Discours à l’Hôtel de Ville du 25 février 1848

Discours à l’Hôtel de Ville du 25 février 1848
Meline, Cans et Cie (1p. 309-311).

« Eh quoi ! citoyens, leur dit-il, si on vous avait dit, il y a trois jours, que vous auriez renversé le trône, détruit l’oligarchie, obtenu le suffrage universel au nom du titre d’homme, conquis tous les droits du citoyen, fondé enfin la république ! cette république, le rêve lointain de ceux même qui sentaient son nom caché dans les derniers replis de leur conscience comme un crime ! Et quelle république ? Non plus une république comme celle de la Grèce ou de Rome, renfermant des aristocrates et des plébéiens, des maîtres et des esclaves ! Non pas une république comme les républiques aristocratiques des temps modernes, renfermant des citoyens et des prolétaires, des grands et des petits devant la loi, un peuple et un patriciat ; mais une république égalitaire où il n’y a plus ni aristocratie, ni oligarchie, ni grands, ni petits, ni praticiens, ni plébéiens, ni maîtres, ni ilotes devant la loi ; où il n’y a qu’un seul peuple composé de l’universalité des citoyens, et où le droit et le pouvoir public ne se composent que du droit et du vote de chaque individu dont la nation est formée, venant se résumer en un seul pouvoir collectif appelé le gouvernement de la république et retournant en lois, en institutions populaires, en bienfaits à ce peuple d'où il est émané.

« Si l’on vous avait dit tout cela il y a trois jours, vous auriez refusé de le croire ! Trois jours ? auriez-vous dit ; il faut trois siècles pour accomplir une œuvre pareille au profit de l’humanité. (Acclamations.)

« Eh bien, ce que vous avez déclaré impossible est accompli ! Voilà notre œuvre, au milieu de ce tumulte, de ces armes, de ces cadavres de vos martyrs, et vous murmurez contre Dieu et contre nous ! »

« — Non, non, s’écrièrent plusieurs voix.

« — Ah ! vous seriez indignes de ces efforts, reprend Lamartine, si vous ne saviez pas les contempler et les reconnaître.

« Que vous demandons-nous pour achever notre œuvre ? Sont-ce des années ? Non. Des mois ? Non. Des semaines ? Non ; des jours seulement ! Encore deux ou trois jours, et votre victoire sera écrite, acceptée, assurée, organisée de manière à ce qu’aucune tyrannie, excepté la tyrannie de vos propres impatiences, ne puisse l'arracher de vos mains ! Et vous nous refuseriez ces jours, ces heures, ce calme, ces minutes ! et vous étoufferiez la république née de votre sang dans son berceau !

« — Non, non, non, s’écrièrent de nouveau cent voix. Confiance, confiance ! Allons rassurer et éclairer nos frères ! Vive le gouvernement provisoire ! vive la république ! vive Lamartine !

« — Citoyens, poursuit-il de nouveau, je vous ai parlé en citoyen tout à l’heure, eh bien ! maintenant écoutez en moi votre ministre des affaires étrangères. Si vous m’enlevez le drapeau tricolore, sachez-le bien, vous m’enlevez la moitié de la force extérieure de la France, car l’Europe ne connaît que le drapeau de ses défaites et de nos victoires : c’est le drapeau de la république et de l’empire. En voyant le drapeau rouge, elle ne croira voir que le drapeau d’un parti ! C’est le drapeau de la France, c’est le drapeau de nos armées victorieuses, c’est le drapeau de nos triomphes qu'il faut relever devant l’Europe. La France et le drapeau tricolore, c'est une même pensée, un même prestige, une même terreur, au besoin, pour nos ennemis.

« Ô peuple souffrant et patient dans sa misère ! reprit-il, peuple qui viens de montrer par l’action de ce brave et indigent prolétaire (en embrassant le mendiant du bras droit) ce qu’il y a de désintéressement de tes propres blessures, de magnanimité et de raison dans ton âme !

« Ah ! oui, embrassons-nous, aimons-nous, fraternisons comme une seule famille de condition à condition, de classe à classe, d’opulence à indigence. Bien ingrat serait un gouvernement que vous fondez, qui oublierait que c’est aux plus malheureux qu’il doit sa première sollicitude ! Quant à moi, je ne l’oublierai jamais. J'aime l’ordre ; j’y dévoue, comme vous voyez, ma vie ; j’exècre l’anarchie, parce qu’elle est le démembrement de la société civilisée. J’abhorre la démagogie, parce qu’elle est la honte du peuple et le scandale de la liberté. Mais quoique né dans une région sociale plus favorisée, plus heureuse que vous, mes amis ! que dis-je, précisément peut-être parce que j’y suis né, parce que j’ai moins travaillé, moins souffert que vous, parce qu’il m’est resté plus de loisir et de réflexion pour contempler vos détresses et pour y compatir de plus loin, j'ai toujours aspiré à un gouvernement plus fraternel, plus pénétré dans ses lois de cette charité qui nous associe en ce moment, dans ces entretiens, dans ces larmes, dans ces embrassements d’amour dont vous me donnez de tels témoignages et dont je me sens inondé par vous. »