Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure/Philosophie épicurienne- septième cahier

Traduction par Jacques Ponnier.
Texte établi par Jacques Ponnier, Ducros (p. 196-201).


Philosophie épicurienne. VIIe cahier.


[Extraits de Cic. de nat. deorum I : VIII 18, XIII 32, XIV 36, XV 39, XVI 43, XVII 44-45, XVIII 46, XX 56, XXI 58, XXIII 62-64, XXIV 66-68, XXV 69-70]


[Le rapport des philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique aux philosophies grecques antérieures]


C’est un phénomène en tous points remarquable que le cycle des trois systèmes philosophiques grecs qui forment la fin de la philosophie grecque pure, les systèmes épicurien, stoïcien et sceptique, reçoivent tout prêts et tout trouvés de leur passé les éléments principaux de leur système. C’est ainsi que la philosophie de la nature professée par les stoïciens est pour une large part héraclitéenne, leur logique analogue à celle d’Aristote, si bien que déjà Cicéron remarque Stoici cum peripateticis re concinere videntur, verbis discrepare[1] (de nat. deorum L. I VII). La philosophie de la nature d’Epicure est, dans ses traits fondamentaux, démocritéenne, sa morale analogue à celle des cyrénaïques. Les sceptiques, enfin, sont parmi les philosophes les érudits ; leur travail consiste à mettre en opposition, donc aussi à recevoir les différentes affirmations déjà découvertes. Ils ont lancé par-dessus leur épaule sur les systèmes un regard expert à uniformiser, à aplanir, et ont ainsi mis en évidence la contradiction et l’antithèse. Leur méthode à eux aussi a son prototype universel dans la dialectique des Eléates, des sophistes et des préacadémiciens. Et pourtant ces systèmes sont originels et forment un tout.

Mais ce n’est pas seulement qu’ils aient trouvé tout prêts des éléments pour construire leur science ; les esprits vivants de leurs empires spirituels ont, pour ainsi dire comme des prophètes, précédé ces empires. Les personnalités qui font partie de leur système furent des personnalités historiques ; l’Incarné fut pour ainsi dire système pour le système. Ainsi Aristippe, Antisthène, les sophistes, etc.

Comment comprendre cela ?


[L’atome comme la forme la plus universelle du concept dans la philosophique épicurienne de la nature]

χωρίζεσθαι δὲ τοῦτο μὲν τῶν ἄλλων δυνατόν, τὰ δʹἄλλα τούτον ἀδύνατον ἐν τοῖς θνητοῖς[2]. Cette remarque que fait Aristote à propos de « l’âme nutritive » : de anima L. II c. II [413 b 16 sq.], il faut l’avoir à l’esprit également à propos de la philosophie d’Épicure : en partie la concevoir elle-même, en partie saisir des absurdités apparentes propres à Épicure ou à la maladresse de ses futurs censeurs.

La forme la plus universelle du concept est chez lui l’atome ; il est l’être le plus universel de ce concept, mais qui en soi est concret, est un genre, même une espèce qui s’oppose aux plus hautes déterminations qui doivent concrétiser le concept de sa philosophie.

L’atome reste ainsi l’être en soi abstrait, par exemple celui de la personne, du sage, de Dieu. Ces figures sont des déterminations ultérieures qualitatives plus hautes du même concept. Il n’y a donc pas, lors du développement génétique de cette philosophie, à poser la question maladroite de Bayle, Plutarque et consorts : comment une personne, un sage, un dieu peuvent-ils être faits d’atomes et être des corps composés ? Mais, d’un autre côté, cette question semble être justifiée par Épicure lui-même, car, lors de développements élevés (par exemple : Dieu), il dira que celui-ci est fait d’atomes plus petits et plus fins. Il faut remarquer sur ce point que sa propre conscience se comporte vis-à-vis de ses développements et des déterminations ultérieures de son principe qui s’imposent à lui comme la conscience non scientifique de ceux qui le jugèrent plus tard se comporte à l’égard de son système.

Prenons par exemple le cas de Dieu : quand on demande quelle est son existence et quel est son être en soi, abstraction faite de la détermination formelle plus précise qu’il possède en tant que membre nécessaire dans le système, l’existence (Bestehen) universelle est en général l’atome et la multitude des atomes ; mais c’est justement dans le concept de Dieu, ou du sage, que cette existence s’est dissoute dans une forme plus haute. Son être en soi spécifique est précisément sa détermination conceptuelle ultérieure et sa nécessité dans l’ensemble du système. Si l’on conçoit encore un être, autre que celui-ci, on retombe dans le degré et la forme inférieurs du principe.

Epicure est pourtant contraint de retomber sans cesse ainsi, car sa conscience est une conscience atomistique, de même que son principe. L’essence de sa nature est aussi l’essence de sa conscience de soi effectivement réelle. L’instinct qui le pousse, et les déterminations plus précises de cette essence conforme à l’instinct sont de même encore pour lui un phénomène à côté d’un autre, et, de la haute sphère de sa philosophie, il retombe et s’enfonce dans le plus universel ; la raison principale de ces rechutes est que l’existence (Bestehen] en tant qu’être pour soi en général est pour lui la forme de toute existence en général.

Cette conscience essentielle du philosophe se sépare de son propre savoir phénoménal, mais ce savoir phénoménal lui-même, dans ses monologues sur son propre problème intérieur, sur la pensée qu’il pense, est conditionné, conditionné par le principe qui est l’essence de sa conscience.


[Les tâches de l’historiographie philosophique]


L’historiographie philosophique non seulement ne doit pas gaspiller son temps à concevoir la personnalité, même si c’est la personnalité du philosophe, comme le foyer et la configuration de son système, mais doit encore moins se perdre dans des vétilles et des subtilités psychologiques ; elle doit au contraire séparer dans chaque système les déterminations elles-mêmes, les cristallisations réelles qui le traversent, des arguments, des justifications au cours d’entretiens, de la manière dont les philosophes se présentent, si tant est qu’ils se connaissent eux-mêmes ; elle doit faire la différence entre la taupe du véritable savoir philosophique qui ne cesse jamais son travail et la conscience phénoménologique bavarde, exotérique, aux attitudes multiples et variées, la conscience du sujet qui est le réceptacle et l’énergie de ces développements. C’est dans la séparation de cette conscience que réside justement son unité. Ce moment critique, lors de la présentation d’une philosophie historique, est absolument nécessaire pour concilier la présentation scientifique d’un système avec son existence historique ; cette médiation, il faut commencer par la donner, pour la bonne raison que l’existence en question est une existence historique, mais a été en même temps affirmée comme une existence philosophique, et a donc été développée selon son essence. En présence d’une philosophie, on n’a surtout pas le droit d’accepter sur la base de l’autorité et de la bonne foi sa prétention à être une philosophie, même si l’autorité est un peuple et la foi celle de plusieurs siècles. La preuve ne peut, au contraire, être fournie que par l’exposition de l’essence de la philosophie en question ; ces deux aspects, l’historiographe de la philosophie les sépare, essentiel et inessentiel, présentation et contenu, sinon il devrait se borner à copier, il aurait à peine le droit de traduire, et encore moins celui d’intervenir dans le débat ou de raturer, etc. Il serait le simple copiste d’une copie.


La bonne question serait donc plutôt : comment le concept d’une personne, d’un sage, de Dieu et les déterminations spécifiques de ces concepts entrent-ils dans le système, comment sont-ils développés à partir de lui ?


[La liberté de la conscience en tant que le principe de la philosophie d’Epicure]


[Extraits de Cic. de fin. I : VI 17, 21, VII 22-23, IX 29-30, XI 37-38, XII 40-42, XIII 45 ; XVIII 57-58, XXI 62-63]


Quand nous reconnaissons la nature comme rationnelle, notre dépendance à son égard cesse. Elle n’est plus un sujet d’effroi pour notre conscience ; c’est justement Epicure qui fait de la forme de la conscience dans son immédiateté (l’être pour soi), la forme de la nature. Ce n’est que lorsque la nature est laissée totalement libre à l’égard de la raison consciente, et qu’elle est considérée à l’intérieur d’elle-même comme raison, qu’elle est tout entière possession de la raison. Toute relation à la nature, en tant que telle, est en même temps un être aliéné de cette nature[3].


[Extraits de Cic. de fin. I, XIX 64. XX 65-68. XXI 71-72 ; II, II 4. VII 21. XXVI 82. XXXI 100; III, I 3]


[Coup d’œil sur les cahiers d’extraits de Berlin (1840-1841)]


[1. Cahier (1840) : Aristote, de anima III.
2. Cahier (1840) ou (1841 : Aristote de anima III et I.
3. Cahier (1841) : Spinoza, Traité théologico-politique.
4. Cahier (1841) : Spinoza, Lettres I.
5. Cahier (1841) : Spinoza, Lettres II, et Extraits d’une grammaire italienne.
6. Cahier (1841) : Leibniz, Extraits de différents écrits.
7. Cahier (1841) : David Hume, De la nature humaine, Ier volume (sur l’entendement humain).
8. Cahier (1841) : Karl Rozenkranz, Histoire de la philosophie kantienne, Leipzig 1840 (indications biographiques et bibliographiques tirées des chapitres sur l’extension, le combat et le triomphe de la philosophie kantienne.]

  1. . Les stoïciens ont semblé être d’accord avec les péripatéticiens sur la chose et ne s’en séparer que par les mots.
  2. Cette fonction peut être séparée des autres, mais à l’inverse celles-ci ne peuvent, chez les mortels, être séparées de celle-là.
  3. . La remarque la plus profonde du texte : il faut considérer la rationalité propre à la nature et non la penser selon la rationalité consciente (donc abstraite). Le principe d’un véritable matérialisme est ici énoncé, bien que la conception d’une raison finalement commune aux deux termes témoigne de l’esprit hégélien de cette remarque. Tout l’esprit du texte y est donc concentré.