V


« Mon brave Minihic, se dit Michelle, comme j’aurais eu besoin à l’heure présente d’un conseil de lui, car je ne sais plus si je vois juste et droit. On me chasse, on m’enlève mes enfants, cependant j’ai quelque chose à faire, mais quoi ? Par mon mariage, je suis Allemande et soumise à la juridiction de ce pays qui ne va pas manquer de m’enlever la tutelle de mes enfants. Edvig est puissante, volontaire, et comme les apparences me condamnent encore, toujours je serai vaincue, expulsée du territoire national ; je n’ai pas d’argent, puisque je me suis mariée sans dot et qu’aucun contrat ne fut fait entre nous ; je n’ai pas d’amis. Les Freeman, peut-être… mais eux aussi vont être compromis, renvoyés sans doute à la suite de cette malheureuse aventure, inexplicable, hélas ! Qui donc a pu soustraire cette pièce ? Qui ? Il faut vraiment que la Providence se mêle de me défendre, de prouver mon innocence, car je ne vois aucune lumière. »

Elle descendit à la station voisine du château ; un jour blafard couronnait les bois ; aucune voiture ne stationnait à l’arrivée.

Elle prit à pied la grand’route. Une extrême lassitude la gagnait, elle dut s’arrêter dans une ferme pour y prendre un peu de lait, puis de nouveau elle marcha.

Sur la hauteur se dressaient les tourelles et le parc descendait en pente douce jusqu’à la rivière ; un mur courait autour de la propriété, séparé de temps à autre par un saut de loup.

Elle sonna à la grille, et cette cloche éveilla les échos endormis à cette heure matinale, avec une telle vibration dans le silence des choses, que Michelle eut un battement de cœur.

Qu’allait-il devenir ?

Un valet cependant parut, il avait les clés à la main. La vue de la jeune femme l’effara.

« Madame la Comtesse !

— Oui, Fritz, ouvrez vite, que je voie mes enfants.

— Ils dorment, Madame la comtesse, seulement… fit-il hésitant, nous avons des ordres sévères, et…

— Achevez, Fritz, on vous a défendu de me recevoir.

— Oui, Madame la comtesse, sous peine de renvoi. Les portes doivent être fermées jour et nuit. Cela me fait de la peine, bien sûr, de refuser à Madame la comtesse, car elle a toujours été bonne pour moi.

— Je le serai encore, Fritz. On ne peut pas m’empêcher d’embrasser mes enfants.

— Évidemment, mais je ne puis pas enfreindre une consigne qui mettrait mes enfants à moi sur le pavé. Depuis vingt ans je suis ici concierge, je dois obéir à mes maîtres.

— Mais je suis votre maîtresse, Fritz. Je vous ordonne de m’ouvrir.

— Je vais appeler l’intendant. Que Madame la comtesse veuille bien m’attendre un instant. »

Il repartit. Michelle, debout contre cette grille close, éprouvait une torture sans nom. Elle attendit longtemps.

Enfin, ce fut le précepteur des enfants qui parut, délégué sans doute par le conseil des subalternes.

Il ouvrit la porte, et, précédant la comtesse Hartfeld, il la pria de le suivre dans un kiosque situé près de l’entée.

Arrivé là, il s’inclina très bas, et montrant un banc de bois :

« Que Madame veuille bien s’asseoir », dit-il.

Brisée de fatigue, Michelle obéit ; le percepteur continua :

« Ma situation vis-à-vis de vous, Madame, est horriblement pénible ; j’ai appris par une dépêche, ce matin, la mort de notre regretté général ; hier, j’ai dû partir avec des ordres formels. Une dépêche émanant directement de la chancellerie me les a confirmés à l’instant.

— Quels sont ces ordres ?

— L’interdiction absolue de vous laisser franchir le seuil de Rantzein.

— Alors, faites-en sortir mes enfants, je les verrai sur la route.

— Pardon, je continue : défense formelle de laisser les enfants communiquer avec leur mère. Leur tante, Mlle Hartfeld, est provisoirement tutrice jusqu’à formation d’un conseil de famille.

— Mais enfin, je ne suis coupable d’aucune faute, la haine seule s’acharne après moi.

— Madame, fit le professeur avec une nuance de respect attendri, je ne crois pas à votre culpabilité, beaucoup penseront de même, seulement nul n’osera le dire. Mlle Edvig est redoutée de tout le monde, la mort du comte dont elle vous accuse va faire un bruit effrayant à Berlin. Si j’osais vous donner un conseil, ce serai de vous rendre en France pour quelque temps. Peut-être les choses, à la longue, s’arrangeraient-elles.

— Je ne puis partir sans voir mes enfants.

— Il faudra cependant vous y résigner, Madame.

— Mais ils sont donc prisonniers, car enfin aucun d’eux ne me repousse, j’en suis sûre.

— Madame, ils sont bien soignés et attentivement surveillés ; ils ne doivent sortir du château que lorsque nous aurons la certitude que vous avez quitté le pays. »

Michelle se leva, roide, glacée. Elle reprit le chemin qu’elle venait de parcourir, franchit la grille, et, quand elle l’eût entendue se refermer à double tour de clé, elle s’assit, fléchissante, sur le bord du fossé.

Il lui était impossible de prendre un parti, impossible de réfléchir, son cœur se brisait, voilà tout.

Le soleil montait radieux dans le ciel, il vint un peu réchauffer ses pauvres membres engourdis.

Dans le château, l’animation du travail journalier commençait, les gens de service se montrèrent derrière les grilles inexorablement fermées. La matinée se passa. Un courrier vers midi apporta une dépêche. Michelle le vit entrer et sortir, mais n’eût aucun renseignement.

Quand la nuit commença à tomber, aucun des enfants ne s’était glissé dans le parc. Alors Michelle se leva, elle fit lentement le tour des murs, et, comme elle passait devant les remises, elle entendit des voix, elle reconnut celle de Mina, la nourrice de Frida.

« Mina ! » appela-t-elle.

Le silence se fit aussitôt.

« Mina ! répéta la pauvre mère. »

Alors une femme parut, elle sortit par la porte de service, vint sur la route.

« Ah ! Madame la comtesse, dit-elle, quel malheur ! Vous si bonne pour nous tous ! Comment cela se fait-il que vous ayez trahi l’Allemagne ?

— Je n’ai trahi personne, Mina ; croyez-le, dites-le.

— Hélas ! Madame la comtesse, il nous est interdit de prononcer votre nom.

— Mina vous êtes mère, vous me comprendrez, il faut que je voie mes enfants.

— Comment faire, Madame, ils sont gardés à vue, je ne suis jamais seule avec eux. Un courrier vient d’arriver avec un ordre portant de les habiller en deuil. Ils n’iront pas à l’enterrement de leur père auquel toute la ville assistera, le gouvernement prenant les frais à sa charge, mais on fera ici un service à la chapelle catholique des moines, puisque, paraît-il, M. le comte avait changé de religion sur la fin.

— Sans doute, on m’empêchera de pénétrer dans l’église aussi bien qu’ici ?

— Les ordres sont déjà donnés à ce sujet, Madame la comtesse.

— Mon Dieu ! que font maintenant mes pauvres enfants ?

— Les garçons pleurent à fendre l’âme, ils appellent leur père et leur mère. Frida joue…

— Mina, au nom de tout ce que vous aimez, aidez-moi à embrasser mes enfants, ne fût-ce qu’une fois. »

La bonne femme était ébranlée, elle réfléchissait.

« Je me perds sans doute en vous servant, Madame, mais vous me faites tellement pitié que je vais essayer de vous favoriser le passage cette nuit.

— Dieu vous récompensera, Mina.

— En attendant, Madame la comtesse, permettez à une pauvre servante de vous conseiller : ne restez pas là, laissez croire que vous êtes partie, allez prendre des forces à la ferme de ma sœur que vous connaissez et qui se souvient de vos bontés. Ensuite, à la brune, revenez ; mon mari a, comme palfrenier, la clé de la cour des écuries, je la lui prendrai sans qu’il le sache et alors, pendant le souper des gens, qui a toujours lieu à neuf heures et demie, vous pourrez vous glisser par l’escalier de service jusqu’à la chambre des enfants. Ils seront couchés, le précepteur sera monté à son appartement, je me trouverai seule à leur garde.

J’aurai soin de ne pas souper comme d’habitude avant tout le monde, et je resterai à l’office pour tâcher d’allonger le repas, de retenir les gens, de sorte que vous pourrez être un moment tranquille là-haut. Quand je monterai, vous serez partie, n’est-ce pas, Madame ? Sans quoi, je serais perdue, compromise, chassée ; il faut que nul ne soupçonne votre visite et que les petits garçons soient discrets, s’ils sont éveillés. »

La comtesse tendit les mains à la servante.

« Merci, dit-elle du fond de l’âme.

— C’est que, répondit Mina, je me mets à votre place, pauvre mère ! »

La nourrice oubliait les distances ; elle voyait une martyre, une proscrite, et son cœur était ému.

En tous points, Michelle suivit le conseil donné ; elle s’éloigna, prit un peu de nourriture à la ferme indiquée où on l’accueillit avec respect, ainsi que d’habitude, puis elle revint à pas lents.