Payot (p. 262-269).


XXII


Ce soir là, Marie, déjà grandelette, chante à son papa les chansons de l’école maternelle. Didier les connaît pour les avoir apprises à l’âge de Marie ; ce sont les mêmes : l’art pour les enfants ne renouvelle pas fréquemment ses expressions. Didier et Francine peuvent donc accompagner leur fille dans un chœur adorablement niais qu’elle interrompt par son rire de clochette. Mais fatiguée de cet exercice, la petite fille veut que son papa lui apprenne à faire une cocotte. Le chapeau de gendarme, le navire à une voile sont faciles à faire : la cocotte demande un habile tour de main. Marie s’empare du journal que son père vient d’abandonner. Ce n’est pas de jeu, Père collectionne ses gazettes. Alors elle va près du fourneau et ramène une petite feuille qu’elle déplie.

— Qu’est cela ? s’écrie Didier, stupéfait.

Il s’aperçoit que ce papier froissé, corné, noirci, est une convocation pour une assemblée politique, le Conseil d’administration d’une œuvre éducative. On n’a jamais remis à Didier cette missive et voilà qu’il la retrouve extraite d’une boîte à charbon !

— Francine ! crie-t-il. Comment cela peut-il se faire ? Marie s’est emparée d’une convocation, d’une lettre urgente, elle a joué avec, elle l’a jetée.

Il ajoute :

— Tu ne surveilles donc pas mon courrier ?

Elle n’ose pas affronter les yeux de son mari.

— Francine, balbutie-t-il. L’aurait-on fait exprès ? Ce n’est pas possible… tu n’as pas fait une chose pareille… tu n’as pas dérobé cette lettre pour m’empêcher d’aller à une réunion !

Elle se met à pleurer. Elle explique.

— Tu sortais tous les soirs… le groupe, le syndicat, la section, la commission de contrôle, que sais-je ; il nous restait un seul jour,… notre pauvre dimanche ; j’ai reçu la convocation, je ne sais pas comment j’ai pu faire… je l’ai ouverte ! Elle te réclamait le dimanche aussi… alors dans un mouvement de colère je l’ai jetée… et puis j’ai oublié de la brûler.

Elle répète : « J’ai oublié de la brûler. » Elle insiste là-dessus, comme si c’était là sa faute : le fait de n’avoir pu la dissimuler ! Pour Didier, combien ignorant du cerveau, de la logique féminine, une telle excuse aggrave les torts de la pauvrette. Il garde le silence, un silence qui glace Francine. À la fin, il murmure ces mots abominables :

— Un militant ne devrait jamais se marier !

Elle lui demande pardon, elle se rend compte qu’elle a fait une vilaine chose, mais pas dans un but méchant, n’est-ce pas ? Elle sanglote sur ses genoux !

Il reste sombre, il ne la console pas. C’est leur première querelle de ménage. Il la boude. Mais le lendemain, il lui parle sur un ton grave :

— Écoute, dit-il, j’ai eu tort de me fâcher, de te dire des choses dures, mais toi, toi, tu ne recommenceras pas, tu ne recommenceras jamais ? C’est un attentat contre mes idées. À mon tour, je te promets de consacrer plus de temps à ma famille, à toi, ma petite Francine !

Elle le supplie de ne pas modifier la règle de sa conduite. C’est elle qui n’est pas raisonnable avec son égoïsme renforcé.

— Je devrais m’estimer heureuse. Tu t’occupes de ton Parti. Eh ! bien, est-ce que je ne serais pas plus à plaindre si tu aimais une autre femme par exemple ! Tes occupations veulent que tu sortes le soir. Mais si tu travaillais la nuit je te verrais moins encore !

Il dit :

— Non, j’arrangerai ma vie de tout autre façon. Il faut que je consacre aux miens une partie de mon temps.

Il n’a pas terminé ses paroles que la porte livre passage à une visiteuse essoufflée, aux yeux animés d’émotion.

— Venez vite, M. Didier, crie-t-elle. Mon mari est blessé — il est de l’équipe de nuit — il vous réclame !…

Avant qu’il ait répondu, elle a été chercher la pèlerine, le cache-nez, la casquette de son mari. Elle se tient debout, elle attend sa décision.

Elle se soumet, elle ne le dispute plus à la cause !

Un samedi soir, en faisant la paye de quinzaine, le comptable de l’entreprise lui dit :

— Il y a le patron qui veut vous parler.

L’entrepreneur approche, emmitouflé d’un cache-nez, et fait sonner ses galoches. C’est un petit homme rougeaud, enrhumé, venu d’Auvergne il y a vingt ans à peine, en sabots garnis de paille qu’il n’a pas encore eu le temps de retirer, bien qu’il ait déjà gagné quelques millions.

— La voici, notre mauvaise tête, grogne-t-il avec l’accent du terroir. Alors, c’est toi, l’homme ?

— C’est moi, l’homme, répond Didier.

— C’est toi le nom de Dieu qui veut tout chambarder ? Ah ! ah ! ah ! (il rit grassement). Eh bien ! qu’est-ce que t’aurais à dire, si je te foutais à la porte ?

— Rien du tout, fait Didier, aussi ne te gêne pas, mon vieux.

— Il me tutoie maintenant, reprend l’entrepreneur, en affectant la gaieté, quel type !

— Dame, on n’est pas du même pays, mais on est bien du même monde, pas vrai ? Il n’y a pas si longtemps, M. Dugioux, que vous étiez boulot comme moi !

— Taratata. N’en parlons plus. Tout ça n’est pas sérieux. Je pense si peu à te mettre à la porte que je te nomme cabot. Ça va-t-il ?

— Non.

— Tu refuses !

— Je refuse mes galons, M. Dugioux. Mes copains ont confiance en moi… j’ai de l’influence sur eux. Vous voudriez peut-être que je les trahisse ?

— Il n’est pas question de ça. Tu te crois malin, tu n’es qu’un sot. Tiens, tu tousses comme un poumonique, je t’offre des pastilles, le moyen de ne pas travailler, de regarder les autres. Tu craches dessus, c’est pas fort. Dis-moi un peu ce que tu ferais, si je te débarquais subito ?

— J’irais dans la Plaine[1] ! patron. Je roulerais la brouette.

— Mauvais boulot, petit, je le connais. Il y a mieux que cela. Quelque chose qui ne rapporte guère, mais qui est moins fatigant. Prends-en de la graine, pour le moment où je me priverai de tes services.

Quand j’étais en chômage, j’achetais des bottes de cresson et je les revendais aux femmes qui travaillent dans les lavoirs. Je me faisais mes vingt-cinq sous.

— Dites-moi, M. Dugioux, est-ce en vendant du cresson que vous vous êtes enrichi ?

— Trop malin, mon petit, tu n’es qu’un sot… À propos… des fois que tu voudrais entrer à la Ville, pour être surveillant des travaux, tu me ferais signe. C’est bon, ça… Au revoir, gamin !

Et dans le brouillard qui sent le marais, s’enfuit le patron qui pleure du nez à cause de son rhume.



  1. Dans la Plaine-Saint-Denis.