Discours à Madame de La Sablière


Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinQuatrième partie : livres ix, x, xi (p. 78-96).

DISCOURS
à Madame de la Sabliere.




IRis, je vous loüerois ; il n’eſt que trop aiſé ;
Mais vous avez cent fois nôtre encens refuſé ;
En cela peu ſemblable au reſte des mortelles
Qui veulent tous les jours des loüanges nouvelles.
Pas une ne s’endort à ce bruit ſi flateur.
Je ne les blâme point, je ſouffre cette humeur ;
Elle eſt commune aux Dieux, aux Monarques, aux belles.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,

Le Nectar que l’on ſert au maiſtre du Tonnerre,
Et dont nous enyvrons tous les Dieux de la terre,
C’eſt la loüange, Iris ; Vous ne la gouſtez point ;
D’autres propos chez vous recompenſent ce point ;
Propos, agreables commerces,
Où le hazard fournit cent matieres diverſes :
Jusque-là qu’en voſtre entretien
La bagatelle à part : le monde n’en croit rien.
Laiſſons le monde, & ſa croyance :
La bagatelle, la ſcience,
Les chimeres, le rien, tout est bon : Je ſoûtiens
Qu’il faut de tout aux entretiens :

C’eſt un parterre, ou Flore épand ſes biens ;
Sur differentes fleurs l’Abeille s’y repoſe,
Et fait du miel de toute choſe.
Ce fondement posé ne trouvez pas mauvais,
Qu’en ces Fables auſſi j’entremêle des traits
De certaine Philoſophie
Subtile, engageante, & hardie.
On l’appelle nouvelle. En avez-vous ou non
Oüy parler ? Ils diſent donc
Que la beſte eſt une machine ;
Qu’en elle tout ſe fait ſans choix & par reſſorts :
Nul ſentiment, point d’ame, en elle tout eſt corps.
Telle eſt la monſtre qui chemine,

À pas toûjours égaux, aveugle & ſans deſſein.
Ouvrez-la, liſez dans ſon ſein ;
Mainte roüe y tient lieu de tout l’eſprit du monde.
La premiere y meut la ſeconde,
Une troisiéme ſuit, elle ſonne à la fin.
Au dire de ces gens, la beſte eſt toute telle :
L’objet la frape en un endroit ;
Ce lieu frapé s’en va tout droit
Selon nous au voisin en porter la nouvelle ;
Le ſens de proche en proche auſſi-toſt la reçoit.
L’impreſſion ſe fait, mais comment ſe fait-elle ?
Selon eux par neceſſité,
Sans paſſion, ſans volonté :
L’animal ſe ſent agité
De mouvemens que le vulgaire appelle

Triſteſſe, joye, amour, plaiſir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces eſtats ;
Mais ce n’eſt point cela ; ne vous y trompez pas.
Qu’eſt-ce donc ? une monſtre ; & nous ? c’eſt autre choſe.
Voicy de la façon que Deſcartes l’expoſe ;
Deſcartes ce mortel dont on euſt fait un Dieu
Chez les Payens, & qui tient le milieu
Entre l’homme & l’eſprit, comme entre l’huiſtre & l’homme
Le tient tel de nos gens, franche beſte de somme.
Voicy, dis-je, comment raiſonne cet Auteur.
Sur tous les animaux enfans du Createur,

J’ay le don de penser, & je ſçais que je penſe.
Or vous ſçavez Iris de certaine ſcience,
Que quand la beſte penſeroit,
La Beſte ne refléchiroit
Sur l’objet ny ſur sa penſée.
Deſcartes va plus loin, & ſoûtient nettement,
Qu’elle ne penſe nullement.
Vous n’eſtes point embaraſſée
De le croire, ny moy. Cependant quand aux bois
Le bruit des cors, celuy des voix,
N’a donné nul relâche à la fuyante proye,
Qu’en vain elle a mis ſes efforts
À confondre, & broüiller la voye.
L’animal chargé d’ans, vieux Cerf, & de dix cors,
En ſuppoſe un plus jeune, & l’oblige par force,

À preſenter aux chiens une nouvelle amorce.
Que de raiſonnemens pour conſerver ſes jours !
Le retour ſur ſes pas, les malices, les tours,
Et le change, & cent ſtratagêmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur ſort !
On le déchire après ſa mort ;
Ce ſont tous ſes honneurs ſuprêmes.

Quand la Perdrix
Void ſes petits
En danger, & n’ayant qu’une plume nouvelle,
Qui ne peut füir encor par les airs le trépas ;
Elle fait la bleſſée, & va traiſnant de l’aiſle,
Attirant le Chaſſeur, & le Chien ſur ſes pas,
Détourne le danger, ſauve ainſi ſa famille,

Et puis, quand le Chaſſeur croit que ſon Chien la pille ;
Elle luy dit adieu, prend ſa volée, & rit
De l’homme, qui confus des yeux en vain la ſuit.

Non loin du Nort il eſt un monde,
Où l’on ſçait que les habitans,
Vivent ainſi qu’aux premiers temps
Dans une ignorance profonde :
Je parle des humains ; car quant aux animaux,
Ils y conſtruiſent des travaux,
Qui des torrens groſſis arreſtent le ravage,
Et font communiquer l’un & l’autre rivage.
L’edifice reſiſte, & dure en ſon entier ;
Apres un lit de bois, eſt un lit de mortier :
Chaque Castor agit ; commune en eſt la tâche ;

Le vieux y fait marcher le jeune ſans relâche.
Maint maiſtre d’œuvre y court, & tient haut le baſton.
La republique de Platon,
Ne seroit rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.
Ils ſçavent en hyver élever leurs maiſons,
Paſſent les eſtangs sur des ponts,
Fruit de leur art, ſçavant ouvrage ;
Et nos pareils ont beau le voir,
Juſqu’à preſent tout leur ſçavoir,
Eſt de paſſer l’onde à la nage.

Que ces Castors ne ſoient qu’un corps vuide d’eſprit,
Jamais on ne pourra m’obliger à le croire :
Mais voicy beaucoup plus : écoutez ce recit,
Que je tiens d’un Roy plein de gloire.

Le défenſeur du Nort vous ſera mon garand :
Je vais citer un Prince aimé de la victoire :
Son nom ſeul eſt un mur à l’empire Ottoman ;
C’eſt le Roy Polonois, jamais un Roy ne ment.
Il dit donc que ſur ſa frontiere
Des animaux entr’eux ont guerre de tout temps :
Le ſang qui ſe tranſmet des peres aux enfans,
En renouvelle la matiere.
Ces animaux, dit-il, ſont germains du Renard.
Jamais la guerre avec tant d’art
Ne s’eſt faite parmy les hommes,
Non pas meſme au ſiecle où nous ſommes.
Corps de garde avancé, vedettes, eſpions,

Embuſcades, partis, & mille inventions
D’une pernicieuſe, & maudite ſcience,
Fille du Stix, & mere des heros,
Exercent de ces animaux
Le bon ſens, & l’experience.
Pour chanter leurs combats, l’Acheron nous devroit
Rendre Homere. Ah s’il le rendoit,
Et qu’il rendît auſſi le rival d’Epicure !
Que diroit ce dernier ſur ces exemples-cy ?
Ce que j’ay déja dit, qu’aux beſtes la nature
Peut par les seuls reſſorts operer tout cecy ;
Que la memoire eſt corporelle,
Et que pour en venir aux exemples divers,
Que j’ay mis en jour dans ces vers,
L’animal n’a beſoin que d’elle.
L’objet lors qu’il revient, va dans ſon magazin
Chercher par le meſme chemin

L’image auparavant tracée,
Qui ſur les meſmes pas revient pareillement,
Sans le ſecours de la penſée,
Cauſer un meſme évenement.
Nous agiſſons tout autrement.
La volonté nous détermine,
Non l’objet, ny l’instinct. Je parle, je chemine ;
Je ſens en moy certain agent ;
Tout obeït dans ma machine
À ce principe intelligent.
Il eſt diſtinct du corps, ſe conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps meſme :
De tous nos mouvemens c’eſt l’arbitre ſuprême.
Mais comment le corps l’entend-il ?
C’eſt-là le point : je vois l’outil
Obeïr à la main : mais la main qui la guide ?

Eh ! qui guide les Cieux, & leur courſe rapide ?
Quelque Ange eſt attaché peut-eſtre à ces grands corps.
Un eſprit vit en nous, & meut tous nos reſſorts :
L’impreſſion ſe fait ; Le moyen, je l’ignore.
On ne l’apprend qu’au ſein de la Divinité ;
Et, s’il faut en parler avec sincérité,
Deſcartes l’ignoroit encore.
Nous & luy là-deſſus nous ſommes tous égaux.
Ce que je ſçais Iris, c’eſt qu’en ces animaux
Dont je viens de citer l’exemple,
Cet eſprit n’agit pas, l’homme ſeul eſt ſon temple.
Auſſi faut-il donner à l’animal un poinct,
Que la plante apres tout n’a point.

Cependant la plante reſpire :
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ?

———

Les deux Rats, le Renard, & l’Œuf.




DEux Rats cherchoient leur vie, ils trouverent un Œuf.
Le diſné ſuffiſoit à gens de cette eſpece ;

Il n’eſtoit pas beſoin qu’ils trouvaſſent un Bœuf.
Pleins d’appetit, & d’allegreſſe,
Ils alloient de leur œuf manger chacun ſa part ;
Quand un Quidam parut. C’eſtoit maiſtre Renard ;
Rencontre incommode & faſcheuſe.
Car comment ſauver l’œuf ? Le bien empaqueter,
Puis des pieds de devant enſemble le porter,
Ou le rouler, ou le traiſner,
C’eſtoit choſe impoſſible autant que hazardeuse.
Neceſſité l’ingenieuſe
Leur fournit une invention.
Comme ils pouvoient gagner leur habitation,
L’écornifleur eſtant à demy quart de lieuë ;

L’un ſe mit ſur le dos, prit l’œuf entre ſes bras,
Puis malgré quelques heurts, & quelques mauvais pas,
L’autre le traiſna par la queuë.
Qu’on m’aille ſoûtenir apres un tel recit,
Que les beſtes n’ont point d’eſprit.
Pour moy, ſi j’en eſtois le maiſtre,
Je leur en donnerois auſſi bien qu’aux enfans.
Ceux-cy penſent-ils pas dés leurs plus jeunes ans ?
Quelqu’un peut donc penſer ne ſe pouvant connoiſtre.
Par un exemple tout égal,
J’attribuërois à l’animal,
Non point une raiſon ſelon noſtre maniere :
Mais beaucoup plus auſſi qu’un aveugle reſſort :
Je ſubtiliſerois un morceau de matiere,

Que l’on ne pourroit plus concevoir ſans effort,
Quinteſſence d’atome, extrait de la lumiere,
Je ne ſçais quoy plus vif, & plus mobile encor
Que le feu : car enfin, ſi le bois fait la flâme,
La flâme en s’épurant peut-elle pas de l’ame
Nous donner quelque idée, & ſort-il pas de l’or
Des entrailles du plomb ? Je rendrois mon ouvrage
Capable de ſentir, juger, rien davantage,
Et juger imparfaitement,
Sans qu’un Singe jamais fiſt le moindre argument.
À l’égard de nous autres hommes,
Je ferois noſtre lot infiniment plus fort :

Nous aurions un double treſor ;
L’un cette ame pareille en tout-tant que nous ſommes,
Sages, fous, enfans, idiots,
Hoſtes de l’univers ſous le nom d’animaux ;
L’autre encore vne autre ame, entre nous & les Anges
Commune en un certain degré ;
Et ce treſor à part crée
Suivroit parmy les airs les celeſtes phalanges,
Entreroit dans un poinct ſans en être preſſé,
Ne finiroit jamais quoy qu’ayant commencé,
Choses réelles quoy qu’eſtranges.
Tant que l’enfance dureroit,
Cette fille du Ciel en nous ne paroiſtroit
Qu’une tendre & foible lumiere ;
L’organe eſtant plus fort, la raiſon perceroit

Les tenebres de la matiere,
Qui toûjours enveloperoit
L’autre ame imparfaite & groſſiere.