Diner public de l’Association de Saint-Joseph


IRLANDE.




LE DÎNER PUBLIC


DE


L’ASSOCIATION DE SAINT-JOSEPH.




O’CONNEL[1].


Dublin, le 25 novembre 1829.


Les patriotes irlandais commencent enfin à revenir de l’espèce d’étonnement où les avait d’abord plongés l’acte inattendu de leur émancipation. Huit mois se sont écoulés depuis la promulgation de cette mesure, sans qu’il en soit résulté aucun bien matériel pour le pays ; et si l’on n’avait dernièrement nommé cinq ou six catholiques à des fonctions de shérif, on serait tenté de croire qu’il n’y a rien de changé à l’ancien statu quo. La misère et ses véritables causes subsistent toujours. Les riches propriétaires, peu jaloux de sacrifier les comforts de l’Angleterre et les plaisirs du continent pour un genre de vie utile à leurs concitoyens, mais peu en harmonie avec leurs goûts, ne se sont point empressés, comme on le prétendait, de retourner en Irlande, et continuent à consommer à l’étranger les immenses capitaux qu’ils en retirent tous les ans, par l’intermédiaire d’avides et processifs attorneys. Accoutumés qu’ils sont à l’atmosphère des capitales et de la cour, ces individus ne consentiront jamais à résider dans leur patrie, tant qu’elle n’aura point un parlement national particulier, parce que, alors seulement, leurs richesses et leur considération leur permettront d’y jouer un rôle. L’Union a porté un coup mortel à l’Irlande, et, jusqu’à son abolition, il n’y a ni paix ni bonheur à espérer pour le pays. Quand le rappel de cet acte inique, fruit du parjure et de la corruption, obligerait seulement les landlords à y dépenser 100 millions qu’ils en soutirent annuellement ; ne serait-ce pas déjà là un immense bienfait pour l’agriculture, les fabriques et le commerce de l’Irlande ?

L’émancipation devait être le prix de l’Union avec l’Angleterre. Pitt en avait donné l’assurance positive aux catholiques, et cependant il fallut une lutte opiniâtre de trente ans pour l’arracher à ses successeurs. O’Connel ne voit point dans l’émancipation la panacée à tous les maux de sa patrie. Dès l’année 1810, il avait signalé dans un discours, chef-d’œuvre d’éloquence et de raison, les inconvéniens qui résultaient pour l’Irlande du pacte d’alliance avec la Grande-Bretagne. Une pétition adressée, à cette époque, au parlement, pour en demander le rappel, n’obtint aucun succès. Cet échec toutefois ne découragea point O’Connell. Il changea seulement de tactique. Il reconnut que tant que ses co-religionnaires ne seraient point en possession de l’intégralité de leurs droits politiques, les protestans refuseraient de faire cause commune avec eux. Il travailla donc à amener ce résultat avec une persévérance inouie, et aujourd’hui, qu’il a enfin triomphé de l’intolérance anglaise, il invite les protestans, les dissidens, les quakers à se réunir à lui pour détruire cet obstacle à la prospérité de l’Irlande. Déjà plusieurs protestans distingués ont envoyé leur adhésion au projet d’O’Connell, et parmi eux, il peut citer avec orgueil le célèbre patriote et publiciste Georges Ensor. Malheureusement la défection est dans le camp des catholiques. Quelques-uns des membres les plus influens de l’association ont déserté la noble cause de l’indépendance. Et quelle victoire si complète ont-ils donc remportée, qu’ils se décident si tôt à se reposer ! D’esclaves de l’Angleterre, ils sont devenus ses sujets, et ils consentent, à ce prix, à voir leur patrie effacée de la carte du monde, où son nom ne figurait, il est vrai, depuis long-temps, que pour mémoire. Ils veulent qu’un parlement étranger par les mœurs, les habitudes, le langage et l’antipathie nationale de ses membres, qu’un parlement, où l’Irlande n’est pas même représentée proportionnellement à son importance dans l’empire, ait mission de faire des lois pour leur pays. Qu’ils consultent le livre des statuts de la Grande-Bretagne, et ils y verront tracés en caractères sanglans, tous les actes relatifs à l’Irlande, qui sont émanés de sa législature…

Dans le récit que je vais vous faire d’un dîner donné, il y a quelques jours, au profit des orphelins de l’hospice de Saint-Joseph de Dublin, vous verrez quels sont les projets ultérieurs d’O’Connell. C’est lui-même qui vous les expliquera dans les divers discours qui servent de préludes aux santés qu’il était obligé de porter en sa qualité de président du banquet. Vous serez sans doute étonné de voir transformer une assemblée de charité en une arène politique ; mais depuis la clôture de l’association, les catholiques n’ayant aucun prétexte pour se réunir, saisissent avec empressement ces sortes d’occasions pour communiquer leurs pensées, leurs intentions et leurs désirs à leurs compatriotes.

Cent trente convives s’assirent à table. Lorsque la nappe fut enlevée, O’Connell prit la parole. Il dit à l’assemblée que le comité lui avait remis une liste de toasts, et que le seul privilége qu’il se réservait, c’était de les porter dans l’ordre et avec les amendemens qu’il jugerait convenables. « J’ai donc l’honneur, ajouta-t-il, de vous proposer celui qui n’occupe que le second rang sur la liste, bien qu’il soit de droit le premier : le peuple, l’unique source légitime de tout pouvoir sur la terre. »

L’assemblé se leva en masse, et but à la santé du peuple, au milieu des plus bruyans transports.

Le toast suivant, continua O’Connell, est nécessairement celui du roi, et en fidèles sujets, nous le boirons avec plaisir. Pour mon compte je lui suis dévoué ; mais ce n’est que tout juste, autant qu’il le faut, pour ne point contrevenir à la loi. J’admire cependant une expression sortie de la bouche de sa majesté. Elle a dit que la puissance était un dépôt entre les mains des princes pour le bien-être des peuples. Paroles sublimes et dignes d’un grand roi ! Tant que sa gracieuse majesté sera de cet avis et qu’elle gouvernera en conséquence, libre à elle de s’aller promener chaque jour dans son phaéton, et de prendre du goujon avec sa ligue dorée dans l’étang de Virginia[2]. Les journaux anglais ne parlent que des promenades et des amusemens du souverain. Lundi, disent-ils, le beau temps permit au roi de faire une excursion à Virginia et de revenir par Sandpit-Gate. Mardi, la pluie empêcha le roi de visiter le château, et il resta toute la journée avec le lord-intendant[3]. Excellente occupation pour un monarque anglais ! Vespasien a dit qu’un roi devait mourir debout. Peu m’importe à moi comment un roi vit ou meurt, pourvu qu’il ne perde jamais de vue ce précepte : que la puissance n’est qu’un dépôt entre ses mains pour le bonheur de ses sujets. (Applaudissemens.)

« On veut maintenant que je vous propose, ajouta O"Connell, le duc de Sussex et le reste de la famille royale. Je prendrai d’abord la liberté d’amender ce toast. Il y a des membres de la famille royale auxquels j’aurais honte de voir associer mon nom et l’objet de notre réunion[4]. Les journaux anglais les accusent des crimes les plus épouvantables. Ils ont eu des officiers de justice complaisans, des juges obséquieux et des jurés disposés à les absoudre, et néanmoins ils n’ont pu se laver des forfaits qu’on leur impute. Vous me permettrez donc de vous proposer seulement la santé de l’ami du pauvre, du protecteur de l’infortuné, et du généreux patron de toutes les institutions charitables, du duc de Sussex. (Vifs applaudissemens.)

« Je ne vous recommanderai pas, poursuit O’Connell d’une voix émue, de remplir vos verres jusqu’aux bords pour le toast suivant. C’en est un qui a été depuis long-temps l’objet constant de ma sollicitude politique. Il existe ici-bas un séjour enchanteur où mon cœur aime à se reposer ; toutes mes affections y sont concentrées, et son bonheur a toujours été le but vers lequel ont tendu mes efforts. Le soleil ne luit point sur une île plus belle ni plus fertile. Le Créateur lui a prodigué les plus riches dons de la nature. Elle est placée à l’extrémité de l’Europe, dans la position la plus admirable du monde. Elle forme le point le plus rapproché des républiques de l’Ouest, et semble l’entrepôt naturel des deux hémisphères. La nature lui a donné des ports commodes et assez vastes pour contenir toutes les flottes de l’univers. Les bords des fleuves et des rivières, qui descendent de ses majestueuses montagnes, offrent les sites les plus avantageux pour des milliers de manufactures. Sa population, en dépit de sa misère et du gouvernement détestable qui a pesé sur elle depuis sept siècles, a crû en nombre et en force ; mais ce que n’avait pu effectuer l’administration anglaise, la législature a tenté de le faire, en votant l’acte des sous-locations[5], instrument atroce inventé par le plus vil égoïsme pour décimer la population. Cet acte est une conséquence de l’horrible union qui nous attache à l’Angleterre ; cet acte n’eût jamais été tenté, si un seul véritable Irlandais se fût trouvé au parlement pour le combattre. C’est une loi inspirée à une aristocratie scélérate par le désir d’exterminer plus facilement le peuple. Si cette loi n’est pas rapportée, on verra bientôt se réaliser en Irlande la fable du Ciron qui triomphe du Lion. Souffrirons-nous cette indignité ? Non, si nos exterminateurs ne nous délivrent pas de cet abominable statut, plutôt que de nous laisser tuer, il nous reste l’alternative de devenir nous-mêmes exterminateurs. C’est la première fois que les Irlandais de toutes les croyances se coalisent franchement. Durant les quatre premiers siècles de l’occupation anglaise, la distinction entre les sujets anglais et irlandais fut soigneusement maintenue. Les habitans de l’Irlande formaient alors deux classes distinctes, dont l’une se composait de sujets anglais et l’autre d’ennemis irlandais. Plus tard, lorsque l’Angleterre établit solidement son autorité, elle partagea la population en protestans et en catholiques, et s’attacha à inspirer à ceux-ci la même haine qui avait auparavant divisé les Anglais et les Irlandais. Nous sommes tous égaux maintenant aux yeux de la loi. S’il existe une différence de fait, la faute n’en est pas aux catholiques, qui ont renoncé volontairement à leurs associations et à leurs assemblées, parce qu’ils veulent vivre en paix et en bonne intelligence avec leurs frères. Quant à notre vice-roi (le duc de Northumberland), il nous promet de belles choses, mais voilà tout. Dieu merci, je n’en veux pas au gouvernement de s’occuper si peu de moi. J’ai toujours méprisé et ses faveurs et ses menaces. Mais pourquoi méconnait-il les services des libéraux protestans qui se sont réunis à nous ? Pourquoi ceux à qui l’événement a donné raison, les amis, les alliés non rétribués de Wellington, sont-ils, je le répète, écartés par l’administration du vice-roi. Ils avaient raison, puisque les membres du gouvernement se sont rangés de leur avis, et néanmoins les personnes d’une opinion diamétralement opposée, sont celles sur lesquelles pleuvent tous les honneurs. Est-ce là un des effets de la mesure de conciliation ? On assure qu’un savant interprète des lois, le juge Jebb[6], a proféré, au dîner de la mairie, les expressions les plus atroces qui soient jamais sorties de la bouche d’un misérable revêtu de l’hermine. D’autres prétendent que cet individu n’a pas tenu le langage qu’on lui attribue. S’il en est ainsi, pourquoi l’attorney-général ne poursuit-il pas ses calomniateurs ? Qui choisit-on pour accompagner le juge Jebb dans sa tournée judiciaire ? c’est le méthodiste Lefroy qu’on va exhumer tout exprès d’une loge orangiste. Voilà comme on entend le bill d’émancipation, et après cela on nous reprochera de n’être point satisfaits ! À qui le duc de Northumberland vient-il de donner 1,700 livres sterling par an ? au fils de Saurin, de cet ex-attorney-général d’une époque où la justice se rendait en Irlande à peu près comme en Turquie. Mac-Kenny a-t-il été créé baronnet ? A-t-on conféré la charge de magistrat à un Milliken, à un Mahony ? On s’en est bien gardé ; mais on a placé un Gregory au château, et un Darley à la direction de la police de Dublin. Les catholiques ne se réunissent plus, et cependant les orangistes, excités par le maniaque sir Harcourt Lees et le stupide comte Talbot[7], ne cessent de parcourir le pays en appelant les Brunswickois aux armes. Comment veut-on que l’Irlande soit heureuse sous un pareil gouvernement ? Pour contenter le pays, il faudrait d’abord commencer par faire justice de ces gens-là, et ensuite lui rendre son parlement. L’Irlande est devenue trop puissante pour rester dorénavant province, et je ne connais aucun gouvernement sur la terre assez bon pour la régir. Il faut un territoire neutre, sur lequel tous les membres de la famille irlandaise puissent se rencontrer. Voilà tout ce que demandent les catholiques. Nous n’aspirons à la supériorité sur aucune classe ; mais, d’un autre côté, nous ne voulons être inférieurs à personne. Ce territoire neutre, c’est l’Irlande. Elle a jadis été indépendante, et elle le sera encore. Je consens à ce qu’elle relève de la couronne d’Angleterre, mais avec un parlement indigène particulier. Tout dépend des protestans ; qu’ils se prononcent pour l’indépendance, et ils l’obtiendront. Quant à moi, je combattrai sans relâche pour la liberté de ma patrie, mais ce ne sera pas avec le secours des catholiques seuls que je réussirai. Que les protestans, les dissidens, les quakers fassent cause commune avec leurs frères, et je leur promets un plein succès. Le jour de l’indépendance n’est pas éloigné ; j’en suis aussi sûr que de voir paraître demain le soleil sur l’horizon. Il n’est pas dans l’ordre des choses que l’Irlande se contente du rang secondaire de province. Elle a le double de la population et des ressources du Portugal, qui est néanmoins un état indépendant. Elle possède deux fois plus de puissance politique que l’Espagne, qui est aussi indépendante. L’Italie renferme plusieurs états indépendans qu’il y aurait de l’ironie à comparer avec l’Irlande. L’Irlande possède plus de population et d’énergie nationale que la Prusse, qui a naguère joué un rôle si important dans les affaires de l’Europe. Elle a infiniment plus de force et de moyens de maintenir son indépendance que le nouveau royaume des Pays-Bas, dont le monarque parjure a foulé aux pieds la religion de ses bons et trop confians sujets. Elle a plus de ressources que la Suède, le Danemarck, ou vingt républiques de l’Amérique du Sud. La jeune Irlande, une fois affranchie, pourrait fixer ses regards sur le soleil de la liberté, à l’égal de l’aigle glorieux de l’Amérique du Nord. Je n’ai jamais désespéré de ma patrie, même dans le temps où j’avais de la peine à réunir cinq ou six hommes autour de moi. On nous regardait alors comme des parias politiques ; et si les orangistes daignaient quelquefois s’occuper de nous, c’était pour nous témoigner combien ils nous méprisaient. La presse presque tout entière était contre nous, et les écrivains courageux qui prirent notre défense furent plongés dans les cachots. Souvenez-vous du vertueux John Magee, et du vénérable Hugh Fitz Patrick ; honneur à ces derniers martyrs de l’Irlande ! Depuis cette époque, nous eûmes à lutter contre le gouvernement, la cour, la police, la yeomanry, la justice, le clergé et la majorité du peuple anglais ; et, cependant, de faibles que nous étions, nous sommes devenus les géants qui ont terrassé les adversaires de l’émancipation. Tous les Irlandais, quelle que soit leur croyance, sont intéressés à cette question, et dans la conviction où je suis de pouvoir réaliser un jour l’indépendance de ma patrie, je vous propose ce toast : à l’Irlande telle qu’elle devrait être, grande, glorieuse et libre ; à la reine des fleurs de la terre : à la plus belle perle de l’Océan. »

Ce discours d’O’Connell fut souvent interrompu par de longs et bruyans applaudissemens, et le toast fut porté avec un enthousiasme difficile à décrire.

À peine le calme fut-il rétabli, que le président prit de nouveau la parole. « On a réuni dans le même toast, dit-il, les noms du duc de Northumberland et de la duchesse, son épouse, l’amie des pauvres. Je vais, avec votre permission, passer sous silence monsieur le Duc. Personne de vous n’ignore la conduite qu’il a tenue à l’égard des malheureux tisserands. Il eut la bassesse de leur acheter pour cinq livres sterling d’étoffe de gilet, et il veilla, dit-on, à ce qu’on lui en donna bonne mesure pour son argent. Cet acte de munificence a été célébré dans une admirable parodie intitulée « les Gilets de velours », que vous devez tous connaître. Quant à la duchesse, la réputation de bonté qu’on lui fait est bien méritée, c’est pourquoi je vous propose la santé de la « duchesse de Northumberland, l’amie des pauvres. »

Ici, la liste des toasts étant épuisée, O’Connell s’assit, et M. Dennan, profitant du premier moment de silence, se leva pour porter la santé du Président. À ces mots, la salle retentit des plus vives acclamations, et O’Connell, debout à sa place, attendit long-temps pour remercier l’assemblée, que le calme se rétablit. « La bonté, dit-il, que vous me témoignez, me remplit de reconnaissance. Dans le parlement, je ne serai d’aucun parti : j’y vais pour travailler. Le seul titre que j’ambitionne est celui de représentant du peuple. Je serai le premier à entrer au parlement et le dernier à en sortir ; et je ne laisserai passer aucune mesure qui affecte les intérêts de mon pays, sans dire ce que j’en pense. Je vois l’Angleterre s’affaisser sous le poids d’une insolente oligarchie, comme autrefois la puissante et superbe Venise. Je montrerai au peuple la nécessite d’une fusion des principes démocratiques et monarchiques, pour ranimer le système constitutionnel. C’est là, suivant moi, le seul moyen de rendre à l’empire britannique une puissance qui est prête à lui échapper, et à ses habitans le bonheur et la prospérité, qui en sont la conséquence naturelle. »

On but ensuite à la « glorieuse et immortelle mémoire de l’Association catholique[8] ; » et M. Finn, un de ses membres les plus distingués, se leva pour remercier l’assemblée, en son nom. « Faible enfant, à sa naissance, dit l’orateur, l’association prit bientôt un accroissement gigantesque, sous la tutelle du père de la patrie ; elle rallia à elle toute l’Irlande, et obligea ses fiers vainqueurs céder à sa force irrésistible. Tout le monde s’accorde à dire que l’abrogation de l’acte d’Union aurait pour l’Irlande les résultats les plus avantageux ; mais beaucoup paraissent croire à l’impossibilité de la mesure. C’est, prétendent-ils, un rêve, une utopie, une chimère. Je pense, moi, que si les Irlandais de toutes les croyances se coalisent paisiblement et constitutionnellement pour l’obtenir, il n’est pas de pouvoir sur la terre assez fort pour leur résister. En 1782, l’Irlande ne comptait qu’un million d’hommes, moitié libres, moitié tyrans, et deux millions d’esclaves dégradés. L’Irlande renferme aujourd’hui neuf millions d’hommes, qui ne le cèdent en bravoure et en énergie morale, physique et intellectuelle, à aucun autre peuple de la terre. Permettez-moi donc de vous proposer « le prompt rappel de l’union législative. » Après ce toast, qui fut reçu avec acclamation, on porta successivement la santé du vice-président, M. Fitz Simon, gendre d’O’Connell ; celle des pairs d’Irlande qui ont souffert par l’Union ; on but à la presse indépendante, etc. ; après quoi O’Connell quitta le fauteuil, et l’assemblée se retira.


La question du rappel de l’Union éprouvera de la résistance de la part de quelques catholiques timides ou ambitieux, qui s’imaginent, qu’il y a plus à gagner pour eux dans l’alliance avec l’Angleterre, que dans l’affranchissement complet de leur pays. Mais si une fois les protestans se prononcent en faveur de la mesure, comme tout porte à le croire, le succès sera certain. « Les Irlandais, a dit l’évêque Doyle, en 1826, forceront la Grande-Bretagne à rapporter l’acte d’Union. La génération actuelle ne s’éteindra pas qu’elle ne l’y ait contrainte. Les Irlandais se sont déjà coalisés pour secouer son joug. L’ambassade qu’ils ont envoyée au Directoire de France ne se composait point de catholiques, mais d’Irlandais. Rien n’empêche qu’ils se liguent de nouveau. »



  1. On se rappelle sans doute qu’une Association protestante vient de se former en Angleterre, dans le but de coloniser les terres incultes de l’Irlande avec des familles protestantes, et d’arrêter ainsi les progrès du paupérisme et du catholicisme (V. notre dernière livraison). Ou aura pu remarquer avec nous à quel degré d’exaspération le vieux parti protestant était parvenu. Le bill d’émancipation n’a fait que redoubler sa fureur. Malheureusement cet acte qui semblait devoir satisfaire les catholiques ne paraît pas avoir répondu à ce qu’ils en attendaient. Les catholiques se plaignent à leur tour que, dans la réalité, leur condition n’a presque pas changé. Pour un grand nombre, l’émancipation ne suffit plus. C’est une véritable indépendance nationale qu’ils réclament ; il leur faut une administration à part, un parlement à part, etc. L’acte d’union avait confondu ensemble les deux législatures d’Irlande et d’Angleterre ; il faut abolir aujourd’hui l’acte d’union. La lettre que nous publions peut seule donner quelque idée de la haine implacable qui divise les deux peuples. Neuf millions d’habitans, au milieu même de la Grande-Bretagne, demandent à grands cris un autre mode de gouvernement ; déjà la moitié peut-être ne se contente plus d’être représentée au Parlement anglais, elle veut un parlement indigène. À ce prix seul, O’Connell consent à relever de la couronne d’Angleterre. Il est impossible de faire éclater plus de colère et d’emportement que le tribun irlandais, il est impossible d’user plus largement de la liberté de la presse et de la parole. L’Angleterre nous semble atteinte de deux blessures mortelles ; le Paupérisme et l’Irlande.
    (N. du D.)
  2. Bras de la Tamnise, qui arrose le grand parc de Windsor.
  3. Le marquis de Conyngham.
  4. Le duc de Cumberland.
  5. En vertu de cet acte, les locataires et fermiers ne peuvent sous-louer sans l’autorisation des propriétaires. Dans un pays dont le sol est la propriété d’un petit nombre d’individus, qui la plupart ne résident point sur leurs terres, une mesure semblable doit avoir les plus fâcheux inconvéniens. Le but des législateurs anglais était d’arrêter les progrès de la population. Des milliers de familles, victimes de cet acte barbare, parcourent aujourd’hui l’Irlande, sans gîte ni autres moyens d’existence que ceux qu’ils tiennent de la charité publique.
  6. Lord Norbury, procureur-général, lors de l’insurrection de 1798, et le juge qui condamna à mort Emmett, et tant d’autres patriotes, en 1803, dit de ce magistrat que c’était un excellent garçon.
  7. Sir Harcourt Lees, jadis affilié à la société philanthropique des Irlandais-Unis, est aujourd’hui un des plus fougueux ennemis des catholiques. Le comte Talbot fut autrefois vice-roi d’Irlande.
  8. Le toast orangiste est conçu en ces termes : « À la glorieuse et immortelle mémoire de notre libérateur protestant, le grand roi Guillaume, qui nous a délivrés du pape et du papisme, de la monnaie de cuivre et des sabots. »