Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 23

Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 177-179).
CHAPITRE XXIII.
Si Moïse a existé[1].

Nous avons parmi nous une secte assez connue, qu’on appelle les Free-thinkers, les francs-pensants, beaucoup plus étendue que celle des francs-maçons. Nous comptons pour les principaux chefs de cette secte, milord Herbert, les chevaliers Raleig et Sidney, milord Shaftesbury, le sage Locke, modéré jusqu’à la timidité, le grand Newton, qui nia si hardiment la divinité de Jésus-Christ, les Collins, les Toland, les Tindal, les Trenchard, les Gordon, les Woolston, les Wollaston, et surtout le célèbre milord Bolingbroke. Plusieurs d’entre eux ont poussé l’esprit d’examen et de critique jusqu’à douter de l’existence de Moïse. Il faut déduire avec impartialité les raisons de ces doutes.

Si Moïse avait été un personnage tel que Salomon, à qui l’on a seulement attribué des livres qu’il n’a point écrits, des trésors qu’il n’a pu posséder, et un sérail beaucoup trop ample pour un petit roi de Judée, on ne serait pas en droit de nier qu’un tel homme a existé : car on peut fort bien n’être pas l’auteur du Cantique des cantiques, ne pas posséder un milliard de livres sterling dans ses coffres, n’avoir pas sept cents épouses et trois cents maîtresses, et cependant être un roi très-connu des nations.

Flavius Josèphe nous apprend que des auteurs tyriens, contemporains de Salomon, font mention de ce roi dans les archives de Tyr. Il n’y a rien là qui répugne à la raison. Ni la naissance de Salomon, fils d’un double adultère, ni sa vie, ni sa mort, n’ont rien de ce merveilleux qui étonne la nature et qui inspire l’incrédulité.

Mais si tout est d’un merveilleux de roman dans la vie d’un homme, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, alors il faut le témoignage des contemporains les plus irréprochables ; ce n’est pas assez que, mille ans après lui, un prêtre ait trouvé dans un coffre, en comptant de l’argent, un livre concernant cet homme, et qu’il l’ait envoyé par un commis à un petit roi.

Si aujourd’hui un évêque russe envoyait du fond de la Tartarie à l’impératrice un livre composé par le Scythe Abaris, qu’il aurait trouvé dans une sacristie ou dans un vieux coffre, il n’y a pas d’apparence que cette princesse eût grande foi à un pareil ouvrage. L’auteur de ce livre aurait beau assurer qu’Abaris avait couru le monde à cheval sur une flèche, que cette flèche est précisément celle dont Apollon se servit pour tuer les cyclopes ; qu’Apollon cacha cette flèche auprès de Moscou ; que les vents en firent présent au Tartare Abaris, grand poëte et grand sorcier, lequel fit un talisman des os de Pélops, il est certain que la cour de Pétersbourg n’en croirait rien du tout aujourd’hui ; mais les peuples de Casan et d’Astrakan auraient pu le croire il y a deux ou trois siècles.

La même chose arriverait au roi de Danemark et à toute sa cour si on lui apportait un livre écrit par le dieu Odin. On s’informerait soigneusement si quelques auteurs allemands ou suédois ont connu cet Odin et sa famille, et s’ils ont parlé de lui en termes honnêtes.

Bien plus, si ces contemporains ne parlaient que des miracles d’Odin, si Odin n’avait jamais rien fait que de surnaturel, il courrait grand risque d’être décrédité à la cour de Danemark. On n’y ferait pas plus cas de lui que nous n’en faisons de l’enchanteur Merlin.

Moïse semble être précisément dans ce cas aux yeux de ceux qui ne se rendent qu’à l’évidence. Aucun auteur égyptien ou phénicien ne parla de Moïse dans les anciens temps. Le Chaldéen Bérose n’en dit mot : car, s’il en avait fait mention, les Pères de l’Église (comme nous l’avons déjà remarqué sur Sanchoniathon) auraient tous triomphé de ce témoignage. Flavius Josèphe, qui veut faire valoir ce Moïse, quoiqu’il doute de tous ses miracles, ce Josèphe a cherché partout quelques témoignages concernant les actions de Moïse ; il n’en a pu trouver aucun. Il n’ose pas dire que Bérose, né sous Alexandre, ait rapporté un seul des faits qu’on attribue à Moïse.

Il trouve enfin un Chérémon d’Alexandrie, qui vivait du temps d’Auguste, environ quinze ou seize cents ans après l’époque où l’on place Moïse ; et cet auteur ne dit autre chose de Moïse, sinon qu’il fut chassé d’Égypte.

Il va consulter le livre d’un autre Égyptien plus ancien, nommé Manéthon. Celui-là vivait sous Ptolémée Philadelphe, trois cents ans avant notre ère, et déjà les Égyptiens abandonnaient leur langue barbare pour la belle langue grecque. C’était en grec que Manéthon écrivait ; il était plus près de Moïse que Chérémon de plus de trois cents années ; Josèphe ne trouve pas mieux son compte avec lui. Manéthon dit qu’il y eut autrefois un prêtre d’Héliopolis nommé Osarsiph, qui prit le nom de Moïse, et qui s’enfuit avec des lépreux.

Il se pouvait très-bien faire que les Juifs ayant parlé si longtemps de leur Moïse à tous leurs voisins, le bruit en fût venu à la fin à quelques écrivains d’Égypte, et de là aux Grecs et aux Romains. Strabon, Diodore, et Tacite, n’en disent que très-peu de mots ; encore sont-ils vagues, très-confus, très-contraires à tout ce que les Juifs ont écrit. Ce ne sont pas là des témoignages. Si quelque auteur français s’avisait de faire mention aujourd’hui de notre Merlin, cela ne prouverait pas que Merlin passa sa vie à faire des prodiges.

Chaque nation a voulu avoir des fondateurs, des législateurs illustres ; nos voisins les Français ont imaginé un Francus, qu’ils ont dit fils d’Hector. Les Suédois sont bien sûrs que Magog, fils de Japhet, leur donna des lois immédiatement après le déluge. Un autre fils de Japhet, nommé Tubal, fut le législateur de l’Espagne. Josèphe l’appelle Thobel, ce qui doit augmenter encore notre respect pour la véracité de cet historien juif.

Toutes les nations de l’antiquité se forgèrent des origines encore plus extravagantes. Cette passion de surpasser ses voisins en chimères alla si loin que les peuples de la Mésopotamie se vantaient d’avoir eu pour législateur le poisson Oannès, qui sortait de l’Euphrate deux fois par jour pour venir les prêcher.

Moïse pourrait bien être un législateur aussi fantastique que ce poisson. Un homme qui change sa baguette en serpent, et le serpent en baguette, qui change l’eau en sang, et le sang en eau, qui passe la mer à pied sec avec trois millions d’hommes, un homme enfin dans les prétendus écrits duquel une ânesse parle, vaut bien un poisson qui prêche.

Ce sont là les raisons sur lesquelles se fondent ceux qui doutent que Moïse ait existé. Mais on leur fait une réponse qui semble être aussi forte, peut-être, que leurs objections : c’est que les ennemis des Juifs n’en ont jamais douté.


  1. Voyez tome XX, page 95.