Payot (p. 123-130).


XI


On l’invite cependant, vers deux heures de l’après-midi, à monter en voiture cellulaire.

Vingt-cinq minutes après, le panier à salade pénètre à gauche sous le porche de la Petite Roquette, le cocher mugit pour arrêter ses chevaux, un porte-clefs se met en branle et le cachot des jeunes détenus reçoit le matricule 5.685.

On a conduit Didier chez le Directeur qui a causé avec l’enfant avant de le mener à sa cellule, une chambre mesurant trois mètres sur deux, éclairée par une fenêtre qui ne s’ouvre jamais. D’autres gardiens lui ont ordonné de ne pas parler, de ne pas chanter, de ne pas rire. Silence et solitude, c’est le régime cellulaire de la maison. Pourtant, Didier n’a retenu le moindre souvenir de ces propos. Il a pris un bain, revêtu l’uniforme, on a coupé ses cheveux. Tout disparaît devant l’idée qui envahit son cerveau.

Il veut se détacher complètement des choses et des gens qui l’entourent, il ne veut plus répondre aux questions de ses maîtres, il ne veut plus manger… Il découvre l’injustice des hommes, et il en meurt. Il traduit les sentiments qui l’étreignent en disant :

— On a triché avec moi !

Si le cogne avait ramassé Didier sur la voie publique, pensait-il, rien de plus naturel, rien de plus juste qu’on le menât en prison. Mais ce qui révoltait Didier, c’est qu’il s’était adressé lui-même à l’agent : il lui avait demandé un renseignement et l’autre l’avait mis en arrestation. Quand on est perdu dans Paris, on demande le bon chemin au sergent de ville qui ne vous coffre pas. L’agent avait coffré Didier. Il avait triché, triché, triché et Didier voulait mourir.

Il répète cela dans les heures. Un sentiment nouveau le pénètre et lui fait du bien : la haine.

Il a plaisir à se sentir isolé et à détester les cognes et les gens de l’endroit. Puis sa haine s’étend comme de l’huile. Il déteste les Belges, le père et la mère Voisin qui l’ont abandonné, les gosses qui vivent hors des prisons. Il devient méchant et jaloux, il se représente des scènes de vengeance, il rêve qu’il se bat et qu’il est le plus fort.

Il tourne dans sa chambre, il essaie d’ouvrir la fenêtre qui résiste. Il considère, au-dessus, le petit guichet d’aération et rêve de suicide. Puis, il s’étale sur sa couchette. Les tiraillements d’estomac le redressent, il a déjeuné par cœur au Dépôt. Mais il savoure le plaisir de se laisser mourir de faim et, par sa mort, de punir ses ennemis.

Il s’approche, puis il s’éloigne de la gamelle où nagent des aliments. Il constate que son désir s’aiguise au fur et à mesure qu’il lui résiste. Pour être victorieux, il ne faut pas affronter la tentation, car la combattre, c’est songer à elle, il faut l’empêcher de siéger dans l’esprit et fixer sa méditation sur un autre objet.

La bataille dure une heure, après quoi Didier, furieux, mange avec avidité l’ordinaire de la prison.

Les nuits sont tourmentées, il les peuple de spectres sanglants… Qu’il dorme ou qu’il veille, il voit des bandits qui l’assaillent et l’étranglent. Il rêve aussi qu’il est mort et mis en cercueil. Une nuit, une meute hante son chevet et il crie au secours ! Un gardien approche avec un falot, empoigne l’enfant par le collet et le jette en bougonnant dans un cachot. Au lieu du lit, c’est la planche. Au lieu de la soupe et de la viande, c’est le pain sec. Du coup, Didier se guérit des cauchemars ; lorsqu’il réintègre la cellule, il n’a plus peur. Ainsi, la médication martiale de la maison, « deux jours de cachot », a raison des fièvres et des hallucinations affolantes.

Le jour, Didier tue le temps par d’innombrables opérations arithmétiques : il compte de 1 jusqu’à 2.000, puis de 2.000 jusqu’à 1. Il fait aussi de petites corvées en compagnie des gardiens. Sous le rapport du travail, il faut avouer qu’il n’a pas de chance. D’habitude, on fabrique à la Petite-Roquette des éventails en papier, des sacs, des étiquettes, des agrafes, mais à cette époque, l’Administration vient d’entrer en conflit avec les entrepreneurs, si bien que les travaux sont momentanément suspendus.

Il y a, pour enjoliver la trame des jours, les cours de l’école, dont la disposition est une merveille d’ingéniosité. Chaque enfant est placé dans une alvéole, il ne peut voir son voisin, il n’aperçoit que son maître. Celui-ci, tel Dieu, épie tous les Caïns détenus. Ainsi, les études d’un architecte ont permis de dispenser aux pensionnaires de la Petite-Roquette l’enseignement en commun sans interrompre même une heure, à leur bénéfice, le régime de l’isolement.

Le quatrième jour d’incarcération, Didier assiste à une leçon que le maître intitule : « Les bienfaits de la Petite Roquette. »

— Mes enfants, commence l’instituteur, certains d’entre vous disent parfois :

« Je suis en prison. Or, vous, vous n’êtes pas en prison.

— Vrai, pense Didier, oùsque j’suis, maman !

« Vous n’êtes pas en prison, continue l’instituteur-chef, en détachant les syllabes et en élevant le ton sur le dernier mot. Vous êtes dans une maison d’éducation correctionnelle.

« Que veut dire éducation correctionnelle ?

« Éduquer en corrigeant. On vous éduque, c’est-à-dire on vous apprend à bien vous conduire, et, en même temps, à vous corriger de vos vilains défauts.

« Maintenant, vous me direz, s’il vous était permis toutefois de prendre la parole :

« Pourquoi suis-je toujours seul, pourquoi ne puis-je causer avec un camarade, pourquoi n’osé-je parler dans ma cellule ?

« Je vais vous répondre :

« Chacun de vous est un brave garçon, mais votre voisin, lui, est mauvais. Alors, si vous causiez avec lui, il vous rendrait méchant, il vous per-ver-ti-rait.

« De même, s’il était permis de chanter, il chanterait des choses sales, qu’on ne doit pas dire.

« Comprenez-vous ? »

Non, Didier ne comprend pas.

« La preuve que vous n’êtes pas des prisonniers, c’est que vous avez un bel uniforme. Savez-vous seulement quel uniforme vous portez ?

« Celui des bataillons scolaires. Hein ! vous voyez !

« Maintenant, je sais que vous vous plaignez de la nourriture insuffisante. Eh ! bien, réfléchissez un petit peu.

« Pourquoi ne vous donne-t-on pas plus à manger ?

« Dans votre intérêt.

« Vous restez tranquillement dans votre chambre, bon ; vous ne sortez pas, bon ; vous ne dépensez pas de forces, bon ; si vous aviez une nourriture trop abondante, vous tomberiez malades, comme les animaux d’une ménagerie qui, nourris trop copieusement, crèvent d’indigestion.

« Le régime de la Petite-Roquette est bien compris et toutes les mesures que nous arrêtons sont prises dans votre intérêt… »

Il n’achève pas.

Quelqu’un dans l’assistance vient de prononcer d’une voix claire :

— C’est pas vrai !

Comme si la baguette du maître s’était abattue en même temps sur leurs doigts, les enfants se redressent tous. Ils tournent la tête, mais leurs yeux ne peuvent percer les murs, et l’audacieux reste invisible.

L’instituteur fait un signe : la règle frappe le pupitre. L’élève qui lui a infligé le démenti sec, insultant, est saisi par les gardiens et conduit au cachot…

L’indiscipliné, le blasphémateur, c’est Didier…

La leçon continue…