Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 32

Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 197-200).
CHAPITRE XXXII.
Recherches sur Jésus.

Bolingbroke, Toland, Woolston, Gordon, etc., et d’autres francs-pensants, ont conclu de ce qui fut écrit en faveur de Jésus, et contre sa personne, que c’était un enthousiaste qui voulait se faire un nom dans la populace de la Galilée.

Le Toldos Jeschut dit qu’il était suivi de deux mille hommes armés, quand Judas vint le saisir de la part du sanhédrin, et qu’il y eut beaucoup de sang répandu. Mais si le fait était vrai, il est évident que Jésus aurait été aussi criminel que Barcochéba ? » qui se dit le messie après lui. Il résulterait que sa conduite répondait à quelques points de sa doctrine : « Je suis venu apporter non la paix[1], mais le glaive. » Ce qui pourrait encore faire conjecturer que Judas était un officier du sanhédrin envoyé pour dissiper les factieux du parti de Jésus, c’est que l’Évangile de Nicodème[2], reçu pendant quatre siècles, et cité par Justin, par Tertullien, par Eusèbe, reconnu pour authentique par l’empereur Théodose ; cet Évangile, dis-je, commence par introduire Judas parmi les principaux magistrats de Jérusalem, qui vinrent accuser Jésus devant le préteur romain. Ces magistrats sont Annas, Caïphas, Summas, Datam, Gamaliel, Judas, Lévi, Alexandre, Nephthalim, Karoh (Cyrus).

On voit, par cette conformité entre les amis et les ennemis de Jésus, qu’il fut en effet poursuivi et pris par un nommé Judas, Mais ni le Toldos, ni le livre de Nicodème, ne disent que Judas ait été un disciple de Jésus, et qu’il ait trahi son maître.

Le Toldos et les Évangiles sont encore d’accord sur l’article des miracles. Le Toldos dit que Jésus en faisait en qualité de sorcier. Les Évangiles disent qu’il en faisait en qualité d’homme envoyé de Dieu. En effet, dans cet âge, et avant et après, l’univers croyait aux prodiges. Point d’écrivain qui n’ait raconté des prodiges ; et le plus grand sans doute qu’ait fait Jésus dans une province soumise aux Romains, c’est que les Romains n’en entendirent point parler. À ne juger que par la raison, il faut écarter tout miracle, toute divination. Il n’est question ici que d’examiner historiquement si Jésus fut en effet à la tête d’une faction, ou s’il eut seulement des disciples. Comme nous n’avons pas les pièces du procès fait par devant Pilate, il n’est pas aisé de prononcer.

Si on veut peser les probabilités, il paraît vraisemblable, par les Évangiles, qu’il usa de quelque violence, et qu’il fut suivi par quelques disciples emportés.

Jésus, si nous en croyons les Évangiles, est à peine arrivé dans Jérusalem[3] qu’il chasse et qu’il maltraite des marchands qui étaient autorisés par la loi à vendre des pigeons dans le parvis du temple pour ceux qui voulaient y sacrifier. Cet acte, qui paraît si ridicule à milord Bolingbroke, à Woolston, et à tous les francs-pensants, serait aussi répréhensible que si un fanatique s’ingérait parmi nous de fouetter les libraires qui vendent auprès de Saint-Paul le livre des Communes prières. Mais aussi il est bien difficile que des marchands établis par les magistrats se soient laissé battre et chasser par un étranger sans aveu, arrivé de son village dans la capitale, à moins qu’il n’ait eu beaucoup de monde à sa suite.

On nous dit encore qu’il noya deux mille cochons[4]. S’il avait ruiné ainsi plusieurs familles qui eussent demandé justice, il faut convenir que, selon les lois ordinaires, il méritait châtiment. Mais comme l’Évangile nous dit que Jésus avait envoyé le diable dans le corps de ces cochons, dans un pays où il n’y eut jamais de cochons, un homme qui n’est encore ni chrétien ni juif, peut raisonnablement en douter. Il dira aux théologiens : « Pardonnez si, en voulant justifier Jésus, je suis forcé de réfuter vos livres. Les Évangiles l’accusent d’avoir battu des marchands innocents, d’avoir noyé deux mille porcs, d’avoir séché un figuier qui ne lui appartenait pas, et de n’en avoir privé le possesseur que parce que cet arbre ne portait pas de figues quand ce n’était pas le temps des figues[5]. Ils l’accusent d’avoir changé l’eau en vin pour des convives qui étaient déjà ivres[6] ; de s’être transfiguré pendant la nuit[7] pour parler à Élie et à Moïse ; d’avoir été trois fois emporté par le diable[8]. Je veux faire de Jésus un juste et un sage : il ne serait ni l’un ni l’autre si tout ce que vous dites était vrai ; et ces aventures ne peuvent être vraies, parce qu’elles ne conviennent ni à Dieu ni aux hommes. Permettez-moi, pour estimer Jésus, de rayer de vos Évangiles ces passages qui le déshonorent. Je défends Jésus contre vous.

« S’il est vrai, comme vous le dites, et comme il est très-vraisemblable, qu’il appelait les pharisiens, les docteurs de la loi, race de vipères, sépulcres blanchis[9], fripons, intéressés, noms que les prêtres de tous les temps ont quelquefois mérités, c’était une témérité très-dangereuse, et qui a coûté plus d’une fois la vie à des imprudents véridiques. Mais on peut être très-honnête homme, et dire qu’il y a des prêtres fripons. »

Concluons donc, en ne consultant que la simple raison, concluons que nous n’avons aucun monument digne de foi qui nous montre que Jésus méritait le supplice dont il mourut ; rien qui prouve que c’était un méchant homme.

Le temps de son supplice est inconnu. Les rabbins diffèrent en cela des chrétiens de cinquante années. Irénée[10] diffère de vingt ans de notre opinion commune. Il y a une différence de dix années entre Luc et Matthieu, qui tous deux lui font d’ailleurs une généalogie[11] absolument différente, et absolument étrangère à la personne de Jésus. Aucun auteur romain ni grec ne parle de Jésus ; tous les évangélistes juifs se contredisent sur Jésus ; enfin, comme on sait, ni Josèphe ni Philon ne daignent nommer Jésus.

Nous ne trouvons aucun document chez les Romains, qui, dit-on, le firent crucifier. Il faut donc, en attendant la foi, se borner à tirer cette conclusion : Il y eut un Juif obscur de la lie du peuple, nommé Jésus, crucifié comme blasphémateur, du temps de l’empereur Tibère, sans qu’on puisse savoir en quelle année.



  1. Matth., x, 34.
  2. Voyez tome XXVII, page 508.
  3. Jean, ii, 15.
  4. Matth., viii, 32 ; Marc, v, 13.
  5. Matth., xi, 19 ; Marc, xi, 13.
  6. Jean, ii, 9.
  7. Matth., xvii, 23.
  8. Matth., iv ; Luc, iv.
  9. Matth., xxiii, 27, 33.
  10. Voyez page 195.
  11. Voyez tome XIX, page 217.