Discours à l’Association des anciens élèves et de l’externat de la rue de Madrid

N°2 Juillet 1937
Bulletin de l’Association des anciens élèves et de l’externat de la rue de Madrid.

Discours du baron de Coubertin


Mes chers Camarades,

Le dépit que j’éprouve de devoir renoncer à me rendre à votre appel égale en vivacité le plaisir que cet appel m’avait causé. J’en accuse le sport même, au nom duquel vous m’invitiez. La morale de mon aventure, c’est que lorsqu’on a pu atteindre sa soixante-quatorzième année sans sentir se rouiller ses articulations, il faut se garder de laisser interrompre (fut-ce pendant dix mois) la pratique des gammes musculaires usuelles. Le rameur qui a eu la chance de conserver jusqu’alors la souplesse de son attaque et de son dégagement doit veiller avant tout à tenir fermées aux ruses de l’arthrite les fissures par lesquelles elle cherche à s’introduire… Recueillez ainsi le fruit de mon expérience en cette matière, si tant est qu’on sache jamais profiter vraiment d’une autre expérience que la sienne propre.

Cela m’égaie un peu — me retrouvant par la pensée dans notre vieux réfectoire — de formuler cette petite réclame en faveur de l’incomparable gymnastique qu’est l’aviron sur un outrigger de course ou de demi-course. Oui, cela m’égaie parce que, avouons-le, le sport, il y a cinquante ans, ne fut pas en grande faveur près de nous, vos anciens, et qu’à l’exception de l’équitation et de l’escrime pratiquées d’ailleurs à doses rares et modérées, nous laissions alors aux Anglais qui s’y croyaient des titres exclusifs le droit de chercher à exceller dans les exercices du sport.

Cinquante ans !… Il y en avait quarante-huit le dix décembre dernier que j’osais faire au Président Carnot sur une pelouse du Bois de Boulogne les honneurs d’un premier match interscolaire de foot-ball ; jeu, avait écrit la veille le célèbre chroniqueur Francisque Sarcey « qui se joue avec des raquettes de bois et de petites balles très dures »… Non ! il ne se jouait pas ainsi ; mais l’important était de le répandre, non de le décrire.

Peu de mois plus tôt, Jules Simon à qui j’avais confié mon dessein de travailler au rebronzage de la France m’avait interrogé, un peu méfiant. Et combien faudra-t-il de temps disait-il de son petit air malicieux, pour rebronzer la France ? — vingt ans — La mesure se trouvant juste à son gré, le philosophe qui songeait d’abord à se défiler gentiment avait soudainement adhéré à mon appel, ainsi qu’il me le confia par la suite. De la sorte s’amorça l’entreprise. Et, vingt-cinq ans plus tard, la terrible guerre tombait sur nous, la guerre au sortir de laquelle mon ami le maréchal Lyautey me dit cette parole, à la fois récompense pour hier et encouragement pour demain : « je tiens les sportifs pour les premiers artisans de notre victoire ». Comment de nationale, l’œuvre était promptement devenue internationale, vous le savez.

À ces souvenirs que j’égrène volontiers parmi vous, j’ajoute celui d’un geste qui prend ici toute sa valeur. Il s’agit de l’accueil reçu au Vatican un matin du printemps de 1905, alors j’avais été solliciter du Souverain Pontife Pie x sa haute approbation pour l’olympisme rénové. On m’avait prédit l’échec ; mais le Pape qui, primat de Venise, n’avait pas craint d’encourager les régates de ses gondoliers et de les voir se disputer les médailles qu’il leur distribuait en prix ne se contenta pas d’approuver. Il daigna m’annoncer un gage proche et certain de sa sympathie. Et ce fut dans la cour de St-Damase ce spectacle inattendu : assis sous un haut baldaquin fête gymnique où figuraient les équipes des Patronages de France, de Belgique et d’ailleurs venus à Rome en pèlerinage.

L’olympisme ne cessa de grandir et de s’étendre. La guerre ne l’ébranla pas. En 1924 à la Sorbonne on célébrait la trentième anniversaire de son rétablissement et dix ans plus tard, sur l’Acropole d’Athènes au pied du Parthénon, son quarantenaire. En 1932 les jeux de la xe olympiade se tenaient sur les rive californiennes dans l’éblouissement qu’ajoute aux spectacles humains une nature radieuse ; et voici, après les splendeurs de Berlin, que l’olympisme bientôt s’embarque pour Tokio. Grande date ! Conquête olympique de l’Asie d’une part ; contact de l’hellénisme avec la civilisation japonaise de l’autre.

On m’avait prévenu, chers camarades, de vous parler sport ce matin. Cela ne pouvait me déplaire comme bien vous pensez. J’ai obtempéré. J’ai commencé par là ; mais tout de même, il y a autre chose pour moi dans cette enceinte demeurée la même alors que tout changeait autour de nous et dans laquelle se sont accumulés tant de ces petits souvenirs que prend plaisir à collectionner la mémoire de l’homme parvenu au bout de sa vie.

Je revois avec une netteté singulière certaine fable de La Fontaine récitée et mimée à trois personnages au cours d’une séance de classe. Je sortais au moment voulu de dessous quelque meuble figurant la tanière de l’animal dont je jouais le rôle. Cela devait se passer en quatrième, l’an 1876, sous la direction du Père Froger. Par la suite se tirent d’autres séances, plus sérieuses : des fragments de tragédies, en costumes, avec vin chaud dans la coulisse puis des séances d’Académie que Jean de Courcy présidait avec une magnifique cravate de commandeur sur la poitrine tandis que je tenais sous le bras, superbement reliées, les archives du secrétariat contenant nos procès-verbaux.

Comment ne pas évoquer alors la figure de celui qui fut notre inoubliable professeur d’Humanités et de Rhétorique, notre cher Père Caron. Lorsqu’il y a dix ans, sur le sol illustre d’Olympie, le ministre hellène de l’Instruction publique découvrit devant moi le monument commémoratif du rétablissement des Jeux olympiques, sachez-le bien, c’est lui dont mon cœur fidèle évoque d’abord le visage. Il ne m’avait pas appris le sport mais il m’avait imbibé d’hellénisme, pénétré de cet esprit classique dont je déplore — moi qui ne crains pas trop les nouveautés — de voir les actuelles générations imprudemment sevrées au profit de la mécanique dont le culte les charme de façon exagérée.

Aussi lorsque je songe à vos fils, chers camarades, et que j’évoque que le cortège des petites têtes brunes et blondes qui auront pour mission de continuer dans ce collège nos traditions les meilleures, je forme le vœu que les Humanités, selon l’expression chère aux ancêtres de la culture française, récoltent de nouveau les abondantes moissons d’autrefois.

Que cela doive se faire sur un plan et avec des instruments quelque peu transformés, il n’y a ni à s’en étonner ni à trop s’en inquiéter. Certains parmi vous n’ignorent pas peut-être qu’à côté du néo-olympisme, dont on m’a souvent reproché la carrière trop rutilante et trop bruyante, j’ai conduit dans le même temps un travail de taupe pour préparer dans le sous-sol une réforme de l’enseignement secondaire qui serait à la fois radicale et prudente : besogne maintenant presque achevée dont j’aurai la satisfaction de laisser le canevas à la disposition de ceux qui viendront derrière moi, besogne dont j’espère des bienfaits réels pour l’avenir prochain et la consolidation de la civilisation occidentale. Le problème que je m’étais posé et vers la solution duquel de grands savants ont bien voulu aider ma marche souvent inquiète, consistait principalement en cette espèce de quadrature du cercle qui s’impose à nous désormais : associer le spécialisme devenu en tous pays la base obligatoire de l’instruction publique avec les connaissances universalistes que rendent nécessaires les contacts multipliés entre les peuples, l’accélération des vitesses, l’imprévu des interpénétrations et le danger croissant d’y laisser présider une ignorance internationale nourrie de préjugés historiques, de points de vues faussés, de passions irréfléchies.

Et maintenant, chers camarades, avant de nous séparer, retournons ensemble pour un moment au stade qui est après tout la raison d’être de mon intervention dans la présente manifestation car ce sont les journées de Los Angeles et de Berlin qui vous ont incités à me faire signe.

Si le maréchal Lyautey a souligné par le mot que je citais tout à l’heure la valeur de l’entraînement sportif dans la préparation à la guerre, cette valeur, croyez-le bien, n’est pas moindre dans la préparation à la paix. Après ce demi-siècle écoulé dans un perpétuel contact avec les choses du sport je ne crains pas de l’affirmer. Le sport grand producteur de force contrôlée n’est point un inspirateur d’esprit belliqueux. Si je ne devais éviter de pénétrer dans le champ de la politique j’en pourrais rapporter pour appuyer mon assertion plus d’un exemple probant. Ceux qui s’imaginent trouver dans le sportif des complaisances indéfinies à l’égard d’impérialismes illégitimes ou de haines destructrices se préparent des déceptions certaines. Le sport aime l’excès : je vous dirai même qu’il en a besoin pour se perpétuer ; il n’aime pas la violence inutile. C’est pourquoi je ne m’émeus guère des craintes que suscitent parfois au sein d’une opinion timorée ses apparentes exagérations. En 1913 prononçant le discours d’ouverture du Congrès de psychologie sportive que j’avais assemblé à Lausanne — et auquel participa d’autre part par l’envoi d’un autobiographie singulièrement suggestive le maître du geste que fut Théodore Roosevelt — un maître de la pensée, Guglielmo Ferrero disait : « Toute chose humaine qui s’élève trop haut ou s’avance trop loin trouve en elle-même sa propre limite ». Je suis bien d’accord avec cette parole. Il en sera du sport à cet égard comme du reste. J’ajouterai que le sport restera soumis lui aussi à cette loi des alternances collectives qui fait se succéder des faces contradictoires de l’activité humaine et la pensée ascétique par exemple évincer l’action corporelle ou vice-versa ? L’homme ne ressemble-t-il pas au pendule qui souhaite l’équilibre et ne le réalise qu’un moment dans sa course d’un extrême à l’autre.

Nous étions dans un temps où les hommes avait besoin de l’athlétisme et ce temps n’est pas révolu. Les bienfaits qu’ils en ont déjà recueillis sont énormes. Ils y ont puisé le raffermissement de la santé publique — le respect de la seule inégalité contre laquelle les théories et les rancunes sociales se trouvent impuissantes — une bonne humeur généralisée, précieuse, contre les blessures causées par le heurt des intérêts exaspérés… empêchons seulement qu’un féminisme outrancier ne travaille à le corrompre. Comprenez ainsi pourquoi je lutte pour tenir les femmes exclues des Jeux Olympiques. Qu’elles pratiquent tous les sports si elles le veulent mais ne s’y exhibent point.

Je m’excuse, chers camarades, de ces réflexions qui dépassent le cadre d’une rencontre amicale ; mais, séparé de vous si longtemps, j’ai souhaité de profiter de celle-ci pour vous dire ma pensée par rapport au chantier sur lequel s’est dépensé depuis un demi-siècle mon effort.

Je vous remercie de m’en avoir fourni l’occasion. Je forme des vœux ardents pour vous, pour le collège, pour la patrie dont il sert les destins et prépare un meilleur avenir.