Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 216-265).


VII


En dépit de ses qualités généreuses, de son altruisme si touchant, Dingo — je le compris tout de suite — entendait garder jusque dans l’effusion son indépendance et sa personnalité. Certes, il m’était agréable — jusqu’à un certain point et seulement dans la conversation — qu’il se différenciât de ses congénères en restant « un chien libre ». Humble et rampant, je l’eusse moins estimé. Pourtant, je le dois confesser, mon respect de son individu n’allait tout de même pas jusqu’à tolérer le libre exercice de ses dangereux instincts et les mœurs guerrières de sa race. Du moins, devais-je tenter par tous les moyens de les discipliner, de les affiner — soyons franc — de les annihiler peu à peu complètement.

J’ai la manie de l’apostolat, c’est-à-dire j’aime à me mêler d’un tas de choses qui ne me regardent pas. J’aime aussi — et l’un ne va jamais sans l’autre — à prononcer des grands mots, des mots de penseur, dont je sais qu’ils ne signifient rien du tout, mais qui me subjuguent quand même et me donnent de ma personne une idée avantageuse. Ce que j’aime surtout, c’est qu’aucun incident fâcheux ne vienne déranger le cours de ma vie, en apparence si tourmentée, en réalité si paisible.

Souvent, je me disais :

— Ce Dingo, je l’affectionne certainement… Et il m’amuse beaucoup… Il m’amuse, mais il m’inquiète… J’ai toujours peur qu’il m’arrive bien des ennuis avec lui… Il est parfois si déconcertant !… Pour lui, pour moi, pour notre tranquillité à tous les deux, il est nécessaire, il est urgent que je lui inculque un autre idéal…

Ce mot magique d’idéal, d’autant plus magique que personne jusqu’ici n’a pu le définir exactement, n’a pu savoir à quelle nécessité intellectuelle, et quel besoin moral de nos âmes, de nos sociétés et de nos littératures il peut bien correspondre, aurait dû me rassurer. Je le répétais souvent pour me donner confiance et pour en tirer, comme d’un talisman, je ne sais quel miracle…

— Oui… Oui… Un autre idéal !… Un autre idéal !… Un idéal quelconque !…

J’avais beau le redire toute la journée, le mâcher, le remâcher dans ma bouche comme une viande savoureuse, au fond, il ne me rassurait pas du tout, ce mot magique. Je me souvenais de tous les ravages que l’idéal avait causés dans l’âme des hommes, de l’abêtissement où il avait conduit jadis certains de mes jeunes amis… Oui, mais c’étaient des poètes, de pauvres petits diables de poètes qu’un rien affole et détraque, tandis que Dingo…

Bien des menus faits, des observations renouvelées m’avertissaient chez lui d’un prompt, d’un désolant retour à l’atavisme australien… J’avais remarqué souvent son émotion frissonnante lorsque, encore tout petit, il se trouvait brusquement en présence d’une poule. En apercevant un mouton, il tremblait, non de peur, mais de mauvais désir ; il tremblait comme s’il eût été pris tout d’un coup d’un accès de fièvre meurtrière. À la vue d’un bœuf, il s’agitait étrangement, piétinait le sol avec impatience, puis, tout d’un coup, son corps se ramassait, ses muscles se bandaient comme pour un mouvement d’élan furieux.

— Dingo !… Dingo !… criais-je, en le rappelant à la civilisation…

Il retenait encore son élan, de mauvaise grâce, d’ailleurs. Et, de ses rencontres avec les bêtes, il gardait toute la journée un souvenir passionné, une agitation nerveuse qui me préoccupaient fort pour l’avenir. Car je sentais bien que le moment où il ne le retiendrait plus, cet élan sauvage était tout proche… Et alors ?…

Un jour, ivre d’espace ou bien lancé à la poursuite d’un gibier imaginaire, il faisait par bonds impétueux, jusqu’à perte de souffle, vingt fois, trente fois le tour de l’enclos. Un autre jour, ne l’ayant pas vu de toute la journée et craignant de l’avoir perdu, je le découvrais enfin le soir, sous une touffe d’arbustes, le corps allongé, raidi, vibrant comme celui d’un tigre à l’affût, avec toutes les violences, toutes les ivresses de la chasse et de la guerre dans les yeux.

— De l’idéal !… Ah ! oui, de l’idéal !… Il n’est que temps… Allons… allons… il n’est que temps…

Mais quel idéal ?… J’étais embarrassé et perplexe… Il y en a tellement et de tant de sortes… La guerre aussi est un idéal… et même le plus fameux… Ah ! c’était bien difficile…

Je me décidai enfin à ceci. Doucement, par des détours insidieux, sans le heurter trop vivement dans ses habitudes et dans ses idées, je tentai de l’amener à une conception moins hasardeuse, plus policée de la vie… de la vie européenne, dont je me gardai bien, d’ailleurs, de lui tracer un tableau véridique. En bon historien idéaliste, je sus rester dans la limite des généralités vagues, consolantes et enchanteresses. À mon grand étonnement, Dingo ne parut pas en être impressionné.

— Si c’est tout ce que tu m’offres ? semblait-il me dire… Eh bien, mon vieux…

Un matin que nous nous promenions ensemble calmement, j’essayai de lui démontrer qu’il avait quitté pour jamais la brousse australienne, qu’il vivait maintenant en France, dans la douce France, dans l’admirable France du radical-socialisme, soumis aux mœurs égalitaires, à la discipline sociale, aux lois harmonieuses — les justes lois — qui font de notre patrie la meilleure, la plus glorieuse, la « plus rigolote » aussi de toutes les patries, les autres patries, lesquelles ne sont que d’insignifiants groupements d’êtres inférieurs, un ramassis de peuples tristes et idiots… Je lui expliquai qu’il me devait, qu’il devait à la République, qu’il se devait à soi-même d’accepter loyalement et sans arrière-pensée les bienfaits moraux de notre civilisation, comme il avait accepté sans la moindre hésitation ses bienfaits matériels. Enfin, je l’adjurai de se conduire désormais en bon citoyen. Et je lui donnai du bon citoyen cette définition forte, concise, que, depuis les temps les plus reculés de l’histoire, en donnèrent tour à tour les majorités régnantes, toujours si dissemblables et toujours si pareilles : « Hors de nous, il n’est que de mauvais citoyens. »

Hélas ! ce discours de distribution de prix, que j’agrémentai de citations heureuses et de récits controuvés, ne produisit sur Dingo aucun effet : ni persuasion, ni attendrissement. Presque insolent, très distrait au moins, il ne m’écouta même pas. Pendant que je débitais noblement ces nobles phrases, l’œil dur, le front plissé, les oreilles frémissantes, il suivait le cheminement dans l’herbe d’un coléoptère corseté de bleu.

Je crois… je croyais, à ce moment, au prestige de la parole humaine, à la puissance de ses vertus éducatrices. Je ne me lassai point et redoublai d’efforts. Les arguments les plus décisifs, je les employai jusqu’à l’étourdir ; les prosopopées les plus éloquentes, empruntées aux chefs-d’œuvre de notre littérature journalistique et tribunitienne, je les lui adressai de ma voix la plus vibrante. Dieu sait avec quel art, avec quelle netteté dialectique je sus établir une distinction entre les droits merveilleux que lui conférait sa naturalisation récente et les non moins merveilleux devoirs auxquels l’astreignait le choix qu’il avait consenti, ou plutôt que sir Edward Herpett son répondant, avait consenti pour lui de la France… Tout échoua. Chaque jour, un symptôme plus grave, une constatation plus effarante vinrent me démontrer la parfaite inutilité de mes leçons. Et, loin de s’atténuer avec l’éloquence, de s’adoucir avec l’âge, les passions originelles de Dingo prirent une forme plus précise, un caractère de combativité plus audacieuse.

Il n’y avait pas à se le dissimuler plus longtemps, c’était la faillite de l’Idéal.

Je ne lui demandais pourtant que peu de chose, je ne lui demandais, à ce chien, que de devenir un homme. C’était si facile, il me semble. Il s’y refusa obstinément.

Et ce qui devait arriver arriva.

Un soir, rentrant de Paris, où j’avais passé la journée à démontrer, dans un Congrès international, devant des Allemands, des Norvégiens, des Russes, des Anglais, des Espagnols, des Magyares et des Valaques, l’indiscutable supériorité de la langue française sur tous les patois du globe, j’appris que Dingo avait, d’un coup de dent, cassé les reins de mes deux chats.

J’eus froid au cœur…

— Et Miche ?… demandai-je vivement au jardinier, qui me contait prolixement les horribles détails de ce double meurtre…

— Oh ! Miche !… répondit le jardinier… Dingo a joué avec elle comme d’habitude… Tenez… en ce moment… ils doivent être tous les deux sur la terrasse à faire mille folies… à me briser mes rosiers et mes clématites… Sacré Dingo !… Ah ! ça ne m’étonne pas… Je l’avais dit à monsieur…

Je pensai qu’il y avait eu entre les chats et Dingo, à propos de Miche, un drame de famille… Peut-être Dingo n’était-il pas si coupable qu’on le croyait… Il n’était pas impossible, au contraire, qu’il eût agi héroïquement, chevaleresquement. Et puis, je venais de remporter un grand succès au Congrès international de langue française… Enfin, je ne sais pas, ce soir-là, j’étais accessible à toutes les indulgences, à tous les optimismes. Tout en regrettant sincèrement mes deux vieux chats, je ne voulus pas m’émouvoir outre mesure. En somme, le jardinier n’avait rien vu du drame même. Il n’avait vu que les cadavres des chats. Qui prouvait que ce fût Dingo qui eût tué ? Mais ce bon Thuvin avait l’âme d’un juré de Versailles. Il ne cessait de répéter :

— C’est lui, monsieur… C’est lui… J’en mets la main au feu…

Et secouant la tête, et tordant sa casquette dans cette main promise au bûcher comme un vieux morceau de bois :

— C’est mauvais… c’est mauvais… affirmait-il… Les chats… mon Dieu… je m’en fiche et je pense bien que monsieur s’en fiche aussi… Mais, c’est mauvais… Enfin, monsieur est le maître… monsieur fera ce qu’il voudra… Tant pis pour monsieur… Ce chien-là…

Et il me quitta maugréant, et vouant Dingo à tous les diables de l’enfer.

Sur la terrasse, en effet, je trouvai Dingo qui jouait avec Miche fort gaiement. Aucun remords, aucune honte de son crime, chez l’un ; aucune douleur, chez l’autre. Il semblait que rien ne se fût passé d’anormal quelques heures auparavant.

Dès qu’ils m’eurent aperçu, ils vinrent à moi et me prodiguèrent leurs tendresses accoutumées. Dingo me sautait au cou, Miche se frottait à mes jambes, en miaulant de joie…

— Eh bien, c’est du joli !… Ah ! du joli ! dis-je à Dingo. Te voilà assassin, maintenant ?… Tu veux donc que je t’attache à ta niche pour le reste de tes jours ?…

Mais, ils avaient déjà tout oublié. D’ailleurs, ils ne pouvaient prendre au tragique des reproches et des menaces auxquels je mêlais des caresses involontaires. Et, se bousculant, me bousculant, ils me suivirent dans ma chambre, où ils continuèrent leurs jeux, sur le tapis.

La semaine d’après, nous devions passer la journée chez les Legrel qui habitent, neuf mois de l’année, une petite propriété dépendant de la commune de Sazy-sur-Viorne, à six kilomètres au delà de Ponteilles. Legrel désirait voir Dingo, dont je lui avais parlé avec enthousiasme. Il avait donc été convenu que je le lui amènerais.

Vous connaissez certainement de nom Édouard Legrel et, de réputation au moins, ses beaux et hardis travaux sur la myologie de l’araignée, travaux dont je ne sais pas exactement en quoi ils sont si beaux et si hardis et qui l’ont rendu célèbre dans le monde entier. Mais ce que vous ne connaissez pas, c’est l’être exquis qu’est ce grand naturaliste. Avec sa grosse tête ébouriffée de cheveux roux, sa petite moustache rude qui ne dépasse pas le coin de ses lèvres charnues, ses yeux étonnés d’un bleu profond et mouillé qui répandent sur tout le visage leur douceur infinie, il est impossible d’exprimer plus de bonté et de la bonté plus qu’humaine, de la bonté animale. J’aime aussi la gaucherie ingénue de son corps, la candeur de ses gestes et ses longues jambes maigres qui lui font une marche et une démarche toujours un peu comiques, de même que ses longs bras qui fauchent l’air et que terminent des mains effilées, déliées, très souples, « des mains d’opérateur », disait sa femme avec orgueil.

Depuis plus de vingt ans que je fréquente Legrel, je ne l’ai jamais vu, à Paris comme à la campagne, qu’avec d’immenses chapeaux de feutre gris, cabossés, à très larges bords et des paletots sacs, amples, dont les poches, on ne sait comment, au cours des promenades, engloutissent automatiquement quantité d’objets bizarres, souvent malpropres, toujours inutiles. Modeste, très réservé, très effacé, extrêmement timide, scrupuleux à ne jamais blesser personne, il ne vit, loin de toutes sollicitations, de toutes intrigues, que pour les joies silencieuses du travail, et l’orgueil des découvertes scientifiques… orgueil strictement intérieur, car jamais il ne lui arrive de parler de ses travaux, de se vanter de ses découvertes, dont quelques-unes, paraît-il, furent capitales.

Cela seul suffit à expliquer qu’il n’ait pu encore obtenir le moindre honneur, la moindre distinction officielle, qu’il n’ait été chargé d’aucune mission par un gouvernement républicain, qui ne s’intéresse, dans les sciences comme dans les arts, qu’aux individualités médiocres, routinières, réclamières et protégées… Est-il besoin de dire — car ceci découle naturellement de cela — que les grandes revues à inspiration et commandite académiques ont toujours refusé de lui ouvrir leurs portes orthodoxes et sacrées, qu’elles ne mentionnent ses travaux qu’avec des réserves agressives et une sorte de respect, qu’elles s’acharnent à rendre cruellement ironique et rabaissant. Nous ignorerions encore certaines de ses plus importantes études, si des périodiques anglais, allemands, américains, si des revues françaises indépendantes, comme la « Revue des Idées », n’avaient accueilli, avec l’empressement qu’elle mérite, sa collaboration glorieuse. Enfin, présenté à l’Académie des Sciences, on lui préféra une première fois le prince de Monaco, une deuxième fois le prince Roland Bonaparte.

Un jour, à propos de ce que j’appelais « ce scandale », il me dit en riant mélancoliquement, car jamais aucun fiel n’entre dans cette âme indulgente et simple :

— Encore un prince à passer… le duc d’Orléans, peut-être… Et ce sera peut-être mon tour.

À quoi j’objectai, sur le même ton :

— Mais, mon cher Legrel, soyez sûr qu’après le duc d’Orléans, on découvrira bien, pour vous le préférer, un Rothschild quelconque qui aura doté un quelconque observatoire d’une lunette, d’un pluviomètre… est-ce que je sais ?… d’une simple lorgnette… Et après ce Rothschild, un autre Bischoffsheim, qui aura donné à notre chère France un vieux sismographe hors d’usage…

Cette idée l’inquiéta un peu… Il y sourit cependant :

— Tiens !… C’est vrai !… Je n’y pensais pas…

Et, bonhomme, mais d’une bonhomie un peu crispée, il ajouta :

— On aura raison, après tout… Je ne sais pas pourquoi je m’occupe de ces bêtises-là… Vraiment, ce n’est pas une ambition bien noble… Je me la reproche souvent… Ah ! si je n’avais pas de famille !… Ce que j’en fais, c’est pour ma famille, vous le sentez bien…

Mme Legrel ne se résignait pas aussi facilement que son mari. Elle avait pour lui une tendresse exaltée, une admiration véhémente, excessive…

— Non… non… s’écriait-elle… Tu dois persister… Tu le dois pour toi-même… pour ta fille et pour moi… pour tes amis, si vaillants… pour la science !

— Mais la science n’a rien à voir là-dedans, ma chérie…

Mme Legrel sursautait.

— Comment ? elle n’a rien à voir là-dedans !… Comment !… tu ne serais pas de l’Académie, toi ?… Mais songe donc !… C’est impossible… Je te dis que ce serait trop scandaleux…

Et, s’adressant à moi, pour m’entraîner dans la complicité de ses protestations :

— N’est-ce pas ?… Il faut qu’il en soit… Dites-le lui, vous… Il le faut à tout prix… Seulement, voilà… il ne sait pas s’y prendre… Il ne sait rien faire pour cela… Quel homme !… Moi, non plus, d’ailleurs… Oh ! ce n’est pas indifférence, vous pensez bien… Mais vraiment… je ne sais pas… je n’ose pas… j’ai peur de lui faire du tort… Enfin, je ne sais pas… C’est inouï !

Et, tapant le plancher d’un pied colère, elle criait :

— Enfin, comment tous ces gens-là font-ils ?… Et que font-ils ?… que font-ils ?

— Des choses pas très belles, allez, ma chère amie… disais-je.

— Pas très belles… pas très belles !… Enfin, quoi ?… quoi ?

Et cette femme si pure, de si forte vertu, sans aucune ambition pour elle-même, on la devinait capable d’actes plus que hardis ; car elle ne vivait que pour la gloire de son mari. Elle y eût sacrifié, sans hésitation, jusqu’à la paix de sa conscience.

Legrel, doucement, essayait de la calmer.

— Pourquoi te faire tant de mal, ma chérie ?… Réfléchis un peu… Connais-tu beaucoup de gens aussi heureux que nous ?… Nous ne manquons de rien… Nous avons tout… Je ne sais pas comment tu t’arranges… c’est un miracle… Mais avec notre petite fortune… tu nous as toujours fait l’existence la plus riante, la plus abondante. Grâce à ton génie de maîtresse de maison, nous avons l’air de posséder tout simplement cent mille francs de rentes… Mais oui… je suis un ignoble capitaliste… Regarde mon laboratoire… il est merveilleusement installé… Je peux travailler sans soucis, sans dérangement… tant que je veux, à quoi je veux… Nous sommes entourés d’amis fidèles… de jeunes gens très gentils, de grande valeur… qui me défendent comme des lions… Veux-tu me dire ce que nous aurions de plus avec l’Académie ?…

Était-il bien sincère dans ce détachement ? Je me le suis souvent demandé.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après une courte pause, où je voyais des ombres ternir un peu la limpidité de ses yeux, il soupirait :

— L’Académie… Évidemment… évidemment… En principe, c’est très beau… Mais, dans la pratique… Et puis, aujourd’hui, va… ça n’est guère enviable.

Mme Legrel ne se rendait pas… Elle ripostait…

— Tout ce que tu voudras !… C’est possible… Mais puisqu’il y a une Académie, je veux que tu en sois… il faut que tu en sois. Enfin, voyons… pourquoi y aurait-il une Académie, si tu n’en es pas ?…

Il insistait avec une tendresse presque triste.

— Ton amour pour moi fait que tu exagères l’importance de ces honneurs… Dis-toi bien ceci, ils n’en ont aucune, du moins ils n’en ont pas une très grande… Vraiment, on peut bien s’en passer… Ne nous occupons plus, je t’en prie… n’encombrons plus notre vie de ces petites vanités… vanitas vanitatum… comme dit le poète… Et le poète a raison…

S’efforçant de paraître gai, il ajoutait avec une indulgence, où perçait malgré lui l’aigreur de ses déceptions :

— Laissons cela à ces pauvres princes, à ces infortunés barons de la Finance… Ils en ont plus besoin que moi… je t’assure… En somme, c’est un idéal respectable qui les pousse, eux… Mais oui… ne ris pas… respectable… Ils comprennent très bien que les titres de noblesse et que l’argent… ce n’est tout de même pas ça… qui fait l’intérêt d’une belle vie… Tiens… C’est comme la croix…

Il se levait, et marchait dans la pièce, en faisant de grands gestes…

— La croix ! Buuuu !… Ah ! la croix !… veux-tu que je le dise ce que j’en pense, de la croix… c’est de l’enfantillage, ma chérie… Pire que cela… du totémisme… Allons travailler…

Pauvre Legrel !… Bien qu’il crût devoir chaque fois protester contre elles, il était très fier des insistances de sa femme, qui entretenait sa foi en son génie, fier surtout de son désintéressement, par quoi il s’estimait exceptionnel et même admirable, au-dessus des petites ambitions, des petites faiblesses des autres. Il avait donc dans le monde de la science, même parmi ses ennemis, une réputation de grand individualiste, de grand lutteur, dont il aimait à se parer et à laquelle lui, sa femme, ses amis et moi-même nous croyions fermement, comme nous croyions fermement à son génie.

Il disait toujours, avec une conviction ardente.

— Luttons, mes amis… luttons… La vie n’est qu’une lutte continuelle.

Sa femme lui disait, quand elle le voyait affaissé ou las.

— Toi qui es un lutteur !… Je ne te comprends pas…

Ah ! comme je les aimais tous les deux !

Ils avaient une petite fortune que Mme Legrel avait apportée en mariage. Elle l’administrait avec beaucoup d’intelligence et d’adresse. Leur intérieur était sans luxe, plein de confort et de gaîté. Recevant sans pose, mais avec largesse, des disciples, des amis heureux de se grouper autour du grand savant, ils trouvaient encore le moyen de faire du bien autour d’eux. J’ai su que, bien des fois, ils avaient aidé discrètement quelques jeunes gens qui, sans protections, sans autres ressources que leur foi en la science et en Legrel, avaient embrassé cette carrière encombrée, ardue, si fertile en déceptions de toute sorte. Ils vivaient donc tous les trois, Legrel, sa femme, leur fille Irène, une adorable enfant de treize ans, dans la plus étroite, la plus tendre des unions. Et ils eussent joui d’un bonheur complet si, de temps en temps, les injustices, les passe-droits, les attaques jalouses n’accumulaient dans l’âme de Mme Legrel des colères, des amertumes, que la philosophie du savant ne parvenait pas à calmer et à endormir.

Mme Legrel n’était pas jolie, mais elle avait une activité physique, une vivacité spirituelle, une sorte de charme ingénu et rude, une si grande puissance d’énergie et un dévouement si continu, si passionné qu’elle s’en trouvait, même aux yeux de nous tous, pour ainsi dire embellie. Legrel adorait sa femme. Il adorait aussi sa maison, pour tous les sourires que sa femme y prodiguait, pour le calme moral qu’il y goûtait. Elle était située au milieu d’un beau jardin. C’était une ancienne maison de paysan, intérieurement appropriée sans trop de frais aux besoins nouveaux d’une vie bourgeoise. Pour en cacher les murs de meulière rugueuse et triste, on l’avait presque entièrement tapissée de plantes grimpantes : clématites, vignes vierges, bignonias aux longs cornets orangés, corchorus du Japon aux étoiles d’or, polygonums envahissants, qui partout dressaient leurs belles grappes blanches. Chaque fenêtre avait un balcon et de chaque balcon retombaient, comme d’une jardinière, des capucines et des pélargoniums, dont les longues pousses avivaient le feuillage de couleurs éclatantes. Au bas du jardin, la Viorne roulait sur des cailloux bronzés, ses eaux claires, peu profondes entre les bords surélevés, couverts d’iris et de grands inulas dont les capitules jaunes se mêlaient aux hampes des sagittaires de la Chine. Un peu au delà de la Viorne, sur la pente du coteau, le village de Sazy étageait ses maisons rustiques, qu’entouraient de charmants vergers.

C’est dans cette jolie maison que Legrel travaillait le mieux : travail incessant, coupé quelquefois de courtes promenades dans le jardin et plus rarement, quand elles étaient indispensables à ses recherches, d’excursions botaniques et zoologiques dans les environs. Il sortait peu de son enclos. Le soir, après le dîner, il se délassait de ses préoccupations, de ses fatigues, de « ses luttes » parmi les douceurs de la vie de famille et, comme il y avait souvent du monde à la maison, parmi les joies de l’amitié. En ces moments de détente, d’étirement spirituel, il était très gai, très enfant, aussi enfant que sa fille Irène. Il s’amusait à des choses puériles, aux petits événements de la contrée, où il ne connaissait personne, aux vicissitudes des récoltes, à la vache qui avait vêlé, aux poules d’un voisin qui avaient été écrasées par une automobile. Si un lapin s’était par hasard fourvoyé jusqu’au potager, il y en avait pour trois jours à deviser sur ce cas extraordinaire. Quand ils étaient seuls, il faisait avec sa femme d’interminables parties de dames, ou bien il initiait sa fille à construire des portiques de temples assyriens avec des dominos.

Mais à quoi Legrel travaillait-il ?… En réalité, je ne l’ai jamais bien su… Ce que je sais, ce que nous savons tous, c’est que Legrel, par des expériences dynamométriques, a calculé et évalué au poids la force musculaire de l’araignée. Ce que je sais encore, c’est qu’il découvrit, chez l’araignée, un muscle « compensateur », qu’on ne connaissait pas, qu’il avait baptisé : le muscle legreloïdien, fait énorme, prétend-il dans un de ses ouvrages, et qui doit très prochainement révolutionner toutes les données que nous avons sur l’anatomie générale.

Un jour que je m’entretenais avec M. Giard des travaux de Legrel.

— Quel fumiste ! s’écria cet authentique homme de science, en éclatant de rire… Tout cela est idiot…

Je ne tirai aucune conséquence fâcheuse de cette opinion, pourtant si spontanée, car je me rappelais fort à propos, pour la réputation de mon ami, cette parole de sir Edward Herpett : « … Ah ! vous savez, mon cher… la jalousie des savants !… »

À l’exception de sa femme, chargée du soin glorieux d’en faire le ménage tous les matins, personne n’entrait jamais, pas même ses jeunes disciples, dans le laboratoire de Legrel : un grenier transformé en une vaste pièce, très claire, meublé de vitrines, les unes contenant des appareils, des instruments de toute sorte, les autres des collections d’insectes, de minéraux, d’escargots préhistoriques recueillis dans le pays. Une bibliothèque garnissait les murs de gros livres et d’épais dossiers, classés dans des chemises de parchemin étiquetées avec soin par Mme Legrel. Puis, çà et là, des estampes coloriées, des moulages, représentant, grossis au microscope, les systèmes vasculaires et nerveux d’insectes rares… Une table de verre, qu’on appelait « la table opératoire », chargée de microscopes, de trousses, de bocaux avec des liquides colorés, occupait le milieu de la pièce, sous une verrière pratiquée dans le plafond et garnie d’un vélum transparent. C’est là qu’il disséquait, qu’il vivisectait ses petites bêtes.

— Si vous pouviez le voir découper une fourmi ou un puceron !… C’est admirable… s’extasiait Mme Legrel… Et, chose curieuse… à table, il ne peut même pas découper un poulet… Expliquez-moi ça, vous !

Au laboratoire attenait une autre pièce, plus vaste encore, où sous des cloches de verre Legrel élevait, selon leurs besoins, leurs habitudes différentes, les exigences de leur climat, de leur habitat d’origine, d’innombrables tribus d’araignées. Il y en avait de toutes les grosseurs, de toutes les couleurs, de toutes les mœurs et de tous les pays. La plupart, cadeaux envoyés en hommage par des correspondants enthousiastes qu’il avait jusque dans les plus lointaines, les plus bizarres régions du globe.

Une seule chose me chagrinait en Legrel. Il ne me parlait jamais de ses travaux et chaque fois que j’y faisais allusion, que j’y prenais de l’intérêt, il détournait tout de suite, quelquefois un peu rudement, la conversation. Était-ce défiance de moi ou dédain de mon ignorance en ces matières ou jalousie de quelques petits succès que j’avais eu la chance d’obtenir ? Je ne pouvais pas admettre un instant cette supposition malséante, qui était le renversement de toutes les idées que je me faisais sur le caractère de mon ami ?… Timidité alors ?… Modestie ?… Non plus… Plusieurs fois, à des paroles qui lui étaient échappées, j’avais parfaitement senti qu’il avait au fond l’orgueil de son savoir, la conscience de sa valeur. Vraiment, je ne savais à quoi attribuer cette discrétion, je ne veux pas dire outrageante, mais qui me blessait un peu.

Il est vrai qu’il ne me parlait pas plus de mes travaux que des siens. Jamais il ne m’avait exprimé son opinion sur un de mes livres, une de mes pièces. Je suis sûr qu’il ne les aimait pas. Mais ne pas les aimer au point de n’en parler jamais, cela m’était affreusement pénible et me jetait souvent en de profonds découragements. Je ne pouvais non plus rien savoir de sa pensée par Mme Legrel, pour qui rien ni personne n’existaient en dehors de son mari et qui n’arrivait pas à concevoir qu’on pût s’intéresser dans la vie à autre chose qu’aux muscles de l’araignée. De chacune de mes visites, de moins en moins fréquentes d’ailleurs depuis quelques années, je rapportais un redoublement d’angoisses et de doutes sur mon art et sur moi-même. Les huit jours qui suivaient, j’étais le plus malheureux des hommes, dégoûté de moi, dégoûté de tout, incapable de travail et d’espoir.

— Non… non… plus jamais, je ne retournerai chez ce Legrel… me promettais-je. Je l’aime bien… Je l’admire de toutes mes forces… je l’admire tellement, que je ne sais même pas pourquoi je l’admire… mais il me déprime trop… Il finirait par m’affoler… Non, non… plus jamais… plus jamais…

Heureusement je ne tardais pas à me rassurer, me disant que, en dépit de son génie scientifique, en dépit de la grandeur morale de son esprit, Legrel avait, de son éducation première, gardé en littérature, en art, une sorte de goût vraiment trop glacé de rigidité scolastique et tous ces préjugés universitaires qui sont la négation de ce que j’aime. Je me rassurais surtout en me souvenant de certains jugements assez étonnants, qu’il portait sur Rousseau, Stendhal, Tolstoï, Flaubert, Thomas Hardy, sur tous les maîtres que je chéris et envers qui il ne professait qu’une estime médiocre, pour ne pas dire moins…

— Tout cela est pathologique… grimaçait-il, sans jamais illustrer, d’un exemple, d’une critique développée, d’un commentaire quelconque, cette opinion sommaire.

Mais je crois bien qu’il ne les avait pas lus, qu’il n’avait jamais rien lu qui ne concernât point l’histoire musculaire de l’araignée.

Il n’avait lu que M. Faguet, il n’aimait que M. Faguet « pour sa vision nette des êtres et des choses » et « pour sa forte santé morale ». Mais il l’aimait en bloc, se gardant bien d’expliquer le pourquoi de cette préférence et en quoi la vision de cet écrivain honorable et très répandu était si nette et si forte sa santé morale. Il disait aussi de M. Paul Bourget qu’il avait « une certaine culture scientifique » et que sa frivolité mondaine s’en trouvait parfois ennoblie. Il disait encore bien d’autres choses.

Au fond, ce grand spécialiste, cet observateur si aigu de la vie de l’araignée, ce chercheur de muscles inédits se trompait du tout au tout, du moins s’illusionnait, comme un poète, sur la vie en général et sur les hommes en particulier. Legrel n’était pas un artiste au sens où nous entendons ce mot ; ce n’était pas non plus un penseur ; c’était un savant. Et peut-être — j’admire que je puisse émettre aujourd’hui cette supposition sacrilège sans en être troublé — n’avait-il du savant que la puérilité souvent comique et la candeur bouffonne. Ne les comprenant pas, il méprisait toutes les œuvres d’imagination et de sensibilité, celles qui n’ont pas, pour s’étayer, le support direct, visible, grossièrement affecté et rugueux de la science.

J’essaie en ce moment de me rappeler ses conversations sur la littérature, l’art et sur la vie, je cherche une idée forte ou curieuse, un point de vue original, l’élan d’une intelligence, la preuve d’une personnalité, enfin quelque chose… une impression, une sensation tirée de lui-même, une observation qui ne lui vînt pas des livres ou des autres. Et j’ai beau me souvenir et j’ai beau fouiller mes souvenirs, je ne trouve rien qui mérite d’être retenu. Non, en vérité, rien, rien… rien. Il était si modeste !

Je me hâte de dire que cela ne nuisait pas aux sentiments que j’avais voués à Legrel. Malgré la différence de nos tempéraments, j’avais pour Legrel une amitié qui était maintenant plus que de l’amitié : de la vénération. Je ne me disais pas encore que, lorsqu’on n’aime plus quelqu’un, on prend souvent le parti de le vénérer. C’est plus facile.

Nous fûmes reçus avec l’empressement, la cordialité habituelle. Et Dingo eut tous les honneurs de la réception.

— Dieu ! qu’il est beau !… s’écria Legrel.

— Comme il a l’air doux et intelligent !… dit Mme Legrel.

— Ah ! père… j’en voudrais un comme lui, dit Irène Legrel.

Elle me demanda :

— D’où ça vient-il ces chiens-là ?

— D’Australie, chère petite…

Elle battit des mains ;

— Tu entends, père… d’Australie… Il vient d’Australie… Alors, tu peux bien en demander un pour moi à M. Barclett, qui t’a déjà envoyé des araignées…

Legrel fit une légère grimacé. Il répondit très vite, sur un ton un peu ennuyé :

— Nous verrons… nous verrons.

Choyé, caressé, conscient de l’admiration qu’il provoquait. Dingo fut particulièrement aimable avec nos hôtes. En psychologue averti, il s’attacha tout d’abord à conquérir les bonnes grâces d’Irène, ce qui fut facile. Il ne la quittait pas, jouait avec elle doucement, respectueusement, comme eût fait un petit camarade bien élevé. Et à chaque caresse, à chaque gambade, à chaque manifestation de la joie affectueuse de Dingo, Irène exultait. Elle tapait dans ses mains et sautait des deux jambes en même temps, comme un oiseau…

— Père… père… Regarde-le… Regarde ses oreilles… sa belle queue… Et comme il est gentil… C’est un amour… tu veux m’en donner un… dis ?… Un tout pareil ?… Ah ! Oui, père, n’est-ce pas ?…

— Mon enfant, ce n’est pas un chien pour les petites filles…

— Oh ! père… j’aimerais tant qu’il joue avec mon mouton !

Legrel avait pris la tête du chien, lui avait ouvert la mâchoire, compté les dents. Puis, après un examen solennel, minutieux des dessous de la paupière, du palais, des ergots, il s’était tourné vers moi :

— Exact… très exact… tout ce qu’il y a de plus exact… professa-t-il. Je n’aurais jamais cru qu’un dingo aussi brusquement arraché à son milieu s’humanisât de la sorte !… Il n’est pas méchant avec les autres bêtes ?…

Je voulus conserver à Dingo son auréole intacte.

— Du tout… du tout… affirmai-je… La douceur même…

— Très intéressant… vous savez ?…

— Vous ai-je dit que, grâce à lui… ou plutôt grâce à sa mère… nous avons retrouvé l’origine du tableau de chasse ?

— Mais non… Ah bah !

— Oui, mon cher, l’origine du tableau de chasse…

Je dus conter l’anecdote à Legrel qui s’en montra très frappé.

— Ah ! mais !… Ah ! mais !… fit-il.

Puis aspirant l’air avec ses lèvres disposées en sifflet, il répéta :

— Très intéressant… très… très intéressant !

Dingo étonna, ravit tout le monde par sa bonne éducation, l’élégance de sa tenue, sa discrétion, son tact. Correctement, il suivait les allées, même les sentiers les plus étroits, prenant bien soin de ne pas marcher sur les plates-bandes, évitant de heurter les plantes, surtout de les arroser comme font les autres chiens, même les mieux dressés. Mme Legrel me confia ceci :

— Je puis vous le dire maintenant, j’avais une peur pour le jardin… une peur !… J’en tremblais. Mais il est inouï, ce chien… Il comprend tout… Vous avez dû avoir beaucoup de mal à le dresser ainsi.

— Nullement, répondis-je, heureux de tous les éloges dont on comblait Dingo… Cela lui est naturel… Il est comme ça…

— Ah ! c’est inouï !… réitéra Mme Legrel. C’est vraiment inouï !

— Mais pas du tout… affirma Legrel… Il est comme ça… La nature !… La nature !…

Et s’adressant encore à moi :

— Très intéressant… très important même… capital… On ne sait pas assez ce dont la nature est capable…

Je jugeai cette réflexion un peu naïve, un peu faible pour un si grand savant. Mais quoi !… Toujours la même attitude sans doute. Et peut-être aussi que Legrel, par bonté d’âme, voulait se mettre à notre portée, ne pas trop nous humilier, ne pas nous trop écraser de sa supériorité. Je lui en voulus tout de même un peu de cette banalité et du ton sacerdotal sur lequel il l’avait proférée. Nous nous promenâmes dans le jardin. Au choix des plantes, à leur disposition, je reconnaissais partout le goût de Mme Legrel. Elle avait le goût des décorations florales de plein air, comme elle avait le goût des arrangements intérieurs. Il était délicieux ce jardin, tout fleuri d’espèces vivaces, avec des coins abandonnés où les plantes sauvages poussaient librement leur touffes primitives et amies.

— Père, dit Irène… si on menait Dingo voir mon mouton ?

— Oui, ma chérie, après le déjeuner, consentit Legrel.

Irène fut contente :

— C’est ça… Après déjeuner. Nous leur ferons faire une bonne partie à Dingo et au mouton.

Legrel m’expliqua que son ami, le célèbre naturaliste et philosophe sir John Lubbock avait envoyé tout dernièrement à Irène un mouton extraordinaire dont la tête toute noire, lisse et luisante comme un masque de satin, sortait d’un gros paquet de laine blanche et si longue qu’elle traînait à terre et le recouvrait entièrement, ainsi qu’une jupe. Magnifique exemplaire d’une race presque entièrement disparue, même au Thibet, dont il est originaire.

— Les Anglais sont tentés de le reproduire à cause de sa laine, ajouta-t-il. Je le tenterais bien aussi. Mais nous n’avons que la femelle… Pour le moment, c’est la joie de la maison et la toquade de cette demoiselle… J’avoue que moi-même il m’intéresse, ce gaillard-là… On vous le montrera après le déjeuner…

Le déjeuner fut simple et exquis, comme toujours. Legrel était assez gourmand ; aussi sa femme ne dédaignait pas de surveiller la cuisine, au besoin de mettre aux casseroles sa main experte et savante. Il fut aussi très gai. Jamais, je crois, je n’avais vu Legrel d’aussi belle humeur. Contrairement à ses habitudes, Dingo se tenait fort discrètement aux côtés d’Irène qui, de temps en temps, lui octroyait avec une caresse et une parole gentille de petits morceaux de viande. En outre, notre grand naturaliste semblait ce jour-là vouloir se départir de sa réserve coutumière. Il nous raconta, sur les insectes des particularités curieuses, d’ailleurs très connues.

— Hier, dit-il, j’ai vu une chose admirable… Je ne pense pas qu’on l’ait encore observée… C’est très important, vous allez voir. Je traversais une petite pelouse dans le jardin… Il soufflait de l’Ouest un vent assez violent… Une guêpe s’envola de l’herbe à mes pieds, une guêpe commune, remarquez bien, une Vespa germanica, tout simplement… Elle emportait dans ses pattes une mouche, dont les ailes éployées, comme deux petites voiles, offraient une grande résistance au vent… La guêpe volait difficilement, avec effort… Elle n’avançait pas… Que fit-elle ?… Je vous le donne en mille… Elle fit ce que bien des hommes n’eussent pas osé faire en pareille circonstance.

J’avoue que je me représentais difficilement un homme en pareille circonstance, c’est-à-dire s’envolant du gazon, avec une mouche, aux ailes éployées, dans ses pattes. Mais je me gardai bien d’en faire la remarque à Legrel, qui continua :

— Mon cher, voici ce que fit cette vespide… Elle se laissa tomber à terre, en parachute, très doucement, scia, vous entendez bien, scia les deux ailes de la mouche qui étaient un obstacle à son vol… Et elle s’envola de nouveau avec sa proie… allègre… Est-ce confondant ?

Et, prenant un air rêveur, profond, il répéta sa phrase favorite :

— On ne sait pas assez ce dont la nature est capable…

Mme Legrel se tourna vers moi, le visage épanoui.

— Comment peut-il voir toutes ces choses-là ?… admira-t-elle. C’est inouï…

J’osai objecter, car cette phrase sur la nature m’avait encore agacé :

— Mais, mon cher Legrel… cette vespide si intelligente… pourquoi s’obstinait-elle à voler contre le vent ?… Elle n’avait qu’à prendre le vent…

À ce moment, la cuisinière apportait un poulet, loyalement cuit à la broche et arrosé de beurre grésillant, selon la tradition d’autrefois. Cette diversion permit à Legrel de ne pas répondre immédiatement. Il avait levé les yeux vers le plafond, sans doute pour chercher dans les hauteurs l’inspiration de sa réponse, quand tout à coup je vis son front se plisser, ses yeux se noyer d’ombre. Et, se servant de ses poings fermés arrondis en tube comme d’une lunette d’approche, il s’écria :

— Tiens !… tiens !… tiens !… par exemple ! Mais qu’est-ce que c’est ?… Regarde donc… qu’est-ce que c’est ?

Et il montra à sa femme une grosse araignée, qui courait sur une moulure de la corniche.

— Toi qui as de bons yeux, Irène, dit-il encore à sa fille… Lui vois-tu des cornes ?

Irène s’était levée vivement, s’était rapprochée de l’endroit où l’araignée faisait ses évolutions.

— Oui, père, répondit-elle… Je crois bien qu’elle a des cornes…

— Deux ?…

— Au moins deux.

Legrel se leva à son tour. Il frappa un grand coup de poing sur la table.

— C’est ça… C’est bien ça !… cria-t-il… Une gasterachante… Mais, sacristi !… On a donc ouvert la porte du laboratoire ?

— Mais non… affirma Mme Legrel, qui avait pâli et dont le visage était tout bouleversé. Mais non… Je t’assure. Je suis sortie la dernière, ce matin… J’ai fermé la porte…

Legrel grogna :

— Enfin les gasterachantes ne traversent pas les murs comme des fantômes…

— Je parie que c’est encore ce menuisier… s’écria Mme Legrel… Il aura laissé du jour sous la porte… Ah ! ces ouvriers !… Il faudrait tout faire soi-même… Mais ce n’est peut-être pas une gasterachante, mon ami… Irène… tu es sûre qu’elle a des cornes ?

— Sûre, petite mère… elle a deux cornes..

— Alors c’est bien une gasterachante, soupira la pauvre femme désespérée. D’ailleurs, je ne sais pas ce qu’elles ont dans le corps, les gasterachantes… Elles ont vraiment le diable dans le corps… Toujours sorties !

Brusquement, la voix de Legrel s’enfla comme un coup de vent. La salle en fut ébranlée ; les vitres tremblèrent. Et il me sembla que les arbres tressaillaient dans le jardin.

— Qu’on ferme la fenêtre… ordonna-t-il… les portes… Qu’on bouche la cheminée… vite !… vite !

Nous étions tous debout, Dingo très excité, la cuisinière embarrassée, avec son poulet au bout de ses bras et, le menton pareillement levé, nous tendions vers le même point du plafond des regards anxieux, effarés. L’araignée courait toujours sur la corniche. Tantôt elle disparaissait au creux de la moulure, tantôt elle surgissait de l’ombre, plus loin, dans un rond de lumière. Crispés, très pâles, les paupières battantes, le cœur sautant dans la poitrine, nous la suivions, comme sur le môle d’un port de pêche la foule angoissée, suit les mouvements d’une petite barque qui lutte contre la tempête et qui tout à coup va sombrer dans les brisants. Legrel poussa un cri, un cri rauque, tragique qui résonna dans la salle, comme sur les quais, dans les ruelles du port, résonnent les appels sinistres de la trompe du canot de sauvetage.

— Elle a des cornes… Elle a des cornes… Je vois ses cornes…

Il commanda à sa femme :

— L’escabeau… vite !

À sa fille :

— Ton filet à papillons.

Puis il se ravisa :

— Non… non… on lui casserait les pattes… et peut-être les cornes… Que personne ne bouge !… Pas de bruit, surtout… pas d’allées et venues… Laissez-moi faire…

Heureusement, au bout de dix minutes, l’araignée finit par prendre le parti de descendre le long du mur, charmée sans doute par Legrel, qui ne cessait de siffler, très bas, un air mélancolique et monotone, qui me rappela le chant plaintif que les pâtres tirent de leurs flûtes dans les montagnes. Et Legrel cueillit délicatement avec son mouchoir l’araignée tout étourdie de musique.

Après l’avoir examinée minutieusement, il eut un soupir de soulagement :

— Elle n’a rien… Les pattes sont intactes… les cornes aussi… le céphalothorax aussi… Ah ! la mâtine… elle m’a donné chaud…

Pendant qu’il allait la réintégrer sous sa cloche de verre, Mme Legrel, tout émue de ce drame, s’excusait :

— Je suis bien contrariée… Le poulet va être froid… Ah ! c’est très ennuyeux… Mais vous pensez… une gasterachante !… Je le connais, n’est-ce pas ?… Il en eût été malade, le pauvre garçon…

Le déjeuner s’acheva dans un peu de gêne. Quoi que nous fissions, il nous fut impossible de retrouver la gaieté, la confiance amicale du début. Legrel avait repris son attitude hermétique de savant. Mme Legrel était encore toute préoccupée de la négligence de ce menuisier, qui avait mis la science en péril et failli amener une véritable catastrophe. Quant à Dingo, saturé de caresses, fatigué d’émotions, engourdi de friandises, il dormait allongé sous la table, comme un ivrogne. Malgré nous, de temps en temps nos regards à tous allaient simultanément vers le plafond et suivaient les moulures de la corniche. Nos imaginations étaient hantées d’araignées gigantesques et monstrueuses. Nous en voyions courir partout, surgir de partout. Je crus en apercevoir une qui traversait à grandes enjambées le lac de sirop d’une tarte aux prunes.

— Là !… Là !… criai-je…

— Quoi !… Quoi !… Mais quoi donc !…

— Une araignée… une araignée !…

Ce n’était rien, ce n’était qu’une ombre, l’ombre d’une toute petite feuille, que la brise, entrant par la fenêtre rouverte, projetait de la corbeille et faisait mouvoir sur la pâtisserie.

— Ah ! vous m’avez fait peur… dit Legrel, qui avait pâli à nouveau.

Je pensai que je pourrais redonner quelque intérêt à la conversation, en posant à Legrel des questions sur les gasterachantes, leurs mœurs vagabondes et leur goût pour la musique. Mais celui-ci simula de ne pas m’avoir entendu. Il dit à sa femme, d’une voix énervée :

— Cette tarte est détestable.

Elle répondit, tristement, en s’excusant :

— C’est pourtant moi qui l’ai faite, mon ami…

— Je ne dis pas le contraire, insista-t-il. Je dis qu’elle est détestable. Voilà tout.

Je me sentis devenir furieux. Oui, vraiment, j’éprouvai contre Legrel une haine subite, violente. Je ne pouvais lui pardonner d’éluder une fois de plus, et si grossièrement, sa réponse à des questions naturelles, polies. Je ne pouvais lui pardonner non plus d’adresser à sa femme un reproche injuste, stupide ; car la tarte était délicieuse.

— Elle est délicieuse… délicieuse… délicieuse… clamai-je sur un ton agressif… Elle est extraordinaire cette tarte… Elle est inouïe…

Legrel me regarda à la dérobée, avec des yeux un peu méchants, puis haussa légèrement les épaules.

J’avais envie, j’avais besoin, un besoin physique, de l’injurier. Je sus me contenir. Mais du fond de mes plus lointains souvenirs, rapprochant, arbitrairement d’ailleurs, certaines paroles de certains gestes, certains actes de certaines expressions du visage de mon ami, je pris plaisir — un plaisir vengeur — à me dire à moi-même :

— Il ne me répond pas… parce qu’il ne sait pas, parbleu !… Je suis sûr qu’il ne connaît même pas les araignées… qu’il ne connaît rien… rien… rien… Un savant ?… Lui ?… allons donc !… Un bluffeur !… Rien… rien… rien… ce n’est rien… moins que rien… Le dessous de rien… Sa réserve ?… mais c’est à mourir de rire… Sa réserve… C’est qu’il ne sent rien… qu’il ne sait rien… qu’il n’a rien à dire… Et ses dégoûts pour les honneurs… pour l’Académie ?… Ah ! parlons-en de ses dégoûts… Pour l’Académie… Il crève d’envie d’en être… de jalousie de ne pas en être… Et toutes les infamies qu’il commet pour en être !… Hypocrite… Farceur… Ignorant… Fumiste… Crapule !…

Cette énumération d’épithètes injurieuses ne s’arrêta pas là. J’épuisai tout ce qu’en contient le vocabulaire poissard et j’en inventai de nouvelles. On eût dit que tout le monde, autour de la table, écoutât, dans un silence consternant, rouler en moi ce flot de mots orduriers. Seule, Mme Legrel était visiblement absorbée par d’autres préoccupations. Elle grignotait et regrignotait sans cesse de petits morceaux de cette tarte si décriée par son mari et, s’efforçant de rassembler sur un même point toutes les subtilités de son odorat et de son goût, elle cherchait à se rendre compte de ce qui y manquait et à savoir pourquoi elle était détestable, cette délicieuse tarte aux prunes.

Mais je me repentis bien vite de toutes mes pensées méchantes et de ces frénétiques outrages. Je considérai Legrel qui à ce moment pelait silencieusement une pêche. Toute la bonté, toute la pureté, toute la droiture de sa grosse face naïve et la clarté de ses yeux, son dos rond, les trois dents qui lui manquaient sur le devant de la bouche… tout cela m’attendrit aux larmes. J’eus honte de moi. Ah ! comme j’aurais voulu lui demander pardon, l’embrasser. Ah ! mon pauvre cher !… Ah ! mon pauvre grand Legrel !…

Ce fut un soulagement général, quand Irène, qui se tournait et se retournait impatiente sur sa chaise, exhaussée par un gros dictionnaire de zoologie, se leva, appela Dingo, toujours allongé sous la table, et, le couvrant de caresses, lui dit :

— Mon petit Dingo, maintenant nous allons voir mon mouton, pas ?… Il est sous la charmille, attaché à un piquet, le pauvre… Il nous attend… Tu vas être gentil avec mon mouton… dis ?… Tu sais… je t’aime bien… mais j’aime bien aussi mon mouton… Tu vas voir comme il est drôle !… comme il est intelligent !… Et puis, il est bien plus petit que toi…

Pour lui donner confiance sans doute, Dingo lécha la main d’Irène, avec la grâce élégante d’un jeune snob qui, dans un salon, baise le poignet d’une dame.

— Eh bien… c’est ça… dit Legrel… Allons voir le mouton.

Et il donna le signal du départ, non sans avoir scrupuleusement examiné toute la pièce, du stylobate à la corniche et vérifié, même sous la table, qu’il ne s’y cachait pas la moindre araignée.

Plantée sur toute la largeur du jardin, la charmille le bornait à l’ouest et donnait sur les cultures séparées de lui par un mur très ébréché et moussu, petit mur charmant que décorait naturellement une abondante flore saxatile. La charmille était vaste, droite, feuillue et très vieille, avec des bancs de pierre de loin en loin, entre les fûts des troncs. Par la baie de ciel ogival qui la limitait tout au fond, on voyait, au delà d’un moutonnement de verdures argentées, pointer dans la lumière un petit clocher.

Nous marchions lentement, silencieusement, religieusement sous la voûte des feuillages comme dans une nef d’église. Legrel avait pris mon bras et s’y appuyait d’une façon doucement pesante. Il était un peu congestionné et un peu gêné. Visiblement, il éprouvait le besoin de me montrer plus d’affection que jamais.

— Ah ! mon vieil ami… mon vieil ami !… me disait-il de temps en temps.

Je sentais bien qu’il cherchait à me dire autre chose. Je sentais aussi qu’il ne trouvait pas ce qu’il eût voulu me dire. Et c’était infiniment touchant. Sans doute, durant ce déjeuner, il s’était passé en lui ce qui s’était passé en moi. Il avait eu de la haine contre moi, il m’avait injurié tacitement, mais violemment, comme je l’avais fait moi-même. Et il s’en repentait. Et sous l’influence de ce repentir qu’activaient toutes les douceurs d’une digestion heureuse, ses yeux débordaient de tendresse, de cette tendresse véhémente qu’il n’arrivait pas à exprimer par des paroles. Et il n’arrivait qu’à répéter chaque fois en y mettant plus de force, plus d’émotion et plus d’embarras :

— Mon vieil ami !… Ah ! mon vieil ami !

Pour se donner une contenance plus aisée, il évitait de piétiner les insectes, m’en nommait parfois quelques-uns — qu’est-ce qu’il risquait ?  — et il affectait de suivre avec intérêt leurs évolutions dans l’herbe. Mais, réellement, il ne suivait que les remords de son âme. J’avais envie de pleurer. Moi aussi j’aurais voulu lui dire des choses enthousiastes et je ne pouvais que répéter à son exemple :

— Mon ami… ah !… mon vieil ami.

Irène, coiffée d’un grand chapeau de paille, d’où s’envolaient les longues et légères traînées d’un voile de gaze bleue, nous précédait avec sa mère. Et Dingo marchait aux côtés d’Irène, qui s’amusait à mettre dans la gueule du chien des branches mortes que celui-ci emportait, déchiquetait comme une proie, en secouant la tête et en grondant.

Soudain, il s’arrêta, laissa tomber la branche à terre et, tête haute, corps frémissant, narine brûlante, œil en feu, dressa ses oreilles.

— Dingo ! appelai-je d’une voix impérieuse… Dingo ! Ici…

C’est que, pour la première fois de la journée, je venais d’avoir conscience de mon imprudence et de ma légèreté. C’est que je comprenais un peu tard ce qui allait arriver, ce qui ne pouvait pas ne pas arriver. J’eus peur. Mon cœur se serra. Je sentis une sueur me mouiller le front : j’apercevais, à cent mètres de là… tourner et bondir autour de son piquet, le mouton de sir John Lubbock.

— Dingo ! Dingo !

J’avais hurlé cet appel de toutes les forces de mon désespoir et de ma terreur.

Joyeuse, battant des mains, Irène s’était tournée vers nous :

— Il l’a vu !… Il l’a vu !… criait-elle.

Je hurlai encore :

— Dingo ! Dingo !

Mais Dingo ne m’écoutait pas, ne voulait pas m’écouter. Lancé en une course folle dans l’allée, il diminuait, diminuait, à chaque foulée… et ne paraissait pas plus gros qu’un lièvre.

De plus en plus amusée, Irène dansait et tapait des mains.

— Il l’a vu !… il l’a vu ! Père… père… regarde… Il l’a vu… Qu’il est gentil !

— Ah ! mon Dieu ! gémit Mme Legrel qui avait mis son lorgnon devant ses yeux.

— Pourvu que !…

Legrel n’acheva pas. Il lui sembla comme à moi que Dingo s’était rué sur le mouton… et qu’ils roulaient tous les deux, boule blanche et boule jaune, confondues dans l’allée, là-bas…

Je m’étais mis à courir, à galoper, multipliant vainement les appels d’une voix qui se voilait, s’enrouait, ne sortait plus de ma gorge. Et Legrel me suivait de près, agitant ses grands bras. Et Mme Legrel courait aussi, derrière son mari, essoufflée, gémissante. Et son grand chapeau défait lui battait aux épaules. Les cheveux épars dans le vent, Irène courait derrière sa mère. Comprenant maintenant le drame horrible qui se jouait au bout de l’allée, elle criait, pleurait, suppliait, comme si Dingo eût pu l’entendre.

— Non, Dingo… Non, mon petit Dingo… sois gentil… Non… non… Je t’en prie…

Quand j’arrivai enfin, haletant, suffoqué par la course, voici ce que je vis : Dingo avait renversé le mouton. Entièrement couché sur lui, il le maintenait serré aux flancs, au ventre, entre ses cuisses. Et sa mâchoire lui fouillait la gorge, avec rage. Il y avait des gouttes de sang sur l’herbe. Des gouttes de sang avaient jailli sur le tronc des arbres… Déjà le mouton ne se débattait plus… et la queue de Dingo battait, en signe d’une joie féroce, d’une sauvage victoire… À coups de pieds, à coups de canne, à coups de pierre, j’eus beaucoup de peine à lui faire lâcher prise. Je me penchai sur le mouton. Le sang coulait abondamment par la gorge déchirée et les artères ouvertes. J’essayai de le mettre debout, de le ranimer… Il était mort, bien mort.

Legrel à son tour et Mme Legrel examinèrent la blessure, soulevèrent la tête qui retomba sur l’herbe, inerte et molle.

— Oui ! fit Legrel… il est bien mort !

Et madame Legrel répéta en écho.

— Il est bien mort…

Nous étions si consternés par la rapidité, par l’horreur de ce meurtre, que nous restions là, courbés autour de la victime, sans un geste, sans une parole. Ne sachant que faire, ne sachant que dire, j’invectivai contre Dingo, qui s’était éloigné, le museau tout rouge, en grognant, non toutefois sans surveiller, d’un œil mécontent et attentif, ce que nous allions faire de sa proie. Lui seul n’avait pas perdu la tête dans cette catastrophe.

Et Legrel ne disait toujours rien. Et Mme Legrel considérait le cadavre de ses yeux agrandis, tout ronds, horrifiés. Et la pauvre petite Irène, très pâle, se mordait les lèvres, cruellement, pour ne pas éclater en sanglots devant nous, tandis que des hoquets soulevaient sa poitrine à la briser.

Je ne sais plus les choses folles que je débitai, les promesses folles que je fis, les terribles menaces que je proférai contre Dingo, les excuses éperdues par où je m’humiliai et j’humiliai, avec moi, toute la nature. Cela était si excessif, si disproportionné, cela dénotait un tel désarroi mental que Legrel et sa femme finirent par s’émouvoir. Peut-être redoutèrent-ils de me voir tomber en démence tout à coup. Peut-être eurent-ils l’idée d’un suicide, dont mon désespoir exalté, mes paroles incohérentes pouvaient vraiment évoquer l’image sinistre chez des âmes simplistes. Ce furent eux — les braves gens — qui entreprirent de me calmer, de me consoler. Oubliant leur peine et leur rancune, ils m’entourèrent de leur affection bruyante et désordonnée. Toutes les banalités enfantines, les condoléances bébêtes que nous suggère le spectacle de la douleur, ils ne m’en épargnèrent aucune. Hélas ! quand je repense parfois à la mort du mouton de Sir John Lubbock, je ne puis me défendre d’un rire amer et comique. Il me semble bien que ni eux ni moi ne fûmes sincères en cette occasion tragique.

— Ce n’est pas de votre faute, mon ami… me dit Mme Legrel…

— Allons ! allons ! calma Legrel, ce n’est de la faute de personne…

Et Mme Legrel reprit :

— Qu’est-ce que vous voulez ?… C’est un malheur sans doute… mais un malheur comme il en arrive tous les jours à ces pauvres moutons… Après tout, ce n’était qu’un mouton… voilà ce qu’il faut se dire…

— Un ovidé… professa Legrel… un simple ovidé…

Comme si de le ramener à son impersonnalité zoologique, cela fût moins douloureux, cela fût en quelque sorte professionnel, scientifique, de l’avoir perdu…

Il alla même plus loin pour me mettre à mon aise et m’enlever tout remords.

— Bah ! fit-il presque gaiment… Cela ne fait rien… cela ne fait rien… Au contraire…

Irène, à bout de courage, s’était effondrée sur un banc de pierre et, la tête dans ses mains, elle pleurait, sanglotait, suffoquait de douleur. Sa mère l’emmena.

— On t’en donnera un autre, ma chérie !… un bien plus joli…

— On t’en donnera deux, surenchérit Legrel.

Il regarda longtemps Irène qui s’éloignait, la tête penchée sur la poitrine de la bonne Mme Legrel…

— Pauvre petite ! soupira-t-il… Elle est si nerveuse !… Elle m’inquiète parfois… Bah ! il n’y paraîtra plus demain.

Je le vois encore, je le verrai toute ma vie, lorsque nous rentrâmes. Il cherchait des paroles amies et n’en trouvant pas qu’il n’eût dites au moins cent fois, il essayait — ah ! si franchement — de dériver vers n’importe quoi le cours de mes idées et il me disait, bégayant :

— Dans la vie, voyez-vous, on n’a jamais que des ennuis… Tenez… moi… j’ai bien de la peine avec mes araignées. C’est bien plus difficile à élever que des moutons… Croiriez-vous, mon cher, qu’il m’est souvent arrivé, sous une cloche où j’en avais mis huit, de n’en plus trouver le lendemain qu’une seule… Et dans quel état ! Grand Dieu !… Elles s’étaient toutes entredévorées…

Je crus qu’il allait conclure par sa phrase sur la nature. Il me l’épargna.

Je voulus abréger notre visite. Ce fut en vain qu’ils insistèrent pour nous retenir à dîner. Je ne pouvais plus vivre, en face de ces excellentes gens, à qui je venais de causer une telle affliction et qui par surcroît s’en excusaient.

Au moment de partir, Legrel me demanda, pour bien me prouver qu’il ne me tenait pas rigueur de la mort du mouton :

— Alors ?… Quand revenez-vous ?… On se voit si peu… Voyons… dimanche… Ça vous va-t-il ?… Nous comptons sur vous, dimanche… Est-ce dit ?

Il me fallut bien accepter. Legrel voulut mettre le comble à ses bonnes grâces :

— Et je vous montrerai mon laboratoire… si cela peut vous intéresser… Il est assez curieux…

Tâchant de sourire, il ajouta :

— Par exemple… je ne vous promets pas les araignées… D’ici dimanche, elles se seront peut-être toutes mangées… À dimanche.

— À dimanche, confirma Mme Legrel… D’ailleurs, on vous écrira pour que vous n’oubliiez pas.

Ah ! notre retour avec Dingo qui, assis sur les coussins de la voiture en face de nous, froidement, sans remords, se léchait le poitrail, où des gouttes de sang était restées.

Nous ne reçûmes pas la lettre promise. Et ce dimanche-là nous n’allâmes pas chez les Legrel. Nous n’y sommes jamais plus allés…

J’ai rencontré Legrel bien des fois depuis cette journée fatale… Il est toujours aimable et gentil. Il m’accueille avec la même cordialité. Mais, je le sens, c’est fini… Quelque chose de nous est mort avec le mouton de M. John Lubbock.

Irène s’est mariée, il y a six mois. Je l’ai appris par les journaux… Elle a épousé un jeune savant du plus grand avenir, un naturaliste qui a déjà publié un ouvrage très remarquable et qui a fait sensation : « Manuel théorique et pratique de la digestion du cafard (blatta orientalis) ». Nous n’avons pas été invités à son mariage, un beau mariage pourtant, dont M. Perrier, qui était l’un des témoins, a dit plaisamment que c’était le mariage du cafard et de l’araignée.