Diplomates européens/03
NESSELRODE.[1]
Les grandes monarchies européennes ont un incontestable avantage sur les gouvernemens libres et orageux : c’est la perpétuité de leur système et la longue vie politique de leurs hommes d’état. Depuis vingt-cinq ans, l’Autriche et la Russie sont représentées avec une unité constante par deux ministres, le prince de Metternich et le comte de Nesselrode ; la mort seule a privé la Prusse des services du baron, depuis prince de Hardenberg. Cette durée des hommes d’état crée dans les cabinets des traditions salutaires ; il en résulte qu’une série de mesures peuvent être conçues, qu’une même pensée peut être suivie et exécutée avec persévérance. Un jeune homme est pris au sortir de ses études ; on le classe dans le troisième ou le second ordre des conseillers d’ambassade ; puis il devient ministre plénipotentiaire. S’il s’élève et se distingue, il obtient un poste dans la chancellerie, et une fois investi de la confiance du prince, il reste sa vie entière attaché à la même carrière. De là une prudence consommée dans toutes les transactions, une intelligence profonde des affaires ; la position politique qu’on s’est faite comme un but d’ambition, devient le sujet des études de toute une vie ; c’est là vraiment le secret de la supériorité des chancelleries étrangères sur nos mobiles institutions diplomatiques.
L’Angleterre, qui, avec un admirable instinct de grandeur, ne s’est jamais dissimulé les avantages de certaines institutions étrangères sur les siennes, a essayé de corriger l’instabilité des hommes par la stabilité des partis. Là il y a deux écoles, les whigs et les tories ; en naissant, on est destiné à suivre l’une ou l’autre ; les universités de Cambridge et d’Oxford reçoivent dans leur sein cette double génération studieuse, s’appliquant aux idées spéciales qui divisent les deux grandes nuances parlementaires. On marche nettement dans la carrière qu’on s’est faite ; en sortant des bancs universitaires, on est jeté dans le parlement par des élections de famille. Si vous êtes tory et que les tories aient le pouvoir, vous entrez dans les bureaux comme sous-secrétaire d’état, pour n’en plus sortir qu’avec votre parti, et réciproquement si vous êtes whig et que les whigs tiennent le ministère. Tout est fixé dans la hiérarchie ; par cela seul qu’on sait d’où l’on vient, on sait également où l’on va.
En France, rien de semblable ; il n’y a pas une seule carrière fixe ; on a horreur de toute espèce de classification, on n’admet aucune supériorité ; le hasard vous donne une position, le hasard vous en fait tomber ; il n’y a pas plus de motifs pour les fortunes inouies que pour les disgraces éclatantes. Quand un homme a le malheur d’élever la tête au-dessus du niveau, mille voix se réunissent pour contester cette supériorité blessante et l’abattre au plus tôt ; on a plus de confiance dans le hasard que dans l’étude, dans la propre opinion de sa capacité que dans l’examen sérieux des faits. Est-il étonnant que les cabinets étrangers dominent le plus souvent les négociateurs français ? Ils opposent les traditions aux faits improvisés, des efforts persévérans à une politique mobile et variable.
En mettant en présence les trois hommes d’état que nous venons de nommer, le prince de Metternich, le comte de Nesselrode et M. de Hardenberg, nous n’avons pas prétendu établir un parallèle absolu. La différence sensible qui existe entre eux, c’est que le prince de Metternich et M. de Hardenberg furent toujours les hommes de leurs propres idées, l’expression d’un système qu’ils suivirent avec constance et qu’ils appliquèrent à travers tous les évènemens aux deux grandes monarchies qui leur étaient confiées ; ce sont des hommes d’état types, avec une idée fixe dont toute leur vie est le développement. Le prince de Hardenberg, par exemple, s’imposa, dans les relations à l’extérieur, l’agrandissement de l’influence nationale de la Prusse, et dans le gouvernement intérieur la reconstitution des états et de la bourgeoisie prussienne. Le prince de Metternich s’appliqua, surtout depuis 1813, à faire prévaloir son système de médiation armée, d’influence morale par les grands armemens, tandis qu’à vrai dire, le comte de Nesselrode n’a jamais été que le fidèle exécuteur des volontés de ses maîtres ; il a été l’image d’Alexandre, la main intelligente qui a exécuté ses volontés, même les plus excentriques. On pourrait comparer la position de M. de Nesselrode auprès des czars Alexandre et Nicolas à celle des ministres secrétaires d’état sous Napoléon ; l’influence qu’il a exercée résulte de sa vieille expérience, de cette longue habitude des affaires diplomatiques, qui est aussi une grande puissance.
Charles-Albert, comte de Nesselrode, naquit en 1770 d’une famille d’origine allemande ; son père avait été ministre plénipotentiaire de Catherine auprès des ducs de Wurtemberg et de Saxe. La Livonie est une de ces provinces du vaste empire russe qui sont un peu plus germaniques que moscovites ; dans la lutte de la civilisation étrangère contre l’esprit de la vieille Russie depuis Pierre Ier, les gentilshommes de la Livonie obtinrent une sorte de faveur : cette noblesse n’était pas assez allemande pour être complètement étrangère, elle n’était pas assez russe pour entrer complètement dans les mécontentemens moscovites contre les successeurs du czar. De là cette tendance des empereurs à se l’attacher plus spécialement, soit dans le service militaire, soit dans le service administratif.
À l’époque où le jeune Nesselrode étudiait dans le collége des gardes-nobles, à Saint-Pétersbourg, la vieille Catherine finissait son règne sous le protectorat, un peu brutal, de son favori Potemkin. Cette femme si haute, si curieuse à étudier, qui personnifie la civilisation russe à cette époque, civilisation tout à la fois polie et barbare, fruit venu en serre chaude ; cette femme si mâle de pensées avait fait avancer grandement la puissance russe. Le plan de Catherine semblait être dès-lors de changer la politique, jusqu’ici purement orientale, du cabinet de Saint-Pétersbourg, et de la constituer allemande et centrale ; c’était le premier pas vers une prépondérance plus marquée sur le midi de l’Europe, système qui fut repris par son petit-fils Alexandre. Pierre Ier avait montré du doigt Constantinople ; Catherine indiqua comme étape Varsovie. La puissance russe se disposait à justifier, par des actes, la réputation que lui préparaient ses correspondances littéraires et ses dépêches politiques ; c’était dans ce but qu’elle flattait l’esprit du xviiie siècle, et qu’elle caressait d’Alembert, Diderot, sorte de journalistes qui faisaient ses affaires. Quand Voltaire, courtisan dans l’intérêt de la philosophie, écrivait à la Sémiramis du Nord : « que du Nord viendrait la lumière, » il révélait cette habileté profonde qui portait Catherine à faire parler d’elle à tout prix : « À force de faire connaître le nom russe, disait-elle, on le comptera pour quelque chose en France et en Angleterre, et nous ne serons plus relégués parmi les barbares ; on parlera de nous à Versailles, à Londres et à Madrid, et il faut qu’on parle de vous en diplomatie pour conquérir de l’ascendant. »
Le jeune comte de Nesselrode entra dans le régiment des gardes de l’empereur Paul ; il obtint bientôt le titre d’aide-de-camp, et prit ses grades militaires avec le comte Pahlen, aujourd’hui ambassadeur à Paris. Peu après, il quitta l’armée active, et passa dans les légations pour suivre la carrière de son père. Nous ne sachions pas qu’on ait jamais considéré le cabinet russe en France sous le point de vue exclusif de son habileté et de sa persévérance diplomatique. On a cherché la cause de sa prépondérance dans la force matérielle de ses armées, dans son organisation absolue ; ce n’est point là que se trouve sa supériorité. Il n’y a rien de plus persévérant, de plus adroitement envahisseur que le cabinet russe ; il va lentement, sans beaucoup de bruit ; et, depuis un siècle, il a accru son empire de onze millions d’habitans, occupant plus de cinq cents lieues carrées, en y comprenant la Géorgie et la portion de la Tartarie réunie au gouvernement de la Crimée. Indépendamment de ces conquêtes, la Russie a acquis l’incontestable protectorat de la Moldavie et de la Valachie, une influence en Perse, telle qu’aucune autre puissance n’est désormais en mesure de lui tenir tête ; enfin la position prise par la Russie à Constantinople n’est-elle pas aujourd’hui le fait le plus grave de la diplomatie, et tous les efforts de l’Europe ne tendent-ils pas à empêcher l’accomplissement des vastes projets de Pierre Ier, déjà réalisés en partie ?
Pour arriver à ce résultat, la Russie n’a épargné ni protestations politiques, ni appel au principe religieux, ni corruptions adroitement préparées. Sachant s’arrêter à point nommé, elle ne s’aventure jamais dans un système ; quand son ambition a trop donné l’éveil, elle fait une concession momentanée ; puis elle reprend, avec une admirable suite, ses projets d’autrefois. Quand les temps sont venus et les obstacles abaissés, elle marche droit à la réalisation de sa pensée.
Lorsque le comte de Nesselrode commença sa carrière dans les rangs secondaires de la diplomatie, Catherine, frappée d’une apoplexie foudroyante, descendait dans la tombe ; elle cédait le sceptre au grand-duc Paul, qu’elle avait tenu dans l’obscurité la plus profonde. Le grand-duc fut, en quelque sorte, jeté d’un cachot sur le trône, de la solitude au gouvernement de quarante millions d’ames. On a exagéré la sombre bizarrerie de Paul Ier ; on l’a présenté comme un prince passant soudainement d’un despotisme farouche à la bienfaisance et à la douce intimité. Paul Ier était du sang de Pierre Ier ; entouré de conjurations, menacé dans sa personne, dans sa couronne, il fut souvent forcé de prendre ces résolutions inattendues qui ne purent lui sauver la vie. Les caractères naissent presque toujours des situations. Pour juger Paul, il faut descendre dans les profondeurs de l’esprit national des Russes, et voir si l’empereur n’était pas la vivante image de cette noblesse qui en finit avec son prince en l’étouffant sous des oreillers.
L’Europe avait pris une impulsion nouvelle depuis la révolution française. Paul Ier défendit la cause de l’unité royale en France ; inquiété lui-même par l’esprit de révolte, il dut voir avec peu de faveur cette explosion populaire qui éclatait chez nous ; mais l’éloignement de la Russie, ses embarras financiers, le partage de la Pologne, ne lui permirent pas de prendre part à la première coalition contre la révolution française ; les Russes n’entrèrent en ligne qu’à la seconde guerre d’Italie, lors de la campagne de Souwarow. La bataille de Zurich mit fin aux espérances de la seconde coalition ; mais les régimens russes avaient entrevu l’Italie, ils avaient touché la Suisse. Comme les barbares des iiie et ive siècles, ils rappelaient, aux longues soirées de leur froide patrie, qu’il y avait de grandes villes de marbre au midi de l’Europe, que ces belles terres produisaient des fruits savoureux, que de magnifiques récoltes se déployaient sur d’immenses plaines. Ces souvenirs et ces regrets sont encore un des dangers de la civilisation moderne.
La carrière diplomatique de M. de Nesselrode s’ouvrit un peu plus largement lors de l’ambassade de M. de Marcoff à Paris, sous le consulat ; époque merveilleuse de force et de jeunesse, où tout se retrempait, gouvernement, institutions, systèmes politiques. Le premier consul put facilement ouvrir des négociations avec la Russie. Toutes les fois qu’un gouvernement régulier s’est établi en France, l’Europe n’a jamais hésité un moment à le reconnaître. M. de Nesselrode demeura comme conseiller d’ambassade à Paris ; il vit naître et se développer dans toute sa splendeur la puissance de Bonaparte. Qui lui aurait dit alors que, quinze ans plus tard, ce serait lui, comte de Nesselrode, chancelier d’Alexandre, qui présiderait aux actes de déchéance, et sanctionnerait le décret du sénat de 1814, qui rétablissait les Bourbons ?
Paris était, à cette époque du consulat, un séjour de plaisirs et de fêtes. Le traité d’Amiens venait d’être conclu ; la paix avait été conquise par la victoire ; on avait soif de distractions et de repos. L’esprit de bonne compagnie commençait à se montrer, on en recherchait le code et les traditions, on en caressait les débris ; il y avait une petite cour, aux Tuileries, chez Joséphine ; on recueillait avidement tout ce qui ressemblait à l’ancienne étiquette. Les ambassadeurs seuls avaient des livrées, et ces beaux équipages brillaient au milieu des cortéges quasi-républicains, composés d’une longue suite de fiacres dont on cachait les numéros. Napoléon réservait encore toute sa magnificence pour les fêtes militaires, ces grandes revues du Carrousel, où se déployaient, au milieu des flots de poussière, les beaux escadrons des guides et les grenadiers de la garde consulaire. Ce luxe des ambassades, la noblesse d’extraction, jetaient sur tout le personnel diplomatique un vernis d’aristocratie qui produisit un engouement général. De là ces bonnes fortunes qui, plus tard, servirent si bien le comte de Metternich dans les plus gracieux espionnages. Le comte de Nesselrode avait trente ans ; comme tous les Russes, il parlait facilement la langue française ; il n’avait rien de cet accent désagréable que tout l’esprit du comte de Metternich ne peut dissimuler. Il eut donc sa part dans les dissipations de la nouvelle cour où de jeunes femmes, tout étonnées de leur position nouvelle, s’oubliaient avec tant d’abandon, sans s’inquiéter si le chef de l’état n’était pas la tête la plus grave, la plus sérieuse et la plus sévère de son temps. Nous ne savons pourquoi, mais rien ne nous a plus fait prendre en mépris la société du consulat et de l’empire que la lecture des mémoires qui ont été publiés pour en faire l’apologie. À côté des merveilles d’un seul homme, que ces petites passions, que ces étroites intrigues sont mesquines et désolantes !
La légation russe avait alors à s’occuper d’une des questions les plus importantes du droit maritime et des gens. Le traité d’Amiens, qui ne pouvait être qu’une trêve armée entre la France et l’Angleterre, fut déchiré par les deux puissances à la fois. C’est une question oiseuse de savoir lequel des deux gouvernemens commit la première infraction au traité ; cette paix croula parce qu’elle n’était qu’un point de repos entre deux cabinets qui ne pouvaient vivre l’un à côté de l’autre dans leur gigantesque ambition. Dès que la guerre fut déclarée entre la France et l’Angleterre, Napoléon dut songer à pousser vigoureusement les hostilités ; mais pour arriver à ce résultat, il lui fallait la coopération de quelques-unes des puissances du continent. Paul Ier, ardent dans ses haines comme dans ses admirations, avait conçu une haute estime pour le premier consul, et Bonaparte, mettant à profit les sentimens de son nouvel allié, lui demanda de faire revivre le grand principe de la neutralité armée, au profit de la Russie, du Danemarck et de la Suède. Ce principe était en complète opposition avec les idées et les intérêts anglais ; le cabinet britannique n’a jamais admis que le pavillon pût couvrir la marchandise ; une escadre parut dans le Sund pour agir simultanément contre le Danemarck, la Suède et la Russie, qui avaient adhéré à la neutralité armée. Ce fut la légation russe de Paris qui arrêta, par l’organe du comte de Nesselrode, les bases fondamentales du traité sur les neutres, développement d’une grande pensée de droit maritime.
Mais bientôt la face des choses changea comme par un coup de foudre. Paul Ier mourut étouffé dans son lit par une aristocratie hautaine qui voulait se débarrasser d’un maître gênant. Le doux et mystique Alexandre fut appelé à remplacer son père, et ses dispositions à l’égard de la France et de Napoléon furent presque immédiatement belliqueuses. L’Angleterre domina le cabinet de Saint-Pétersbourg ; la légation russe quitta Paris.
Le rôle plus élevé que va jouer M. de Nesselrode à partir de cette époque, l’importance des négociations de la Russie avec la France, nécessitent de bien expliquer l’organisation hiérarchique du corps diplomatique, tel qu’il avait été constitué à l’avènement d’Alexandre. Le czar étant à la fois chef suprême de l’armée, de l’administration et de l’église, tous les pouvoirs dépendent de lui ; en conséquence, il se réserve la direction de ce qu’on appelle la chancellerie. Cette chancellerie a d’abord des agens qui, sous le titre d’ambassadeurs ou de ministres, représentent officiellement le prince à l’extérieur. Cette chancellerie est inquiète et active ; aussi les ambassadeurs sont-ils souvent forcés de prendre des renseignemens minutieux qui sortent du rôle ordinaire des agens reconnus et officiels. C’est ce qui porta si souvent l’empereur Napoléon à des mesures presque violentes contre les ambassadeurs russes ; ceux-ci se procuraient les états militaires, les conventions secrètes, ils pénétraient les mystères les plus intimes du cabinet. Indépendamment de ces agens officiellement accrédités, le czar envoie encore des aides-de-camp sans autre mission patente que celle d’un voyage ou d’un compliment ; ces aides-de-camp examinent, font des rapports aussi bien sur les gouvernemens et les populations qu’ils inspectent que sur les agens mêmes de la Russie. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1811 l’aide-de-camp Tchernitcheff fit deux ou trois voyages à Paris, sous prétexte de complimenter Napoléon et de lui apporter des lettres autographes, et s’en retourna en Russie avec l’état de toutes les forces militaires qu’un employé du ministère de la guerre lui avait livré. Enfin, quand le czar entre en campagne, un grand nombre d’officiers-généraux réunissent à leur titre militaire des missions diplomatiques. Ainsi le comte Pozzo di Borgo suivait tout à la fois les opérations stratégiques et les négociations qui pouvaient en assurer le développement.
Le comte de Nesselrode fut attaché à son retour à la chancellerie intime. L’empereur Alexandre lui reconnut une grande aptitude pour les négociations, une intelligence sérieuse, enfin cet esprit souple, érudit et facile, si essentiel pour seconder la volonté du maître. Pendant les grandes guerres de 1805, couronnées par Austerlitz, pendant la campagne de 1807, et lors de l’entrevue d’Erfurth, le comte de Nesselrode chercha surtout à plaire à l’empereur Alexandre, trop profondément pénétré de l’excellence de ses propres idées pour souffrir une impulsion qui n’eût pas été la sienne.
C’est à partir de l’entrevue d’Erfurth que trois pensées se disputent plus spécialement la diplomatie du cabinet de Saint-Pétersbourg : l’une, entièrement russe, qui voyait avec douleur l’alliance d’Alexandre avec le chef du gouvernement français. Il y avait haine du vieux Moscovite contre la civilisation du midi, de la vieille noblesse contre de glorieux parvenus. On ne voulait pas une rupture ouverte avec la France ; mais les engagemens pris par le traité d’Erfurth, les intimités nées entre les deux couronnes sous la magique parole de Napoléon, déplaisaient à l’impératrice-mère, aux successeurs de ces boyards qui prétendaient encore au gouvernement féodal des provinces russes. La seconde école était en quelque sorte grecque et orientale : elle fut plus tard représentée par le comte Capo d’Istria. Par le traité d’Erfurth, Napoléon avait voulu satisfaire quelques-unes des vieilles ambitions de la Russie : dans ce nouveau partage du monde, il concéda à Alexandre la réalisation pleine et entière des idées de Catherine, Constantinople dans quelques années, Ispahan et la Perse à une époque plus reculée ; on parla de l’indépendance de la Grèce et de la possibilité d’une insurrection parmi les populations helléniques et syriaques. Il y avait long-temps que ces projets roulaient dans la tête de Napoléon. Général de l’armée d’Égypte, n’avait-il pas songé dès-lors à réchauffer les passions chrétiennes pour soulever les Koptes et les Syriaques contre la domination ottomane ? On sent qu’au principe de l’école diplomatique grecque devaient se lier quelques maximes de liberté ; Capo d’Istria en demeura l’expression auprès d’Alexandre. La troisième école diplomatique fut, en quelque sorte, fondée par le comte de Nesselrode ; elle consista à prendre le milieu entre toutes ces idées. Le comte de Nesselrode ne fut jamais dévoué exclusivement aux plans de l’entrevue d’Erfurth ; il ne se laissa pas séduire par les rêves gigantesques des deux empereurs ; il ne fut ni absolument libéral avec l’école allemande et grecque, ni absolument vieux Russe dans ses répugnances contre Napoléon. Ce que sut apprécier Alexandre, ce fut l’obéissance intelligente du ministre à toutes ses volontés. Le comte de Nesselrode exécutait toujours, mais en tempérant ces impressions d’enthousiasme mystique qui caractérisaient souvent la politique d’Alexandre ; il ne donnait pas l’impulsion, mais il empêchait d’aller trop loin.
L’époque où commence la faveur du comte de Nesselrode est, à vrai dire, celle de l’expédition française en Russie. Le mouvement qui repoussa cette gigantesque entreprise fut plus national encore que militaire ; il fallut se retremper dans le vieux sang moscovite pour retrouver l’énergie des forêts, contre laquelle les czars luttaient depuis Pierre Ier. Alexandre, dont l’éducation et les principes s’opposaient à ce retour de barbarie, eut besoin de trouver dans son intimité des hommes auxquels il pût confier ses craintes sur le résultat du mouvement moscovite qui le dépassait. Le comte de Nesselrode devint un de ces hommes de confiance ; dès 1812, sans avoir le titre officiel de chancelier d’état, il prit la plus grande part aux immenses travaux diplomatiques d’alors. Ce fut M. de Nesselrode qui conclut et signa le traité de subsides avec l’Angleterre et l’alliance intime des deux grandes puissances contre Napoléon.
Le comte de Nesselrode ne fut pas plénipotentiaire en titre au congrès de Prague ; les pleins pouvoirs furent confiés à M. d’Anstett, diplomate habile d’ailleurs, quoique ce choix ne dût pas être très favorable au système de paix[2]. Mais l’impulsion et la direction émanaient tout entières d’Alexandre, et par conséquent du comte de Nesselrode, son interprète le plus sincère et le plus dévoué. Il était alors d’une immense importance d’entraîner l’Autriche dans la ligue contre Napoléon ; le succès de la campagne d’Allemagne en dépendait. M. de Metternich n’était rien moins que décidé à cette époque ; il voulait d’ailleurs faire acheter l’alliance de l’Autriche au plus haut prix possible. La négociation fut suivie avec une grande habileté par le comte de Nesselrode ; et à la fin du congrès de Prague, la coopération de l’Autriche était assurée aux armées coalisées ; M. de Nesselrode régla tous les articles de cette convention et les bases de l’alliance militaire.
Un nouvel élément s’était manifesté dans la diplomatie russe à cette époque. Le général Pozzo di Borgo venait d’arriver au quartier-général, après avoir rempli sa mission auprès du prince royal de Suède, Bernadotte ; Pozzo di Borgo représentait toutes les haines du parti corse contre Napoléon ; il était l’ami des généraux mécontens de l’empire ; son idée fixe était la chute de Bonaparte. Le comte de Nesselrode eut, sinon à lutter contre cette influence, du moins à en atténuer les conséquences exagérées. Comme M. de Metternich, le comte de Nesselrode croyait qu’il était possible de traiter avec Napoléon, en limitant sa puissance militaire, de telle sorte qu’elle ne menaçât plus l’indépendance allemande, ni la sécurité des intérêts et des relations des grands états. Sur ce point, le comte de Nesselrode se rapprochait encore des opinions d’Alexandre, qui, durant la campagne de 1813, ne pensait pas plus à renverser l’empereur des Français qu’à se mêler des formes du gouvernement de la France. La question du renversement ne vint qu’en 1814 ; on avait assez alors des affaires d’Allemagne ; le Rhin n’était pas franchi. On a dit que le comte de Nesselrode, connaissant l’entrevue d’Abo entre l’empereur Alexandre et Bernadotte, ne pouvait ignorer qu’il y avait été question d’un grand nombre d’éventualités, parmi lesquelles se trouvait la possibilité d’une autre forme de gouvernement en France. Ceux qui savent un peu le fond des affaires, n’ignorent pas que rien ne fut plus vague que cette entrevue, si on en excepte la question des rapports intimes de la Russie et de la Suède, de leurs différentes réclamations territoriales et pécuniaires, et qu’on n’y arrêta aucune convention pour renverser le souverain qui jouissait en France d’une autorité incontestée.
En 1814, lorsque les alliés eurent passé le Rhin, la diplomatie dut suivre en personne toutes les phases de la guerre, pour être toujours à portée de répondre aux propositions qui pouvaient être faites par l’empereur Napoléon. L’arrivée de lord Castlereagh sur le continent facilitait les transactions pour les subsides et l’armement des corps ; l’Angleterre à ce moment, il faut bien le dire, avait acquis un tel ascendant, qu’elle seule, en quelque sorte, donnait l’impulsion et dirigeait tous les actes des cabinets : fournissant les subsides de guerre, rien de plus simple qu’elle dût leur assigner un emploi déterminé. Le comte de Nesselrode régla avec lord Castlereagh la forme de paiement pour la solde des troupes, et les résultats diplomatiques de la campagne.
Durant cette campagne de 1814, c’est auprès du comte de Nesselrode que convergent toutes les démarches du parti royaliste pour la restauration des Bourbons ; c’est à lui que s’ouvrit, pour préparer les voies à l’ancienne dynastie, M. de Vitrolles, agent secret de M. de Talleyrand au quartier-général des alliés. Les tristes évènemens de la guerre avaient amené les troupes coalisées à Paris ; le moment était décisif pour cette fraction du sénat qui, sous la direction de MM. de Talleyrand, d’Alberg, Jaucourt, voulait la chute de Napoléon. Un gouvernement provisoire avait été formé après l’occupation de la capitale, il n’y avait pas à hésiter dans le choix des alliances, il était urgent d’obtenir l’appui de l’empereur Alexandre ; mais, avant tout, il fallait s’assurer le crédit du comte de Nesselrode, le ministre signataire de tous les actes diplomatiques depuis trois ans. Il fut donc entouré, assailli par mille intrigues qui se croisaient, par des négociations de toute espèce qui venaient aboutir à son cabinet. Les premières démarches du comte de Nesselrode furent très réservées ; il voulait tâter l’opinion ; il fallait d’ailleurs décider le prince de Schwartzenberg, qui commandait l’armée active, à une grande démonstration, et l’on ne savait pas précisément quels étaient les projets de l’Autriche et du prince de Metternich en particulier. Toutes les pièces diplomatiques émanées du comte de Nesselrode se ressentent de cette situation complexe. Toutefois le ministre d’Alexandre se prononça plus nettement dans une lettre officielle du 1er avril, adressée à M. Pasquier, préfet de police, afin qu’il eût à mettre en liberté les personnes arrêtées pour avoir manifesté des opinions favorables à leur souverain légitime. Il était évident que l’expression souverain légitime indiquait une décision secrète prise en faveur des Bourbons. Jamais peut-être il n’y eut plus d’activité dans la diplomatie ; le salon de M. de Nesselrode ne désemplissait pas : tantôt c’était M. de Caulaincourt qui venait avec les pleins pouvoirs de Napoléon ; tantôt les maréchaux de l’empire qui stipulaient les droits de l’armée ; tantôt arrivaient MM. de Talleyrand, Jaucourt, d’Alberg, pour presser M. de Nesselrode d’en finir avec toutes les incertitudes, par la déchéance de Napoléon ; enfin, les royalistes dévoués aux Bourbons, tels que MM. Sosthènes de La Rochefoucauld, de Vitrolles, accouraient joindre leurs instances de courtisans.
Ce fut à la suite de ces négociations si diverses que parut la déclaration de l’empereur Alexandre qui annonçait à la France qu’on ne traiterait plus avec Napoléon ; M. de Nesselrode tint la plume, et imprima à cet acte un remarquable esprit de modération. Cette déclaration fut tirée à un nombre immense d’exemplaires, au moyen d’une presse à la main, dans l’hôtel de M. de Talleyrand, rue Saint-Florentin ; ce fut un coup de parti pour la maison de Bourbon. On a dit que de riches présens déterminèrent la résolution de M. de Nesselrode. Il faut en général un peu se défier de tous ces bruits qui circulent après les grands événemens politiques ; il y a moins de corruption qu’on ne pense dans les affaires. Toutefois, il est probable qu’à la suite d’un acte aussi décisif, on dut garder quelque reconnaissance. Il est bien rare que, dans les transactions diplomatiques, il n’y ait pas toujours quelques dons secrets qui accompagnent la signature des stipulations ; c’est un usage ; ces présens furent proportionnés sans doute à la grandeur du service : c’est tout ce que l’impartialité historique peut dire à ce sujet.
Cette époque de 1814 fut brillante pour le comte de Nesselrode. L’influence modérée de la Russie avait dominé toutes les résolutions et adouci les conditions de la victoire. L’empereur Alexandre était salué comme un symbole de paix ; l’Autriche, l’Angleterre, étaient effacées ; on ne parlait que d’Alexandre, et sa popularité se refléta sur le comte de Nesselrode jusqu’à ce point de donner quelque jalousie à M. de Metternich, qui jamais ne fut plus oublié que dans les transactions de Paris en 1814. Le ministre autrichien allait prendre sa revanche au congrès de Vienne. La première occupation de Paris fut l’apogée de la toute-puissance morale de la Russie dans les affaires du midi de l’Europe.
Ici nous avons besoin de bien préciser tous les obstacles qui entouraient le rôle de M. de Nesselrode. Rien n’était plus mobile et plus impressionnable que l’esprit d’Alexandre : il passait de l’enthousiasme à un sentiment opposé avec une inconcevable rapidité ; il était presque impossible de le faire revenir de l’idée qu’il avait embrassée, et si on le suivait sur ce terrain, une autre idée survenait bientôt qu’il adoptait avec non moins de chaleur. Depuis la fin de 1813, Alexandre était fortement préoccupé du mysticisme de Mme Krüdner ; il mêlait à ses manifestes européens, à ses théories de paix et de guerre, une sorte de superstition exaltée bien difficile à traduire et à appliquer dans les affaires positives. Au congrès de Vienne pourtant, c’était d’affaires positives que l’on avait à traiter. La Pologne était alors occupée par une armée russe. L’école diplomatique des vieux Moscovites voulait que cette occupation devînt permanente ; elle demandait que la Pologne fût réunie à la Russie, et que les Polonais ne reçussent ni constitution, ni priviléges d’état libre. Les intentions d’Alexandre étaient bien différentes : il songeait à orner son front de la couronne de Pologne ; il voulait en réunir tous les fragmens dans un même système d’organisation politique. Le comte de Nesselrode fut l’exécuteur fidèle de cette pensée au congrès de Vienne ; la question de Pologne fut son unique préoccupation, comme la conservation de la Saxe et la restauration des Bourbons de Naples avaient été le but de M. de Talleyrand. M. de Nesselrode eut aussi à combattre tout à la fois M. de Metternich et la Prusse, qui craignaient de voir échapper les fragmens de la Pologne qui leur étaient échus par le dernier partage. Toutefois ce fut au congrès de Vienne que M. de Nesselrode se lia avec le baron de Hardenberg. La Russie avait appuyé les prétentions de la Prusse sur la Saxe ; des liens politiques et de famille avaient rattaché ces deux états l’un à l’autre ; la Prusse était destinée désormais à servir d’avant-garde à la Russie dans ses projets d’influence sur le midi de l’Europe. Cette intimité de la Russie et de la Prusse amena un rapprochement secret entre l’Autriche, l’Angleterre et la France, dans le but de s’opposer aux projets d’Alexandre.
Tous ces petits intérêts se confondirent en face de l’immense nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan. L’empereur Alexandre, plus que jamais dans les idées mystiques et libérales de l’école allemande, n’hésita pas un moment à prêter ses forces à la coalition. Mme Krüdner ne lui avait-elle pas persuadé que l’ange blanc ou de la paix devait en finir avec l’ange noir ou des batailles, et que ce rôle de médiateur et de sauveur du genre humain lui était destiné ? Les immenses armées d’Alexandre se mirent donc en mouvement contre l’ange noir ; mais les Russes, qui avaient prêté un appui décisif dans l’invasion de 1813 et de 1814, n’arrivèrent cette fois qu’en troisième ligne de bataille. C’est ce qui explique l’influence exclusivement anglaise et prussienne qui domina les transactions de 1815. Alexandre se posa comme protecteur des intérêts français, autant par générosité de caractère que par la rivalité naturelle qui se montrait dès-lors entre la Russie et l’Angleterre. Dans cette circonstance, l’action de M. de Nesselrode fut aussi puissante sur l’esprit de l’empereur que celle du comte Pozzo ; ils rendirent de grands services à notre pays, il faut le reconnaître ; ils nous sauvèrent d’un morcellement de territoire et d’une indemnité pécuniaire qui s’élevait au-dessus des ressources de la France.
Dès cette époque commence à poindre une rivalité dangereuse pour le comte de Nesselrode : nous voulons parler de Capo d’Istria. Le comte Capo d’Istria était né dans les îles Ioniennes, au sein de cette population grecque si souvent encouragée par les czars à conquérir sa liberté ; il était l’ami d’Ypsilanti, de toute cette génération ardente qui combattait pour l’indépendance hellénique. Son crédit remontait à ses négociations en Suisse en 1815, négociations qui eurent pour résultat un nouvel acte de médiation. Capo d’Istria fut quelque temps après appelé à partager, avec le comte de Nesselrode, le ministère des affaires étrangères, et la cause grecque trouva en lui un appui constant, un interprète chaud et fidèle.
C’était, nous le répétons, une véritable rivalité, car le comte de Nesselrode appartenait essentiellement aux idées et à l’école européennes. La pensée dominante de cette école, depuis 1816, était la répression du mouvement libéral produit par la grande résistance populaire aux conquêtes de Napoléon. M. de Nesselrode s’était sur ce point tout-à-fait rapproché de M. de Metternich ; tous deux voyaient avec chagrin l’empereur Alexandre livré à l’école libérale hellénique du comte Capo d’Istria. La difficulté politique se compliquait d’une question religieuse : il y avait sympathie entre les deux églises grecques de Moscou et d’Athènes ; les patriarches étaient en communion. On ne pouvait sur ce point attaquer de front l’empereur Alexandre ; il n’était possible à M. de Nesselrode de lutter contre Capo d’Istria qu’en semant partout des craintes sur les redoutables progrès de l’esprit d’insurrection.
Déjà, à la fin de 1815, l’empereur Alexandre avait conçu le projet de la sainte-alliance, projet qui, dans l’origine, n’était que le résultat des idées mystiques et chrétiennes de l’école de Mme Krüdner, mais qui reposait sur un principe de résistance à l’esprit de liberté. La sainte-alliance était un contrat de garantie mutuelle, et en quelque sorte de solidarité des couronnes contre le mouvement libéral des peuples. M. de Metternich et le comte de Nesselrode n’étaient certainement pas des hommes à vagues transactions, il y avait trop de positif dans leur vie pour cela. Ils virent néanmoins avec satisfaction le czar s’engager dans ces idées ; l’un et l’autre espéraient entraîner l’empereur Alexandre dans leur système. Les évènemens semblaient d’ailleurs favoriser la pensée commune du comte de Nesselrode et du prince de Metternich. Les sociétés secrètes d’Allemagne prenaient un développement effrayant ; la Prusse, l’Autriche, étaient dans de perpétuelles inquiétudes sur l’esprit et la tendance de ces associations ; elles écrivaient notes sur notes au cabinet de Saint-Pétersbourg, et M. de Nesselrode promettait secours aux deux cabinets alarmés. D’un autre côté, le sénat de Pologne, par une résistance mal calculée, venait de blesser profondément les affections de l’empereur. Ce qui, dans un gouvernement normal et constitutionnel, eût été considéré comme un acte légal, fut confondu avec la révolte armée, et l’empereur prit tout à coup des résolutions violentes à l’égard de la Pologne. C’était rentrer dans les idées du système européen, cette grande répression qui appartenait à l’école de MM. de Nesselrode et Metternich. Il y avait ainsi plus d’un intérêt en jeu pour affaiblir le crédit du collègue libéral de M. de Nesselrode. Capo d’Istria était favorable à ses compatriotes, qui venaient de secouer par un mouvement généreux l’oppression de la Porte ; Capo d’Istria poussait l’empereur Alexandre à intervenir immédiatement en portant une armée russe sur le Pruth, et une flotte dans la Morée. Le prince de Metternich vit avec effroi l’insurrection de la Grèce. Vieille alliée de la Porte, la maison d’Autriche s’efforça d’éviter un conflit qui menaçait la puissance ottomane, nécessaire à l’équilibre européen ; en conséquence, la tactique de l’Autriche, secondée par M. de Nesselrode, dut être de persuader à l’empereur Alexandre que le comte Capo d’Istria ne voyait qu’une question de co-religionnaires là où il y avait un véritable esprit de révolution.
Ce fut alors que, de concert avec le comte Nesselrode, M. de Metternich revint à l’idée d’un congrès, à ces grandes représentations des souverainetés, telles que les entendait la sainte-alliance. L’école diplomatique du congrès de Vienne avait une prédilection marquée pour ces assemblées européennes dans lesquelles les hommes d’état se réunissaient pour régler les grandes affaires du continent. Ce goût des congrès se rencontre également chez M. de Talleyrand, chez le prince de Metternich et chez le comte de Nesselrode. L’empereur Alexandre les recherchait aussi, parce qu’on l’y consultait comme arbitre souverain ; il aimait qu’on s’en rapportât à sa générosité et à son expérience. M. de Nesselrode accompagna le czar dans les réunions de Troppau et de Laybach, Ceux qui ont approché l’empereur Alexandre à cette époque, remarquèrent qu’il était dans une sorte d’incertitude entre les idées libérales et les tendances fortement répressives de l’Autriche. M. de Metternich consacra toute son habileté à convaincre l’empereur des dangers qui menaçaient les souverainetés européennes, si on ne se décidait à un de ces grands mouvemens militaires qui en finissent avec les rébellions. C’est alors qu’à point nommé arriva au comte de Nesselrode la nouvelle d’un mouvement séditieux qui s’était manifesté dans un régiment de la garde à Saint-Pétersbourg. Cette nouvelle changea brusquement les dispositions de l’empereur ; M. de Nesselrode reçut ordre d’entrer corps et ame dans le mouvement autrichien.
Ce qu’il faut bien remarquer, c’est que dans cette lutte entre le principe libéral et le principe absolutiste, Capo d’Istria était demeuré le fidèle interprète d’une pensée indépendante pour la Grèce. Le malheur voulut que le mouvement insurrectionnel des Hellènes se mêlât à la révolte du Piémont, à la proclamation de la constitution des cortès ; on ne put pas toujours exactement déterminer la différence qui existait entre un mouvement militaire désordonné, qui effrayait les gouvernemens réguliers, et ce magnifique spectacle de la Grèce, vierge morte, comme dit Byron, qui arborait la croix sur ses drapeaux déchirés. Capo d’Istria fut disgracié pour son amour de la Grèce. Triste ingratitude des révolutions ! c’est ce même Capo d’Istria que le poignard d’un Hellène frappa au cœur.
Dès-lors s’opère la fusion intime de la politique russe et de la diplomatie autrichienne ; c’est l’absolu triomphe du prince de Metternich. Cette situation se prolonge au congrès de Vérone. M. de Nesselrode était alors ministre unique, chef de la chancellerie sous les ordres d’Alexandre. Au congrès de Vérone, c’est M. de Nesselrode qui tient la plume ; tout se fait de concert à l’égard de l’Espagne, les notes diplomatiques sont rédigées en commun ; c’est M. de Metternich qui écrit au ministre autrichien à Madrid, comme c’est M. de Nesselrode qui rappelle le ministre russe et qui fulmine des arrêts de proscription contre l’assemblée des cortès. Ce n’est plus Alexandre libéral modéré ; c’est le prince absolu, impératif, qui, par l’organe de son ministre, impose partout la loi. Si la finesse de M. de Villèle se refuse d’abord à s’engager dans une campagne coûteuse et soumise à des chances diverses, M. de Nesselrode n’hésite pas à lui écrire au nom de son maître pour lui annoncer que la Russie est décidée à tout tenter pour réprimer l’esprit de révolte dans la Péninsule. La fin de la vie d’Alexandre est remplie de cette préoccupation ; la sainte cause de la Grèce lui pèse comme un remords ; il en porte la douleur empreinte sur sa physionomie maladive ; mais que faire ? MM. de Nesselrode et de Metternich se sont emparés de son ame, ils l’ont livrée à mille terreurs ; désormais le libéralisme lui fait peur ; on lui présente comme un spectre menaçant les sociétés secrètes de son empire ; il ne comprend pas que le meilleur moyen d’occuper l’effervescence des Russes serait de les jeter sur la Turquie pour aider à la délivrance de la Grèce. On a beaucoup cherché les causes secrètes de la mort si rapide de l’empereur ; peut-être cette douleur poignante n’y fut-elle pas étrangère. Alexandre était religieux, il avait l’âme sympathique, et chaque coup de yatagan qui faisait rouler une tête de femme ou d’enfant sur les ruines d’Athènes ou de Lacédémone devait atteindre ses propres entrailles. Ce remords dévora ses derniers jours.
À la mort d’Alexandre, la Russie subit une commotion tout à la fois politique et militaire. On ne connaît pas assez dans l’Europe méridionale le caractère spécial de la famille des czars ; il y avait de l’exaltation dans l’amour filial de l’empereur Alexandre pour sa vieille mère ; il y avait un respect profond dans les czaréwitz Constantin et Nicolas pour leur aîné. Cet intérieur de famille était touchant ; la mort d’Alexandre les surprit tous, et sur son tombeau éclata ce mouvement militaire préparé par les sociétés secrètes et par une génération de jeunes officiers qui rêvaient la vieille indépendance slave. L’avènement de l’empereur Nicolas allait-il changer la position du comte de Nesselrode ? Une première cause empêcha que le ministre ne fût sacrifié : l’admiration respectueuse que Nicolas professait pour les volontés et la pensée de son frère ; ensuite, jeune encore et peu au courant des affaires, il lui paraissait utile de s’entourer des hommes qui avaient dirigé la politique de la Russie depuis la grande époque de 1814. D’un autre côté, M. de Nesselrode possédait l’estime de l’impératrice-mère, et quelle puissance n’avait pas exercée cette femme couronnée sur tous les évènemens ! Elle seule garda ses mépris aristocratiques pour Napoléon ; elle domina son fils Alexandre même après Erfurth. Selon les mœurs patriarcales, ses enfans lui faisaient en quelque sorte hommage de la couronne, comme s’ils devaient le pouvoir politique à celle qui leur avait donné la vie.
Toutefois, le comte Nesselrode s’aperçut bientôt qu’il devait se modifier ; les idées avaient marché depuis la mort d’Alexandre. Il était impossible de contenir l’esprit russe, qui se prononçait avec énergie en faveur des Grecs ; il fallait donner un aliment à l’inquiétude militaire ; une guerre était indispensable. L’influence du prince de Metternich sur le cabinet de Saint-Pétersbourg s’affaiblit. C’est alors que M. de Nesselrode commence à se séparer de l’Allemagne, à se faire plus complètement Russe, à se dessiner plus nettement dans le sens de l’intervention grecque. Les temps n’étaient plus les mêmes, le principe monarchique avait partout triomphé, dans le Piémont comme à Madrid et à Naples ; la Pologne paraissait entièrement soumise sous son vice-roi Constantin. C’est ainsi que, par la tendance des faits eux-mêmes, le comte de Nesselrode devint l’antagoniste de M. de Metternich, avec lequel il avait marché jusqu’alors. La tendance russe l’emporta sur l’esprit allemand.
De cette situation nouvelle naissaient plusieurs résultats : 1o le rapprochement intime de la Russie et de la France ; 2o la rivalité profonde des cabinets de Saint-Pétersbourg et de Londres ; 3o les méfiances inquiètes de l’Autriche et de M. de Metternich à l’égard des projets de la Russie sur l’Orient.
L’intimité de la France et de la Russie remontait à l’époque de 1815, et s’était resserrée au congrès d’Aix-la-Chapelle, en 1818, sous l’influence du duc de Richelieu. La pensée du cabinet français fut toute russe en effet sous le duc de Richelieu, sous MM. Dessolles, de Montmorency, de Villèle et de Damas. Le ministère sous M. de La Ferronays fut également dévoué à l’alliance russe ; et ce n’était pas seulement de la reconnaissance pour des services rendus à la restauration : c’était la conviction que l’alliance russe, qui ne pouvait en aucune manière blesser nos intérêts, devait au contraire, dans un certain nombre de circonstances, agrandir notre influence diplomatique et nos circonscriptions territoriales. La collection des dépêches du comte Nesselrode pendant cet intervalle, les notes diplomatiques qui sont aux affaires étrangères, constatent suffisamment la bienveillance du cabinet de Saint-Pétersbourg, et les efforts tentés pour obtenir le concours de la France.
Une des causes, entre autres, de cette intimité si recherchée était la rivalité, formidable déjà, qui éclatait entre l’Angleterre et la Russie. Les alliances de 1815 avaient bouleversé toutes les vieilles idées diplomatiques ; les querelles particulières s’étaient effacées devant le but commun, qui était la destruction du pouvoir de Napoléon. Mais une des fautes de l’Angleterre dans cette circonstance fut surtout d’agrandir démesurément l’influence de la Russie, de créer, pour ainsi dire, sa toute-puissance d’avenir. C’est avec les subsides et l’argent de l’Angleterre, en 1813 et en 1814, que le cabinet de Saint-Pétersbourg a acquis les moyens de peser à tout jamais sur les intérêts anglais. Le comte de Nesselrode, qui avait pris part au plus grand nombre des transactions de 1815, dut également se séparer des traditions de l’école de 1812 ; et c’est de l’habileté que ces changemens sans brusquerie. Le comte de Nesselrode est l’homme des transitions ; il ne s’est jamais posé inflexible dans un système ou dans une idée, et s’est fait le traducteur des temps et des intérêts ; ceci explique comment le chancelier d’état de l’empereur Nicolas eut quelquefois des idées si diamétralement opposées au chancelier d’état de l’empereur Alexandre.
On peut dire que, jusqu’à la révolution de 1830, la politique russe est tout orientale ; elle fut dominée en quelque sorte par la question turque. L’ancienne théorie de la sainte-alliance est abandonnée pour un intérêt moins sentimental ; par une singulière fatalité, on cessait d’avoir peur des révolutions, et la plus complète des révolutions arrivait. 1830 vint tout à coup faire naître des émotions nouvelles ; le principe populaire faisait irruption avec violence, il se présentait avec la même énergie que le pouvoir militaire de l’empereur Napoléon, contre lequel l’Europe s’était autrefois armée. La vieille éducation du chancelier d’état allait le servir ici ; car la première conséquence de la révolution de juillet était, sinon de faire revivre le vieux traité de la sainte-alliance, parchemin tombé en pièces, au moins de préparer un traité de garantie mutuelle. Il fallait oublier toutes les dissidences particulières pour courir au plus pressé ; les idées du prince de Metternich reparaissaient à la surface ; on faisait un retour vers les projets de 1815. Nous sommes assez portés à croire que M. de Nesselrode ne vit pas avec déplaisir ce retour vers des principes qu’il comprenait mieux, et dont il avait nourri ses premières années d’études et de travail. Mais l’âge était venu. M. de Nesselrode, en 1830, avait atteint sa soixantième année, et ce n’est pas au déclin de la vie que l’on est préparé à ces grandes perturbations qui dérangent l’existence. On n’a pas tenu assez compte, en récapitulant les causes du maintien de la paix, de cette peur de dérangement qui dominait ces existences fatiguées. Ce n’est pas sans raison que l’antique Grèce avait mis dans les mains des vieillards la déclaration de la guerre. Supposez à M. de Metternich l’effervescence des jeunes années, au comte de Nesselrode quinze ans de moins, qui sait ? peut-être la guerre eût éclaté violente, et avec elle toutes les chances de désordre.
D’ailleurs le mouvement de la Pologne devenait une suffisante occupation à la Russie, et les idées de l’empereur Nicolas se trouvaient, sous le point de vue de la répression, en parfaite harmonie avec l’école de son ministre. Ce que voulait la nation russe, c’était la réunion de la Pologne. Sans partager sur ce point tous les préjugés des vieux Moscovites, le chancelier d’état était d’avis que cette nationalité divisée, que ce gouvernement double et simultané nuisait à l’unité politique et administrative de la Russie. C’est un fait remarquable que cet ensemble d’administrations diverses qui constituent le vaste empire russe, et qui toutes correspondent à un centre commun sous la main de l’empereur. Le cabinet de Saint-Pétersbourg commande à mille peuples divers : Tartares, Mahométans, Polonais, Cosaques. Chacun de ces peuples a ses lois, ses coutumes, sa puissance, ses souvenirs. Il n’y a là ni forme commune de lever l’impôt, ni même, jusqu’à un certain point, homogénéité pour la conscription militaire ; les uns paient tribut, les autres sont tenus à des redevances d’armes, de chevaux ; ici le recrutement se fait par les seigneurs, là par des levées en masse ; quelques peuples sont encore soumis à toute la rigueur du régime féodal ; d’autres, à une obéissance plus régulière, plus directe envers le prince.
En Russie il y a donc nécessité d’une éducation plus soignée, plus complète pour les hommes d’état ; un jeune homme qui se destine à la diplomatie, à Saint-Pétersbourg, doit savoir, indépendamment du français et de l’allemand, le grec moderne et une langue orientale. M. de Nesselrode a employé une bonne partie de sa vie à s’immiscer dans l’étude des langues vivantes. Les bureaux auxquels il préside sont les plus vastes, les plus multipliés, les plus minutieux : il y a un bureau pour les relations avec la Perse, une division pour les rapports avec la Chine, avec les petits princes mahométans, indépendamment de la correspondance secrète avec les chefs de populations que la Russie veut faire révolter contre l’islamisme.
Mais depuis cinq ans, le système des aides-de-camp diplomates a repris toute sa force ; l’empereur Nicolas aime cette organisation demi-militaire qui laisse à la Russie une attitude armée, même en négociant. M. de Nesselrode n’existe plus guère que comme conseil dans les affaires actives. Prenez toutes les questions qui se sont agitées depuis la révolution de juillet : la Pologne, la Turquie, la Grèce ; presque toutes sont traitées en dehors de M. de Nesselrode, et par la correspondance directe de l’empereur avec ses envoyés de confiance. Le chancelier d’état n’est que la main qui remet les dépêches à l’empereur. La jeune école diplomatique russe le considère comme un homme dont la pensée est finie ; on le garde comme un souvenir honorable. Depuis deux ans surtout, la goutte accable M. de Nesselrode ; il est devenu très inactif ; ses bureaux sont remplis d’agens qui prennent encore son avis par déférence, mais qui en définitive suivent la pensée de l’empereur. Sans doute il y a des diplomates plus avancés dans la vie, qui conservent le plus grand ascendant sur les affaires de leur pays ; peut-on parler de la faiblesse des ans lorsqu’on a sous les yeux le spectacle miraculeux du prince de Talleyrand ? À vrai dire, aujourd’hui M. de Nesselrode n’est qu’un vaste répertoire que l’on va consulter sur les transactions des trente dernières années ; c’est à peu près ce qu’était M. d’Hauterive à la fin de sa vie, dans nos bureaux des affaires étrangères.