Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 37

Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 216-221).
CHAPITRE XXXVII.
Des causes des progrès du christianisme. De la fin du monde,
et de la résurrection annoncée de son temps
.

Nous n’avons parlé que suivant les faibles principes de la raison. Nous continuerons avec cette honnête liberté. La crainte et l’espérance d’un côté, et le merveilleux théologique de l’autre, ont eu toujours un empire absolu sur les esprits faibles ; et de ces esprits faibles il y en a parmi les grands, comme parmi les servantes d’hôtellerie.

Il s’éleva dans l’empire romain, après la mort de César, une opinion assez commune que le monde allait finir. Les horribles guerres des triumvirs, leurs proscriptions, le saccagement des trois parties de la terre alors connues, ne contribuèrent pas peu à fortifier cette idée chez les fanatiques.

Les disciples de Jésus en profitèrent si bien que, dans un de leurs Évangiles, cette fin du monde est clairement prédite, et l’époque en est fixée à la fin de la génération contemporaine de Jésus-Christ. Luc est le premier qui parle de cette prophétie[1], bientôt adoptée par tous les chrétiens. « Il y aura des signes dans la lune et dans les étoiles, des bruits de la mer et des flots ; les hommes, séchant de crainte, attendront ce qui doit arriver à l’univers entier. Les vertus des cieux seront ébranlées ; et alors ils verront le fils de l’homme venant dans une nuée avec grande puissance et grande majesté. En vérité, je vous dis que la génération présente ne passera point que tout cela ne s’accomplisse. »

La tête illuminée de Paul effraya plus d’une fois ses disciples de Thessalonique en enchérissant sur cette prophétie. « Nous qui vivons, leur dit-il, et qui parlons, nous serons emportés au-devant du Seigneur au milieu des airs[2]. »

Simon Barjone, surnommé Pierre, et que Jésus, par une singulière équivoque, nomma, dit-on, pour être la pierre angulaire de son Église, dit dans sa première Épître[3] que « la fin du monde approche » ; et dans la seconde[4], « qu’on attend de nouveaux cieux et une nouvelle terre ».

La première Épître attribuée à Jean assure[5] que « le monde est à sa dernière heure ». Thadée, Jude ou Juda, voit « le Seigneur qui va venir avec des milliers de saints pour juger les hommes[6] ».

Comme cette catastrophe n’arriva point dans la génération où elle était annoncée, on remit la partie à une seconde génération, et puis à une troisième. Une nouvelle Jérusalem parut en effet dans l’air pendant plusieurs nuits. Quelques Pères de l’Église la virent distinctement ; mais elle disparaissait au point du jour, comme les diables s’enfuient au chant du coq.

On remit donc les nouveaux cieux et une nouvelle terre pour une quatrième génération ; et de siècle en siècle les chrétiens attendirent la fin de ce monde, qui était si prochaine.

À cette crainte se joignait l’espérance du royaume des cieux, que les Évangiles comparent à de la moutarde, à des noces, à de l’argent mis à usure. Quel était ce royaume ? Où était-il ? Était-ce dans les nuées où l’on avait vu la Jérusalem de l’Apocalypse ? Était-ce dans une des sept planètes, ou dans une étoile de la première grandeur, ou dans la voie lactée, à travers laquelle notre vicaire Derham[7] a vu le firmament ?

Paul avait assuré les Juifs de Thessalonique qu’il irait avec eux par les airs à ce firmament, en corps et en âme. Mais il régnait une autre opinion du temps de Paul et de Jésus, non moins séduisante : c’est qu’on ressusciterait pour entrer dans le royaume des cieux.

Paul avait beau dire aux Thessaloniciens qu’ils iraient droit au firmament sans mourir, ils sentaient bien qu’ils passeraient le pas tout comme les autres hommes, et que Paul mourrait lui-même ; mais ils se flattaient de la résurrection.

Cette espérance n’était pas une idée neuve : la métempsycose était une espèce de résurrection. Les Égyptiens ne faisaient embaumer leurs corps que pour qu’ils reçussent un jour leur âme[8]. La résurrection est nettement annoncée dans l’L’Énéide, livre VI, v. 713.

. . . . . . . . Animæ, quibus altera fato
Corpora debentur, Lethæi ad fluminis undam
Securos latices et longa oblivia potant.

On disputait déjà dans Jérusalem sur cette résurrection, du temps de Jésus. La chose n’est guère possible aux yeux d’un sage qui raisonne ; mais elle est consolante pour un ignorant qui espère et qui ne raisonne pas. Il s’imagine d’abord que sa faculté de penser et de sentir ira droit en paradis, où elle pensera et sentira sans organes. Ensuite il se figure que ses organes, devenus une poussière dispersée dans les quatre parties du monde, viendront reprendre leur première forme dans des millions de siècles, traverseront tous les globes célestes ; qu’il sera le même homme qu’il était autrefois ; qu’ayant pensé et senti sans corps pendant tant de siècles dans le paradis, il pensera et sentira enfin avec son corps, dont à la vérité il n’a nul besoin, mais qu’il aime toujours.

Platon n’était pas ennemi de la résurrection : il fait ressusciter Hérès pour quinze jours dans sa République. Je ne sais pas bien positivement pour combien de temps Lazare ressuscita : mes compatriotes qui voyagent dans les parties méridionales de France pourront aisément s’en instruire, car Lazare alla à Marseille avec Marie-Magdeleine, et les moines de ce pays-là ont sans doute son extrait mortuaire.

Je ne sais quel rêveur nommé Bonnet[9], dans un recueil de facéties appelées par lui Palingénésie, paraît persuadé que nos corps ressusciteront sans estomac, et sans les parties de devant et de derrière, mais avec des fibres intellectuelles, et d’excellentes têtes[10]. Celle de Bonnet me paraît un peu fêlée ; il faut la mettre avec celle de notre Ditton[11] : je lui conseille, quand il ressuscitera, de demander un peu plus de bon sens, et des fibres un peu plus intellectuelles que celles qu’il eut en partage de son vivant. Mais que Charles Bonnet ressuscite ou non, milord Bolingbroke, qui n’est pas encore ressuscité, nous prouvait pendant sa vie combien toutes ces chimères tournaient la tête des idiots subjugués par des enthousiastes.

Il est utile que les hommes croient un Dieu rémunérateur et vengeur. Cette idée encourage la probité et ne choque point le sens commun ; mais la résurrection révolte tous les gens qui pensent, et encore plus ceux qui calculent. C’est une très-mauvaise politique de vouloir gouverner les hommes par des fictions : car tôt ou tard les yeux s’ouvrent, et on déteste d’autant plus les erreurs dans lesquelles on a été nourri qu’on y a été asservi davantage.

Dans les commencements, la populace se livra en aveugle aux demi-juifs, demi-chrétiens, demi-platoniciens, qui avaient la fureur de faire des prosélytes, fureur si chère à l’amour-propre ; des ignorants, disciples d’ignorants, en attiraient d’autres au parti ; et les femmes, toujours bien dévotes et bien crédules, se faisaient chrétiennes par la même faiblesse que d’autres se faisaient sorcières.

Cela ne suffisait pas sans doute pour que des sénateurs romains, des successeurs de Scipion, de Caton, de Métellus, de Cicéron, de Varron, s’embéguinassent d’un tel Conte du Tonneau[12]. Et en effet il n’y eut presque aucun sénateur jusqu’à Théodose qui embrassât une secte si chimérique. Constantin même, lorsque l’argent des chrétiens l’eut fait empereur, et lorsqu’il donna ouvertement dans ce parti qui était devenu le plus riche, fut obligé de quitter pour jamais Rome, dont le sénat le haïssait, et il alla établir le christianisme dans sa nouvelle ville de Constantinople.

Il avait donc fallu, pour que le christianisme triomphât à ce point, employer des ressorts plus puissants que cette crainte de la fin du monde, cette espérance d’une nouvelle terre et d’un nouveau ciel, et ce plaisir d’habiter dans une nouvelle Jérusalem céleste.

Le platonisme fut cette force étrangère qui, appliquée à la secte naissante, lui donna de la consistance et de l’activité. Rome n’entra pour rien dans ce mélange de platonisme et de christianisme. Les évêques secrets de Rome, dans les premiers siècles, n’étaient que des demi-juifs très-ignorants, qui ne savaient qu’accumuler de l’argent ; mais de la théologie philosophique, c’est ce qu’ils ne connurent pas. On ne compte aucun évêque de Rome parmi les Pères de l’Église pendant six siècles entiers. C’est dans Alexandrie, devenue le centre des sciences, que les chrétiens devinrent des théologiens raisonneurs ; et c’est ce qui releva la bassesse qu’on reprochait à leur origine : ils devinrent platoniciens dans l’école d’Alexandrie[13].

Certainement aucun homme de distinction, aucun homme d’esprit ne serait entré dans leur faction, s’ils s’étaient contentés de dire : « Jésus est né d’une vierge ; les ancêtres de son père putatif remontent à David par deux généalogies entièrement différentes. Lorsqu’il naquit dans une étable, trois mages ou trois rois vinrent du fond de l’Orient l’adorer dans son auge. Le roi Hérode, qui se mourait alors, ne douta pas que Jésus ne fût un roi qui le détrônerait un jour, et il fit égorger tous les enfants des villages voisins, comptant que Jésus serait enveloppé dans le massacre. Ses parents, selon les évangélistes, qui ne peuvent mentir, l’emmenèrent en Égypte[14] ; et, selon d’autres, qui ne peuvent mentir non plus, il resta en Judée. Son premier miracle fut d’être emporté par le diable[15] sur une montagne d’où l’on découvrait tous les royaumes de la terre. Son second miracle fut de changer l’eau en vin[16] dans une noce de paysans lorsqu’ils étaient déjà ivres. Il sécha par sa toute-puissance un figuier[17] qui ne lui appartenait pas, parce qu’il n’y trouva point de fruit dans le temps qu’il ne devait pas en porter : car ce n’était pas le temps des figues. Il envoya le diable[18] dans le corps de deux mille cochons, et les fit périr au milieu d’un lac, dans un pays où il n’y a point de cochons, etc., etc. Et, quand il eut fait tous ces beaux miracles, il fut pendu. »

Si les premiers chrétiens n’avaient dit que cela, ils n’auraient jamais attiré personne dans leur parti ; mais ils s’enveloppèrent dans la doctrine de Platon, et alors quelques demi-raisonneurs les prirent pour des philosophes.



  1. Chap. XXI, v. 25-32. (Note de Voltaire.)
  2. Ire épître aux Thessal., iv, 10.
  3. Ch. iv, 7.
  4. iii, 13.
  5. ii, 18.
  6. Épître de saint Jude, 14 et 15.
  7. Guillaume Derham, ecclésiastique anglais, né en 1657, mort en 1735. Il existe deux traductions françaises de sa Théologie astronomique. La seconde est d’Élie Bertrand, 1760, in-8o. Voyez la note des éditeurs de Kehl, tome XXI, page 107.
  8. Voyez la note de la page 150.
  9. C’est le même que Voltaire appelle ailleurs philosophe éloquent et très-éclairé ; voyez tome XXV, page 156.
  10. M. Bonnet, célèbre naturaliste, connu par un excellent ouvrage sur les feuilles des plantes, par la découverte d’un puceron hermaphrodite, et par des observations sur la reproduction des parties des animaux, avait eu le malheur de faire quelques ouvrages ridicules de métaphysique et de théologie, dans les instants où la faiblesse de sa vue ne lui permettait pas de faire des observations. Il parlait quelquefois avec mépris de M. de Voltaire dans ces ouvrages, et dans ses lettres à l’anatomiste Haller, qui avait aussi le malheur d’être théologien. M. de Voltaire prend ici la liberté de se moquer d’une des plus plaisantes rêveries métaphysico-théologiques qui soient échappées au savant naturaliste. (K.)
  11. Humphrey Ditton, géomètre anglais, né à Salisbury en 1675, mort en 1715, est auteur de la Religion chrétienne démontrée par la résurrection de Jésus-Christ, dont il existe une traduction française par André de La Chapelle, 1729, in-4o.
  12. Voyez, tome XXVI, la note 2 de la page 206.
  13. Voyez le chapitre suivant.
  14. Matth., chap. ii.
  15. Ibid., iv, 8 ; Luc, iv, 5.
  16. Jean, ii, 9.
  17. Matth., xi, 19 ; Marc, xi, 13.
  18. Matth., viii, 32 ; Marc, v, 13.