Différends de la France avec les États-Unis

DES DIFFÉRENDS
DE
LA FRANCE AVEC LES ÉTATS-UNIS
ET
DE LA NÉCESSITÉ DE RESSERRER NOS LIENS


politiques et commerciaux avec cette république.

Le premier nom qui vient naturellement s’offrir à nos souvenirs, en parlant des rapports de la France avec l’Amérique du Nord après notre révolution, c’est, on le devine bien, celui de Lafayette. Ce généreux citoyen est comme la chaîne qui unit les deux pays. Jamais plus belle ni plus noble destinée ! Se trouver, à cinquante ans de distance, toujours combattant pour la même cause, celle des peuples ! traverser trois grandes révolutions avec un caractère toujours ferme, une vertu toujours inaltérable !… Il ne manquait à la plus pure des réputations modernes que de présider à la restauration de 1830 ; car nous avons aussi maintenant notre restauration, mais toute de liberté, de légalité. Une ère de progrès se lève pour la France ; elle va rentrer enfin dans les voies d’une politique grande et forte, sous les auspices d’un prince qui comprend ses besoins. Dans une telle circonstance, chacun doit apporter le tribut de ses lumières pour éclairer et faciliter la marche d’un gouvernement qui doit être essentiellement réparateur, s’il veut asseoir sur des bases durables l’édifice que la confiance publique l’appelle à consolider. Nous espérons donc qu’on nous saura gré de présenter ici quelques considérations sur un objet qui mérite d’occuper sérieusement son attention ; nous voulons parler des réclamations des États-Unis. Déjà Lafayette avait fait entendre sa voix à la chambre dans la session de 1828 :

« Tandis que des puissances européennes, disait-il, étaient largement indemnisées de leurs prétentions, il eût suffi aux États-Unis d’une démarche hostile, ou seulement d’une communauté de réclamations, pour voir acquitter les leurs. Elles ne sont pas encore liquidées, faute d’avoir voulu s’inscrire au nombre des ennemis de la France… » Mais le temps n’est plus où une voix aussi honorable était à peine écoutée, et celui d’une juste réparation est sans doute arrivé. Louis-Philippe, qui a reçu autrefois l’hospitalité dans la patrie de Washington, sentira que l’équité, l’honneur, l’intérêt même de la nation exigent qu’un accommodement à l’amiable termine promptement des débats qui ne tendent qu’à rompre l’harmonie des deux peuples. Rappelons les faits en peu de mots.

Sans rivale sur les mers après la bataille de Trafalgar, l’Angleterre n’avait pas craint de déclarer en état de blocus toutes les côtes de France jusqu’à Anvers. De cette manière le blocus s’étendait à des places devant lesquelles elle n’avait pas un seul bâtiment de guerre, quoique, selon le droit des nations, une place ne soit réellement bloquée que quand elle est tellement investie qu’on ne puisse tenter d’y entrer sans un danger imminent. Bonaparte résolut de lui opposer ses propres armes, et répondit à l’ordre du conseil britannique par son fameux décret de Berlin, du 21 novembre 1806, qui fut la base de son système continental. Les îles britanniques étaient par ce décret déclarées en état de blocus ; tout commerce et toute correspondance avec elles étaient interdits ; les lettres ou paquets adressés en Angleterre ou à un Anglais, ou écrits en langue anglaise, étaient saisis aux postes ; tout magasin, toute marchandise, toute propriété, de quelque nature qu’elle fût, appartenant à un sujet de l’Angleterre, ou provenant de ses fabriques ou de ses colonies, était de bonne prise. Les articles 7 et 8, auxquels on donna par la suite un extension tout-à-fait arbitraire, étaient ainsi conçus : « Aucun bâtiment venant directement de l’Angleterre ou des colonies anglaises, ou y ayant été depuis la publication du présent décret, ne sera reçu dans aucun port. – Tout bâtiment qui, au moyen d’une fausse déclaration, contreviendra à la disposition ci-dessus, sera saisi, et le navire et la cargaison seront confisqués, comme s’ils étaient propriétés anglaises. »

Ainsi le gouvernement impérial annulait par ce seul fait, sans aucune provocation, la convention de 1800 entre la France et les États-Unis, qui devait rester en vigueur jusqu’à la fin de juillet 1809, et la nation qui semblait devoir se trouver le plus à l’abri de la disposition de l’art. 7 fut précisément celle qui en reçut la plus funeste atteinte. En effet, les art. 12, 13 et 14 de cette convention stipulaient expressément que les citoyens des deux pays étaient libres de faire voile avec leurs vaisseaux et leurs marchandises (celles de contrebandes exceptées) d’un port quelconque à tout port de l’ennemi de l’autre, et d’un port de cet ennemi à un port neutre ou à un autre port de l’ennemi, à moins que ce port ne fût actuellement bloqué (ce qui n’était pas le cas, car l’ordre du cabinet britannique, pas plus que le décret de Berlin, ne suffisaient point pour bloquer des ports devant lesquels il n’y avait aucun bâtiment de guerre) ; ils ajoutaient qu’un vaisseau faisant voile pour un port ennemi, sans connaître qu’il fût bloqué, serait renvoyé et non détenu, ni sa cargaison confisquée ; les munitions de guerre étaient seules considérées comme objets de contrebande. Les confiscations faites en vertu de cet article 7, notamment celles de sept vaisseaux à Anvers, que le gros temps avait forcés de relâcher en Angleterre, furent donc non-seulement une violation de cette convention, mais une violation de cet article même, car un relâche forcé ne pouvait être considéré comme une infraction à sa teneur. Le gouvernement impérial en reconnut, dit-on, l’illégalité dans une déclaration officielle, qui traitait ces saisies d’emprunt provisoire avec promesse de paiement. Quoi qu’il en soit, le décret de Berlin provoqua un nouvel ordre du cabinet britannique, qui déclarait de bonne prise tout bâtiment neutre qui ferait le commerce d’un port de France à un autre, ou à un port de ses alliés. Cette guerre de décrets, dont les neutres faisaient les plus grands frais, établissait une législation maritime, plutôt digne d’Alger que des deux peuples les plus civilisés de l’Europe. Mais nous devons dire, à l’honneur de la France, que là encore l’Angleterre avait pris l’initiative de cette violation inouie des droits des nations. Le commerce américain, placé entre ces deux implacables rivales, se vit insulté, rançonné de part et d’autre ; ses bâtimens inoffensifs furent capturés au profit de la force. « Aussi, dit un historien, jamais Rome et Carthage n’avaient montré autant d’animosité ; leurs querelles ne s’étaient jamais étendues qu’à leur puissance politique et à celle des alliés qu’elles entraînèrent successivement dans le tourbillon de leur lutte ; jamais elles ne s’étendirent à la prospérité de tout ce qui respire sur les deux hémisphères. »

Le premier bâtiment américain condamné en vertu du décret de Berlin fut l’Horizon de Boston, qui avait été jeté sur les rochers de Morlaix dans le mois de mai 1807. Le général Armstrong, alors ministre des États-Unis à Paris, réclama vainement auprès du gouvernement impérial. Le 11 décembre 1807 survint le décret de Milan, qui ajoutait encore à la rigueur du premier. Ce décret déclarait dénationalisé et propriété française tout bâtiment qui se serait soumis à une visite de la part d’un vaisseau anglais, qui aurait fait un voyage en Angleterre, ou qui aurait payé une taxe quelconque au gouvernement anglais, et le bâtiment, ainsi dénationalisé par les mesures arbitraires de ce gouvernement, était dit de bonne prise par tout vaisseau de l’état ou armé par un particulier. L’art. 4 dit que ces mesures sont justes représailles du barbare système suivi par l’Angleterre, et qu’elles cesseront d’avoir leur effet à l’égard de toutes les nations qui auront la fermeté de faire respecter leur pavillon par le gouvernement anglais. Mais n’était-ce pas punir le faible de ne pouvoir réprimer les insultes et les mesures vexatoires de l’Angleterre, et confisquer ses vaisseaux, n’était-ce pas lui ôter les moyens et la volonté de tenter un généreux effort contre cette puissance[1] ?

Pour sauver son commerce des mains des belligérans, le gouvernement américain fit mettre un embargo sur tous les ports de l’Union, et fit adresser aux deux puissances de vives remontrances qui, dans un si grand conflit, devaient rester et restèrent en effet sans résultat. Loin de là, un nouveau décret, publié au quartier impérial de Bayonne, ordonna la saisie de tous les vaisseaux américains qui étaient dans les ports de France, sous prétexte que, par suite de l’embargo mis dans les ports des États-Unis, aucun vaisseau de cette nation ne pouvait tenir légalement la mer, et qu’il y avait une forte présomption que tous les vaisseaux portant pavillon américain étaient au compte de l’Angleterre ou de connivence avec elle. Le gouvernement impérial se constituait par là juge à son profit d’un délit qui, ainsi que le représenta le général Armstrong, ne pouvait encourir que les peines portées par les lois américaines, mais non dénationaliser des bâtimens, ni autoriser leur saisie par une puissance étrangère. Il était d’ailleurs notoire que beaucoup de ces bâtimens avaient fait voile des États-Unis avant l’embargo. Cet embargo fut levé pour tous les pays, excepté pour la France et l’Angleterre, par une loi du 1er mars 1809, qui excluait des ports d’Amérique les vaisseaux et les marchandises de France et d’Angleterre passé le 20 mai suivant ; mais elle stipulait en même temps qu’aussitôt que la France ou l’Angleterre révoqueraient leurs décrets ou les modifieraient, et qu’elles cesseraient de violer le commerce neutre des États-Unis, ceux-ci renouveleraient leurs relations commerciales avec celle de ces nations qui reviendrait sur ses édits. Rien n’était plus naturel, et lorsque cette loi fut notifiée au gouvernement français, le 20 avril de la même année, il ne donna aucun signe qu’il la regardât comme une mesure hostile. Cependant, vers la fin de cette année, il fit saisir tous les bâtimens américains dans les ports de France ou des pays occupés par les troupes françaises, principalement en Espagne et en Hollande, et un décret impérial, daté de Rambouillet du 23 mars 1810, confirma toutes les saisies faites jusqu’alors, et ordonnait que le produit de la vente serait versé dans la caisse d’amortissement. Ainsi ce décret avait un effet rétroactif, qui s’étendait sur des bâtimens qui avaient fait voile un an avant sa promulgation, tandis que la loi du congrès remettait la peine de la confiscation dans le cas où les parties eussent ignoré la loi.

Les pertes supportées par le commerce américain par suite de tous ces décrets furent énormes ; surtout de 1807 à 1810 ; on peut diviser les prises en deux classes, celles qui n’ont jamais été condamnées, et celles qui ont reçu la sanction du jugement du conseil. La première comprend les bâtimens et les cargaisons brûlés en mer (entre autres le Dolly et le Télégraphe, brûlés par les frégates la Méduse et la Nymphe en novembre et décembre 1811, près d’un an après que la révocation des décrets de Berlin et de Milan eut été notifiée au ministre des États-Unis[2]) ; les vaisseaux venus à Anvers au commencement de 1807, au nombre de sept, auxquels on permit de débarquer, et qu’on saisit et vendit en vertu d’un ordre du gouvernement de mai 1810 ; ceux saisis à Saint-Sébastien à la fin de 1809, et vendus en vertu du décret de Rambouillet ; quatorze vaisseaux qui, dans l’hiver de 1809-10, ayant été poussés par le vent sur les côtes de Hollande, furent saisis et mis à la disposition du gouvernement français, par suite d’un accord particulier entre la Hollande et la France, du 16 mars 1810. Dans aucun de ces cas, il n’y eut ni procès ni condamnation. Les cargaisons furent simplement saisies et vendues comme propriété anglaise, bien que le contraire fût reconnu, et le produit versé dans le trésor public. Les sept vaisseaux pris à Anvers, était le Bordeaux-Packet, l’Helena, le North America et le Diamant, la Perseverance, l’Hiram et La Mary, adressés à deux maisons américaines, les quatre premiers à la maison Ridgevay, et les trois derniers à celle de Parish. On offrit aux consignataires de leur livrer les cargaisons, s’ils voulaient contracter l’obligation d’en rembourser la valeur en cas que le gouvernement sanctionnât la saisie. Ils refusèrent ; d’autres consignataires cependant acceptèrent l’offre des autorités pour quelques bâtimens arrivés à peu près dans le même temps ; ils contractèrent les obligations qu’on leur demandait ; ils reçurent et vendirent à leur compte les cargaisons qui leur étaient adressées, et dans aucun cas le gouvernement français n’exigea le remboursement de ces obligations. Cette circonstance prouve assez les droits des propriétaires dépossédés aux indemnités qu’ils réclament, et démontre que le gouvernement lui-même reconnaissait l’injustice de ces spoliations. Mais un fait qui parle plus clairement encore en faveur des réclamans est le suivant : M. Fillietaz, d’Anvers, avait acheté de la maison Parish deux cent cinquante-six balles de coton qui faisaient partie de la cargaison de l’Hiram. Comme on n’avait pas le moindre doute que les marchandises ne fussent livrées aux parties, M. Fillietaz avait soldé le montant de la somme, et avait été investi des droits de l’armateur, mais sans aucune garantie ni de sa part, ni des consignataires. Cependant, comme nous l’avons dit, la cargaison du bâtiment fut vendue au profit de l’état ; mais M. Fillietaz a été plus heureux que les armateurs américains ; sa créance a été reconnue par la restauration, et il a reçu en paiement des inscriptions de rente à 5 p. 0/0 pour 495,760 fr., portant intérêt du 22 mars 1819, avec 10,726 fr., en espèces pour arrérages d’intérêt, toutes dépenses de commission et autres charges déduites.

Quant aux bâtimens condamnés, la plupart le furent, ainsi que nous l’avons déjà dit, en violation de la convention de 1800, quelques-uns par un effet rétroactif donné aux décrets[3] ; d’autres le furent par de simples décisions impériales, contraires à la loi des nations, qui garantit une instruction légale aux neutres qui ont le malheur de tomber dans les mains des belligérans, sous prétexte de violation des lois de la guerre, et en opposition même aux décrets de Berlin et de Milan, qui établissaient des tribunaux des prises pour juger ces matières. Dans le nombre des jugemens, comparativement petit, rendus par le conseil des prises, les Américains se plaignent de l’oubli de toutes ces formes destinées à protéger les intérêts des neutres, qu’on ne donna pas le temps aux parties de produire leurs preuves, et qu’on ne prit pas même la peine d’examiner les papiers des bâtimens. Ils citent à ce sujet une décision de ce conseil, du 11  septembre 1811, qui condamnait ainsi arbitrairement six navires américains.

La date de ce jugement est assez remarquable, si on se rappelle que le gouvernement impérial avait annoncé au général Armstrong, et publié ensuite officiellement par un décret du 18 avril 1811, que les décrets de Berlin et de Milan seraient sans action sur les bâtimens des États-Unis, à partir du 1er novembre 1810. Ce ne fut cependant pas le seul exemple de condamnation de ce genre après le 28 avril. Il est vrai que ces bâtimens avaient été saisis avant le 10 novembre 1810 ; mais puisqu’on reconnaissait publiquement l’injustice de ces décrets envers le commerce américain en les rappelant, pouvait-on s’approprier les cargaisons qui avaient été capturées en vertu de ces mêmes décrets ? Et s’il y en avait dans le nombre qui fussent en contravention aux lois de la guerre applicables aux neutres, tous devaient-ils être confisqués en masse ?

Tels sont les griefs fondés des États-Unis envers la France, c’est pour ses commerçans violemment dépouillés qu’elle réclame des indemnités que la dernière administration s’est empressée d’accorder depuis long-temps à des nations qui y avaient bien moins de droits ; il est vrai que les États-Unis n’avaient pas contribué à nous ramener un système de gouvernement que la population de Paris vient de briser pour la dernière fois. Le temps manqua à l’empereur pour acquitter cette dette de rigoureuse équité : dès 1812, le duc de Dalberg fut nommé pour négocier avec M. Barlow, nouveau ministre des États-Unis en France. Les deux négociateurs posèrent les bases d’un traité qui comprenait toutes les confiscations faites pendant la guerre actuelle, et qui donnait pleine satisfaction aux réclamans ; le duc de Bassano, ministre des affaires étrangères, alors à Wilna, appela dans cette ville M. Barlow pour arriver plus tôt à une conclusion définitive. Il approuva l’arrangement fait par le duc Dalberg, et le recommanda dans un rapport détaillé à l’empereur ; mais les désastres de la campagne de Russie, le retour précipité de Napoléon l’empêchèrent de donner son attention à cette affaire, et la mort de M. Barlow, en décembre 1812, dans ces régions glacées laissa momentanément le gouvernement américain sans représentant. Les déplorables événemens qui se succédèrent sans interruption ne permettaient guère au gouvernement français, quand il voyait son existence mise en question, de s’occuper de ces négociations, et les États-Unis n’insistèrent pas. Elles furent reprises en 1816 par M. Gallatin, mais sans succès. Ce n’est pas que le ministère rejetât tout-à-fait les réclamations de cet ambassadeur ; mais il alléguait les embarras de sa position qui étaient grands en effet, car il avait l’émigration et l’étranger à satisfaire ; le duc de Richelieu ajouta même un jour que les indemnités demandées à la France par les puissances européennes étaient si effrayantes que le ministère n’osait proposer de les augmenter en y ajoutant celles dues aux États-Unis. Le ministre américain céda à ces considérations. À l’avénement du ministère Villèle, il renouvela ses instances auprès du nouveau cabinet ; il écrivit le 22 janvier 1822 au vicomte de Montmorency, ministre des affaires étrangères, que son gouvernement, par des motifs de pure amitié, ayant cédé à la répugnance qu’avait montrée l’ancien ministère de suivre les négociations sur les réclamations américaines, et que les embarras de la France et les motifs allégués ayant heureusement cessé, il demandait une prompte décision sur cette affaire. La lettre de M. Gallatin parut faire impression sur l’esprit du vicomte de Montmorency, et il avoua franchement, dans une entrevue qu’il eut avec lui, qu’il était frappé de la justice des réclamations, et qu’il regrettait qu’on n’en eût pas encore réglé le paiement. Toutefois, M. de Villèle, qui était plus pressé d’indemniser les émigrés pour faire des électeurs à double vote, s’appliqua à faire naître des difficultés commerciales, qui se terminèrent par la convention de 1822, arrêtée à Washington[4]. Il ne semblait plus possible après cela de retarder la conclusion de cette affaire ; les Américains se flattaient déjà de rentrer dans les biens dont ils avaient été dépouillés, quand M. de Villèle éleva tout à coup une question incidente sur les réclamations de Beaumarchais contre l’Amérique, dont il se souciait fort peu et sur l’art. 8 du traité de cession de la Louisiane, ainsi conçu : « À l’avenir, et toujours après l’expiration des douze années susdites, les navires français seront traités sur le pied de la nation la plus favorisée dans les ports ci-dessus mentionnés. » M. de Villèle se plaignait que le bénéfice de cet article fût refusé aux bâtimens français, puisqu’ils n’étaient pas traités avec la même faveur que les vaisseaux anglais, qui étaient reçus dans ces ports sur le même pied que les nationaux. À cela, les Américains répondent qu’en admettant les vaisseaux anglais dans leurs ports sur le même pied que les nationaux, ils ne leur accordent point une faveur, mais qu’ils leur vendent un droit qu’ils paient par une juste réciprocité, et qu’en recevant les vaisseaux français sur ce pied, ceux-ci ne seraient plus traités comme la nation la plus favorisée, mais seraient traités plus favorablement que toute autre nation ; qu’au reste ils sont prêts à les faire participer à cet avantage, si eux-mêmes veulent leur accorder le même droit chez eux. Nous avouons que nous ne trouvons rien à répondre à cela. Ce n’était point d’ailleurs l’intérêt de notre commerce qui inspirait M. de Villèle ; s’il en eût été ainsi, il lui eût été facile de le faire jouir du bénéfice qu’il réclamait, en proposant aux États-Unis un accord à cet égard. Ce ministre avait trop de sens pour prétendre que cela pût se faire autrement.

Les négociations furent donc encore entravées, et M. Gallatin quitta Paris. Son successeur, M. Brown, ne fut pas plus heureux. Les plaintes redoublèrent aux États-Unis, et cette question y agite vivement les esprits ; dans les journaux, dans les écrits périodiques, partout elle est traitée avec plus ou moins de ménagement, et il est à craindre que dans un état démocratique comme l’Union, où le gouvernement est obligé de suivre l’opinion publique, il ne se voie entraîné plus loin qu’il ne voudrait. Un écrit que nous avons sous les yeux s’exprime assez clairement à cet égard : « Si on ne fait pas droit à nos réclamations, dit-il, ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas justes, mais parce que les puissances débitrices[5] croient que nous n’userons pas de représailles, et que nous n’en appellerons point aux armes ! Quoi ! ajoute-t-il, à la restauration de la famille des Bourbons, l’Angleterre réclama, et fut dédommagée pour des pertes en assignats qu’elle avait éprouvées dans la tourmente révolutionnaire, et l’Amérique ne pourra être indemnisée des pertes qu’elle a souffertes par la séquestration de ses vaisseaux, dont les cargaisons ont été vendues au profit de l’état, et le prix versé dans le trésor public sous un gouvernement reconnu de toutes les puissances ! Un Belge, qui avait acheté une partie d’une des cargaisons des vaisseaux séquestrés, a vu son droit reconnu par la restauration, et les citoyens des États-Unis, propriétaires du reste de cette même cargaison et des autres qui se trouvaient précisément dans le même cas, n’ont pu, pendant l’espace de quinze ans, faire accueillir leurs réclamations, appuyées par leur gouvernement ! Si l’honneur national parle encore, n’est-il pas intéressé à faire cesser cet état de choses, cette différence avec laquelle on accueille les réclamations des autres états et les nôtres ?… » Déjà le général Jackson, dans son message à l’ouverture du congrès, a déclaré que les déprédations commises sur les propriétés des citoyens des États-Unis sous le gouvernement impérial n’ayant encore obtenu aucune satisfaction, pourraient devenir le sujet d’une collision entre les deux gouvernemens. À l’avénement de ce président, il arrivait de tous côtés des pétitions si pressantes que, lors de l’envoi du ministre actuel à Paris, le secrétaire d’état se vit obligé, pour calmer l’effervescence, d’imprimer une circulaire dans laquelle il annonçait que cet ambassadeur était chargé d’amener cette négociation à fin. Il était même fortement question d’user de représailles contre les bâtimens français[6].

Nous laissons au gouvernement à juger des conséquences que de semblables dispositions pourraient avoir dans des temps moins calmes pour nos relations commerciales avec les États-Unis. Je veux que nous n’en ayons rien à craindre pour le moment ; mais dans la situation extraordinaire où notre admirable révolution vient de placer la France, ne doit-elle pas se hâter de resserrer son alliance avec une puissance qui, en cas de guerre maritime, peut jeter dans la balance ses nombreux vaisseaux et une excellente marine ? Et quel autre moyen de parvenir à une union si désirable, que de terminer des différends qui blessent un peuple dans son honneur et ses intérêts ? Nous possédons Alger ! qu’on ne se fasse pas illusion, Alger pourra bien devenir l’occasion d’un grand conflit ; l’ombrageuse Angleterre a-t-elle pris soin même de dissimuler son inquiète jalousie ? Nous avons un bon noyau de marine, des officiers distingués ; mais la France a trop facilement abandonné son rôle sur les mers, elle doit porter toute son attention sur ce point. Vienne un Rigny à la marine, et qu’il fasse, s’il le faut, un Navarin de toutes les vieilles routines ! Le meilleur moyen d’éviter une guerre sur l’Océan, c’est de s’y préparer. Il nous faut un allié maritime puissant, dont les intérêts ne soient pas en désaccord avec les nôtres, et cet allié est l’Amérique du Nord[7]. Par sa position, par ses mœurs, l’Amérique est essentiellement puissance maritime ; peut-être, ainsi que l’a remarqué un écrivain distingué, est-elle appelée à déplacer le sceptre des mers. D’ici à une époque éloignée cependant nous ne la croyons pas tentée de la manie des conquêtes. Une nation dont le territoire peut nourrir plus de 120 millions d’habitans n’en a pas besoin, il ne lui faut que des hommes. Mais unie à la France par des liens étroits et par sympathie, elle peut contribuer puissamment à réprimer des empiétemens également dangereux, soit qu’ils partent de l’Angleterre ou de la Russie. Non moins que tout cela, l’équité et la loyauté de notre nouveau gouvernement, et la sollicitude qu’il porte au commerce, le décideront, il faut l’espérer, à s’occuper de ces fâcheux débats, et à réparer des torts trop réels. Il ne peut oublier, au moment où il va ouvrir de nouvelles routes à notre commerce en reconnaissant l’Amérique du Sud, que l’Amérique du Nord offre un immense débouché à nos soieries, nos tissus, nos huiles, nos vins, nos eaux-de-vie. Elle nous donne en échange des bois de construction, du coton et d’autres matières premières que nous lui reportons fabriquées, car tant que le prix de la main d’œuvre y sera si élevé, et les terres à si bon marché, l’Union sera tributaire de nos manufactures. Elle ne demande pas mieux que de s’y fournir, ne la forçons pas d’aller ailleurs. Le dernier rapport du ministre de la trésorerie au roi sur l’administration des finances prouve que le commerce de la France avec les États-Unis est plus étendu qu’avec tout autre pays (l’Angleterre exceptée), et donne une balance annuelle en sa faveur, pour ses exportations sur ses importations, d’environ 17 millions par an. Il alimente principalement les villes du Havre, Bordeaux, Marseille, La Rochelle, Nantes, Cette, etc. ; le mouvement des navires entre les deux pays en 1828 a été de trois cent trois, et en 1827 il avait été de trois cent quarante-deux, cent soixante-un pour le Havre seul dans la première année. Dans les premiers six mois de 1830 il est arrivé 68 vaisseaux américains à Marseille, et 135 au Havre. La ville de Cette, pendant les trois dernières années, a exporté pour 1,161,000 fr. de vins seulement aux États-Unis, et pendant les six premiers mois de 1830 pour 378,000 fr., tandis que les importations américaines n’ont été pour cette place que de 58,000 fr. Reste donc pour six mois, en faveur de Cette, une balance de 320,000 fr.

Faisons donc des vœux pour que le léger nuage répandu sur une vieille amitié se dissipe au plus tôt ; espérons que les deux pays se feront des concessions mutuelles qui hâteront un accommodement sur tous les points en litige. Dans toutes les grandes luttes maritimes, il y a des violations de propriétés que semblent autoriser les lois de la guerre ; mais à la paix tout se règle. Le Danemarck, qui se trouvait à peu près dans le même cas que nous vis-à-vis des États-Unis, vient tout récemment de s’engager à leur payer, pour saisies illégales de leurs bâtimens, une indemnité de 650,000 dollars, dont le premier paiement aura lieu en septembre 1830, et le second en septembre 1831 ; et certes rien n’est plus propre que ces principes de justice, qui devraient être le guide des gouvernemens modernes, à conserver la paix du monde.

F. Bulos


RÉCLAMATION.


Paris, 12 novembre 1830.


Au Directeur de la Revue des Deux Mondes.

Permettez-moi, Monsieur, de réclamer contre une erreur qui me concerne personnellement, et qui se trouve dans l’article de votre dernier numéro, intitulé : Des Différends de la France avec les États-Unis. On y lit (p. 256) : « La mort de M. Barlow en décembre 1812 laissa momentanément le gouvernement américain sans représentant. » Les faits suivans prouveront, je crois, l’inexactitude de cette assertion. J’étais le seul secrétaire appartenant à la légation américaine, à Paris, lorsque je fus nommé, sans aucune sollicitation de ma part, consul et agent des prises, par feu le président Jefferson, et confirmé dans cette place, en 1812, par la voix unanime du sénat des États-Unis. La mort de M. Barlow me laissa le seul agent accrédité auprès du gouvernement français, qui me reconnut, comme autrefois, en qualité de consul-général, ainsi que le prouve la lettre de M. le duc de Bassano, du 13 janvier 1813, dans laquelle ce ministre m’invita à entrer en relation avec lui pour les affaires de mon gouvernement. Je sentis la nécessité de me charger de ces nouvelles fonctions que je remplis jusqu’à ce que le retour de l’empereur permît à notre nouveau ministre, M. Crawford, de présenter ses lettres de créance.

J’entretins, durant cette époque, une correspondance des plus actives, tant avec le gouvernement français qu’avec celui de mon pays, et nos ministres et les consuls des villes et des ports de l’Europe, touchant les affaires de commerce, les prises maritimes, l’échange des prisonniers, la délivrance des passeports, la légalisation et l’enregistrement des actes : enfin, sur tout ce qui pouvait regarder les intérêts des États-Unis : je refusai seulement d’entrer en négociation sur le traité des indemnités réclamées, parce que, dans une matière pareille, des instructions spéciales étaient indispensables. Bien loin donc d’invalider ma commission, la mort de M. Barlow ne fit naturellement qu’accroître mes attributions et leur donner plus d’importance

Je finirai par deux faits qui établissent nettement ma situation dans cette circonstance. Ce fut d’après la décision de l’empereur et sur l’invitation formelle de M. le duc de Bassano, que j’eus l’honneur de présenter à la cour ceux de mes compatriotes les plus distingués qui se trouvaient alors à Paris.

En second lieu, me trouvant le seul représentant d’une puissance neutre dans la capitale, j’étais appelé à légaliser une foule de pièces pour des étrangers détenus ou résidant en France, et j’ai gardé en dépôt les archives de l’ambassade de Russie, sur la demande que m’en fit l’ambassadeur prince Kourakin.

Au reste, j’ai mis (en janvier 1830) sous les yeux de notre président actuel, le général Jackson, par l’entremise du dernier ministre, M. Brown, l’exposé de ma conduite pendant que je remplissais ces fonctions importantes, et les extraits d’une des correspondances les plus étendues qui aient jamais été tenues par un agent américain.

Ayez la bonté, Monsieur, d’insérer cette réclamation, à laquelle l’enchaînement des faits m’a fait donner plus d’extension qu’elle ne le méritait, et agréez, je vous prie, l’assurance de ma haute considération.

D. B. Warden.



  1. Ce furent en effet les déprédations exercées contre les Américains qui retardèrent la déclaration de guerre des États-Unis contre l’Angleterre. On sait qu’elle eut lieu en 1812, et que les Américains vengèrent glorieusement les outrages faits à leur pavillon. L’orgueil britannique reçut dans cette guerre un second échec dont il n’a pas tenté depuis de se relever. Quelques frégates américaines suffirent pour détruire plus de trois cent bâtimens de leurs ennemis ! Les Anglais ne furent pas plus heureux sur terre si on se rappelle la brillante conduite de Jackson.
  2. En 1818, M. Gallatin, alors ministre des États-Unis à Paris, adressa une note au duc de Richelieu sur le cas particulier de ces deux bâtimens ; les propriétaires dépouillés en appelèrent eux-mêmes au conseil d’état, mais on décida la question contre eux, sous prétexte que les commandans des deux frégates françaises ne pouvaient connaître la révocation des décrets de Berlin et de Milan !!!
  3. On enveloppa même dans la proscription des bâtimens qui étaient partis des États-Unis avant la promulgation des décrets. La Renommée (The Fame) de Boston, qui avait fait voile quelques jours seulement après la date du décret de Milan, et lorsque aucune notification n’en avait été faite au gouvernement américain, ayant rencontré à quelques lieues de Marseille une frégate anglaise avec laquelle elle échangea quelques paroles, fut saisie et condamnée pour ce seul fait.
  4. Elle était relative à un fort droit de tonnage dont se plaignait la France ; mais les Américains prétendent qu’ils n’avaient élevé ce droit que par mesure de représailles.
  5. La France, la Hollande et Naples.
  6. Une chose qu’il importe d’observer, c’est que le gouvernement américain, sans même employer des moyens coercitifs, peut porter un coup terrible à notre commerce en élevant les droits des marchandises françaises. Déjà on menace nos négocians de frapper d’un droit extraordinaire nos vins, et surtout nos soieries, qui se trouveraient par là dans l’impossibilité de rivaliser avec celles des Indes.
  7. Nous ne disons rien dans l’hypothèse d’une guerre sur le continent : nous croyons la France préparée à tout de ce côté ; si une puissance osait nous menacer, un million de soldats nationaux voleraient bientôt aux frontières, prêts à recommencer une tournée d’Europe, si on voulait nous y contraindre.