X


Le yacht du prince Rosaroff se balançait sur l’eau saumâtre à l’embouchure de la Seine. Il lançait une colonne de fumée dans l’air bleu. Les matelots se tenaient sur le pont prêt au signal. Une chaloupe venait de terre pour embarquer les passagers. Elle contenait les domestiques et les bagages. Une autre suivait dans laquelle étaient assis le prince, la princesse et la comtesse Hartfeld. Cette dernière, malgré la lourde chaleur d’orage, était vêtue de couleur sombre ; assise à l’arrière, elle tenait sur ses genoux son plus jeune fils. L’aîné, les mains aux rames, s’amusait à suivre les mouvements des rameurs.

« Vois, disait tout bas Michelle à Heinrich, vois les côtes de ma France, regarde bien enfant, et quand tu seras grand, aime la patrie de ta mère. »

Le petit regardait, et comme sur le quai un régiment passait, il eut un cri de joie et battit des mains.

Ces enfants-là avaient réellement dans les veines du sang de guerrier.

On aborda au navire. Les chaloupes furent hissées en leur porte-manteau, et le capitaine commanda :

« Pare à virer ! largue les amarres, toutes ! »

Un bruit de machine se fit entendre, un sillage d’écume suivit le bateau, et peu à peu les côtes s’éloignèrent, se fondirent en un lointain bleuté.

Michelle, les yeux sur ces rives, n’avait pas bougé, obsédée de cette pensée :

« Hans rentre en France par le côté opposé à celui par lequel je fuis, moi. Il pénètre en ennemi, le sabre en main. Les chevaux des envahisseurs les portent vers Paris, pour mettre au cœur de ma patrie la misère et la douleur ! »

Alexis et Rita avaient respecté le silence de leur cousine ; mais voyant que cette attitude se prolongeait, ils vinrent près d’elle. Eux aussi étaient tristes. Leur fils Max, depuis trois jours, portait l’uniforme français. Rien n’avait pu empêcher le jeune homme de se souvenir qu’il était né à Paris, et son ami Georges Rozel s’était comme lui engagé volontairement.

« Revenez un peu avec nous, cousine, dit Rita affectueusement ; la chaleur est accablante, installons-nous sous la tente à l’arrière, nous y avons préparé notre oratoire. Venez,vous allez encore être reprise de fièvre.

— Non, c’est fini, fit Michelle ; j’ai fléchi un instant après le départ de ma mère, après mes adieux à l’abbé Rozel, qui est lui-même fort malade et n’a pas pu me parler ; je n’ai pas su dominer ma douleur, la maladie m’a terrassée ; mais à présent, l’énergie est revenue et il le faut. Nous n’avons que trop perdu de temps : Hans doit être horriblement inquiet.

— Je pense qu’il a reçu mes lettres, observa le prince. Il y a quinze jours, aucune communication n’était encore interrompue.

— Vous voyez, cependant, qu’il n’a pas répondu.

— Je pense que les messages pour l’étranger, quels qu’ils soient, sont lus, et cela cause des retards. Et puis, d’ailleurs, vous savoir malade et retenue à Paris, lui eût été plus pénible que le silence, peut-être.

— Nous allons lui télégraphier de Belgique ce soir.

— Vous pouvez lui adresser une lettre d’Anvers, elle parviendra sûrement à Berlin.

— Mais y est-il ?

— Voilà ce que j’ignore ; mais je pense qu’en mettant le numéro de son corps d’armée et de son régiment, le message suivra.

— Je vais essayer à tout hasard. »

Michelle descendit au salon, qui, sur le yacht, servait de bibliothèque, de salle de travail et d’oratoire par les gros temps. Au fond, sur une table à roulis[1], un Christ, une Vierge, des fleurs et des flambeaux attiraient dès l’entrée les regards.

Le prince et sa femme avaient coutume, quand ils entraient dans cette pièce, de commencer leurs travaux par un salut et une invocation adressés devant leur petit autel. Soir et matin, quand l’état de la mer empêchait la réunion sur le pont, tous les hôtes et les matelots non employés à la manœuvre du moment, venaient là prier en commun. Michelle ne manqua pas à l’usage de ses cousins. Elle éleva son cœur vers Dieu d’abord, ensuite elle revint s’asseoir devant la table à écrire et traça ces mots d’une écriture tremblée, non à cause de l’état de la mer, qui semblait d’huile, mais à cause de son agitation intérieure.

« Mon cher Hans, je confie cette lettre aux soins de la Providence ; puisse-t-elle vous parvenir pour vous expliquer le silence inquiétant des vôtres et vous rassurer à leur sujet.

Nous sommes en mer, le cap sur la Belgique, où nous avons quelque espoir de mettre ces pages à la poste. Voici ce qui est arrivé : Après votre départ, je me suis hâtée d’agir, de décider ma mère à gagner Saint-Malo ; j’y suis parvenue. J’ai fait emballer les objets auxquels je tenais, et j’ai quitté l’hôtel que nous habitions, désert et désolé maintenant, pour aller partager la vie de mes excellents cousins, qui ne voulaient pas me laisser seule avec les enfants, d’autant qu’une grosse fièvre m’avait prise et m’a tenue quinze jours impuissante et incapable de partir. À présent, je suis mieux, vous revoir achèverait de me guérir. Aussi est-ce très instamment que je vous prie de me donner, si vous le pouvez, un rendez-vous n’importe où, pour que je vous revoie sain et sauf. J’ai eu de si horribles visions pendant ma fièvre !

La guerre a donc été officiellement déclarée. Les Allemands établis à Paris ont dû fuir poursuivis de huées. Il s’est passé des scènes tragiques ; tous ceux qui avaient un nom de consonance allemande étaient bousculés, hués, chassés. On voyait des espions partout.

Alexis m’avait fait inscrire, comme sa cousine, sous son nom. Dans mon pays !

Impossible de partir par les trains allant vers la frontière. Tous sont pleins de soldats et marchent avec une lenteur inouïe. Ma femme de chambre, que Rita a voulu vous envoyer pour vous expliquer notre retard, a mis trente heures à se rendre à Châlons et a fini par nous revenir, ne pouvant aller plus loin.

Heureusement, nous avons le yacht et nous allons rentrer par la Belgique. Paris semble atteint d’un accès de folie. On crie, on court, tout le monde est dehors ; l’effervescence est telle que la France semble en révolution, mais assurée de son succès et de ses victoires !

Chaque jour on en annonce. Ce matin, on criait dans la rue la mort du prince royal de Prusse. Cent mille Prussiens tués ! Toutes ces acclamations me font mal, partagée, que je suis, entre deux soucis. Oh ! Hans, comme je voudrais vous avoir près de moi !

Alexis a pensé que nous devions rester quelques jours à Bruxelles pour y attendre de vos nouvelles, et sans doute, de l’autre côté de la frontière, les difficultés seront les mêmes pour voyager en chemin de fer. Les enfants sont très bien, ils prient tous les jours avec moi pour leur père. Au revoir, Hans, que le bon Dieu vous garde.

Votre Michelle. »

Quand la jeune femme remonta sur le pont, on était en pleine mer. La Manche, aux lames courtes, faisait tanguer le yacht ; un malaise prenait tous les passagers sous une menace d’orage.

Le coucher du soleil incendiait l’horizon, et derrière eux, vers la France, d’énormes cumulus étaient striés d’éclairs.

Le prince monta sur le banc de quart, où se tenait le capitaine, et l’interrogea.

« Tant que la mer monte, rien à craindre, prince ; mais au ressac, l’orage pourrait bien donner sur le large. Il va contre le vent.

— Alors ?

— Je vais forcer les feux pour sortir des eaux anglaises, et après, nous verrons sous le vent l’espace libre vers la mer du Nord.

Le globe éclatant du soleil descendait visiblement dans l’eau, on le voyait plonger doucement, puis il disparut tout à fait. Les longues bandes des stratus[2] se tintèrent d’ombre. La démarcation entre le ciel et l’eau devint impossible à définir. Partout, les nuages noirs voilèrent l’azur, et la mer glauque, sinistre, moutonnante, commença à soulever le léger bateau, ainsi qu’une balle élastique.

Le prince fit descendre sa famille, coucher les enfants, clore hermétiquement les écoutilles, puis il revint sur le pont et resta à observer la situation atmosphérique.

Le spectacle était effrayant et grandiose ; des éclairs de toute forme sillonnaient le ciel ; un roulement sourd, continu, faisait le tour de l’horizon. Ainsi qu’une tache sur l’eau, sa cheminée lançant des étincelles, le yacht semblait un jouet d’enfant :

« Cargue les voiles, toutes ! cria le capitaine.

— Où sommes-nous ? fit Alexis.

— À la garde de Dieu ! La boussole saute comme une folle, elle est désorientée. Tant que l’air restera ainsi, chargé d’électricité, il ne faut pas songer à gagner la rade. La bourrasque sera meilleure en pleine mer. S’il pouvait pleuvoir ! »

Comme il achevait ces mots, un éclair jaillit avec une intensité telle, que le pont fût illuminé ; un choc se produisit, le bout dehors de beaupré tomba à l’eau, brisé au ras du bastingage.

Le prince et les matelots se signèrent.

« Touché !  » fit le capitaine, en s’affalant par l’escalier. Il courut à l’avant, craignant une voie d’eau, tandis qu’Alexis se glissait par l’écoutille, jusqu’aux cabines, où tous les siens priaient.

Il visita avec soin la coque du navire, descendit dans la cale, mortellement inquiet :

« Rien, pas d’avaries, sauvé ! Merci mon Dieu ! »

Et il repartit à son poste.

À présent, l’averse tombait avec une telle violence, que c’était un crépitement, un rejaillissement, un bruit assourdissant.

En moins d’une minute, ses habits furent traversés.

Les matelots calfataient les moindres ouvertures, ils étaient ahuris, transis, soudain glacés, enveloppés d’une telle obscurité, qu’ils ne se voyaient même pas. Les feux jaunes et rouges de tribord et bâbord, ainsi que le feu blanc d’avant, ne s’apercevaient plus[3].

« À la sirène ! » ordonna le capitaine.

Et dès lors, ce fut un mugissement, un beuglement d’effroi, ajouté à tout le vacarme extérieur…

À minuit, le ciel dégagé se mirait paisiblement dans la mer. Les étoiles scintillaient, immuablement calmes ; le pont lavé, les voiles inondées, s’égouttaient en ruisselets et tout le monde brisé, secoué, étouffé par l’insupportable chaleur de l’entrepont, était remonté à l’air libre, rafraîchi et raréfié. Le capitaine inspectait les étoiles.

Prince, dit-il, nous sommes à la pointe de Granville. Voyez là-bas cette projection brune sous le croissant ; c’est la Bretagne.

— Oh ! fit Michelle, joignant les mains, ma Bretagne ! »

Alexis la regarda, ému de son accent.

« Vous voudriez aborder ?

— Je n’ose le demander. »

Pas un souffle, à présent, ne rasait les flots.

« Voyez-vous, cousin, reprit la jeune femme, je désire une seule chose : stopper une heure, là-bas, vers Saint-Enogat, en face de la tombe de ma grand’mèrè.

— Madame la comtesse, objecta le capitaine, on ne nous laissera pas aborder maintenant sur les côtes françaises, sans grandes explications ; nos papiers de bord, visés à Rouen, portent indiqué notre itinéraire.

— Hélas !

— Voyons, dit Rita toujours obligeante, il y aurait peut-être moyen de tout arranger. Nous jetterions l’ancre en vue de la rade sous pavillon russe. Michelle est à moitié matelot, Minihic l’est tout à fuit, il connaît la passe de la Rance à merveille ; ils prendraient le canot et ils iraient, tous deux, accomplir leur pèlerinage… »

À ces mots, le petit Breton, qui écoutait de loin, bondit. Et, avec sa familiarité d’indressable valet :

« Oh ! oui, Madame la comtesse, partons !

— C’est bien imprudent, déclara le prince, je réponds de vous ma cousine, devant votre mari.

— Qui sait, fit Michelle, à demi voix, si je venais à disparaître… tout en serait mieux peut-être.

— Petite folle ! Et vos enfants ?

— À leur âge, quelques larmes sont vite séchées. Ils seraient tranquilles et n’auraient plus sur leur route allemande d’ombres françaises. Qui sait enfin, si leur existence entière ne sera pas altérée de ce souvenir, de ce vague remords d’avoir aux veines du sang de l’ennemi… Non, chers amis, je ne tiens pas à la vie, je me sens un obstacle au bonheur paisible de ceux que j’aime… Laissez-moi aller, Alexis. La mer est mon élément à moi ; elle ne me fera pas de mal ; si elle me prenait, c’est que Dieu le voudrait, me jugerait inutile désormais, ou bien que, dans sa miséricorde, il trouverait que j’ai déjà gagné ma part de paradis. Oh ! Alexis, laissez-moi aller, là-bas, sur cette crête, il me semble que ma grand’mère me tend les bras ! »

Le prince, devant cette exaltation désolée, consentit, il donna l’ordre de lancer le canot et fit mettre le cap sur Saint-Malo. Le yacht passa sous le Mont Saint-Michel, et vint se mettre en passe au large, au nord de la pointe de Varde.

Avec une joie nerveuse, la jeune femme se jeta dans la chaloupe, où Minihic l’avait précédée. Elle s’assit ; le petit Breton saisit les rames et piqua droit sur Saint-Enogat.

Les roches, à fleur d’eau, si nombreuses en cette baie, il les connaissait, et pour son léger bateau, pas n’était besoin du tirant d’eau de la passe, il manœuvra entre Cézembre et La Conchée, gagna le courant de la Rance, et là eut un peu de repos, les bras si rompus, malgré sa force électrisée par sa volonté, qu’il dut un instant, calmer son entrain.

Michelle regardait venir à elle, la côte noire, les cloches de Saint-Malo et de Saint-Servan. En face, à droite, la tour du jardin, au feu tournant rouge et vert, l’île Harbour ainsi qu’un massif sombre, et là-bas, la pointe du Decolé, couronné de sa gigantesque croix de granit bleu.

« Est-ce que le douanier est sur la falaise Madame ? fit, tout à coup Minihic, qui, le dos à l’horizon, ne voyait rien. Il va croire à des contrebandiers, à des espions pour sûr. Si c’était encore le père Lemnic, ça irait tout seul ; autrement, ce sera ennuyeux, s’il faut donner des explications. »

Michelle n’entendait pas l’observation de son matelot, sa pensée la prenait tout entière ; elle se revoyait à son premier voyage en cette baie, pauvre petite orpheline, jetée sur ce rocher stérile où elle avait pris racine ainsi qu’un coquillage, presqu’indéracinable, elle aussi ; si souffrante, si brisée de son essai d’acclimatation à l’étranger, qu’elle revenait encore à ce nid glacé, austère, où si peu de joies lui avaient été données, mais qui était, quand même, sa famille et sa patrie !

Ils abordèrent à même le rocher ; nul ne vint, malgré le souci de Minihic, leur demander compte de leur course nocturne.

Ils attachèrent le bateau solidement, et comme ils l’avaient fait si souvent, autrefois ils gravirent la falaise. De petits rosiers sauvages croissaient à fleur de terre, les boules rouges de sinorodon ponctuaient le sol, et Michelle en cueillait, en emplissait ses poches pour emporter quelque chose.

Elle arriva au cimetière. La porte toujours en était ouverte. Elle se prosterna sur la pierre, embrassa la croix et épandit son cœur meurtri en une longue plainte éplorée, suppliant un conseil, une voix d’outre-tombe.

Minihic, tout à coup, lui toucha l’épaule.

« Madame, si j’allais embrasser les miens ?

— Va, et surtout sois au bateau dans une demi-heure ; tu sais ce que nous avons promis.

— Oh ! oui je sais. »

Et il dévala courant, insensé, fantastique, sous cette lune, qui faisait danser son ombre.

Les couronnes de fleurs fraîches ornaient la tombe, marquant la visite de Mme Carlet. Michelle n’avait rien, pas une rose ; mais elle eut une idée. En son portefeuille, étaient les photographies de ses deux enfants. Elle les prit, les posa contre la pierre, les abrita, comme elle put, avec des coquillages ramassés autour d’elle, des branches de tamaris et étreignant encore, cette dure croix de granit, qui la meurtrissait, elle prononça tout haut l’adieu suprême et se leva.

Sa mère était, là-bas, dans la ville aux remparts sombres, qui se profilaient sur les flots. Essayer de la voir serait insensé ; elle lui envoya de loin un baiser, écrivit au crayon, pour elle, un petit billet qu’elle plaça contre les portraits, à la garde de la morte. Puis elle partit…

Plus loin, la Roche-aux-Mouettes dressait dans le ciel sa silhouette escarpée. Elle contempla la ruine un instant, lui tendit les bras, en un geste irréfléchi et redescendit, enfin, jusqu’à la grève. Minihic était là. Son père le tenait serré contre sa poitrine.

Michelle tendit les deux mains au vieux matelot qui pleurait.

« Aidez-vous, protégez-vous tous deux, balbutiait Lahoul, s’adressant à son fils et à celle que, dans son cœur, il appelait toujours la petite Mouette ; ô mes enfants bien-aimés, je vous confie au bon Dieu, à Notre-Dame des marins. »

Il les aida à monter en barque, largua lui-même l’amarre et, avec un grand signe de bénédiction, envoya un dernier adieu.

Soudain, Minihic, eut un soubresaut. Il bondit à terre, remplit son mouchoir de sable à même la grève, et sautant à l’eau regagna son poste :

« Je l’emporte, dit-il, ma terre de France ! »

  1. Table suspendue au plafond par des chaînes et destinée à suivre les mouvements du bateau.
  2. Nuages du couchant longs et rouges.
  3. Ces couleurs sont admises en marine pour désigner l’avant, la droite et la gauche.