VI


L’hiver s’écoula paisible. Mai ramena la fête à Rantzein. On allait célébrer le mariage de Frida. Toute la famille était réunie dans la splendide demeure familiale. Michelle avait supplié l’abbé Rozel de bénir l’union de sa fille, et le vieillard avait consenti à ce long voyage ; sa sœur l’accompagnait. Les Rosaroff étaient arrivés ; Minihic, sa femme et son fils, sollicités par la comtesse Hartfeld, avaient accepté aussi, avec leur simplicité de vieux amis dévoués, l’honneur de s’asseoir à table, à côté de la haute noblesse allemande. Le missionnaire avait adressé un télégramme de quatre mots : « Union de prières. Georges. »

Une lettre mettant à parcourir les quatre mille cinq cents lieues qui séparent la Chine de la France, quarante-cinq jours, l’excellent ami de Michelle n’avait pas hésité à dépenser cent cinquante francs pour une courte dépêche affirmant sa pensée présente au milieu de la famille.

Frida semblait radieuse, son fiancé réunissait toutes les garanties de loyauté et de piété qui doivent assurer le bonheur intime, sinon le bonheur extérieur.

La vieille Edvig, redevenue impotente, ne marchait presque plus, atteinte de rhumatisme général.

Cependant, elle se fit porter pour la cérémonie jusqu’à la chapelle où devait être célébré le mariage, et, au moment où l’abbé Rozel prononçait les paroles qui lient pour l’éternité deux âmes, Michelle entendit près d’elle un sanglot. Surprise, elle vit qu’il émanait de l’austère et dure Allemande, enfin amollie, enfin vaincue.

Bonne comme toujours, Michelle, silencieusement, lui pressa la main.

La journée fut très remplie, les parents et amis étaient fort nombreux. Le soir, les jeunes mariés partirent pour Gunterthal, escortés par la famille d’Ulric d’Urach.

La soirée réunit seuls les Hartfeld et les leurs dans le grand salon de Rantzein.

Le voile de mélancolie, jeté par tout départ définitif, planait sur le groupe.

Les fleurs déjà fanées, la débandade des choses dérangées par la fête du matin, mettait dans les cœurs une impression de tristesse.

Ils causaient peu. Au fond d’un grand fauteuil, Edvig restait inerte, Michelle, distraitement, regardait au dehors, échangeant à demi voix quelques pensées avec ses amis Rozel. Le crépuscule assombrissait le parc, couronné de la fraîche verdure printanière, et ils pensaient à tous les événements qui s’étaient accomplis à Rantzein.

Henri et Georges Lahoul gardaient un sourire, causant ensemble. Minihic et sa femme venaient de monter à leur appartement ayant à préparer leur hâtif départ du lendemain.

Le prince Alexis feuilletait de vieux albums de photographies où repassaient devant ses yeux tous les disparus, tous les éloignés de la famille, les âges successifs des enfants.

Wilhem debout, auprès du grand piano à queue où Rita venait de chanter, semblait partir très loin dans un grand rêve… Il ne remuait pas. Soudain, il dit d’une voix contenue pour ne pas jeter dans le silence une note discordante :

« Mère et tante Edvig, voulez-vous me permettre de vous faire part ici d’une grande résolution que j’ai prise ? Nous sommes en famille et je puis parler, n’est-ce pas ?

— Veux-tu, toi aussi, nous annoncer ton mariage ! exclama Edvig effarée.

— Non tante, je ne me marierai jamais. J’ai disposé autrement de mon existence.

— Tu ne me quitteras pas ?

— Très peu, tante Edvig. »

Michelle regardait anxieuse la noble physionomie de son fils. Wilhem reprit :

« Je suis parti à faux sur une route mauvaise, je n’avais pas songé qu’une lutte entre la France et l’Allemagne étant toujours possible, je ne devais pas moi, fils d’une Française, tourner une arme contre la patrie de ma mère. Or, je viens d’envoyer ma démission. »

À ces mots, de toutes les lèvres jaillit une exclamation de surprise.

« Toi ! si épris du métier des armes, toi qui, depuis l’enfance, n’as jamais formé d’autre songe. »

Wilhem sourit :

« Je change simplement d’arme, dit-il, je ne serai plus soldat de l’Allemagne, mais soldat du Christ ; au lieu d’une épée, je prends une croix. »

La stupéfaction générale était si grande, qu’aucune protestation ne s’entendit.

« Je ne quitterai pas mon pays, continua le jeune homme, je ne serai pas le disciple des grandes missions ainsi que de votre digne fils, Madame Rozel. Dieu m’a fait naître sur ce sol, j’y demeurerai ; seulement, nos campagnes sont mal desservies : les pasteurs protestants abondent, les prêtres catholiques sont rares. Je deviendrai l’apôtre militant, celui qui, de bourg en ville, porte la parole de Dieu, répand la paix dans les âmes et la consolation aux affligés. Le Christ mon modèle parcourait la Galilée, je parcourrai l’Allemagne l’évangile en main. De la sorte, conclut Wilhem, regardant son frère, nous ne serons pas en danger, Henri, de nous recontrer jamais ennemis dans une bataille.

— Seigneur ! s’écria Edvig, le fils d’Hans, un Hartfeld, prêtre catholique !

— Le fils d’un catholique, tante Edvig. Aujourd’hui tous les Hartfeld sont convaincus de la vérité, tous ont abjuré le protestantisme.

— Sauf moi.

— Qui sait, tante Edvig, Dieu a jeté sur nous tous un regard de miséricorde. Il ne se détournera pas de vous. »

Michelle, les larmes aux yeux, s’approcha de son fils tandis que l’abbé Rozel lui serrait la main, disant :

« Encore une fois, mon enfant, je le répète, vous êtes une heureuse mère ! »

Le prince Alexis ouvrit les bras à son jeune cousin.

« Tu as choisi la meilleure part, Wilhem, tu es réellement une âme d’élite. »

Une grande émotion planait sur l’assemblée.

« Mes dispositions sont prises, fit encore Wilhem ; Henri, tu choisiras la résidence qui te plaît, je resterai le chef de famille, et Rantzein sera toujours à ceux qui, de près ou de loin, tiennent aux Hartfeld. Français ou Allemands, sur notre terre de fraternité, ne créa qu’une famille. »

La nuit suivante amena peu de sommeil chez les habitants du château. Ils étaient impressionnés de tant d’événements rapides.

Au déjeuner, la vieille Edvig ne se fit pas descendre.

Wilhem monta chez elle et la trouva toute en larmes.

« Mon enfant, gémit-elle, ébranlée jusqu’au fond de l’être, mon enfant bien-aimé, celui en lequel j’avais mis toutes mes espérances !

— Mais elles ne sont pas brisées, tante Edvig, elles vont au contraire prendre un nouvel essor. Si vous saviez comme je suis heureux ! quelle route ensoleillée je vois devant mois !

— Tu n’es pas, toi, aux portes du tombeau ; tu ne te sens pas abandonné, repoussé, isolé en cette famille qui a perdu ses croyances, les nôtres…

— Vous êtes, tante Edvig, dans une famille régénérée ; quand vous aurez à nous tous tendu les bras avec sincérité et repentir, vous serez heureuse à votre tour.

— Que ferai-je malade et seule ici, toute l’année ?

— Je serai souvent près de vous, mes études de théologie me laisseront des congés fréquents ; mais voulez-vous que ma mère passe quelques mois à Rantzein ? Elle y consentira volontiers.

— Michelle ? mais je l’ai chassée.

— Oh ! elle a pardonné. Notre foi repousse la haine et la rancune. »

La vieille Allemande ne répondit pas, elle luttait contre un reste d’orgueil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il se brisa cependant. Et le premier acte qu’accomplit Wilhem le jour où il eut la gloire de faire partie, ainsi qu’il le disait, de l’armée du Christ, fut de recevoir l’abjuration de sa tante.

Wilhem fit élever à Rantzein une chapelle catholique, on l’inaugura avec une grande pompe, toute l’harmonie joyeuse du culte catholique fut mise en œuvre, et bientôt des villages voisins on accourut, attiré par la beauté du culte, la charité et l’exemple des habitants du château. La conviction naissait, elle grandit de jour en jour.

Et quand Michelle prie seule, le soir, dans ce sanctuaire, dont on peut dire qu’elle posa la première pierre le jour où, jeune femme, elle vint à Rantzein, elle sent son cœur déborder d’amour et de reconnaissance.

« Seigneur, dit-elle, reprenez votre servante, car sa tâche est accomplie. »


FIN
Renée Gouraud.