deux langues et de deux peuples, sans toucher à la théorie des arts, à ces questions du naturel et du goût, de la vérité vulgaire et de la vérité poétique, qu’on a si fort débattues de nos jours ? Érudition curieuse et jugement délicat, étude détaillée des livres et intelligence des siècles, vive sensibilité littéraire et connaissance approfondie de l’histoire et des mœurs, imagination et philosophie, voilà bien des qualités que le sujet proposé réclamait en quelque sorte, pour être dignement traité. Les travaux à consulter sur cette question, les modèles de critique à suivre étaient rares et parfois trompeurs par leur éclat même. Le hardi et brillant Schlegel, dans son Cours de poésie dramatique, le savant et ingénieux Sismondi dans son Histoire littéraire de l’Europe méridionale, lord Holland dans ses Essais sur Guillen de Castro et Lope de Vega, avaient un peu exagéré la partialité pour l’Espagne, ce côté du midi moins classique et moins romain que l’Italie, et dans lequel ils croyaient pouvoir saluer avec reconnaissance une hâtive aurore, une révélation anticipée de l’école nommée plus tard romantique.

Aujourd’hui, dans la question proposée, il ne s’agissait plus de lever un drapeau novateur, de plaider vivement pour une cause douteuse, d’évoquer Calderon contre Racine, mais d’exposer un fait important dans l’histoire de notre littérature, et pour cela de pénétrer et de faire comprendre toute une littérature étrangère, non moins féconde qu’inexplorée, et qui fut long-temps aussi puissante sur l’Europe que le peuple dont elle était la forte et vive expression.

C’est là, messieurs, la tâche qui nous semble réalisée dans un ouvrage inscrit sous le numéro 1er, et portant pour épigraphe cette phrase de Quintilien : « L’imitation des choses excellentes en fait trouver de semblables. » L’auteur, intéressant et méthodique, trace un cadre étendu, et le remplit avec soin. De l’origine commune des deux grands idiomes diversement modifiés par le climat et le génie national, il descend à leurs affinités secrètes, à leurs développemens successifs et distincts, à leurs rapprochemens, à leurs séparations ; il les suit dans leurs nombreux détours, parmi tous leurs affluens étrangers, et de leur confusion apparente il dégage et fait sortir le cours limpide et pur du génie français.

L’Espagne, qui, de bonne heure, eut la gloire populaire du Cid, mais qui n’eut pas de Dante, l’Espagne, plus tardive que l’Italie, en reçut au XVIe siècle une influence littéraire doublement reflétée sur la France. Mais l’Espagne ne fut jamais Italienne, et de même qu’elle avait apporté jadis dans la Rome des empereurs son originalité indépendante, sa forme d’imagination et de goût, ses Lucain et ses Sénèque, ainsi, dès le moyen-âge, elle montra son tour particulier de génie méridional, sa gravité, sa pompe, et cette ardeur plus orientale qu’enflammaient encore le belliqueux contact et le mélange d’une population et d’un culte apportés d’Afrique et d’Asie. La gloire enfin, cette grande dominatrice des hommes, vint donner à la langue, au génie, aux idées de l’Espagne, un ascendant momentané, mais immense, sur les autres nations de l’Europe, et nous ne doutons pas que la France, qui en reçut l’impression, ne l’eût ressenti bien davantage, n’en eût souffert peut-être, si une Providence gardienne de l’équilibre des peuples n’eût alors suscité le prince qui, par le bon sens, le courage et l’esprit, faisait le mieux éclater en lui le caractère de sa nation, cet Henri IV, le représentant français du midi vif, brillant et gai, contre le midi sombre et dur de l’inquisition et de Philippe II.

Cette résistance naturelle de l’esprit français à l’esprit espagnol n’a pas assez frappé peut-être l’auteur de l’ouvrage que couronne l’Académie ; mais quelle instructive vérité dans son travail ! quelle vive et juste peinture du XVIe siècle espagnol, de ces grands écrivains parmi lesquels on regrette seulement de ne pas voir cités Christophe Colomb et Cortès, si éloquens dans leurs journaux de voyage et dans leurs lettres, et sainte Thérèse, si sublime dans ses mystiques ouvrages ! Notre habile critique s’est attaché surtout aux lettrés de profession, indiquant avec justesse et étendue les écoles diverses, les révolutions de goût, les variations de la langue et de l’art, sans négliger toutefois quelques esprits originaux qui mêlèrent le talent d’écrire à l’action, l’élégant Garcilasso de la Vega, guerrier redouté de l’Italie ; Hurtado de Mendoza, génie triste et fier qui a composé, dans sa jeunesse, le meilleur modèle du roman bouffon, Hurtado de Mendoza, l’implacable gouverneur de Sienne, tyran qui écrit l’histoire comme Tacite ; enfin, l’aventurier, le soldat espagnol dans le Nouveau-Monde, Alonzo de Ercilla, poète nerveux et simple, auquel, pour approcher de la palme épique, il n’a manqué peut-être qu’un sujet plus connu et des malheurs plus célèbres.

Mais ce n’est pas à ces hommes puissans, presque ignorés hors de l’Espagne, qu’il fut donné d’agir sur l’esprit français. Deux influences seulement nous arrivèrent d’Espagne ; l’une subtile et tout artificielle, l’autre bruyante et populaire ; l’une tenant au travail du style, aux combinaisons du langage, l’autre à la puissance facile de l’invention et de la fantaisie ; l’une gâtant ou façonnant quelques esprits ingénieux, depuis Balzac et Voiture, jusqu’au père Bouhours, l’autre éveillant la poésie de Corneille et la portant de Médée jusqu’au Cid et à Polyeucte, au-delà desquels l’esprit humain ne s’élève pas.

C’est surtout, messieurs, cette richesse d’invention, ce torrent inépuisable du drame espagnol que les auteurs des mémoires envoyés à l’Académie se sont plu à décrire, depuis la comédie de la Célestine, qui courut toute l’Europe, jusqu’à ces Actes sacramentaux de Calderon, comparés par un savant moderne aux plus sublimes accens de la tragédie grecque. Peut-être l’auteur du no 1er aurait-il dû rappeler que cette veine puissante du théâtre espagnol avait agi même sur le théâtre anglais, qu’on a cru si spontanément original. Le mariage de Philippe II avec la reine Marie, cet empiétement peu durable de l’Espagne sur l’Angleterre, fut cependant la date et l’occasion d’un rapprochement intellectuel entre les deux peuples. Pareille influence ne s’exerça pas sur la France pendant le XVIe siècle, et ce n’est qu’au moment où l’Espagne déclinait de sa grandeur, où Richelieu abaissait partout la maison d’Autriche, que la France accueillit, par curiosité et comme une mode de cour, les inventions poétiques de cette nation dont elle avait gêné les desseins et adopté l’alliance. L’esprit français connut dès-lors et goûta vivement la raison, l’éloquence et l’incomparable plaisanterie de Cervantes ; mais il n’emprunta d’abord au drame espagnol qu’une irrégularité sans force, un chaos, au lieu d’une création. Ce fut seulement par un retour puissant sur lui-même, et en se rapprochant des règles plus sévères qui lui sont naturelles, que plus tard, dans le Cid, dans Venceslas, dans le Festin de pierre, dans Héraclius, il enleva quelques-unes des beautés neuves de la scène espagnole. De là cette grande leçon qu’un peuple ne profite bien des pensées d’un autre qu’en restant lui-même, et sous la condition de créer beaucoup plus qu’il n’imite.

Cette heureuse loi de nos deux grands siècles littéraires est habilement appréciée par l’écrivain qui nous montre une connaissance si étendue de la littérature espagnole, et je regrette seulement que, parmi les assimilations de l’esprit étranger avec le nôtre, il n’ait pas cité ce qu’emprunte au naturel exquis de Cervantes et à la moquerie de Quevedo, l’originalité comique de Le Sage. Mais comment tout dire dans un vaste sujet ? C’est assez, c’est beaucoup d’avoir, comme l’auteur couronné, M. Puibusque, fait sur une question difficile un ouvrage presque complet, quelquefois trop développé et toujours instructif, même pour ses juges.

Une grande part de ce même mérite pourrait être réclamée pour l’ouvrage inscrit sous le no 3, et dont l’auteur, M. Viguier, reçoit de l’Académie une mention d’honneur. Moins étendu tout à la fois et moins régulier que le précédent, mais semé de passages remarquables sur la philosophie des langues, sur l’antiquité, sur les principaux caractères de la littérature du XVIIe siècle, respirant à toutes les pages le goût des sentimens élevés, ce discours semble un titre de plus pour le corps enseignant, dont M. Viguier est un des représentans les plus honorables et les plus distingués. Son ouvrage, réuni à celui de son heureux concurrent, forme une belle étude sur l’Espagne en elle-même et dans ses rapports avec la France, jusqu’à l’heure mémorable où, sous une plus haute influence, le génie français, émancipé par Descartes, devenait, avec Pascal, si original et si pur.

S’arrêter à ce nom de Pascal, analyser non pas une époque, une littérature, mais un homme en qui s’est montrée toute la puissance de l’esprit humain, c’était un travail que l’Académie devait proposer aux intelligences sérieuses de nos jours. L’éloge de Pascal par Condorcet montre bien la prodigieuse révolution des idées, à cent ans d’intervalle ; mais il ne fait pas connaître le profond génie qui prévoyait une telle révolution, et qui la contrepesait d’avance par ses pensées religieuses, en même temps qu’il y travaillait par ses découvertes et sa hardiesse involontaire.

Quelle méditation plus grave que d’étudier impartialement cet homme tout entier, de chercher dans sa puissance scientifique une des conditions mêmes de l’esprit français, cette loi de justesse éclatante et de précision sévère qui domine pour nous l’art de penser et d’écrire ! Quel objet plus digne de la philosophie de notre temps que de s’attacher à bien comprendre à la fois la grandeur des travaux de Pascal et la passion qui les inspirait ! Quel spectacle plus touchant et plus tragique, dans l’ordre de la réflexion, que de contempler cette sublime intelligence aux prises avec les douleurs physiques et avec le tourment moral d’une conviction tour à tour ébranlée ou menaçante ! Quelles plus grandes luttes à étaler aux regards de l’homme que les deux luttes qui consumèrent la force, et auxquelles ne suffit pas la vie si tôt dévorée de Pascal : la lutte pour le libre examen, pour le droit de penser, pour le droit d’inventer dans la science, de juger dans la morale, de protester même dans la foi puis la lutte, plus longue et plus rude encore, pour le maintien de la règle et de la vérité contre l’invasion illimitée du scepticisme, et contre cette extrême indépendance qui n’est que la puissance de nier et de détruire ! Et si on cherche encore Pascal dans les amis qui l’entouraient, quel intérêt plus historique et plus durable que la peinture de ces fortes mœurs et de ces grands caractères, sur lesquels notre curiosité se reporte maintenant avec plaisir, et que d’ingénieux et récens travaux ont rapprochés de nous, par l’imagination du moins ! Enfin, quel souvenir plus instructif aujourd’hui même, et quelle polémique plus intelligible pour notre temps que la résistance passionnée de tant d’hommes éclairés et vertueux dont Pascal était l’ame et la voix, contre cette société remuante et impérieuse que l’esprit de gouvernement et l’esprit de liberté repoussent avec une égale méfiance !

Quelle puissante variété dans un homme ! Quel intérêt général dans une seule cause ! Et combien de grandes questions dans un seul sujet ! Aussi, messieurs, ce sujet a-t-il suscité de remarquables efforts. Rarement semblables recherches, rarement si graves et si nobles essais furent envoyés à l’Académie. C’est une satisfaction pour nous d’avoir proposé cette épreuve, qui a rencontré des esprits dignes d’elle. Parmi les ouvrages réservés, deux discours ont fait hésiter l’académie ; elle partage entre eux le prix qui vient d’être augmenté par un ordre du roi. Très divers par l’étendue, la forme, les détails, mais se rapprochant sur deux points, l’élévation morale et le talent, ces discours sont un signe éclatant du progrès de la philosophie spiritualiste et de l’histoire impartiale. Parlons d’abord du discours inscrit sous le no 13, avec cette épigraphe de saint Paul : Oportet hæreses esse. C’est le travail vigoureux d’un esprit libre, nourri de réflexion et de solitude, qui lui-même a vivement saisi les sciences mathématiques, première originalité de Pascal, et qui, par cela même peut-être, ne l’admire pas assez sous ce rapport, trompé qu’il est par la facilité des méthodes actuelles. Mais cet esprit de mathématicien moderne s’est en même temps plié aux fortes études de langues et de philosophie anciennes, de littérature comparée, et même de scolastique. L’ordre de son discours n’est pas assez marqué ; on pourrait y retrancher, sans faiblir ; mais l’ouvrage est savant, impartial, et parfois éloquent. L’auteur aime avec passion les choses dont il parle, la pensée libre, la religion austère, les profondes études, et la poursuite, indéfinie des problèmes de l’existence humaine. En expliquant la question de la grace et du libre arbitre de manière à donner théoriquement raison sur ce point aux adversaires de Pascal, il ne fait que mieux attester leurs erreurs sur tout le reste, et la pureté comme le génie de leur puissant vainqueur. Sectaire des vertus de Port-Royal, mais juge indépendant des passions qui s’y mêlèrent, il décrit, il célèbre cet irréparable asile de la science et de la foi avec une chaleur d’enthousiasme, une vérité de talent, que je n’ai pas besoin de louer, quand tout à l’heure vous allez l’applaudir. Interprète habile de l’art profond et passionné qui règne dans les Provinciales, et qui en a fait les Philippiques de la conscience et de la raison, il ressuscite pour nous ces débats éteints, et leur rend la grandeur pleine d’anxiété qu’ils avaient pour les jésuites et pour Arnault lui-même. Moins fort et moins précis dans l’analyse de ce que Pascal n’a pas achevé, inexact, suivant nous, dans le parallèle qu’il établit entre le doute expérimental de Descartes et les agitations violentes de l’auteur des Pensées, injuste quand il suppose que le premier de ces deux grands hommes n’a pas été compris par l’autre, M. Demoulin (c’est le nom de l’auteur du no 13) n’en exprime pas moins avec force des considérations remarquables sur le grand ouvrage que poursuivait Pascal mourant, et sur les débris sublimes et mutilés qui nous en restent.

Il semble, toutefois, que ce spectacle mélancolique de ruine et de grandeur ait mieux inspiré, c’est-à-dire ait touché davantage l’auteur d’un autre discours inscrit sous le no 24, et ayant pour épigraphe quelques paroles de la sœur de Pascal. Ce choix même peut indiquer le caractère plus attendrissant et plus intime de ce second ouvrage. Il y a moins de science, moins de lecture, moins de force ; mais on sent une ame qui, émue d’un respectueux effroi devant celle de Pascal, a cherché, a souffert avec elle, et qui s’en approche par cette égalité d’une pure et humble douleur. Le jeune homme qui a écrit ces pages remplies d’une tristesse naturelle est M. Faugères, déjà couronné par l’Académie pour un travail sur Gerson. Il a fait plus cette fois ; il est entré dans cette étude du cœur où est la vie de la parole humaine. Peut-être s’est-il exagéré le doute qu’il déplore dans Pascal, et n’a-t-il pas assez vu le repos après le combat ; mais cette prévention même, naïvement sentie par lui, répand sur ses paroles plus de pathétique et d’éloquence. En voyant à quel point les Pensées de Pascal, ces fragmens de méditations épars entre quelques chapitres achevés, agitent une intelligence vive et généreuse, on regrette d’autant plus l’infidélité dont Pascal fut l’objet, et qui couvre encore un coin de son génie. On regrette que les panégyristes de ce grand homme n’aient pu connaître les recherches toutes récentes qui, dans le manuscrit original mutilé par de timides éditeurs, ont découvert de la main tremblante de Pascal mille traits primitifs d’une incomparable énergie, devant lesquels souvent pâlit et s’efface le texte vulgairement admiré jusqu’ici. Ce travail de restitution et d’exactitude qu’un penseur éloquent vient de communiquer à l’Académie est un autre éloge consacré à la gloire de Pascal, et qui nous rendra du moins sa ruine tout entière.

Pour être juste, nous avons encore à citer deux discours remarqués dans la foule de ceux qu’avait reçus l’Académie. L’un, le no 28, portant pour inscription une pensée de Pascal, est l’ouvrage trop rapide et trop court d’un homme de talent et d’un esprit sévère qui s’élèvera par l’étude ; l’autre, le no 31, que l’Académie a préféré pour la première mention, est l’ouvrage élégant et délicat d’une femme. Nulle part, la vie de Pascal n’a été pénétrée d’une vue plus perçante et plus prompte, nulle part le côté fin et spirituel des Provinciales n’a été mieux saisi et plus vivement apprécié ; mais ce travail brillant est incomplet, et n’embrasse pas la sombre et vaste profondeur des Pensées de Pascal. « Herminie, raconte le poète, n’a pas craint l’appareil de la guerre, et s’est armée pour y prendre part ; mais, effrayée à l’aspect de la solitude et de la nuit, elle se détourne et s’arrête. »