Librairie Hachette et Cie (p. 153-161).


XIV

Félicie se radoucit


Amanda s’était retirée ; elle tint fidèlement sa promesse ; elle alla de groupe en groupe, de garçon en garçon ; chacun se retournait et regardait Félicie d’un air narquois ; les danses continuèrent sans que personne s’approchât d’elle.

Laurent, Anne et même la bonne s’amusaient, sautaient, riaient ; M. d’Alban partageait la gaieté générale, Mme d’Orvillet causait, se rendait aimable et gracieuse pour tout le monde ; toute la jeunesse se livrait à la joie ; Félicie seule, abandonnée de tout le monde, avait un air ennuyé ; sa figure exprimait le dédain, et personne ne s’aventurait à lui parler ni même à l’approcher.

Mme d’Orvillet, qui ne la perdait pas de vue, avait observé et deviné ce qui s’était passé ; deux ou trois fois elle voulut s’en aller pour emmener Félicie, mais les vieux Robillard lui demandèrent si instamment de rester encore un peu de temps, qu’elle n’eut pas le courage de leur refuser. Depuis que Félicie était seule sans parler à personne, Mme d’Orvillet était plus tranquille. Au moins, pensa-t-elle, son orgueil ne blessera plus ces pauvres gens ; elle a si bien fait l’impertinente avec Amanda, que tout le monde en est informé, et qu’on ne veut plus s’y risquer.

La bonne regardait de temps en temps du côté de Félicie ; la voyant à sa même place, elle donna ses soins aux deux petits qui galopaient, qui dansaient, qui mangeaient, buvaient et s’amusaient comme des rois. Chacun s’occupait d’eux, les admirait, les embrassait ; ils ne s’étaient jamais tant amusés.

Le chemineau avait été pris pour aider au service ; il versait à boire, rinçait les verres, lavait la vaisselle, et rendait tous les bons offices en son pouvoir ; lui aussi jetait de temps en temps un coup d’œil sur Félicie ; il entendait ce qu’on disait d’elle autour de lui, et il aurait bien voulu qu’elle fût autrement ; mais il n’osait pas s’approcher d’elle, encore moins lui parler ; il sentait qu’elle lui en voulait toujours, et il ne cessait de se reprocher son aventure avec elle.

« Madame est bien bonne de me l’avoir pardonné, se disait-il ; et ce bon M. d’Alban, qui m’en a parlé aussi sans colère ; c’est qu’il me plaignait au lieu de me gronder ; il m’a bien recommandé de ne jamais me laisser aller à boire ; et bien sûr que je ne recommencerai pas, j’ai eu trop de chagrin d’avoir été pris de vin ce jour-là pour recommencer une chose pareille. Cette pauvre petite demoiselle ! Me déteste-t-elle ! Et de penser que c’est la nièce de ce bon M. le comte ! C’est ça qui me chagrine le plus. Que puis-je faire, mon bon Dieu, pour me rapatrier avec elle ?… C’est qu’elle a une manière de vous regarder et de vous parler qui n’encourage pas ; ça vous glace malgré vous… Bon, j’ai une idée. » Diloy dit quelques mots à voix basse à M. d’Alban qui venait demander un verre de cidre.

« Tu crois ? lui répondit le général.

— Je pense que oui, monsieur ; la pauvre petite demoiselle s’ennuie parce qu’elle n’a pas de danseur. Et si vous vouliez bien la faire danser, elle serait bien contente, j’en suis certain.

— C’est facile à faire, je vais voir. Félicie, que fais-tu donc là toute seule ? s’écria le général, qui s’approcha d’elle. Tu n’as pas l’air de t’amuser ? Viens par ici, on va commencer un galop monstre, je serai ton danseur si tu n’en as pas.

— Je veux bien, mon oncle », dit Félicie en se levant.

La musique commença un galop ; les danseurs se précipitèrent sur leurs danseuses pour ne pas perdre une minute de plaisir ; le général enleva Félicie, et tous les couples, violon en tête, partirent en courant, tournant, riant ; ils furent hors de vue en un instant ; Laurent, Anne, la bonne, tout le monde en était ; Mme d’Orvillet resta seule avec les vieux Robillard et d’autres amis de leur âge.

« Bon, je l’ai fait partir tout de même ! s’écria le chemineau en se frottant les mains.

Madame d’Orvillet.

Qui avez-vous fait partir, mon bon Diloy ?

Diloy.

Mlle Félicie, qui ne dansait pas, madame. Son oncle l’a enlevée, les voilà qui galopent tout comme les autres.

Madame d’Orvillet.

Ah ! c’est vous ! Je vous en remercie, Diloy.

Mère Robillard.

Que madame ne croie pas que Mlle Félicie ait manqué de danseurs si elle avait voulu les accepter ; nous ne l’aurions certainement pas laissée dans l’oubli ; c’est qu’elle en avait refusé et on n’a plus osé.

Madame d’Orvillet.

Je le sais bien, ma bonne mère Robillard, et je suis bien aise que vous me donniez l’occasion de vous dire combien je regrette que ma fille se soit si mal comportée aujourd’hui. Je l’ai bien vu, sans que personne s’en fût plaint : mais j’espère que vous ne lui en voudrez pas.

Mère Robillard.

Oh ! madame ! Nous n’avons rien à pardonner. Nous savons qu’un enfant est un enfant, et qu’on ne peut pas exiger d’un enfant la raison d’une personne faite.

Madame d’Orvillet.

Je le sais, mais il y a certains défauts qui sont plus pénibles que d’autres et j’en souffre pour Félicie autant que pour les personnes qu’elle blesse.

Mère Robillard.

Mlle Félicie ne nous a pas blessés, madame ; sans la famille du château de Castelsot, que Mlle Félicie a voulu imiter, on n’aurait eu rien à dire.

Madame d’Orvillet.

Je l’espère ; mais j’espère aussi qu’elle ne recommencera pas et qu’elle verra peu cette famille à l’avenir. »

Tout le monde garda le silence, et Mme d’Orvillet attendit patiemment le retour du galop.

Ce ne fut qu’une demi-heure après qu’on entendit les sons lointains du violon et un bruit semblable à une charge de cavalerie. Ce bruit grandit de minute en minute, et enfin apparut le galop dans un tourbillon de poussière. Il arriva comme une avalanche dans la prairie où se faisait la noce. Musiciens et danseurs tombèrent exténués sur l’herbe, haletants, en nage, ne pouvant ni bouger ni parler.

Cinq minutes après, tout le monde fut sur pied, prêt à recommencer ; un souper attendait la société. Mais il se faisait tard, les enfants n’en pouvaient plus, et Mme d’Orvillet déclara qu’il fallait partir.

« Quel dommage ! s’écria Félicie, c’était si amusant ! et je n’ai dansé qu’une fois !

Madame d’Orvillet.

Si tu avais commencé plus tôt, tu aurais dansé, comme les autres, quinze ou vingt fois. Il est tard, Laurent et Anne sont à bout de forces, il faut nous en aller. Sais-tu, mon frère, si la voiture est arrivée ? je l’ai fait demander il y a une heure à peu près.

Le général.

Oui, elle est là ; je l’ai vue sur la route en revenant.

Madame d’Orvillet.

Alors, partons ; faites vos adieux, mes enfants, et remerciez bien des soins qu’on a eus de vous. »

Les enfants embrassèrent à droite et à gauche. « Adieu Marthe, adieu Aloïs, adieu Célina, adieu Romain, adieu Germain, adieu », adieu, etc., etc.

« Adieu monsieur Laurent, adieu mademoiselle Anne », répondaient des petites voix de tous côtés.

Personne ne dit : « Adieu, mademoiselle Félicie. » Adoucie par le plaisir du galop, elle le sentit et en eut un léger regret.

« Au revoir et pas adieu, mon brave Diloy, cria le général ; viens donc que je te serre la main. »

Le bon chemineau accourut tout joyeux ; Mme d’Orvillet lui dit aussi un adieu amical ; à la surprise générale, Félicie lui tendit la main et dit : « Adieu, Diloy, je vous remercie. »

Avant de monter en voiture, M. d’Alban embrassa Félicie. « Tu veux donc devenir une bonne fille ? lui dit-il. — Je tâcherai, mon oncle », répondit Félicie.

Quant au pauvre chemineau, il avait fortement serré de ses deux mains celle de Félicie et lui avait dit d’une voix émue :

« Oh ! mademoiselle, que vous êtes bonne ! Que je vous remercie ! »

Musiciens et danseurs tombèrent exténués sur l’herbe.

La voiture s’éloigna. Quand on arriva, Anne dormait si profondément que sa bonne la prit, la déshabilla, la coucha sans qu’elle ouvrît les yeux. Laurent ne dormait qu’à moitié, il y voyait encore un peu ; sa maman l’aida à se déshabiller, à faire une très courte prière et à se coucher.