Chez Mornay, libraire (p. 185-206).


À peine débarqué à Londres, Dingley écrivit l’article fameux, qui devait causer dans l’univers anglais un scandale si retentissant :

Une paille dans le glaive

article sans pittoresque, nourri de faits, net et précis, critique impitoyable de l’organisation militaire britannique.

Il rappelait Spionskop, Belmont, Maggersfontein, humiliantes défaites que l’Empire avait failli payer cher. Si des bergers révoltés avaient tenu en échec la première nation du monde et presque brisé son épée, c’est que l’arme avait un défaut.

Il l’avouait, il le confessait : comme tout le monde, il s’était imaginé qu’une armée de volontaires, qui avait donné au cours du siècle tant de preuves de sa valeur, suffisait aux besoins de l’Angleterre. .Mais non ! il fallait déchanter. Ces nobles lords, ces beaux gentlemen, dont on avait, du jour au lendemain, fait des lieutenants, des majors, des colonels, selon l’âge et la fortune, il les montrait incapables de conduire même une escouade. Il savaient mourir en beauté. Mais à quoi sert de mourir ? Les soldats aussi étaient braves. Mais qu’importe la bravoure quand un mauser vous démolit à mille mètres ? Aux uns et aux autres manquait l’éducation militaire. Et lui, qui avait tant célébré la misère de l’intelligence comparée à la vigueur d’un corps bien entraîné, d’une âme inébranlablement fidèle aux vieilles consignes héréditaires, il réclamait des officiers de métier, instruits dans des écoles sur le modèle de celles de la France et de l’Allemagne ; la substitution du service obligatoire à l’usage suranné des milices enrôlées ; la création de cet organe jusqu’ici inconnu à l’Angleterre : une Ar-mée-con-ti-nen-tale.

Bien qu’il eût écrit son article avec l’aisance à laquelle il mesurait d’habitude la qualité de son travail, il se sentit plus léger dès qu’il l’eut envoyé au Times et que les feuilles n’en traînèrent plus sur sa table. Sans compter qu’il avait toujours contre ce qu’il écrivait cette sorte de haine, si connue des artistes, et qui tient à leur dégoût d’un effort toujours décevant.

Deux heures plus tard, Ebenezer Adams accourait chez le romancier.

Dingley le méprisait, ce Juif, comme un boutiquier sans littérature, mais il le tenait pour le modèle des directeurs de quotidiens anglais, parce qu’il dédaignait les idées générales, qu’il n’avait jamais signé un article de son nom, qu’il ne distinguait pas entre une affaire de presse et une entreprise commerciale, et que possédant à la fois l’intelligence d’un homme averti et celle d’un cocher de cab, Adams subordonnait toujours la première à la seconde. Aussi le romancier attendit qu’il parlât, les yeux levés sur le visage, couleur graisse d’oie, du vieil Ebenezer, avec la curiosité d’un enfant qui regarde un coucou sur le point de chanter l’heure.

— Merci, lui dit Adams, de m’avoir envoyé votre article. Il est juste de tout point : notre système de recrutement est détestable ; nos soldats sont braves et mal exercés ; nos officiers mieux entraînés au cricket et au polo qu’à la pratique de leur métier ; notre service d’intendance déplorable ; nos médecins médiocres, et, dans le haut commandement, une impéritie surprenante ! Bref, nous n’avons pas d’armée. La guerre a été la démonstration évidente de ce fait. Mais l’heure n’est pas venue de le crier sur les toits. Le public n’est pas mûr pour entendre ces vérités. Et surtout, s’il y a dans notre pays des hommes dont il puisse supporter des critiques, permettez-moi de vous le dire, vous n’êtes pas de ceux-là… Je m’explique, ajouta-t-il sur un geste impatient du romancier. Vous êtes… comment dirai-je ? un héraut, un entraîneur, l’annonciateur, l’enregistreur du succès…

Dingley connaissait cette rengaine — le bât qu’on jette sur l’échine des poètes dès qu’ils se permettent d’agir. Irrité de ces conseils trop sages et qui limitaient son pouvoir, il défendit son article avec l’acharnement particulier à ceux qui ont le sentiment inavoué de commettre une sottise.

— J’ai assez joué de la trompette à la gloire de l’Empire, dit-il avec impatience. Aujourd’hui, je crie casse-cou ! il faudra bien qu’on m’écoute ! Il ne s’agit pas de savoir si mon article pourra déplaire. La question que je pose est de salut public. Et croyez-moi, Adams, un seul individu, à cette heure, peut dire à ce pays certaines vérités. Cet individu-là, c’est moi.

Le vieux journaliste l’écoutait, surpris de découvrir des illusions aussi niaises chez un homme qui l’intéressait très vivement à l’ordinaire pour son sens aigu des réalités. Non sans un intime dédain, une fois de plus il constatait qu’un artiste s’exagère toujours son action sur les foules et ne se résigne jamais à n’être qu’un amuseur.


Le romancier s’obstina. Son article parut. Il avait cent cinquante lignes. Et ces cent cinquante lignes — exactement mille deux cent quarante mots — suffirent à compromettre une popularité étayée sur vingt volumes, l’œuvre de toute une vie.

La réprobation fut unanime.

Perdre dans une caserne l’énergie de sa jeunesse, tomber au rang d’une France ou d’une Allemagne écrasées sous les charges militaires, c’était plus qu’il n’en fallait pour indigner la marchande et traditionnelle Angleterre. Quelques soldats, quelques marins sur des planches, avec ça elle avait conquis le monde. Un succès si magnifique et un capital si restreint, c’était là le Miracle anglais. Dingley l’avait-il oublié ?

Les music-halls le chansonnèrent, les journaux satiriques le rendirent grotesque. On le renvoya légiférer chez les buffles et les singes, et donner des lois à la Jungle.

Déchu de sa royauté spirituelle, Dingley connut alors quelque chose de la mélancolie que promènent dans Londres, sous des redingotes indécentes, les monarques dépossédés de l’Orient ; quelque chose de la tristesse spéciale aux vieilles actrices, aux vieux cabotins, aux vieux poètes, à tous ceux qui vivent sur l’émotion humaine — dispensateurs de joies éphémères — un sentiment amer, encore ignoré de lui, qu’il chercha longtemps à préciser et qu’il finit par reconnaître pour une sorte de dégoût de l’humanité.

Il méprisa de se défendre. L’histoire de Barr serait sa réponse.

Mais si les lourds steamers, en apparence insensibles à la violence du vent et des lames, continuent leur course dans la tempête, ils n’en sont pas moins ébranlés jusqu’à leur dernier boulon. Lassitude, vieillesse, ennui ? les imaginations heureuses, oiseaux capricieux qu’il apprivoisait jadis, n’étaient plus aujourd’hui dociles à l’appel de son désir. Il avait trop espéré des jeux du soleil et des brumes, et du rêve solitaire parmi ces foules qui vont du même train pressé à des gains médiocres ou fabuleux, et dont parfois un de ses contes avait suspendu la course. Comme il comprit alors le désespoir de ce peintre, ami de sa jeunesse, le jour où il avait senti qu’il devenait aveugle, que le monde étincelant s’enténébrait pour lui ! Il craignit d’être devenu irrémédiablement vieux, d’avoir épuisé la provision de rêves que la nature dispense à chaque artiste. Il se sentait pareil à un mystique qui ne voit plus son Dieu, et l’univers, pour lui, sembla décoloré. Mais ceux qui n’ont jamais tenté, pour la joie d’un lecteur inconnu — suprême folie ! — de mettre du noir sur du blanc, n’entreront jamais tout à fait dans l’amertume de cet homme en qui l’ivresse des sens, même dans son premier éclat, n’avait jamais valu l’émotion créatrice, et qui ne sortait rien de sa cervelle aride.

Il revit Trafalgar Square, la taverne où il avait accompagné le beau sergent et ses recrues, le War-Office où il se dégoûta d’aller (on se lasse de tout, même du spectacle de la douleur). Mais en vain remit-il ses pas dans les pas de l’homme qu’il avait été, toute harmonie était rompue entre l’histoire de son voyou et ses sentiments intimes. Il se rappelait le triomphant départ de Southampton, l’espoir qui l’avait poussé à prendre la mer. Que rapportait-il de l’Afrique ? Des images de guerre, des propos de soldats, des impressions de fatigue… Seul, un souvenir pour accorder son imagination et son cœur : sa chevauchée dans le Veld.

Aussi longtemps que Dingley vivra, les solitudes de l’Orange ne seront jamais tout à fait désertes. Sans trêve il les parcourt, et sa pensée les couvre comme les ténèbres de la nuit et comme l’éclat du jour. Ainsi, le monde est infiniment peuplé d’une présence invisible de regrets et de désirs. Le cavalier qui foulait, un soir, les herbes brûlées, sous des étoiles qui ne le guidaient plus, était moins désolé que le piéton qui promène, aujourd’hui, le long de la Tamise, ses regrets et son ennui. Alors il croyait avoir atteint l’extrême domaine de l’angoisse ; il ne savait pas encore ce qui reste de bonheur caché au fond de toute inquiétude. Maintenant, il est sans espérance. Nulle aventure, nul accident sur ce Veld de douleur. La chambre de son

petit garçon où il entre chaque soir, est vide…


DANS cet ennui pesant, un de ces music-halls qu’il aimait, parce qu’il s’y développe beaucoup de grâce, d’ingéniosité, de force et d’adresse, lui offrit une tonique attraction.

Quand il y entra, un dimanche, vers quatre heures du soir, le spectacle touchait à sa fin. Sur la toile d’un cinématographe, tendue devant la scène comme un immense piège à capter les images, défilaient les portraits des généraux qui commandaient dans le Sud : Roberts, le petit Bobs, aristocratique et menu ; Buller le dogue ; Baden Powel, le favori des dames ; et French, et White, et Methuen, et le pauvre Gatacre, et le courageux Macdonald, et son ami Garland. Chacun d’eux restait là, immobile, quelques secondes, au milieu du rond de lumière projeté sur la toile, dans l’attitude souriante ou bourrue, plaisante ou solennelle, où le photographe l’avait surpris. Et tous, vainqueurs ou vaincus, la foule les accueillait avec la même faveur, car tous étaient des représentants également respectables de la force britannique.

Soudain une tente apparut. Sous cette tente, une ombre mouvante. Dingley reconnut Lucas du Toit.

Le Boer tenait dans sa main fermée la courte pipe dont lui, Dingley, avait vu briller la braise ; la même boue était à ses bottes, et sur ses épaules ce manteau de roulier dans lequel il l’avait regardé si longuement dormir. Aussitôt le jeune homme, tel qu’il l’avait aperçu une nuit à la lumière d’une lanterne, dans la ferme dynamitée, et qui avait été son maître, se substitua dans son esprit à ce fantôme tremblant. Plus rapides que les images qui passaient sur le verre de la lanterne, d’autres images, d’autres souvenirs se pressaient dans sa mémoire, l’emportaient à mille lieues de cette salle enfiévrée. Durant quelques minutes, il vécut si intensément sur le Veld étoilé qu’il fut ébloui par l’éclat du rideau où tout s’était soudainement effacé, comme un homme qui se réveille en sursaut et voit dans sa lucarne la lune pleine.

De nouveau la toile s’était repeuplée. Un endroit vague, hérissé d’une végétation pareille aux salicornes des dunes ; au loin, des kopjes et des montagnes rasées en forme de table, comme il en avait vu si souvent ; au premier plan, du Toit et un Boer inconnu adossés à un remblai de terre, devant un piquet de soldats.

Même silence sur ce désert que dans cette salle aux aguets, où l’on n’entendait d’autre bruit que le crissement du projecteur, et où ne brillait d’autre lumière que les rayons de la lanterne magique.

Un feu de salve crépita dans la coulisse ; les deux bonshommes tombèrent sur le nez ; la salle s’incendia de lumière ; des hurrahs frénétiques et des refrains jingoës emplirent le music-hall, et dans le fracas de l’orchestre qui déchaînait en furie l’air fameux :


En avant, soldats de la Reine,
Pour l’Angleterre et pour l’Empire !
Nous serons les maîtres du monde !


le romancier prit conscience que, par son enthousiasme, la foule donnait une approbation manifeste à sa patriotique ingratitude envers l’Afrikander insurgé.

Le jour où, dans le parc de Dossieclipp, sacrifiant un mouvement de reconnaissance personnelle à l’intérêt de l’Empire, il avait fermé l’oreille aux sollicitations d’une femme, il était d’accord avec sa nation. Cela d’ailleurs, pas une minute il n’en avait douté, dans sa tranquille certitude de posséder l’instinct le plus juste des profonds sentiments de l’âme anglaise. Qu’importait une mésintelligence, un désaccord d’un jour ? Il conservait sur ce public le plus décisif pouvoir : celui de l’entraîner sur les routes qu’il avait choisies. Finis ces jours de dépression spirituelle, et il soulèverait en ces gens, avec les aventures de son voyou londonien, l’émotion simple, forte et brutale, qu’ils venaient d’éprouver à voir fusiller sur cette toile une manière de héros, mais avec une autre puissance ! car elle est précaire et pauvre la vie d’un cinématographe, et longtemps encore un récit bien construit dominera le jeu de cette mécanique de toute la vieille énergie accumulée dans les mots !


Il prit pour revenir chez lui le chemin de Hyde-Park.

Le soleil s’abaissait derrière les feuillages touffus qu’il emplissait encore de lumière. Une légère brume violette, la brume des fins de jours d’été, montait déjà sous les arbres. À cette heure crépusculaire, une rumeur confuse faite de mille bruits, lointains ou rapprochés, enveloppait tout le jardin. Sur le terre-plein de Marble Arch, groupées autour de leurs fanfares, les sociétés mystiques faisaient retentir l’air de leurs prières et de leurs cantiques, plus isolées dans leurs pensées qu’au milieu de ces pelouses, au long desquelles passait indiscontinûment le flot des promeneurs, des cavaliers et des voitures. Çà et là, éclataient les voix courroucées ou pleurardes des orateurs de plein vent, — chrétiens, juifs, déistes, communistes, athées, — qui versent là, chaque dimanche, leur éloquence de bazar, comme une fontaine fait entendre, au même endroit, son même bruit.

Il les connaissait tous, ces dogs-orators, ces orateurs-chiens, comme on les nomme, depuis l’honorable Master Gadsby, juché sur son haut tabouret à la pointe nord de la pelouse, et qui démontre en quatre points la vérité de l’Évangile, jusqu’au maigre Master Hutchinson qui lance, à l’extrême pointe sud, l’impiété et le blasphème, du haut de sa table de bois blanc. Il connaissait leurs homélies, leurs historiettes enfantines, leurs imprécations comiques, leurs points de vue contradictoires. Mais il aimait en eux la spiritualité candide, le zèle pour l’hygiène des âmes, une absence de respect humain qui va du grotesque au sublime, la virulence de leur passion et leur ardeur à défendre leur petite idée fixe. C’étaient là des vertus anglaises ! L’Empire lui-même semblait dressé sur le monde pour imposer sa vérité, comme un de ces dogs-orateurs juché sur son tabouret.

À travers la vaste pelouse, Dingley allait de groupe en groupe, avec l’impression bizarre de circuler, une canne à la main, dans le cerveau de l’Angleterre populaire. Sous les quatre arbres que l’on appelle les Quatre Bourgeois de Londres, tant la force de leurs frondaisons magnifiques leur donnent un air vénérable, il s’arrêta pour écouter discourir un de ces hommes, qui hier encore n’avaient de nom dans aucune langue, mais qu’on doit bien appeler pacifistes, du nom affreux qu’ils se donnent. Celui-là, un gaillard musclé pourtant ! ressassait ces lamentables idées venues du fond de la Judée, après s’être enfiévrées un moment dans la steppe, au poêle des isbas. L’Allemagne et puis la France avaient laissé passer ces rêvasseries sans courage. L’Angleterre les recevait aujourd’hui par la bouche de ce prophète imbécile. Et Dingley, levant les yeux vers les chênes puissants, leur adressait en pensée cette prière : « Étendez sur ce bavard vos branches en bras de potence, dignes Bourgeois, arbres justiciers ! »

Avec une allégresse oubliée depuis longtemps, il remontait à pied le Strand, lorsque, des étroites rues de Fleet-street, s’élancèrent les crieurs des premiers journaux du soir, et ce cri : « La Paix ! La Paix ! » crépita comme une pluie sur des feuillages arides.

Vingt-cinq mots de Kitchener annonçaient la nouvelle. Lancée la veille de Prétoria, à onze heures un quart, et parvenue dès la première heure au War-Office, toute la matinée la dépêche avait circulé chez le Roi et les ministres. Un jour de semaine, elle eût été connue aussitôt du public, mais c’était un dimanche, dimanche anglais, dimanche d’été, les bureaux fermés, les agences closes, Londres désert. L’événement attendu depuis des mois n’éclatait qu’à cette heure tardive, au moment où dans les églises on célébrait le second service, et où les omnibus et les trains commençaient de ramener à la ville sa population dispersée.

En quelques minutes, la Cité se mit à bruire d’une prodigieuse vie, qui devait révéler au monde que, de toutes les foules humaines, dans le triomphe, l’anglo-saxonne s’emporte avec le plus de fureur. L’étonnante nouvelle courait déjà dans la ville comme un vin trop chargé d’alcool. Une foule, surgie on ne sait d’où, roulait à travers les rues, où la victoire déchaînée semblait retenir le jour. Le « God save the Queen », le « Rule Britannia » se perdaient dans le vacarme des vociférations et des trompettes. Hommes et femmes se bousculaient, s’embrassaient, se chatouillaient avec des plumes de paon, échangeaient grotesquement leurs chapeaux — toutes les classes mêlées, confondues dans la même ivresse. De vieux messieurs, graves et chauves, à la figure replète et rose, des bill-brokers, des merchant-princes, se livraient sur le macadam à des bourrées jingoës, en agitant au-dessus de leurs têtes, coiffée de huit reflets impeccables, de petits Union-Jack. Juchés sur le toit des cabs, des hommes en habit, des femmes décolletées et bras nus, glissaient au-dessus de la foule et de la forêt des drapeaux. Sous l’œil des policemen ahuris, les bourgeoises des quartiers de l’Ouest et les filles de l’East-End improvisaient des gigues d’une patriotique indécence. Tout ce qui couve d’inavouable, d’ardeur furibonde sous la retenue anglaise, se donnait libre carrière. Une kermesse inouïe, un carnaval napolitain envahissait jusqu’aux églises, où l’on fêtait le Dieu des Armées avec un fétichisme barbare.

Longtemps Dingley rêva, ce soir, appuyé au balcon de son appartement.

Les Bergers étaient domptés. Les colonnes éparses allaient se réunir, et le pont de steamers, jeté entre les estuaires de la Manche et les mers australes, résonnerait bientôt du retour des armées. Sur le Veld s’éteignaient les derniers feux. Trois cent mille hommes étaient partis là-bas. Combien engraissaient à cette heure ces territoires infertiles ! Les plus nobles demeures d’Angleterre étaient aujourd’hui pareilles à ces maisons égyptiennes au-dessus desquelles l’Ange destructeur avait passé, les marquant toutes d’une croix. Mais quoi ! l’Empire n’était pas l’œuvre des Saints ni des Anges. Il était bâti par des mains d’hommes, cimenté d’honnête sang d’hommes et de larmes. Demain on compterait les déchets et les pertes ; ce soir il n’y avait pas de place pour la tristesse et le regret.

Toute la nuit, ce fut dans Londres la même furie triomphale, le même indescriptible délire. Dingley en écoutait toujours monter la fiévreuse rumeur. Enfin il quitta le balcon. Sa femme crut qu’il allait sortir pour se mêler à la foule. Elle se trompait. Il vint s’asseoir à sa table de travail. Et dans le cri déchirant des trompettes de carton et des binious à un penny, il recommença d’écrire les aventures de ce voyou londonien, qui redevient un homme pour avoir éprouvé au service de la Reine de rudes fatigues, et senti plusieurs fois passer sur son visage le vent de la mort. Histoire qui, dans l’univers britannique, obtint le plus colossal succès, parce que, nulle part, l’illustre écrivain n’a exalté avec un plus haut sentiment d’orgueil l’égoïsme de sa patrie.

Avril 1906.