XII


La nuit entière se passa en alertes. Hans, brisé de fatigue, s’était, vers le matin, un peu assoupi. Michelle regardait venir la clarté matinale à travers les branchages.

Leur petite retraite de hasard était un nid délicieux. Des bêtes avaient dû y loger souvent, car les herbes restaient foulées, des myrtilles offraient leurs petits fruits noirs, des mûres pendaient par grappes, et ce frugal déjeuner fit le plus grand bien à Michelle, dont la soif était vive. Hans devait bien souffrir aussi : ses mains brûlaient, il lui aurait fallu le calme, le repos, la fraîcheur, tout manquait. Un peu d’eau sur son front lui eût procuré un grand soulagement. La jeune femme pensa à chercher aux alentours ; rien n’indiquait dans le bois une troupe quelconque. Un grand silence planait. Les oiseaux mêmes ne chantaient plus. Elle se hasarda doucement, glissant sur les feuilles humides d’un peu de rosée, sans aucun bruit. Elle écouta, l’oreille à terre. Un petit son cristallin de ruisselet la fit tressaillir. Aussitôt, elle tourna le gros bloc du rocher qui les abritait. Là une source s’égouttait à travers une fente, s’en allait mince et limpide entre les hautes herbes vertes.

L’ex-petite sauvage bretonne était rarement embarrassée. Elle se rappela le procédé de Minihic, quand ils trouvaient de l’eau douce sur la côte et étanchaient leur soif au cours d’une promenade. Elle choisit un arbre à l’écorce lisse, un tilleul. Avec son petit couteau de poche, elle leva habilement une bande d’écorce autour d’une branche de la grosseur de son bras environ. Puis, la repliant par le milieu, elle emboîta les côtés l’un dans l’autre. Avec des herbes tordues, elle les maintint par le haut et eut ainsi un gobelet aplati du bas, rond au sommet, parfaitement étanche, très propre, blanc et lisse à l’intérieur. Elle l’emplit, but avec joie, l’emplit de nouveau et retourna au gîte. Hans s’agitait.

« Buvez, lui dit-elle, voici une eau excellente tout près de nous. Après, je rafraîchirai votre bandage. »

Il appuya sur ses lèvres la petite main qui le soignait :

« Pauvre enfant, comme tu es courageuse. Sans toi, sans ton énergie, je serais à cette heure prisonnier et immobilisé pour la fin de la guerre. »

Ces mots n’étaient pas, certes, une consolation pour celle à laquelle ils s’adressaient ; mais lui, le cœur allemand, oubliait toujours la terrible désunion des races.

Il but avec volupté, accepta le repas d’oiseau qu’elle lui offrait, composé de baies sauvages. Il plongea sa pauvre tête dans l’eau avec délice, et enfin :

« Partons-nous, Michelle ? toi qui as des yeux, examine les alentours, pousse une reconnaissance vers la lisière. »

Elle partit, rejoignant derrière elle les rameaux, avec des précautions d’Indienne.

La matinée était superbe, le soleil descendait entre les feuilles déjà roussies au sommet des arbres, en cette fin d’août.

Elle marcha un quart d’heure environ, sans voir la fin du couvert. Tout à coup, elle fut arrêtée au bord d’une clairière par un cri : « Qui vive !

— France ! » répondit-elle d’instinct, tressaillant toute.

Une sentinelle lui barrait le passage, et, derrière elle, sur un feu clair, une marmite de soupe épandait une bonne odeur de viande et de légumes.

Des soldats, assis autour, regardaient la cuisine avec une attention pleine de désirs. Un officier se promenait de long en large, il avait le costume des mobiles. Il s’approcha au cri de la sentinelle, et mettant son képi à la main à la vue d’une femme.

« Vous ! exclama-t-il en reculant.

— George Rozel ! Ici ! »

Il était devenu très rouge, il pressait son front, comme effrayé d’une telle vision, il balbutia :

« Que faites-vous ? Que voulez-vous ? »

Michelle debout, les mains jointes, en une attitude infiniment désolée, ne savait que répondre. Révéler le secret de son mari ; avouer le rôle qu’elle jouait actuellement ? impossible ! Elle ne pouvait trahir ce blessé vaillant qui comptait sur elle.

Elle finit par répondre, tout bas, comme une coupable :

« Je suis égarée, je voulais sortir du bois.

— Enfin, d’où venez-vous ? Comprenez, en grâce, Madame, que je suis ici chef d’un parti français, que je réponds de la vie, de l’honneur de tous, et que je ne puis me prêter aux observations de… de l’ennemi.

— Moi ! l’ennemi ! Moi qui donnerais ma vie pour la France ! Oh ! combien cruel et injuste vous êtes. Je vous jure sur ce que j’ai de plus cher au monde, que je suis digne de votre estime.

— Mais je vais être forcé de vous garder prisonnière, Madame.

— Moi ! une femme !

— Si je vous laisse aller et que vous révéliez le secret de notre campement.

— Oh ! Dieu ! » exclama Michelle les yeux au ciel.

Le ton de ce oh ! était si indigné, que Georges Rozel saisit bien l’étendue de la douleur subie par la pauvre créature, victime des événements inhumains qui s’accomplissaient.

« Si je vous laisse libre, dit-il enfin, après un silence observateur, où irez-vous ?

— Chercher mon mari blessé, mourant.

— Où ?

— Je vous ai dit que je le cherchais.

— Seule ?

— Oui, seule. »

Il hésitait.

« Depuis quand êtes-vous ici, près de nous ? Avez-vous rencontré ou aperçu une petite troupe française ?

— J’ai vu, hier du soir, un détachement passer dans ce bois.

— Ah ! où allait-il ?

— J’ai entendu qu’il voulait rallier l’artillerie sur le versant de cette colline.

— Dieu soit loué ! c’est le bataillon que je cherche. Max Rosaroff est parmi eux.

— Max !

— Je l’ai cru prisonnier, ainsi que sa troupe. Merci, Madame, vous n’avez pas idée du bien que vous me faites. Vous êtes sûre que ce détachement est sorti du bois.

— Il marchait dans cette direction, vers le Nord.

— Et maintenant, vous savez où sont les Prussiens ?

— Ils occupent tout le versant opposé à ce bois. Le château de Lomont est en leur pouvoir. »

Georges, très heureux, tendit la main à Michelle. Elle le regarda de ses yeux désolés, ayant conscience que tout ce qu’elle pouvait faire et dire en faveur de l’un ou l’autre parti était invariablement mal.

« Adieu, dit-elle.

— Mais vous paraissez à bout de forces. »

Elle ne répondit pas, s’éloigna en hâte, courut. Son mari devait être inquiet de sa longue absence.

Elle parvint au rendez-vous. Hans n’avait pas bougé, il était épuisé ; elle l’aida à se mettre debout.

« Des Français sont campés à une demi-heure d’ici, expliqua-t-elle, il faut fuir du côté opposé. Appuyez-vous sur moi. »

Ils se mirent en route ainsi, péniblement, lentement, mais avançant quand même. Vers midi, ils étaient en vue du château de Lomont sur lequel l’aigle noir flottait toujours. Le général, à bout de force, fléchissait visiblement.

« Nous arrivons, Hans, voici vos compatriotes. »

Une reconnaissance prussienne montait le mamelon, venant vers eux.

« Oh ! fit Hans, joyeux, enfin ! »

Un sous-officier conduisait la petite troupe.

« Général ! s’écria-t-il, à la vue du blessé, Dieu soit loué, nous vous avions cru prisonnier. Nous cherchons une troupe ennemie qui doit être à peu de distance ?…

— Sans doute sous bois, à deux heures d’ici, répondit Hans ; marchez avec précaution, d’où nous venons, vous allez les surprendre. »

À ces mots, Michelle eut un tel tressaillement, qu’Hans en fut effrayé.

« Qu’avez-vous ?

— Oh ! Hans, ce que j’ai ! Vous profitez de ce que je vous ai dit pour perdre mes compatriotes, moi, vous le savez, je ne suis pas Allemande.

— Mais vous êtes ma femme. Comment voulez-vous que je laisse écraser ces braves gens, mes compatriotes à moi ? »

Les soldats s’éloignèrent à pas de loup, et les deux martyrs, liés l’un à l’autre, continuèrent leur course vers le château. Un silence profond régnait entre eux. Michelle commençait à souffrir d’une extrême fatigue physique. Affaiblie par un long jeûne, sa pensée même vacillait, et sous ce soleil chaud qui les inondait au sortir du bois, un peu de fièvre gagnait son cerveau. Elle arriva épuisée à la porte du château de Lomont.

La garnison prussienne s’empressa autour des fugitifs. Les officiers chirurgiens, tous vinrent apporter au brave général le tribut de leur admiration.

On réconforta les deux époux. Ils avaient un immense besoin de repos. On leur offrit la tranquille paix d’une vaste pièce, aux murs épais, où ils purent enfin prendre quelque repos.