Diptyque byzantin
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 656-660).
POESIE
DIPTYQUE BYZANTIN

L’AUTOKRATOR


Terreur sur les trois mers, effroi sur les sept monts ;
L’Empire et la Cité gisent dans leurs décombres ;
Car de ses bords gelés et de ses forêts sombres
Le Danube natal a vomi les démons.

La flamme est moins subite et le vent moins rapide
Que le vol furieux des fauves cavaliers ;
Ils vont où Dieu les jette, aveugles, par milliers,
Le Hun poussant le Scythe, et l’Avar le Gépide.

Le diadème au front et le globe à la main,
Sœur auguste de Rome éternelle et sacrée.
Toi qui, dans la splendeur de ta robe pourprée,
Te révélais déesse à l’univers romain,

Byzance ! où sont les toits d’argent que l’aube dore,
La mosaïque ardente aux murs de tes palais
Et les blanches villas dont les mouvans reflets
S’irisaient sous la lune, aux flots bleus du Bosphore ?

Toi qui, parmi les fleurs dormant ton clair sommeil.
Au poids de tes trésors payais ta quiétude
Et sans peur, dédaignant le fer du glaive rude,
Mirais ta beauté grecque en ton golfe vermeil ;

Byzance ! ils sont venus les jours expiatoires
Que le ciel outragé mesure à ton destin ;
Et voici qu’à plein vol, à l’horizon lointain,
L’Ange apocalyptique ouvre ses ailes noires.

La nuit. Fourmillement d’ombres au pied des murs.
Rumeurs, tumulte, assauts. L’épouvantable horde
Bondit en rugissant, tourbillonne et déborde
Son camp, cerné de chars tendus de cuirs impurs.

Fuites vaines que barre un cercle d’incendies;
Femmes aux bras des Huns tordant leurs corps sanglans;
Cadavres pollués de vierges aux seins blancs,
Dans l’horreur et la mort atrocement roidies;

La louche trahison glissant sur les remparts;
Les Patrices vendus et les soldats rebelles;
Pillage, sacrilège; au désert des chapelles
Les grands ciboires d’or dans la poussière épars.

Et comme aux jours de deuil, sortant des sombres porches,
Par les chemins muets que la terreur fraya,
Le simulacre errant de la Panagia
Passe, suprême espoir, dans la lueur des torches.

Autour du cirque vide où rôdent les lions,
Plus farouches encor grondent les populaces
Qui, des faubourgs au centre, ivres et jamais lasses,
Poussent le flux sanglant de leurs rébellions.

Et l’énorme clameur monte; le feu s’élance.
Comme une mer battant un immobile écueil.
Tout un peuple en délire assiège en vain le seuil
De l’asile introublé du très sacré silence.

Clos, morne, à l’horizon de l’Hebdomon obscur.
Le palais, dans la nuit dressant ses murs tragiques.
Garde, intrépide aux seuls combats théologiques,
L’Empereur, très divin, très pieux et très pur.

Dans l’impassible paix de la chambre interdite,
Sous la calme clarté tombant des lampes d’or,

Devant la croix d’émail, l’Auguste Autokrator
Baise le Livre et prie et tour à tour médite.

Gravement, sans remords, il songe aux jours anciens
Où la croyance unique illuminait l’Empire.
Si les temps sont mauvais, si l’avenir est pire,
Dieu, qu’il honore et sert, reconnaîtra les siens.

Car en Dieu, seul puissant, en Christ-Jésus, seul maître,
Sont victoire, repos, gloire, espérance, honneur;
La force irrésistible est aux mains du Seigneur
Et c’est de sa vertu que tout salut doit naître.

Qu’importent les cités, l’Empire et l’univers
Et le destin du monde en proie à la tourmente.
Pourvu que ton Eglise, ô Christ I règne et cimente
La foi de Chalcédoine au fond des cœurs pervers?

Et dans la chambre haute, aux aveugles clôtures,
Près de Byzance en feu, près du massacre humain,
L’Autokrator transcrit sur un blanc parchemin
Un mystique traité contre les deux Natures.



L’AUGUSTA


L’Augusta très divine est la sœur de l’aurore.
Elle est fraîche comme elle et comme elle se plaît,
Dès l’heure où l’horizon frissonne et se colore,
A fuir la chambre close où la nuit l’exilait.

Par les couloirs de marbre où filtre un jour bleuâtre,
Par l’escalier béant aux degrés smaragdins.
Par les salles où l’eau pleure aux bassins d’albâtre,
L’Augusta passe et va vers les secrets jardins.

Dans sa jeunesse heureuse et sa liberté brève,
Foulant la poudre d’or qui sable le chemin.
Seule dans la clarté palpitante, elle élève.
Comme un sceptre léger, une fleur dans sa main.

Miroir fragile, où dort l’ombre verte des palmes,
Un lac pur arrondit sa coupe de saphir.
Et des cygnes neigeux cinglent sur les eaux calmes
Tels que de blancs vaisseaux que pousse un frais zéphyr.

L’abeille, qui s’échappe en bruissant des ruches.
Boit les jeunes parfums des calices ouverts;
Par-dessus les treillis argentés, des autruches
Dressent leur tête chauve et mordent les fruits verts.

Au bord des piédestaux tendant leurs gorges bleues.
Des paons font brusquement s’élargir au soleil
Et vibrer tout le ciel étoile de leurs queues ;
L’ibis lisse sa plume en un frisson vermeil.

Tout s’éveille, rayonne, aime, fleurit, embaume :
Le cœur de l’Augusta s’enivre du matin;
La rose livre au vent son plus subtil arôme :
Le cœur de l’Augusta vole au pays lointain.

Au pays fabuleux dont la beauté l’invite,
Son rêve, avec les nefs, fuit sur le golfe amer;
Et joyeuse, accoudée aux balustres d’ophite,
L’Augusta voit le ciel descendre dans la mer.

Elle contemple au loin Byzance et ses collines,
Les églises en croix et les dômes cuivrés
Et, s’étageant là-bas, du côté des salines,
Les cirques lumineux et les remparts dorés.

Tout, la nature en fête et la Ville et l’Empire,
Trésors que l’œil pensif se lasse à dénombrer,
Tout ce qui charme, luit, s’épanouit, respire.
Naît pour vêtir sa gloire et vit pour l’adorer.

Mais voici qu’au doux bruit des ailes et des ondes,
Aux chants de l’aube éclos parmi la frondaison,
Le sourd frémissement des foules vagabondes
Se mêle dans l’aurore et monte à l’horizon.

Et soudain l’Augusta songe qu’il est des hommes
Dont le commun destin souffle les vains flambeaux,
Et que les murs vantés des Milans et des Romes
Sont des abris d’un jour bâtis sur des tombeaux.

Adieu, clarté naissante, allégresse première.
Limpides voluptés, formes, parfums, couleurs.
Adieu ! L’ombre future obscurcit la lumière ;
La mort, comme un aspic, a jailli dans les fleurs.

L’Augusta dans la nuit qui flotte en sa prunelle
Suit la fuite de l’heure et des sorts inconstans;
Car vers l’instant fatal la clepsydre éternelle.
Sûre, lente, sans fin, pleure les pleurs du Temps.

En un pompeux cortège, aux murmures funèbres
Des moines de l’Euxin, son cadavre embaumé,
Couché sur la litière, ira vers les ténèbres.
Dans sa robe suprême à jamais enfermé.

Et la crypte de jaspe engloutissant sa proie.
Au centre du caveau dont le mur flamboiera.
Elle-même, en un flot de velours et de soie.
Blême, les yeux ouverts, sinistre, apparaîtra.

Droite, dans la splendide horreur des pourpres roides,
Le diadème au front, le cercle d’or aux reins.
Elle éternisera sur ses épaules froides
L’écroulement figé des joyaux souverains,

Et, parmi les émaux et les fleurs lapidaires.
Dans l’immobile orgueil du tragique décor.
Siégera, somptueuse, entre deux lampadaires,
Squelette impérial, sur un haut trône d’or.


A. DE GUERNE.