Payot (p. 85-95).


VIII


Les jours frais, les ondées où rit du soleil, un automne qui ressemble à un printemps, de longues nuits, septembre qui apporte de clairs dimanches où les briquetiers ne travaillent pas, septembre qui arrête le mouvement de l’usine à l’avant-crépuscule, le mois doux aux briquetiers. Est-ce la grève qui recommence ? Le réveil est à sept heures et à cinq heures du soir, la journée est faite.

Un matin, Didier s’éveille seul sur la paille… du soleil entre dans le réduit, non pas de timides rayons venant comme à regret frapper le carreau, mais une flambée pimpante qui décore la salle et chasse la pauvreté du logis. C’est un bonjour de camarade. Il surprend le garçonnet qui lestement s’habille, chantonne, file à l’ouvrage.

Dans la cour il rencontre des groupes, des ouvriers en veston et en cotte, la compagnie des fours, les piocheurs, les mouleurs, les sécheuses, les presseurs, les rouleurs, ceux des machines qui fabriquent les grands pots, les chaufourniers, les femmes tiraillées par la marmaille, et qui ressemblent aux bohémiennes diseuses de bonne aventure. Tous les gars ont des sacs à outils sur les épaules et, sous les vestes, des tricots barrés de porte-montres qui ressemblent à des chaînes de chien.

Wlaemick est au milieu des travailleurs, il avise Didier et l’appelle d’un signe :

— Nous avons des comptes à régler, petit gas, viens au bureau.

Là, il lui tend des pièces : un écu, un louis et des pièces blanches. Didier est ébloui. Jamais il n’a vu tant d’argent amassé : à la maison, le père ne rapportait à la fois jamais plus de cent sous, car à son patron il réclamait des acomptes chaque jour. Le livreur mettait dans une boîte l’argent du terme, ce qui faisait en tout huit francs. L’échéance était mensuelle parce que, seuls, les richards qui s’appliquent bon an, mal an, des trois, quatre cents francs de loyer, paient leur terme à la fin du trimestre…

Didier est tout saisi lorsque, montrant les pièces, son maître parle :

— C’est pour toi, il y a 36 fr. 80.

Cent douze jours de travail à dix sous font 56 francs. Mais il faut déduire les jours de grève pendant lesquels tu dois la nourriture : 14 jours à vingt sous, 14 francs, plus deux paires d’espadrilles et une chemise qu’on t’a fournies, 5 fr. 20… Total des dettes 19 fr. 20. Reste pour solde de tout compte… 36 fr. 80.

À la saison prochaine, si nous sommes encore du monde, on travaillera ensemble… Tu es un bon petit gas. Au revoir.

— Mais je m’en vais pas, Monsieur Wlaemick.

— Hé ! hé ! c’est moi qui m’en vas, petit.

— Je vais avec vous, Monsieur Wlaemick, avec la Julia.

— Hé ! avec moi, pourquoi faire ?

Soudain Didier rougit ; à son âge, on ne pâlit pas encore, mais on tremble en apprenant une mauvaise nouvelle.

— Emmenez-moi avec vous, Monsieur Wlaemick, j’ai personne, je travaillerai bien.

— Je peux pas, petit, au mois de mars, je t’embaucherai.

— Mais on est en octobre, Monsieur Wlaemick, qu’est-ce que je ferai jusqu’au mois de mars.

— Tu iras à l’école ; en hiver les enfants vont à l’école. Au printemps, ils font la brique. Ramasse ton argent. Et puis, le perds pas surtout !

— Monsieur Wlaemick ?

— Cosse ?

— Je travaillerai pour rien, Monsieur Wlaemick, prenez-moi.

— Allons, va-t’en, petit, dit M. Wlaemick impatienté, secouant la main, se débarrassant de l’enfant comme on chasse une mouche.

Didier sort, les yeux fixés à terre, un peu gêné… mais le tintement de l’or dissipe cette tristesse.

— J’ai 36 fr. 80, dit-il à Julia.

Et il lui conte la conversation qu’il vient d’avoir avec M. Wlaemick. M. Wlaemick ne peut pas le prendre avec lui.

— C’est rien, ça, dit la fillette.

Elle entoure de ses bras Didier qu’elle embrasse.

— C’est rien, ça, je vais dire à papa… tu viendras avec nous !

Le repas de midi est un repas joyeux. Wlaemick paie la goutte et Ricknaer chante un refrain flamand. Une briquetière donne à Didier un porte-monnaie pour qu’il y mette son argent. On cause du pays dans la langue maternelle, on parle des voisins, des filles que l’on verra mariées, des vieux qui sont morts. Et vers la fin, un peu d’émotion éteint les rires et les grands cris. Mais, tandis qu’on porte des santés à la ronde, Didier mollit jusqu’à pleurer. Cette salle pleine de gens lui paraît vide, il se sent tout seul au milieu de la foule et le cliquetis des verres lui donne des frissons.

Autrefois, il aimait les voyages, ce qui apporte un changement au train-train des jours. Il aimait les promenades dans les gares et s’amusait au va-et-vient des voyageurs chargés de valises, encombrant les guichets, débordant des salles sur les quais de départ. Mais quatre mois d’épreuves ont modifié ses idées avec ses goûts et il a peur aujourd’hui, à côté des convives en gaîté, peur d’une nouvelle marche dans les ténèbres, à la recherche d’un gîte et d’un emploi.

Les briquetiers nettoient les logis, les enfants secouent les paillasses. Un tour de clef. On laisse là tout en plan, les meubles, voire les habits de travail. On quitte l’usine. Julia s’entretient avec son père et sa mère qui regardent Didier et qui parlent fort. Si le jargon wlamsch est inintelligible à l’enfant, du moins les gestes sont explicites. Pan… dans l’œil ! Julia vient de recevoir une bonne claque, une de ces gifles dénommées mornifles, données avec le revers de la main.

C’est la réponse des parents.

En route !

Au bras de sa femme, à pas de canard, Ricknaer ouvre la marche et les groupes bavards s’égrènent, certains bras dessus, bras dessous, chaloupant comme des matelots, le haut Wlaemick grave, les dominant tous, tambour-major de ce bataillon d’émigrés en marche vers la terre d’origine.

Paris se cache derrière une écharpe de brume et dans le ciel gris de lin cheminent des nuages en dentelle. Tel un chien suivant ses maîtres, Didier à quelque distance suit les Belges. De temps à autre, un des hommes jette un regard vers lui, des exclamations vont à ses oreilles, Julia se retourne, le brillant des larmes agrandit ses yeux, elle sourit en cachette à son ami… Les Belges franchissent la porte de Bagnolet où les octroyers flaireurs tripotent les mouchoirs bleus, les enveloppes à carreaux qui ferment les paquets. Les Popauls se répandent dans la rue Pelleport ; le dur accent de leur langage fait retourner les gamins du faubourg. Didier timidement se rapproche des briquetiers, il marche maintenant tout près d’eux, il joue, il joue à celui qui va partir en voyage avec papa. Il s’imagine être Franz ou Hinri, les fils du chaufournier qui courent en « chahutant » autour de la compagnie. Ce Didier joue au fils de famille !

Même un compagnon lui parle, lui enseigne pourquoi l’on ne fabrique plus de briques en hiver : parce qu’on ne construit pas pendant le mauvais temps, parce que dans le bâtiment, c’est le chômache !

Le chômache ! Un mot que Didier n’a jamais entendu, des syllabes qui évoquent l’idée d’une boue gluante dans laquelle on enfonce, on patauge, quelque chose de noir, de sale, d’interminable. Le chômache ! Ça veut dire, explique le Belge, quand on n’a pas d’ouvrache et qu’on a faim !

On traverse la rue Pixérécourt ; on prend la rue de Belleville, on boit une chope chez un débitant dont l’enseigne a su attirer les briquetiers :

À la Bière des Flandres.

Didier attend sur le trottoir. Et il se cache lorsque les émigrés sortent de la boutique car il ne veut pas être remarqué. Il ne joue plus. Le chômage a troublé son insouciance. Mais il accompagne la troupe à dix mètres.

Soudain Wlaemick se retourne et s’arrête ; lorsqu’un chien perdu s’attache à vos pas, vous lui lancez une pierre pour qu’il détale et disparaisse. Didier, le naïf, a-t-il peur qu’on le chasse de la même manière ? Non, il ne raisonne pas. Un instinct obscur le meut, peut-être la crainte d’un affront : il se sauve comme un chien, il court tête baissée, et puis il glisse un regard vers les ouvriers qui vont paisiblement, qui ne pensent pas seulement au petiot. Quelle mouche a piqué ce trembleur ?

Il fait demi-tour. Tout espoir n’est pas mort : il rattrape les compagnons et résolument leur emboîte le pas. S’il osait même, il s’accrocherait à la jupe de la bonne femme qui tient son poupon dans ses bras et qui jadis donna la soupe au fuyard de la rue.

Ces heureux Belges ne s’aperçoivent pas que les kilomètres se déroulent et que depuis une heure ils ont quitté le campement. Ils vont au cœur de la ville, vers la gare du Nord ; en voici la façade et les statues grises. Ils rêvent aux travaux d’hiver qu’ils entreprendront dans le pays, les uns retrouveront leur place à la sucrerie, les autres, insouciants, se terreront dans le village, élèveront trois cochonnets et vivront des économies amassées en France.

Lorsqu’ils entrent dans le hall, Didier ne les perd pas de vue. M. Wlaemick s’entretient avec un employé au travers d’un guichet, les autres l’attendent, les enfants s’assoient sur les baluchons ; les étrangers dévisagent la tribu qui devise à grand bruit. Un sergent d’infanterie promène là son ennui et sa jugulaire, des banlieusards cognent des bourriches et des paquets sur les portes vitrées qui sonnent, un agent de la Compagnie en veste bleue lance des oh ! et des hep ! pour déranger tout le monde en poussant un diable égaré dans ce corridor. Enfin, M. Wlaemick revient, la troupe s’engouffre sous les portes du quai et une briquetière, en montrant le rail, dit à son garnement pour qu’il cesse de brailler : La Belgique est au bout de la ligne !

Ils passent en file indienne, jargonnant, gesticulant. Ils butent contre un agent qui défend l’entrée des wagons et qui s’écarte devant le flot irrésistible des Flamands. Didier suit la foule, l’employé lui dit : Ton billet ?

Hélas ! Il est le naufragé qui, seul de l’équipage, n’a pu prendre place dans le canot et demeure sur le navire qui sombre.