Bibliothèque Charpentier — Eugène Fasquelle, éditeur (p. 29-55).


II


Je l’élevai sans trop de peines et sans alertes. Une constitution robuste, un formidable appétit, un ardent désir de vivre, de se dépêcher de vivre, de se dépenser à vivre, hâtèrent son développement, qui fut rapide. Dingo poussa, d’un jet vigoureux, comme un sauvageon d’églantier.

Depuis le jour où, un peu dégoûté de lui et ne sachant par quel bout le prendre, je l’avais retiré de sa boîte, mon sentiment sur l’esthétique des petites bêtes avait bien changé.

L’enfance de l’animal est un délice, un perpétuel enchantement. Plus encore que sa fraîcheur adorable de matin, ce sont les disproportions de ses formes et leur apparent désaccord, « ses fautes de dessin », dirait l’École des Beaux-Arts, son aspect radieusement caricatural qui me ravissent et qui rendent si émouvants, pour moi, barbare, cette fleur d’esquisse, ce prestige tout neuf d’une chose qui commence. D’autre part, les petits animaux n’apportent pas dans la maison une insupportable tyrannie, ni dans les cœurs le désarroi des transes quotidiennes. Ils sont de tout repos : discrets, joyeux, bien portants, respectent nos méditations, notre travail, notre sommeil, ne crient jamais, ne réclament jamais rien, ni qu’on les berce, ni qu’on les baigne, ni qu’on les fouette, ni qu’on demeure, des nuits et des jours, fiévreusement penché sur leur niche. Et ils n’accueillent pas nos soins, nos caresses, nos anxiétés qu’avec des grimaces. Oh ! ces douloureuses grimaces, qui font d’un enfant que l’homme a conçu dans l’inquiétude, la maladie, la misère ou la haine, une sorte de minuscule vieillard, rabougri et hargneux !

Exquis et cocasse à regarder, parce qu’encore disproportionné dans ses formes, — j’y insiste,  — gauche dans ses membres avec gentillesse, si spirituellement « mal dessiné », dessiné comme une petite image de pierre, au portail d’une église gothique. Dingo avait toujours la tête beaucoup trop grosse, beaucoup trop lourde, pour cette raison, je pense, que c’est à la tête, qui ensuite les répartit avec justice, qu’affluent toutes les énergies nerveuses et sanguines d’un corps. Il l’avait si grosse qu’il semblait gêné par elle, uniquement gouverné par elle, incliné par elle, comme par un poids étranger, vers le sol. Il l’avait si lourde, que parfois s’aidant de ses pattes malhabiles, il cherchait à se l’arracher et à la poser par terre, pour ensuite courir plus librement. Savait-il que des saints renommés en avaient usé de la sorte avec la leur ?

Malgré cette préoccupation hagiographique, sa physionomie commençait à se dégager des hésitations, des incohérences de l’ébauche initiale, à prendre un caractère que je ne pourrais pas bien définir d’un mot, qui était, qui allait être plutôt de la gravité, de la gaîté, de la malice, une sorte d’effronterie bizarre et gracieuse… Quoi encore ?… De la cruauté, peut-être ?… Peut-être de la bonté ?… Enfin quelque chose d’impétueux et de calme à la fois, quelque chose de comique et de noble, de candide et de rusé… je ne sais trop… ce que vous voudrez, après tout.

N’ayant pas encore assez de muscles, il avait les nœuds des articulations trop saillants, la peau mal tendue sur l’ossature, ici plissée, lâche et flottante, là trop ajustée, trop étroite, comme si elle n’eût pas été taillée pour lui et qu’on l’eût achetée dans un magasin de confections, au petit bonheur. Il avait les pattes trop fortes, pareilles à celles des jeunes lions ; les oreilles trop molles, trop ouvertes, intérieurement bourrées de peluches protectrices et passagères qui, à chaque pointe, s’ébouriffaient en aigrettes, comme chez les guépards. Sa queue était ridicule, une queue de rat filiforme et vermiculaire. Mais on y sentait sourdre, tout au long, un foisonnement de poils, légers comme un duvet, fins comme le gazon qui sort de terre, et elle promettait bientôt de devenir un magnifique objet. Aucun doute que, sous le nez, le menton, au bas du poitrail, il ne lui vînt de la barbe, comme à un vieux sculpteur. Sa démarche restait toujours vacillante, désunie. Il s’irritait de glisser comme un rustre sur les parquets cirés, de butter au moindre obstacle, à la moindre inégalité du terrain. Et il zigzaguait en courant, tel un gamin qui aurait trop bu. Mais quel délicieux gamin, ingénu, effronté, cordial, roublard, n’ayant peur de rien et de personne… Et si drôle.

Je m’étonnai que vis-à-vis de moi, vis-à-vis des familiers de la maison, il ne gardât rien de la méfiance farouche qu’ont toujours les bêtes sauvages — et comme elles ont raison ! — au contact des humains. Quant aux passants, il se tenait fermement à leur égard sur le pied, sur les quatre pieds, d’une réserve prudente et soupçonneuse. Non qu’il redoutât les hommes, ah ! parbleu non ! Nous avons vu déjà qu’il n’en pensait rien de bon.

Dingo en était alors, si je puis ainsi dire, à cette période éruptive, à ce moment critique du bourgeonnement, où sous la peau de l’animal, comme sous l’écorce du jeune arbre, les afflux de sève fermentent, bouillonnent, se concrètent en bosses, en plis et vont jaillir de partout en germes éclatés. Avec un intérêt passionné, je surveillais les moindres incidents de sa croissance, de même qu’au printemps on surveille à la pointe des tiges les efflorescences d’une plante, pour épier ce qui va naître d’elle. Sans jamais m’en lasser, je m’amusais à sa gaîté désordonnée qui pouvait paraître souvent de la folie, mais que dominait, que dirigeait une raison d’être supérieure, inconnue de lui, raison d’équilibre physiologique, d’ajustage mécanique, de canalisation vasculaire, d’endurance. J’applaudissais à sa joie de destruction, si touchante, à sa férocité dans le déchirement, si naïve, par quoi, à son insu, s’entraînaient dans le sens de sa destinée les forces naissantes, encore mal distribuées, de ses organes.

C’est ainsi qu’il réglait par ses divers jeux, qu’il mettait au point, mécanicien inconscient, la puissance d’étreinte de sa mâchoire, le fonctionnement musculaire de ses épaules, de son encolure, la souplesse de ses jarrets et de ses reins, en déchiquetant, avec des grondements déjà terribles, le cuir des chaussures, en rongeant le pied des fauteuils, des lits, des tables, les bas de portes, avec un acharnement de fauve affamé, en emportant dans sa gueule, comme de pesantes dépouilles conquises à la bataille, tout ce qu’il pouvait atteindre de fourrures, de vêtements de laine, de chapeaux emplumés, de gants, de brosses de crin, de peignes d’écaille, de bibelots d’ivoire, de corne et d’os, où son flair retrouvait à travers l’espace et à travers le temps, avec l’odeur originelle, l’originelle haine des bêtes, des parcelles de bêtes, que ces choses avaient été jadis. Et je jouissais infiniment, comme devant l’un des plus impressionnants spectacles de la nature, à suivre les progrès de ce lent et sûr travail, les épisodes de ce drame grandiose et obscur, où pourtant j’apercevais, clairement défini, le but vital pour lequel les gestes, les mouvements, les ruées soudaines de l’instinct et leurs nécessaires violences acquéraient, pour la défense et pour l’attaque, une force, une élasticité, une grâce aussi et une précision de jour en jour plus marquées. Il avait l’air de jouer au méchant tigre, de même qu’un enfant, dont la conscience s’éveille, commence à jouer, tout naturellement, au soldat ou au brigand.

Dès qu’il fut davantage en possession de soi-même et maître à peu près de ses organes, Dingo m’émerveilla par une faculté prodigieuse et comique d’adaptation au milieu nouveau où l’avait transplanté l’ingéniosité de notre ami, sir Edward Herpett.

Bien qu’il ne connût absolument rien de la civilisation européenne ni d’aucune autre civilisation, il en accepta immédiatement les douceurs et même il les revendiqua bruyamment, avec une âpre autorité.

Sans qu’il y eût été encouragé par mes conseils et par de préalables conférences sur l’esthétique de la décoration et du mobilier, il choisissait, pour s’étendre, dormir, s’y caresser, les soies les plus douces, les plus mols velours et les plus harmonieux tapis. Ce sauvage enfant de la brousse avait une préférence obstinée pour les bergères, pour les chaises-longues Louis XVI et leurs coussins gonflés de duvet. À s’y enfoncer, il montrait une volupté en quelque sorte provocante. En revanche, il détestait l’Empire, non par esprit de parti, je suppose, — heureusement son adaptation n’alla pas jusqu’à l’opinion politique, — mais comme dénué de confortable, et par trop voyant. Il avait particulièrement horreur du rouge vif et du vert cru. Cela devint si évident, si persistant que je n’hésitai pas à me débarrasser — j’en demande pardon à M. Frédéric Masson — d’un canapé Empire, ayant, comme il convient, appartenu sinon à Napoléon, du moins à quelqu’un de ses frères, de ses femmes, de ses maréchaux ou de ses cuisiniers, et à propos de quoi la mauvaise humeur de Dingo avait fini par me gagner.

Un jour que la querelle avait été plus vive qu’à l’ordinaire, je me dis :

— Dingo a raison. Ce vert acide qui pique les yeux, ces lignes rigides de lit de camp, ce dossier droit qui brise les reins et endolorit les omoplates, cette impersonnalité bureaucratique, cette raideur disciplinaire de salle de police, décidément, ça n’est pas beau. Et que le diable emporte aussi ces accumulations de bronzes ridicules, ces palmes, ces lyres, ces lions, ces torches et tous ces emblèmes de comice agricole, où nous accrochons, Dingo, son poil encore tendre, moi, mes vieux fonds de pantalon. Je vais m’en défaire.

Je le vendis en effet à un ministre radical-socialiste, qui adorait l’Empire, je veux dire le style Empire, et « seulement, rectifiait cet homme d’État, dans l’ameublement, diable » !

Dingo fut ravi. Il s’empressa de manifester sa satisfaction en dévorant une sorte de grand divan en belle peau de cochon, confortablement capitonné, par quoi j’avais aussitôt remplacé le canapé qu’il détestait. Il en eut une telle indigestion et fut si malade que je pensai le perdre.

Il avait, en toutes choses, des idées exclusivement réalistes. Contrairement aux défunts poètes symbolistes qui, par une ironie vengeresse du sort, sont devenus académiciens, bookmakers, critiques de théâtre, placiers d’automobiles, réparateurs de porcelaines, il se refusait avec la plus belle énergie à vivre, dans un « chenil d’ivoire », d’abstractions prosodiques et — autant que cela fût possible à un chien — d’idéales chevauchées avec des crémières neurasthéniques, d’immatérielles amours avec des fruitières de rêve. Non… Il était très fermement résolu à n’exiger de la vie que ce qu’à un chien d’esprit sain, de forte santé, ennemi des théories préconçues, elle peut apporter de jouissances moins raffinées sans doute, vulgaires, grossières à coup sûr, mais tangibles et certaines. Aussi repoussait-il, comme illogique et stérile, la conception de l’art pour l’art, condamnée d’ailleurs avant lui par les meilleurs esprits. Il ne séparait pas le bien-être de la beauté. Il entendait que le beau fût utile et que l’utile fût beau. Et, pour lui, la beauté des choses, c’était leur comestibilité. Par exemple, il ne lui suffisait pas qu’un tapis persan fût reconnu par d’infaillibles experts pour de la belle époque d’Aubusson. Il fallait en plus qu’il le jugeât assez bien conservé, assez riche en haute laine, pour qu’il prît plaisir à se coucher dessus ; il fallait surtout qu’il pût en avaler, facilement, la matière précieuse, si telle était son humeur du moment.

Comprenez-moi, je vous prie.

Jamais Dingo ne me fit, ne fit à personne de confidences intellectuelles sur la formation de ses idées et le développement de sa vie morale. Vous me direz qu’il était bien trop jeune. Ce n’est pas une raison. Il n’y a que les jeunes gamins pour cultiver ce genre de divertissement morose, et ils finissent toujours par se noyer dans le biberon sans fond de leur âme. Dingo était bien trop avisé pour cela. Je ne voudrais donc pas affirmer que ce furent réellement là ses pensées profondes, ses pensées de derrière la tête. Je ne voudrais pas non plus calomnier son bon goût, au point de prétendre qu’il employât couramment, dans la conversation, ce fatigant, cet éternel vocable : la beauté, si inlassablement galvaudé par les collégiens, les architectes et les femmes de lettres, dans leurs banquets de corps, et qui ne signifie rien… rien du tout. C’est moi seul, je le confesse, qui, par une sotte et orgueilleuse manie d’anthropomorphisme — non dans une intention d’imposture — me plais à tirer des actes d’un chien ce commentaire humain, dans l’impuissance où je suis à en concevoir un autre, honnêtement canin. Je dois aussi à Dingo cette justice — et je m’empresse de la lui rendre — que s’il eut jamais ces idées et s’il employa ce malencontreux vocable, ce fut toujours avec une parfaite ingénuité. Car, tout en lui, me démontre qu’il ne haïssait rien tant que le pédantisme des psychologues, des sociologues, des idéologues littéraires, non moins que la prétentieuse absconsité chère aux critiques d’art.

D’ailleurs, comme vous le verrez, par la suite, il me donna de bien autres sujets d’étonnement.

Sur la nourriture, il était inflexible et — qu’on me pardonne ce mot qui, appliqué à un chien pourra paraître bien irrespectueux pour la Royauté, pour l’Empire, pour la République et pour tous les systèmes de gouvernement qui en dérivent — traditionaliste. Oui, Dingo était traditionaliste — en cuisine, du moins. Il n’admettait aucune synthèse, aucune chimie alimentaires. Avec dégoût, avec indignation même, il repoussait tout lait qui ne fût pas très pur, à qui manquât ce que mon pharmacien appelait son « coefficient de buthyrification », toute soupe qui n’eût pas été confectionnée, selon les règles, hélas perdues, de la plus parfaite cuisine française d’autrefois. Quant à ces biscuits modern-style, composés, sous prétexte d’hygiène et de commodité domestiques, d’on ne sait quelles grattures toxiques, ma foi, il en riait. Bien que les observateurs prétendent que les chiens ne rient jamais, je vous assure qu’il en riait. Certes, il ne riait pas à la manière des hommes qui se tordent de rire, qui se tiennent les côtes de rire : gestes qui lui eussent été difficiles et probablement répugnants. Mais il avait un rire sévère, un peu morne, un rire immobile… le rire classique des augures et des grands comiques.

Au fait, on ne pouvait pas le tromper. Il flairait, de très loin, dans sa pâtée, l’odeur suspecte, l’ingrédient étranger, s’arrêtait net dans son élan, s’allongeait ensuite sur le ventre, les pattes de devant croisées l’une sur l’autre, la tête dédaigneusement levée vers le plafond et ne bougeait plus. À mes appels, il ramenait en arrière ses oreilles brusquement couchées, se fouettait les flancs par de lents mouvements de sa queue, — ce qui était le signe d’un grave mécontentement, au rebours des mouvements précipités qui étaient un signe de joie, — et ne bougeait pas davantage. Si, agacé, je l’amenais de force, en le traînant par la peau du cou, devant sa pâtée, si je lui disais sur un ton impératif : « Allons, Dingo, mange… mais mange donc… sacré nom d’un chien ! » il secouait la tête comme un enfant qui refuse d’obéir. Je crois aussi qu’il ne me pardonnait pas ce jurement… Le « sacré nom d’un chien », l’offusquait, lui semblait aussi blasphématoire qu’à une dévote le « sacré nom de Dieu » d’un vieux général boulangiste.

— Voyons, mon petit Dingo, reprenais-je sur un ton complètement changé, un ton doucement suppliant… mange… je veux que tu manges… Pour me faire plaisir…

Il fallait le voir alors se remettre debout, plisser son front maussade, trépigner, gratter le tapis, renverser sur la nappe de linoléum son assiette ou son bol d’un coup de patte bref et sans réplique. Et il s’en allait, lentement, en affectant de regarder à droite, à gauche, il ne savait quoi, avec un air détaché, un air d’être ailleurs, très loin de sa pâtée et de moi.

Ce qui ne l’empêchait pas, quand il découvrait dans le bois, sous un tas de feuilles mortes, ou bien enfouies profondément dans la terre, d’innommables ordures, de s’y délecter avec gloutonnerie.

Chaque fois qu’il m’arrivait de le surprendre en l’un de ces ignobles festins, je lui disais, avec un chagrin amical, dans l’espoir de lui donner de la honte et du remords :

— Ah ! Dingo !… toi !… toi si bien élevé ! ah ! fi… que c’est laid ! que c’est vilain !

Et je lisais sa réponse dans ses yeux étonnés :

— Eh bien ?… quoi ?… Ce n’est pas de la nourriture… c’est de la chasse. J’appelle nourriture ce que tu me donnes… chasse ce que je trouve… Et tu sais, ce n’est pas fameux ce que tu me donnes… c’est toujours la même chose… Avec ça que tu manges des choses propres, toi… et qui sentent bon… Tiens, justement… le fromage de ce matin…

Que pouvais-je dire ? C’était là répondre… Et, précocité merveilleuse, il n’avait pas encore six mois !

En quelques heures, il apprit la propreté corporelle et la pratiqua minutieusement, jusque dans les plus intimes détails, comme une demoiselle d’opéra. Mais passons.

J’avais remarqué que Dingo apprenait très facilement, sans le moindre effort, tout ce qu’il jugeait devoir lui être agréable et utile dans la vie. Pareil en ceci aux cancres, aux délicieux cancres de collège, tout ce qui lui déplaisait, c’est-à-dire tout ce qui ne correspondait pas à sa sensibilité, à sa mentalité de chien, — Dieu sait que ce n’était pas rare ! — aucune force humaine, ni la sévérité, ni la ruse, n’était capable de le lui faire accepter. Vous ne me croirez pas : il simulait l’incompréhension pour n’avoir point à obéir, et qu’on ne pût vraiment pas lui savoir mauvais gré de ses résistances.

Si parfois il affectait de ne pas comprendre, ce n’était pas, à la façon des critiques, pour en tirer vanité et s’en faire un surcroît de réputation et d’honneur, mais pour qu’on le laissât tranquille, qu’on lui permît de vivre, à l’abri de nos sottises, selon ses goûts, une vie normale, une vie harmonieuse de chien. Comme il avait au fond de l’amour-propre et de la franchise, il ne s’obstinait pas longtemps dans ce rôle d’idiot, qui du reste ne lui seyait pas du tout. Ce n’était donc qu’une boutade passagère. Elle l’amusait un moment, et puis, tout de suite, il en avait honte, la sentait dégradante. Alors, tandis que je lui débitais des discours pédagogiques, Dingo, la tête obliquement penchée, ses prunelles réfugiées sous l’angle des paupières que bridait un petit rire ironique, me regardait avec une malice déconcertante qui, me troublant beaucoup, éteignait vite l’ardeur de mes improvisations oratoires. S’il eût pu s’exprimer dans la langue académique de M. Jean Richepin », il m’eût certainement dit :

— Oui, vieux dab… oui… oui… jaspine, tu m’intéresses !…

Le plus humiliant, c’est qu’il faisait mieux que le dire, il le mimait. Et ses gestes avaient une éloquence plus expressive, plus précise que nos paroles.

— Sacré gosse ! C’est qu’il ne veut rien savoir !… résumait la cuisinière, Marie Toton, qui était de Montrouge.

Laurent Thuvin, le jardinier, jaloux de Dingo, craignant en outre que la venue dans la maison de ce curieux petit animal, trop choyé par nous, ne causât quelque tort à ses enfants, prophétisait en haussant les épaules :

— Ce chien-là ?… Buuu !… Ce chien-là… Monsieur… il est indécrottable… Monsieur n’en fera jamais rien… jamais rien.

Il ajoutait sournoisement, car c’était un brave homme :

— Monsieur aura bien des ennuis avec cette bête étrangère, bien des ennuis… toute sorte d’ennuis… Je sais ce que je dis…

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?… voyons…

— Il y a… il y a… qu’il me fait tourner en bourrique. Il gratte mes semis… saccage mes plants… retourne le terrain de mes couches et de mes châssis… Ah ! par exemple, que Monsieur ne me demande pas des melons, cette année, ni de l’aubergine… ni de la tomate, ni de la tétragone… Il n’y a plus rien… Ce chien-là ?… Buuu !… C’est pire que la grêle, la cochenille et la cuscute. Tenez, aussi vrai qu’il y a un Dieu… j’aimerais mieux avoir dans mon jardin des courtilières… Ma foi, oui !… Ah ! si j’étais que Monsieur !… je le dis carrément à Monsieur… ce chien-là ?…

— Eh bien ?

— Eh bien… je l’néyerais… ah !

— Comment ?… qu’est-ce que vous dites ? vous êtes fou.

Thuvin baissait la tête. Par-dessus sa tête, il étendait à plat ses deux grosses mains gercées, couleur de terre, et les faisait battre, comme des ailes de pigeon : un geste qu’il avait pour exprimer un sentiment d’humilité gouailleuse.

— Peut-être que je suis fou… ronchonnait-il en se dandinant… peut-être que je ne suis pas fou… C’est comme Monsieur voudra… Mais si j’étais que Monsieur… Ce chien-là… je…

S’interrompant brusquement au souvenir d’un crime récent de Dingo, il criait :

— Si au moins, sauf le respect de Monsieur, il ne pissait pas sur mes glaïeuls… Monsieur doit se rappeler… J’ai dit à Monsieur, il n’y a pas longtemps : « Je ne sais pas ce qu’il y a cette année sur mes glaïeuls. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a un contact sur mes glaïeuls »… Eh bien, je l’ai trouvé le contact… pas plus tard que ce matin. C’est lui qui pissait sur mes glaïeuls… Si c’est pas malheureux, tout de même… Ce chien-là !… Ah ! là là…

Ne croyez pas que j’en fusse quitte à si bon compte. Longtemps encore les reproches succédaient aux récriminations, les idées générales aux anecdotes. Car les jardiniers sont extrêmement bavards et ils n’en finissent jamais de nous conter des histoires.

Je m’en rends compte aujourd’hui, j’avais tort. Et tout cela était de ma faute.

J’avais tort de vouloir inculquer à Dingo des notions humaines, des habitudes de vie humaine, comme s’il n’y eût que des hommes dans l’univers et qu’une même sensibilité animât indifféremment les plantes, les insectes, les oiseaux, tous les animaux et nous-mêmes. Heureusement, Dingo, étant plus intelligent que moi, résistait. Il savait très bien ce qui convenait à la nourriture de son corps et de son esprit, ce que nous avons de commun avec les bêtes, et ce qui nous en sépare éternellement. Il savait aussi que, s’il m’eût obéi, il n’eût été ni un chien, ni un homme, rien qu’une espèce d’être vague, désarmé, désorbité, un fantoche absurde, aussi fantoche que Dieu, lequel n’a ni queue ni tête, puisqu’il est théologiquement démontré qu’il n’a ni commencement ni fin.

Cette résistance de Dingo, cette énergie à défendre sa personnalité, irritantes d’abord, firent bientôt que je mêlai, à mon admiration et à ma tendresse pour lui, du respect.

À vivre avec les animaux, à les observer journellement, à noter leur volonté, l’individualisme de leurs calculs, de leurs passions et de leurs fantaisies, comment ne sommes-nous pas épouvantés de notre cruauté envers eux ? Se peut-il que les mœurs des fourmis et des abeilles, ces merveilleux organismes que sont la taupe, l’araignée, le tisserand cape de more, ne nous fassent pas réfléchir davantage aux droits barbares que nous nous arrogeons sur leur vie ? Tous les animaux ont des préférences, c’est-à-dire le jugement critique qui pèse le pour et le contre, le pire et le mieux, leur fait choisir, avec infiniment plus de sagesse et de précision que nous, entre les êtres et les choses, la chose ou l’être qui s’adapte le mieux aux exigences de leurs besoins physiques et de leurs qualités morales. En les torturant, en les massacrant, comme nous faisons tous, pour notre nourriture, pour notre parure, pour notre plaisir et pour notre science si incertaine, au lieu de les associer à nos efforts, savons-nous bien ce que nous détruisons, en eux, de vie complémentaire de la nôtre, par bien des côtés supérieure à la nôtre, en tout cas, aussi respectable que la nôtre ? Et jamais un seul instant, nous ne songeons que c’est de l’intelligence, de la sensibilité, de la liberté que nous tuons, en les tuant.

Fait indéniable, au bord duquel nous devrions nous arrêter, la sueur au front, le cœur serré par l’angoisse. Les chiens qui ne savent rien, comprennent ce que nous disons, et nous, qui savons tout, nous ne sommes pas encore parvenus à comprendre ce qu’ils disent. Non seulement, ils comprennent, mais ils parlent. Ils parlent entre eux ; ils parlent aux autres bêtes ; ils nous parlent. Et, tandis que, malgré tant d’expériences et tant de travaux, nous n’avons jamais pu rien déchiffrer de leur langage, eux, spontanément, ils ont, du moins en ce qui les intéresse, tout déchiffré du nôtre. Sans jamais les avoir appris, ils parlent le français, l’anglais, l’allemand, le russe, et le groënlandais et l’indoustani, le télégut, le bas breton et le bas normand, tous les patois et tous les argots.

Quand je disais négligemment, sans me retourner vers lui : « Dingo ne se promènera pas avec moi aujourd’hui… Dingo restera à la maison », il protestait vivement d’abord, se plaignait ensuite, pleurait quelques instants et il se couchait, la tête attristée, sur le tapis. Si, au contraire, sur le même ton neutre, je disais : « Dingo se promènera aujourd’hui avec moi », alors il se levait d’un bond, en poussant des cris de joie. Il me tirait par ma manche, par les pans de mon vêtement, m’entraînait vers la porte. Et ses cris joyeux voulaient dire :

— Qu’est-ce que tu fais ? Mais dépêche-toi donc !… Nous ne partons pas pour la Chine. Allons, voyons, viens… mais viens donc !

J’avais inventé un petit jeu qui l’amusait beaucoup et où il se montrait fort adroit. Je faisais rebondir des balles en caoutchouc, presque jusqu’au plafond et, à la retombée, il les recevait dans sa gueule. Il y avait huit balles rangées dans une corbeille de vannerie, sur une petite table du vestibule.

— Va me chercher tes balles…, commandais-je au moment où il y pensait le moins.

Lestement, Dingo partait et venait me les mettre, une à une, dans la main. S’il en manquait, il n’avait de cesse qu’il ne les eût retrouvées dans le coin d’une pièce ou sous un meuble. Non seulement Dingo parlait mais il calculait, sans que je l’eusse dressé au calcul.

Admirable sensibilité du chien !

J’ai eu un petit griffon — un délicieux petit griffon — à qui je pense toujours, comme à un ami perdu, comme au plus fidèle, au plus tendre de mes amis perdus.

Bien que sa face fût toute noire et son poil noir, tout frisé, frisé comme une chevelure d’ange, on le nommait Pierrot. Mais ce n’était point le Pierrot lugubre, tragique, douloureux, chapardeur et farceur, de la comédie italienne et de notre pantomime. Et ce n’était pas non plus, comme je l’ai dit, un griffon. Je ne sais pas ce que c’était. C’était un exquis petit animal, pas joli, plus que joli, vif et joyeux et sans cesse pétillant et sans cesse caressant, tout grâce, tout caresses, tout amour. Il s’était fait une toute petite âme, soyeuse et frisée comme son corps, mais blonde, et délicate et un peu frivole et si inventive, en constant désir de plaire, de la plus gentille, de la plus imprévue cocasserie qui se pût voir. À force d’ingéniosité, pour me rendre orgueilleux de lui comme d’un objet unique, il s’était fait aussi une race à lui, à lui tout seul.

Voici trente ans qu’il est mort… et dans quelles circonstances, grand Dieu !

Nous passions une saison à Noirmoutiers. Nous y avions fait connaissance d’une dame très laide, si laide que je renonce à vous décrire l’énormité, l’hyperbolisme, l’hugotisme de cette laideur, si laide que je n’ai jamais eu la curiosité — désireux qu’elle restât un mythe — de demander qui elle était, d’où elle venait, de quelles amours tératologiques et contradictoires elle avait bien pu naître. Un soir, elle était arrivée, comme ça… comme arrivaient toutes les autres femmes, sans être annoncée par de mauvais présages. Et l’île tout entière en avait frémi de malaise et d’horreur… C’était, du reste, un défi injurieux, douloureux aussi, aux lois du rythme, de l’équilibre, de la proportion et de la mécanique. Tout le monde l’évitait, la redoutait, comme un scandale de la nature. Nul doute, pourtant, que, dans une autre époque, on eût fait de sa laideur une divinité, et qu’on lui eût donné à manger, dans les temples, des enfants, des colombes et des vierges. Étant toujours seule, repoussée, honnie et maudite, elle s’était accrochée à nous, comme un naufragé s’accroche, avec toute la laideur crispée du désespoir, aux épaves qui flottent sur la mer.

Je supportais difficilement sa présence, je n’arrivais même pas toujours à admettre sa possibilité. Mais enfin, je supportais l’une et j’admettais l’autre, par miséricorde chrétienne. Et cette miséricorde chrétienne aidant, peu à peu je sentis mon âme s’élever encore plus haut dans le sacrifice, jusqu’à la sublime ivresse du martyre. Du martyre !

Un soir, tous les deux, nous étions assis l’un près de l’autre sur un banc de pierre, dans le jardin. Et nous ne parlions pas. Comment expliquer cela ? Tout à coup, dans un mystérieux et violent suffoquement de tendresse, je me jetai aux pieds de la dame, je l’attirai vers moi et la tenant étroitement serrée contre ma poitrine, je pleurai. Nous pleurâmes, nous pleurâmes longtemps, sur cette laideur sacrée, qui la rejetait hors l’humanité, hors l’animalité… j’allais dire, ingrat, hors l’amour !

Pierrot, lui, se refusait à la voir. Énergiquement. Non, qu’il fût insensible ni méchant… Ah ! le pauvre Pierrot ! Mais il ne pouvait pas. Il avait lutté, il avait fait tout ce qu’il avait pu, pour être gentil avec elle, pour s’apitoyer sur une telle disgrâce. Réellement, c’était plus fort que lui, plus fort que sa délicatesse et que sa pitié. Non, non, il ne pouvait pas. Il lui manquait ces dons également divins : la miséricorde chrétienne ou le sadisme. Et puis, à sa première rencontre avec elle, il avait eu une crise épileptiforme et faillit devenir fou. Quand elle arrivait chez nous, qu’il apercevait de loin sa silhouette sur la plage, sur la dune ou dans le bois, il s’en allait en poussant des cris.

Notre habitation tournait, si j’ose dire, le dos à la mer. Nous n’avions devant nous jusqu’à la ligue d’horizon que des dunes plates, en sillons réguliers. Pour les rendre encore plus tristes, de loin en loin se promenaient, comme de grosses dames en deuil, des touffes noirâtres de chênes verts.

Un canal, dont on n’aperçoit pas les eaux encaissées, relie, à travers les dunes creusées par lui, le bourg de Noirmoutiers à lamer ; ce qui fait ressembler cette partie de l’île vendéenne à un paysage hollandais, comme, sur la côte, les poivriers, les mimosas, les séneçons maritimes et une vague odeur de bouillabaisse évoquent le souvenir de quelque petite crique méditerranéenne.

Un après-midi, je travaillais… C’est-à-dire, par la fenêtre grande ouverte, je regardais passer au creux de la dune, à cet endroit plantée de pommes de terre, les voiles blanches, les voiles rousses des bateaux qui s’en allaient au large ou qui rentraient au port. Je ne voyais pas les bateaux, je ne voyais que les voiles. Et ces voiles avaient l’air de fendre le sol, de le labourer, de biner les sillons. Ce n’étaient plus des focs que la brise gonflait et poussait, c’était des socs. Et je méditais profondément sur cette ingénieuse application de la barque de pêche à la culture des légumes. Près de moi, roulé en boule sur un fauteuil, Pierrot, que ces hautes questions agricoles n’intéressaient pas, dormait. Il dormait d’un sommeil heureux, rêvant sans doute à des choses très jolies, à une très jolie chienne caniche, toute blanche, toute poudrée que, chaque matin, une petite cocotte de Nantes, blonde et teinte et tout habillée de froufrous blancs, elle aussi, menait par un ruban rose, en guise de laisse, sous le bois d’oliviers de la villa voisine de notre maison. Mais peut-être rêvait-il à quelque chose d’encore plus joli. Peut-être, ayant le cœur très pur, ne rêvait-il à rien. Et les invisibles bateaux labouraient toujours les champs de pommes de terre. Brusquement, la dame entra. Elle entra sans prévenir, en coup de vent, comme le malheur.

— C’est moi ! minauda-t-elle.

Comme si nous pouvions nous y tromper.

Brutalement réveillé, mon pauvre petit Pierrot eut devant soi, en plein devant soi, le visage de la dame, et son nez en corne de lune, et sa bouche velue, et le paquet d’algues de ses cheveux. Il se dressa horrifié, chercha à fuir, mais comme il fallait passer devant elle, frôler sa jupe, risquer de recevoir une caresse peut-être, il ne put s’y résoudre. Alors il voulut protester par de farouches aboiements contre ce cauchemar qui se substituait à ses jolis rêves. Hélas ! il n’eut que le temps d’ouvrir sa petite gueule qui resta muette et raidie. Frappé au cœur comme par une balle, il tourna, tourna sur lui-même, roula du fauteuil sur le plancher, où je le vis s’abattre, la langue pendante, les yeux révulsés.

— Regardez donc votre chien, dit la dame… Il est tout drôle.

Tout drôle… Je crois bien… Mon pauvre petit Pierrot était mort !

Quand je pense à la sensibilité peut-être excessive de ce délicieux petit Pierrot, je pense aussi à toutes les laideurs physiques et morales que, sans en être mortellement offensés, nous supportons d’un cœur tranquille, non par courage, non par un noble esprit de tolérance, mais parce que nous ne les sentons pas. Hélas ! nous ne sentons rien, nous ne sentons jamais rien.

Et nous appelons cela de la supériorité humaine !