Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 345-379).


XI


J’habitais alors le boulevard Delessert, à l’entrée des jardins du Trocadéro. Il y a un peu de tout dans les jardins du Trocadéro : des statues dorées, des bassins fleuris, des temples exotiques, toute une population de nourrices, de militaires et de petits rentiers dodus, qui ne donne aucunement l’idée des pays vierges. Mais il y a aussi de pauvres arbres, de vastes allées, des sentes abruptes qui semblent découpées dans du carton, tout un décor de théâtre, assez médiocre d’ailleurs, mais qui pouvait donner à Dingo l’illusion de la brousse et de l’espace. Je résolus de l’y laisser libre, d’autant que, de mon cabinet de travail, il m’était loisible de le surveiller un peu et de suivre ses évolutions.

La présence presque continuelle dans le jardin de cette bête effarante et magnifique y avait attiré naturellement de nombreux escarpes, voleurs de chiens. C’était une belle capture, mais difficile. Je connaissais assez Dingo, sa méfiance, les ressources infinies de sa ruse, pour ne rien craindre de leurs pauvres traquenards. Avec une habileté insouciante, sans se donner le moindre mal, il déjouait toutes leurs combinaisons, échappait à toutes leurs embûches. Cette lutte entre Dingo et les escarpes était devenue la joie des promeneurs. On s’en amusait comme d’un spectacle. Et très vite Dingo acquit dans le quartier la réputation d’un grand acteur comique. Ils employèrent vainement tous les moyens d’avoir raison de lui, même la gourmandise qui perd si facilement les chiens et surtout l’amour qui détraque si bien les hommes. Mais Dingo n’était ni un chien ni un homme. Sinon le goût du meurtre, il n’avait rien de leurs lourdes passions et de leurs appétits.

Plus résistant que saint Antoine, il dédaignait la séduction des chiennes amoureuses, en toilette lascive de péché et n’acceptait pas non plus la viande qu’on lui tendait de loin.

Dingo consentait à m’accompagner dans Paris. J’ai tort de dire m’accompagner, car s’il voulait bien sortir avec moi, c’était à la condition de choisir lui-même sa promenade. Il m’entraînait dans les plus lointains quartiers, se dirigeant où bon lui semblait et complètement indocile à mes ordres. Quand j’arrêtais une voiture, Dingo parfois sautait sur les coussins, s’installait et, assis à côté de moi sur son train de derrière, la tête haute, reniflante et mobile, s’intéressait à tous les mouvements de la rue. Mais le plus souvent, il voulait flâner, courir ou bondir et se refusait absolument à monter en voiture. Je l’appelais :

— Dingo… Dingo… monte… allons… monte…

Mais lui ne bougeait pas. Ses quatre pattes semblaient cramponnées au sol. Si je m’approchais de lui, si j’essayais de le prendre par son collier, il reculait de quelques pas, et, s’arrêtant de nouveau, semblait dire :

— Non… je ne monterai pas… je ne veux pas de ta voiture…

Je voulus ruser. J’entrai dans un bureau de tabac, où tout naturellement Dingo me suivit. Là, je le pris par son collier. Il s’avoua vaincu et se laissa conduire docilement. Il n’aimait pas, comme la plupart des chiens, les luttes inutiles et n’éprouvait pas le besoin de se faire traîner quand on l’avait saisi.

Mais il me fut dès lors impossible de le faire entrer dans aucun bureau de tabac ou dans aucune boutique. Il se méfiait. J’ignore s’il pensait que toutes les boutiques ne servaient qu’à appréhender les chiens. Mais il jugeait plus prudent de n’y pas pénétrer. Dès que je posais la main sur un bec de canne, Dingo reculait.

Un jour d’hiver, humide et froid, il avait eu un irrésistible besoin d’espace. Il partait dans une fuite violente et s’engageait dans les rues transversales. Je finis par le perdre. C’était dans le quartier du Champ-de-Mars. Je le cherchai longtemps. Je prévins le commissaire de police et vers le soir je rentrai chez moi éreinté, triste, comme si un ami m’avait abandonné. J’espérais un peu, connaissant son sens merveilleux de la direction, le retrouver à la maison. Il n’y était pas. Et le lendemain se passa sans qu’il revînt.

Le surlendemain, je reçus une lettre signée Lina Lauréal, de l’Odéon… naturellement. J’y apprenais que Dingo l’avait suivie dans la rue et n’avait pas voulu la quitter, comme elle rentrait chez elle. S’excusant de ne pouvoir le ramener elle-même, elle m’invitait à venir le reprendre.

Je me méfiais un peu. Lina Lauréal… ? Bien que de l’Odéon, était-ce une chanteuse de beuglant ? Ou bien une petite grue espérant que le maître d’un si beau chien serait un client généreux ? Enfin, j’allai à l’adresse que la lettre indiquait : rue Clauzel. Je me demandais en chemin comment Dingo avait pu du Champ-de-Mars gagner cette rue de Montmartre…

C’était une de ces maisons dont chaque étage est sous-loué en garni. Dès la porte franchie, on sent le bois moisi, la crasse et l’humidité gluante, L’escalier est noir. La concierge est à l’entresol, dans une sorte de réduit encombré, au plafond bas, dont la seule fenêtre prend l’air sur l’escalier et où pèse une constante odeur de soupe aux choux. Sur le poêle de fonte, mijote on ne sait quel ragoût, qui semble à demeure.

— Au cinquième… quatrième porte à droite, répond une aigre voix invisible.

Je monte l’escalier, en tâtant tantôt la rampe et tantôt le mur. J’hésite au cinquième, sur le palier où des carrefours de couloirs aboutissent. Enfin, je frappe à la porte. La voix de Dingo me répond. J’entends un bruit d’étoffes remuées. Une jeune femme en peignoir m’ouvre la porte. Une autre est à coudre, assise sur le tapis, qui, par places, a perdu sa laine et ne montre plus qu’une surface sale et jaunie, comme une vieille toile de sac. Dingo a bondi, et, les pattes dressées jusqu’à mes épaules, me caresse, me lèche en poussant des cris joyeux. Il est inutile que je me présente. Dingo s’est chargé de la présentation.

Des jupes, des corsages d’un jaune trop éclatant ou d’un mauve trop violet sont posés un peu partout, sur la table, sur les chaises, sur le tapis. La chambre est carrelée et un mansardement très oblique laisse dans un triste demi-jour les objets qui ne sont pas en face de la fenêtre. Le lit, pas fait, est recouvert d’un édredon qui passe au travers d’une guipure en coton son rouge décoloré. On y voit le creux que vient de laisser le corps de Dingo.

Près de la glace de la cheminée, des photographies sont posées en éventail sur un appareil en fil de fer. D’autres sont insérées dans la rainure du cadre de la glace. Quelques-unes portent des dédicaces. Ce sont des souvenirs de camarades, vieux cabots aux faces couturées, aux rictus en bonne place, jeunes actrices à grands chapeaux, vieilles actrices aux têtes rondes qui ressemblent à de vieux grimes. À la place d’honneur : Coquelin et Guitry.

On m’offre un fauteuil, un de ces fauteuils empire, comme il n’en existe plus que dans les chambres meublées. Je m’assieds. Il fait froid dans cette pièce. La cheminée est fermée par un panneau couvert de papier peint à sujet. Et, comme on n’a pas ouvert la fenêtre, l’air est à la fois épais et glacial. On sent cette odeur de garni, odeur combinée d’acajou, de chanvre et de pétrole.

Je l’avoue, je suis un peu déçu. J’avais vaguement imaginé un intérieur de petite grue, des meubles clairs et comme en papier, enfouis sous des chiffons roses et des dentelles fausses, une glace sous une écharpe de tulle, une coiffeuse avec les brosses, les limes et le bâton de rouge alignés comme à la parade. J’espérais avoir à me défendre contre une amabilité trop familière. Et je tombe sur deux pauvres filles dans une pauvre chambre. La pitié… je n’y avais pas pensé. Et j’en voulais un peu à Lina Lauréal de mêler une tristesse à ma joie de retrouver Dingo.

Lina Lauréal est blonde, d’un blond trop blond, d’un blond teint. Pas encore coiffée, elle est fortement maquillée. Les yeux sont d’une grande douceur. Elle a certainement été jolie. Elle le serait encore, n’était la déformation de son menton amolli, de ses paupières battantes, de son visage tiré. Son peignoir, qui fut élégant, est trop large pour elle et a perdu chez les revendeuses la richesse de sa soie et l’éclat de sa couleur.

La sœur de Lina Lauréal cousait toujours sans prononcer une parole. Quand elle levait les yeux, elle jetait sur Lina, sur Dingo ou sur moi un regard fixe et distrait, comme si elle fût étonnée qu’il y eût dans la vie d’autres tâches que celle de la couture. Elle était très maigre, très brune, avec une mince figure de rat

Lina Lauréal, tout en caressant l’échine de Dingo, me raconta leur rencontre, d’une voix rapide et sautillante, qui souvent s’élargissait en intonations de théâtre. Parfois, elle était interrompue par une quinte de toux, sèche et saccadée. Dépassant le haut de son peignoir, un placard de coton iodé couvrait sa poitrine. Maintenant que j’étais assis en face d’elle, que j’apercevais, hors du peignoir flottant, sa nuque amaigrie, ses mains fragiles et mal lavées, ses poignets presque décharnés sous la peau presque transparente, je n’avais plus de doute sur sa maladie. Et il me sembla que sa sœur, quand Lina toussait, jetait sur elle un regard apitoyé.

— Je passais rue Le Peletier, dit Lina Lauréal, quand le chien est venu vers moi… il me regardait… il remuait la queue… je l’ai caressé… j’adore les bêtes… Il n’avait pas l’air d’un chien perdu… oh, pas du tout… J’ai regardé de tous les côtés… je pensais apercevoir son maître… Mais personne… Le chien venait avec moi… J’étais bien étonnée… Je lui ai dit doucement : « Va-t’en, va-t’en, cherche ton maître… » Mais il se posait devant moi, il levait la tête… On aurait dit qu’il voulait me parler. Et quand je marchais, il me suivait, ou plutôt il allait devant moi, il tournait la tête pour ne pas me perdre… Quand nous sommes arrivés devant la maison, je ne savais pas trop que faire… L’empêcher de monter ? j’avais peur qu’on le mène à la fourrière. Et puis, il avait peut-être faim. Je ne lui ai rien dit… je ne l’ai pas appelé. Mais il a monté l’escalier avec moi. Et une fois dans la chambre, il a été si gentil, si obéissant… Je lui ai rapporté, de la crémerie où je prends mes repas, des os et du pain… j’en ai fait une pâtée… Il l’a mangée et puis il s’est couché sur le lit… Comme il est caressant… j’aime tant les animaux… J’en ai eu… Oh ! des chats… Seulement, avec les tournées… on est obligé de les laisser… Mais si vous saviez comme il est intelligent ce chien…

— Je sais… je sais…

— Tiens… c’est vrai… je suis bête… Mais il est si intelligent… J’aurais dû vous le ramener… Mais j’avais tant à faire… Une tournée à préparer… Nous partons dans quatre jours…

Elle parlait avec volubilité. Les mots filaient chassés les uns par les autres. Mais ce bavardage ne m’agaçait pas. Sa voix avait un charme enfantin. Elle parlait aussi vite que les petites filles qui déquillent avant de jouer. Les sons se suivaient, inutiles et multipliés, comme s’ils n’avaient pas de sens précis, comme si elle avait appris par cœur ce qu’elle disait… Elle me raconta une histoire bébête et tragique de chat trouvé, semblable au récit, qu’une petite bonne ensommeillée invente distraitement pour endormir un enfant.

Elle toussa plus violemment et son visage se congestionna.

— Mais n’êtes-vous pas un peu malade ? lui demandai-je. N’est-il pas imprudent de vous exposer aux fatigues d’une tournée ?

— Mais les tournées, c’est ce qu’il y a de meilleur pour moi… Je voudrais bien être toujours en tournée… les wagons sont chauffés et dans les hôtels on mange si bien…

Elle parlait sans l’ombre d’ironie. Je saisis toute la misère de sa vie dans ces deux mots : les wagons, les hôtels. Elle ne les redoute pas, elle les espère.

— Et on travaille… ajouta-t-elle avec ferveur.

Elle se leva, prit dans un tiroir un fichu de laine qu’elle posa sur ses épaules.

J’avais envie de l’interroger, de l’aider… Mais elle ne se plaignait pas. Quelle pudeur ou quelle lâcheté nous fait détourner les yeux devant la misère, comme nous éviterions, surprenant la nudité d’une femme, d’y faire une allusion triviale ? Ai-je eu peur d’engager ma responsabilité, de franchir la distance qui me séparait et me protégeait de cette étrangère ? Je ne sais. Tandis que Lina Lauréal croisait son fichu sur sa poitrine, je ne songeais qu’à sa tuberculose et à sa pauvreté et cependant je lui demandai sur le ton le plus aimablement lointain :

— Vous n’avez pas joué à Paris ?

— Comment… me répondit-elle, mais si… j’ai été à l’Odéon… mais je n’y ai pas joué… personne n’y joue… Mais j’ai fait une saison au théâtre Moncey… C’est moi qui ai créé Irène dans la Girandole.

Sans que je lui eusse posé d’autres questions, elle m’énuméra, avec cette rage attentive que mettent les comédiens petits et grands à parler de leur métier, tous les rôles qu’elle avait joués, qu’elle jouait, qu’elle jouerait…

Je profitai d’un court silence pour la remercier encore de sa gentillesse avec Dingo.

Cependant, Dingo allait de Lina Lauréal à sa sœur, posait son museau sur les robes de théâtre et aussi s’avançait vers la porte, devant laquelle il attendait avec impatience. Lorsque je voulus partir, il sauta devant Lina Lauréal, la caressant, essayant avec ses pattes d’atteindre à ses épaules et de se dresser assez haut pour lui lécher le visage. Il prenait congé et semblait la remercier. Elle lui parla comme une petite fille parle à sa poupée. Était-ce pour sa misère ou pour sa gentillesse qu’il l’avait, entre tous les passants, choisie, comme il avait, à Ponteilles, choisi Piscot et ses enfants ?

Dans la rue, je pensais tristement à cette pauvre fille qui promenait sa tuberculose de gare en gare, d’hôtel en hôtel, du théâtre de quartier aux théâtres municipaux, qui n’avait chaud que dans les wagons de deuxième classe et qui ne mangeait à sa faim que dans les restaurants à prix fixe voisins des gares. Et je m’imaginais aussi ces nuits après les spectacles, quand la troupe s’est disloquée, ces nuits avec le vieil acteur, laid comme un crapaud, dont on a pitié et non pas envie, mais qui tout de même peuple la solitude d’une chambre d’hôtel.

Je fus tiré de mes pensées moroses par Dingo qui, tout le long du chemin, se montra joyeux, obéissant et tendre.

Pendant quelque temps, d’ailleurs, il fut d’une sagesse exemplaire. Il semblait avoir compris les dangers de Paris. Il se promenait dans les jardins du Trocadéro, mais était inquiet quand il ne m’apercevait pas à la fenêtre de mon cabinet. S’il sortait avec moi, il était docile. Parfois, cependant, il s’écartait pour suivre une nourrice poussant une voiture d’enfant. À cet amour des enfants qu’il avait déjà à Ponteilles, il avait ajouté une tendresse manifeste pour les nourrices, pour toutes les nourrices. Aimait-il en elles les compagnes naturelles des petits enfants, s’amusait-il de leurs grands rubans qui pendent jusqu’à terre ou goûtait-il leur cordialité campagnarde ? Son antimilitarisme n’avait pas diminué. Son horreur des uniformes était la même. Il grondait sourdement chaque fois qu’il rencontrait un officier ou un soldat, un garde municipal, un sergent de ville ou un employé d’octroi.

Dingo faisait de méritoires efforts pour devenir un chien, un vrai chien, un chien qui ne prend d’autres plaisirs, sinon ceux que lui permet son maître. Il tenta de tuer en lui le dingo, le vieil homme. Parfois, dans la rue, un irrésistible élan l’emportait. Il semblait pris de vertige. D’un bond, il s’éloignait, il fuyait. Puis, brusquement, les pattes raidies, il s’arrêtait et enfin revenait à moi d’une démarche lente et sage. La tête basse, l’œil résigné, il allait derrière moi, comme un soldat dans le rang, comme un écrivain qui met ses pas dans les pas de ses ancêtres. Il s’asservissait au devoir, au devoir d’être un chien comme les autres. Il était devenu un chien de devoir. Il me suivait religieusement. Il ne levait la patte que là où d’autres avaient déjà levé la patte. Et encore il boudait contre son plaisir. Il levait la patte avec décence et résignation. Il semblait me dire :

— Vois… je suis un pauvre chien qui lève la patte… mais sans ostentation… je reste au long des murs le temps qu’il faut… pas plus. Je ne prends plus un malsain plaisir à flairer et renifler… Sitôt ma patte baissée, je reviens près de toi… Un chien domestique… je deviens un chien domestique.

Je l’avais emmené sur les boulevards extérieurs. Quatre moutons allaient vers l’abattoir, menés par un homme en blouse et par un chien de berger, qui tournait autour d’eux, comme autour d’un vrai troupeau ; quatre moutons si effarés par les cornes des tramways, par le bruit des voitures, par tant et tant de passants, qu’ils avaient d’eux-mêmes renoncé à fuir et qu’ils allaient droit devant eux, serrés les uns contre les autres, comme s’ils n’étaient qu’une seule bête. Leurs quatre dos faisaient une seule masse zigzagante.

Dingo s’élança.

— Dingo !… Dingo !

Il s’arrêta et tourna vers moi sa tête. Comme un chien d’évangile, qui confesserait son indignité, il semblait dire :

— Je ne peux pas… je ne peux pas… C’est plus fort que moi.

Il repartit et déjà je pensais au mouton d’Irène Legrel.

Heureusement, une voiture lui barra le passage. J’eus le temps de l’atteindre, de le prendre au collier, de lui passer une laisse.

Alors, il n’essaya pas de m’échapper. Mais il ne pouvait me suivre. Je tirai sur la laisse. Il se fût plutôt laissé étrangler. Et, la langue pendante, les jambes tremblantes, le souffle bruyant et rapide, il regardait d’un œil égaré les moutons qui s’éloignaient.

J’étais allé à la poste de la place du Trocadéro recommander une lettre. Dingo m’avait accompagné jusqu’à la porte du bureau. Mais il n’entra pas. Il avait gardé son horreur des boutiques et des magasins. Je dus faire la queue devant un guichet. Je restai un bon quart d’heure à contempler l’employé, qui pesait les lettres et les frappait d’un timbre à date avec une violence précise et comme s’il accomplissait une œuvre de vengeance…

Lorsque je sortis du bureau, je sifflai Dingo que je ne voyais pas. À l’autre bout de la place, il y avait un attroupement. Un peu inquiet, j’allai dans cette direction. Des gens discutaient autour de Dingo, d’un sergent de ville et d’un homme, qui essuyait avec son mouchoir sa gorge ensanglantée. J’entendais ces phrases :

— Quand on a des bêtes, on les garde…

— Moi, je l’aurais descendu à coups de revolver…

— Si c’avait été un enfant, il l’aurait tué…

Je traversai le cercle des curieux et m’approchai du sergent de ville qui disait :

— Il est tombé sur le manche…

Et comme, autour de lui, on murmurait, il ajouta :

— Puisque je vous dis que c’est un voleur de chiens… je le connais… allez… Aujourd’hui, je l’ai surveillé… je l’ai vu qui appelait le chien…

Il raconta que l’homme avait tiré de sa poche des morceaux tout découpés de viande crue. Dingo les avait flairés avec dédain, à distance, sans les toucher même du bout de son museau. L’homme avait essayé de le saisir par son collier. Dingo s’était soulevé d’un bond si violent que l’homme fut renversé. Alors, il avait planté ses crocs dans la gorge et n’avait lâché prise, que lorsque l’agent l’eut arraché en le tirant à pleins bras.

Dès que l’agent eut terminé son récit, la foule changea de sentiment. Dingo n’était plus une bête féroce qui attaquait les promeneurs paisibles. C’était un brave chien qui se défendait et qui défendait la propriété contre les bandits. C’était un conservateur, presque un agent.

— S’il y avait beaucoup de chiens comme ça, disait un garçon livreur, y aurait peut-être moins de voleurs…

— Les bêtes sont plus courageuses que le monde, disait une grosse femme chargée de paquets.

Une jeune modiste, qui portait un énorme carton à chapeaux, caressait le dos de Dingo qui, un peu inquiet au milieu de l’attroupement, tournait la tête vers l’un et vers l’autre, et semblait, pour un instant, avoir perdu son élasticité musculaire et son esprit de décision.

Quant au voleur, immobile devant l’agent, il donnait d’inutiles explications, comme s’il eût voulu se convaincre lui-même. On ne l’écoutait même pas. Il n’était d’ailleurs pas autrement troublé. Il était plutôt déçu. N’était le sang qui coulait de sa gorge et tachait ses vêtements, on l’aurait pris, à le voir s’éponger avec un mouchoir crasseux, pour un homme qui se repose après une course trop violente. C’était un pauvre diable, à peine loqueteux, coiffé d’une casquette anglaise, grise et plate, chaussé de vieux souliers pointus, d’anciens souliers de bal. Ses mollets étaient serrés dans des jambières aux torsades inégales. Il portait une petite moustache tombante, qui recouvrait complètement sa lèvre supérieure. Il avait sur son visage déçu et jaune cette moue singulière, cette expression de dégoût qui est la marque de ceux qui luttent dans la vie sans rien espérer de meilleur.

L’agent le prit par la manche et lui dit :

— Suivez-moi au commissariat.

Et s’adressant à moi, il ajouta très poliment :

— Il faudrait aussi que vous veniez avec le chien, pour témoigner.

L’homme s’apprêtait à obéir. Il s’épongeait la gorge sans se plaindre, avec la tranquillité d’un soldat qui, blessé sur le champ de bataille, se félicite d’avoir échappé à la mort.

— Mais il faudrait auparavant, dis-je à l’agent, aller chez un pharmacien…

— Pourquoi ?…

L’homme saignait si abondamment que son mouchoir était rouge et qu’il devait le tordre pour s’en servir à nouveau. On voyait sur son cou deux minces ouvertures béantes, angulaires qu’avaient laissées les crocs de Dingo.

— Mais vous voyez bien que cet homme est blessé…

— Il en a vu d’autres… répondit l’agent. Il n’a pas tout le mal qu’il mérite…

La foule même trouvait mon intervention déplacée. Elle voulait prompte justice et ne pas se disperser avant d’avoir assisté au dernier acte : la punition du coupable. Je dus insister. L’homme, lui, était résigné. Le pharmacien ou le commissaire… qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Il était pris.

J’avais passé une laisse à Dingo. Il nous suivait docilement. Parfois, il s’approchait de son voleur, le flairait, ou bien, le museau levé, portait vers lui des yeux redevenus tendres et mouillés. Il semblait lui dire :

— Que d’histoires… Je ne t’en veux pas, moi… Il ne fallait pas me toucher… c’est entendu… Mais j’ai su me défendre. C’est fini. Qu’est-ce qu’il nous veut à tous, l’homme au képi ?…

L’agent, tout en maintenant l’homme, fit un geste pour caresser Dingo. Mais Dingo grogna et montra les dents. L’agent insista, avec l’assurance d’un agent qui défend les bons chiens contre les voleurs et qui conduit à la fourrière les mauvais chiens. Dingo grogna plus fort.

— Non, il vaut mieux le laisser, dis-je à l’agent. Il vous mordrait…

— Je comprends, fit-il en riant, il croit que tout le monde est des voleurs…

Lorsque l’homme fut pansé, nous allâmes au commissariat. Trois ou quatre personnes attendaient en présence du secrétaire et du brigadier. Mais nous étions des visiteurs de marque. On nous fit entrer immédiatement dans le bureau du commissaire.

L’agent voulut donner quelques explications. Mais le commissaire ne l’écouta pas. Il venait d’apercevoir Dingo. Et s’adressant à moi, il dit, portant à sa bouche le bout de son porte-plume :

— Oh ! le beau chien…

Le commissaire était gagné. Il admirait Dingo. À peine avait-il fait attention au voleur. Cependant il s’approcha de lui et, de deux doigts dégoûtés, il appuya sur le pansement, deux fois, comme s’il faisait les cornes.

— Oh, rien du tout… une piqûre… Il n’a pas ce qu’il mérite.

Je me souvins que l’agent avait prononcé les mêmes paroles et j’admirai cette unité d’esprit qui est la force même de la police.

Le commissaire avait des yeux bouffis derrière son lorgnon et une lourde moustache poivre et sel. Désignant le voleur, il me dit :

— Oh ! ce gaillard-là, je le connais…

Et sans transition :

— Qu’est-ce que c’est que ce chien-là ?…

Je lui dis que c’était un dingo.

Il voulut des explications sur les dingos. Il faisait de visibles efforts pour s’exprimer avec élégance et distinction devant le propriétaire d’un aussi beau chien. Il me parla de l’Australie, m’apprit qu’un de ses amis y était parti autrefois pour y coloniser.

— Il a peut-être un dingo… il a peut-être un dingo… C’était un garçon très brillant. Nous avons fait notre droit ensemble…

Et le commissaire mettait dans ces mots : faire son droit, mille sous-entendus. Faire son droit… avoir été étudiant, cela créait immédiatement une complicité familière entre les commissaires de police, les jurisconsultes, les savants, les propriétaires de beaux chiens, les beaux chiens eux-mêmes, une complicité dont on écartait le petit monde des simples agents et des voleurs de chiens.

— Quand je faisais mon droit, monsieur, j’ai trouvé un soir un magnifique lévrier russe, qui s’était égaré… Je l’ai emmené au café, où mes amis et moi avions l’habitude de jouer aux cartes… Je l’ai gardé chez moi deux jours. Une petite affiche jaune posée sur un mur m’apprit l’adresse et le nom de sa propriétaire. Oh ! vous savez… une dame épatante… et puis tout… elle avait un hôtel. Eh bien, monsieur, cette femme qui recevait chez elle des ducs…, des princes… elle était en carte… en carte. Eh bien, j’ai arrangé la chose. Vous voyez qu’il est quelquefois utile de perdre son chien…

Et il répéta, en souriant avec fatuité :

— Oui… oui… j’ai arrangé la chose…

Il se souvint que le voleur était là et dit à l’agent :

— Au dépôt, ce soir…

J’intercédai.

— Oh ! impossible, monsieur… cheval de retour… Pas intéressant, pas intéressant du tout.

L’agent avait emmené le voleur. Le commissaire me dit :

— Vous n’aurez aucun ennui… aucun. Seulement, pour la régularité des choses… un petit certificat de vétérinaire, constatant qu’il n’est pas enragé.

Et, tapant doucement la table du bout des doigts, il scanda les mots :

— Un petit certificat… un tout petit certificat… Voilà… D’ailleurs, je vais vous donner l’adresse d’un vétérinaire. Il a l’habitude… Un drôle de bonhomme…

Puis il me parla de littérature.

Je sortis, suivi de Dingo, tandis que le commissaire répétait :

— Oh ! le beau chien… Oh ! le beau chien…

Le vétérinaire habitait une petite rue de Passy. Je sonnai à une porte au rez-de-chaussée. Je fus introduit dans un couloir, où pendaient deux blouses blanches et qu’ornaient seulement une tête de cerf naturalisée et un cor de chasse. Puis je passai dans le cabinet du praticien, petite pièce tendue d’un papier rouge fleurdelysé. Une table-banque était au milieu. Au long d’un des murs s’alignaient des cages et des caisses bourrées de paille. Un panier à provisions était entr’ouvert près de la table et un chat, un chat inquiet et miaulant, en sortait, s’avançait avec hésitation, comme s’il eût marché sur des morceaux de verre, et venait se poser en boule dans un des angles de la pièce. La fenêtre donnait sur un jardin, orné d’une minuscule pelouse centrale et planté de quelques fusains maladifs. Là aussi des cages étaient alignées sur un étage de caisses. Et à travers les barreaux, on apercevait des chiens enveloppés de pansements, des chiens en traitement, qui ne s’intéressaient plus à rien et que le pas d’un garçon sur le gravier ne réveillait pas de leur engourdissement.

Le vétérinaire regardait par la fenêtre, quand la porte s’entr’ouvrit pour nous livrer passage. Il eut tout juste le temps de s’asseoir à son bureau et de feuilleter quelques papiers d’un air très absorbé. C’était un gros homme qui portait sur sa jaquette noire une blouse d’hôpital, très ouverte, presque rejetée en arrière. Son énorme visage rasé, en forme de poire, était rose, rose et non pas rouge, d’un rose uni et transparent, comme les couleurs qui recouvrent un ballon en gutta. Il avait trois mentons. Il avait aussi trois nuques, qui se plissaient en accordéon par dessus le faux col bas.

Il se souleva sur sa chaise et grommela :

— Vous désirez ?…

— Je voudrais un certificat…

— Ah oui, la rage… fit-il avec une sorte de colère, la rage… bien… bien… C’est un chien ?… Une chienne ?… Un chien… bien…

Il prit une feuille de papier à entête et commença à griffonner, en murmurant :

— Je soussigné… déclare… avoir examiné… et qu’il n’est pas atteint de la rage…

La main très appuyée, il signa, puis éloigna de lui la feuille de papier.

Il n’avait pas regardé Dingo. J’étais un peu étonné. Dingo aussi sans doute, car il grattait le plancher avec ses pattes de devant, comme s’il avait une réclamation à formuler.

Le vétérinaire tourna les yeux vers lui et sembla presque effrayé. J’observais le mouvement de ses yeux qui roulaient dans l’arcade comme des billes et j’eus moi-même un instant d’inquiétude. Le vétérinaire venait-il de découvrir que Dingo était enragé ?

— Qu’est-ce que c’est que ce chien-là ?… me dit-il. Mais c’est un loup…

Je dus à nouveau expliquer ce qu’était un dingo.

Il alla jusqu’à une petite bibliothèque, y prit un dictionnaire et l’ouvrit à l’article Dingo.

— Tiens, tiens… Australie… Étonnant… je ne savais pas.

Et il ajouta avec joie, piquant l’index sur une ligne :

— Et tenez… ça y est… Ils n’ont pas la rage… Mais c’est évident…

Puis, me tendant le certificat, il me dit brusquement :

— Est-ce que vous en avez vu des chiens enragés… vous ? Ah ! leurs certificats… leurs autopsies… leurs livres, leurs leçons de clinique… Mais il n’y a pas de chiens enragés… Il n’y en a pas… monsieur… et pour une excellente raison, c’est que la rage n’existe pas…

Il s’aperçut de ma stupéfaction et continua :

— Je sais bien… ils y croient tous… ou ils font semblant d’y croire, à Alfort, à Lyon, à Toulouse… Mais c’est un bluff… un simple bluff… Il n’y a pas de chiens enragés…

Je hasardai une pauvre interruption :

— Et l’Institut Pasteur…

— Une belle blague… monsieur… ils soignent la rage, parce qu’ils l’ont inventée et qu’ils ne veulent pas faire faillite. L’Institut Pasteur a décidé que les chiens auraient la rage, comme les gouvernements ont décidé qu’il fallait une religion au peuple… Une blague. Ah !… Ah !… Ah !… Ah !… C’est ça : une religion au peuple… Il y a des chiens qui mordent, parce qu’ils sont méchants. Il n’y a pas de chiens enragés… Tenez… Vous croyez peut-être que je nie la rage pour vous épater. Eh bien, j’habite à la campagne, au Raincy… Voilà dix ans que je recueille tous les chiens sans maître, tous les chiens qui tirent la langue et qui baissent la queue, tous les chiens dont le poil pèle. J’ai recueilli des chiens qu’on disait enragés, des chiens que la police voulait abattre ou des chiens qu’on m’amenait, pour les tuer… Jamais d’accident… je n’ai jamais eu d’accident. Les chiens n’ont pas la rage… pas plus que les hommes. Ils ont une affection épileptiforme qui la simule… épilepsie essentielle, jacksonienne, larvée… Mais la rage… vous me faites rire avec la rage. Ils ont tous les symptômes de l’épilepsie ; ils bavent… ils se mordent la langue… ils ont des convulsions. Et c’est tout… Je n’ai jamais eu l’ombre d’un accident. Une seule fois, une tante de ma femme a été mordue par un de mes chiens… Elle est morte deux jours après… mais du charbon, et elle avait quatre-vingt-quatre ans. Ah ! dame… les chiens ont le charbon, comme les mouches. Mais la rage… allons donc… Épileptiforme… vous dis-je, une affection épileptiforme…

Et il me fit payer très cher son certificat.

Désormais, je surveillai Dingo de très près. Je le gardai à la maison et ne l’autorisai plus qu’à de courtes promenades hygiéniques, où je l’accompagnais sans le quitter des yeux. Le plus souvent, d’ailleurs, je le tenais en laisse. Dingo au début de cette vie sédentaire, avait soigneusement inspecté les différentes pièces de l’appartement. Il avait même essayé d’utiliser l’antichambre comme lieu de récréation. Mais il avait bien vite compris que l’antichambre était trop petite et il s’était résigné à l’immobilité d’un chien d’appartement. Mais il y avait dans sa résignation de l’humiliation et une sorte de dégoût paresseux. Puisque c’en était fini des grandes promenades en liberté et des aventures dans Paris, il semblait que Dingo ne voulût plus bouger du tout et qu’il prît même un plaisir maladif à rester couché, toujours couché, en long ou en rond, mais couché obstinément, comme un chien qui a renoncé à toutes les joies, sauf à celle de dormir. Il n’avait plus d’appétit. Il laissait tous les aliments qu’on lui offrait et ne s’éveillait même pas de sa torpeur, quand on lui tendait un morceau de viande crue.

Cette vie casanière l’avait rapproché de Miche. Elle était aussi heureuse à Paris qu’à Ponteilles. Elle dormait sur les tapis comme elle dormait dans l’herbe. Et elle, qui s’éloignait dans la campagne pour de grandes expéditions, qui chassait les oiseaux dans les bois, les mulots et les musaraignes dans les prés et qui passait ses nuits Dieu sait où, acceptait sans aucun regret cette vie nouvelle de chatte d’appartement et ne s’aventurait même pas sur le palier.

Sans doute, elle ne comprenait pas la tristesse de Dingo, qui, le plus souvent, ne jouait avec elle que par politesse et courtoisie. Chaque jour, avant le déjeuner, elle l’obligeait à une poursuite dans l’antichambre et dans les pièces dont la porte était ouverte. Elle venait à Dingo, lui donnait un coup de patte, faisait un bond à faible distance et recommençait jusqu’à ce qu’il eût consenti. Mais il ne jouait qu’avec mollesse, distraitement et parfois s’arrêtait brusquement, les yeux ailleurs, la tête tournée de côté, comme s’il eût cherché par-delà les murs un espace libre où jouer pour de bon, où détendre ses muscles librement, violemment.

Un jour, Miche ne réussit pas à convaincre Dingo qui se coucha devant un fauteuil, sur le flanc, les pattes allongées, tout à plat. Miche tourna autour de lui, avança son museau vers la gueule, puis le dos, puis le ventre de Dingo, comme si elle voulait se renseigner sur sa santé, comme un médecin examine un malade, comme une mère pose la main sur le front d’un enfant, pour savoir s’il a la fièvre. Puis elle sauta sur le fauteuil, s’y étendit, une de ses pattes dépassant le siège. Sa queue se déployait au ras de l’étoffe en larges mouvements indulgents et majestueux. Elle semblait lui dire :

— Mais remue-toi… Tu dors toujours… tu es toujours couché… À Ponteilles, tu étais assommant, mais tu étais bien plus gentil…

Et Dingo semblait répondre :

— Remuer… Où ça… les rues de Paris, ce n’est déjà pas si drôle… Mais je n’y vais même plus…

— Tu ne t’intéresses à rien…

— Je suis enfermé…

— Eh bien, dans la maison ?…

— Quoi… dans la maison ?… Je ne peux pourtant pas m’amuser comme toi avec une bobine ou une pelote de fil… Ce n’est pas mon affaire… Il n’y a rien ici…

— Comment, il n’y a rien ?…

— Il n’y a pas de bêtes…

— Comment, il n’y a pas de bêtes ?… Mais c’en est plein… Tu n’as donc jamais pensé aux fourrures…

— Mais si… j’y ai pensé, j’y pense tout le temps… Mais c’est toujours fermé…

Dès lors, Dingo alla chaque jour flairer à la porte de la penderie où les fourrures étaient enfermées. Il faisait entendre un grognement plaintif, grattait avec ses pattes le plancher, comme s’il eût voulu creuser un trou, et plantait ses crocs dans les moulures de la porte.

Un jour, on oublia de la fermer. Dingo entra avec précaution, comme s’il eût guetté une proie vivante. Il renifla l’odeur fauve et poivrée des fourrures. Il y avait là des zibelines, des chinchillas, des visons, des renards bleus, de l’astrakan, des loutres. Il hésita. La chasse était magnifique. Mais par quoi commencer ? Enfin, il saisit une étole de zibeline, la traîne dans l’appartement et la déchiquette avec des mouvements saccadés de la tête. Il joue avec la fourrure comme avec une bête qui pendrait dans sa gueule et qu’il agiterait dans l’espace, à droite, à gauche, de haut en bas. Il a des grognements de menace, de colère et d’ivresse aussi. Car Dingo est à la chasse. Les fourrures sont des bêtes vivantes, elles ont gardé l’odeur de la bête vivante. Dingo les déchiquette, les balance et les traîne. Sans doute le sang va jaillir et aussi les viscères gluants et mous, dont l’odeur et la saveur ne sont parfaites qu’à l’instant où ils sortent du ventre entrouvert par les crocs. Dingo va d’une proie à l’autre, d’une bête à l’autre, d’une ivresse à l’autre. Il apporte ses victimes au beau milieu du salon, qui devient un champ de carnage. Il a traité comme des lapins ou des rats les étoles de zibeline. Maintenant il traîne, happé dans sa gueule, un long manteau de loutre, où ses pattes s’embarrassent. Alors Dingo a trouvé un adversaire digne de lui. Il desserre l’étreinte de sa gueule, fonce sur le manteau étalé à terre, le saisit à nouveau et le mord avec une agitation si féroce que ses mâchoires et ses pattes ont des contractions convulsives.

Miche sur un fauteuil est absolument immobile. Ses pattes de devant sont un peu ployées. Elle est rassemblée en boule. Ses yeux verts comtemplent avec une volupté grave les fourrures étalées au tapis du salon et Dingo lui-même, dont la rage carnassière s’exaspère à mesure que ses proies, davantage déchiquetées, augmentent de nombre et diminuent de grandeur.

C’est alors que j’entrai dans le salon. Je n’ai point à dire ma stupéfaction et ma fureur. J’allai vers Dingo prêt à le frapper, à me venger, à venger les fourrures. Mais Dingo s’allongea sur le manteau de loutre et son grognement furieux m’invita à la prudence. Il montrait les crocs et défendait sa chasse.

Je ramassai les autres fourrures et les empilai dans un coin et, n’osant frapper Dingo qui continuait à grogner, je l’insultai…

Enfin Dingo, haletant, retourna près du fauteuil de Miche, qui semblait lui dire :

— C’est bien embêtant… c’est bien embêtant…

Décidément la vie avec Dingo était aussi impossible à Paris qu’à Ponteilles. D’ailleurs, je commençais à me demander si la faute en était à Dingo. À Ponteilles, ses crimes n’étaient-ils pas justifiés par la méchanceté des paysans, leur rapacité, leur bêtise ? À Paris, sa responsabilité était bien plus atténuée encore. Son premier acte de violence. Dingo l’avait accompli pour se défendre contre un voleur. Et si ses instincts de chasse et de meurtre l’avaient poussé au massacre des fourrures, il serait injuste cependant de nier que ce luxe humain avait pour lui le caractère d’une provocation véritable. Si l’accaparement des blés nous paraît un crime, que pouvait penser Dingo de tous ces chinchillas, loutres, hermines, astrakans et renards inutilement enfermés dans une penderie ? Non, tout cela n’était pas de la faute de Dingo, c’était de la faute des hommes. Et de la mienne surtout. À Paris, je l’avais négligé, je l’avais laissé dépérir dans une triste oisiveté. Je l’oubliais à la maison sous le prétexte d’aller voir des amis. Des amis ! Et je remplissais les devoirs… quels devoirs ! d’une vie de Parisien.

C’est pourquoi l’idée me vint de voyager.

Dingo et moi nous parcourûmes la Suisse, l’Italie, l’Allemagne, dans l’espoir que les incidents de route, la nouveauté, la variété des spectacles adouciraient ses instincts barbares et formeraient sa jeunesse. D’abord il me fit honneur. Sa beauté, sa belle tenue, sa gentillesse avec les enfants surexcitèrent au plus haut point la curiosité des étrangers, attirèrent sur moi le respect collectif des villes où nous passions. Partout, je reçus les visites les plus flatteuses : fonctionnaires de la police, artistes, savants, barnums, photographes, vieilles demoiselles. Les reporters m’arrachèrent des interviews qui, reproduites quelquefois dans les journaux de Paris, me valurent de la considération, et bien qu’il n’y fût jamais question de moi ni de mes livres, que tous les hommages allassent au seul Dingo, ajoutèrent grandement à ma réputation d’écrivain. Ah si j’avais su profiter de cette aubaine et — n’est-ce pas le cas de le dire ? — utiliser cyniquement cette réclame, quel personnage illustre, quel grand homme je fusse sûrement devenu !

Au cours de ce voyage. Dingo me révéla des facultés prodigieuses que j’ignorais encore en lui. Des facultés, dirai-je, de navigateur. Aussitôt descendu de voiture devant l’hôtel, et, pendant que je discutais avec l’hôtelier sur le choix d’une chambre. Dingo me quittait furtivement. Il se dirigeait vers la ville, s’engageait dans la ville. Il commençait par marcher avec prudence, avec lenteur, attentif, la tête haute, et il s’arrêtait aux carrefours des grandes voies pour humer le vent, noter en sa mémoire des points de repère, établir des points d’orientation. Peu à peu il accélérait son allure, traçait alors de grands cercles autour de l’hôtel qu’il avait choisi comme centre de ses randonnées, lesquelles allaient s’élargissant jusque vers la campagne, et, dans le sens inverse, se rétrécissaient de la campagne à l’hôtel, si bien qu’au boni de deux heures, lorsqu’il rentrait, il connaissait la ville, en tous ses coins et recoins, et pouvait m’en faire les honneurs avec une assurance tranquille de vieux guide.

J’étais heureux… Je ne redoutais plus les catastrophes. Je me disais que dans les villes, les bêtes — je parle au propre, non au figuré — sont rares, exceptionnelles, cachées. La tentation éloignée, conquis à d’autres préoccupations, Dingo ne songerait plus à ses cruelles et néfastes manies. Hélas ! je ne savais pas tout ce que peuvent contenir de bêtes inattendues les repaires d’une grande cité. Et je comptais sans le flair détesté, sans le flair miraculeux de cet apache de Dingo.

Je ne ferai pas l’énumération de tous ses massacres. Ils furent nombreux et affreux, parfois d’un comique imprévu, d’une irrésistible fantaisie.

À Nuremberg, dans une ruelle obscure, près du château, il égorgea deux faisans dorés ou plutôt dédorés qu’élevait tendrement, en son échoppe, un très vieux cordonnier. Je vois toujours à Francfort la petite gazelle que Dingo étrangla dans l’arrière-boutique d’un revendeur juif et la jeune fille qui pleurait sur le cadavre, encore orné au cou d’un ruban bleu, tout maculé de sang… Et le kangourou — un kangourou !  — qu’il tua dans un petit restaurant d’Altona… Et les perroquets de Dresde !… Les deux balbuzards de Dusseldorf !… Le sanglier de Munich !… Et ce contrôleur de chemin de fer qui, à Lucerne, sans ma vigoureuse intervention, eût payé de sa vie l’imprudence qu’il avait commise en voulant conduire, brutalement, Dingo au fourgon des chiens !… Puis-je oublier aussi qu’au jardin d’acclimatation de Cologne, que j’avais eu l’idée stupide de lui faire visiter, Dingo étant entré, — comment y parvint-il ? — dans une volière pleine de flamants roses, les massacra tous et fit s’envoler d’autres oiseaux rares, qui se brisèrent la tête aux grillages ?

J’offris de payer le double, le triple des indemnités qu’on me réclamerait…

Et pour sauver Dingo une fois de plus de la fourrière et de la mort, je pris la fuite, le soir même de ce drame, et, laissant là mon voyage, je rentrai à Paris découragé.