PREMIÈRE PARTIE


I


À la sortie de quatre heures, M. le directeur, en pantoufles, reconduisit les élèves jusqu’à la rue Bretonneau.

En même temps qu’il frappait dans ses mains, il donnait de petits coups de sifflet qui scandaient la marche des enfants. Ils marquaient le pas, soulevant la poussière de la cour et Messieurs les instituteurs couraient de l’un à l’autre, harcelant les dissipés et les têtus.

Dans le couloir, des mères attendaient leurs petits. Quelques unités sortirent des files, ce qui occasionna un léger désarroi. Puis les rangs se reformèrent, les écoliers suivirent la rue Bretonneau, où les odeurs de phénol, venues de l’hôpital voisin, traînent sur les bâtisses, et la dislocation du groupe se fit au rond-point Gambetta.

Le soleil de mars criblait d’étincelles dorées les feuilles de platane et le ruisseau qui brillait sous le trottoir semblait une source. Il y eut un grouillement sur la place, les bérets et les casquettes se soulevèrent pour saluer les maîtres, découvrirent les tignasses en broussailles, puis cinquante gosiers comprimés par une après-midi de discipline, lancèrent un cri de liberté.

Didier, accompagné de trois amis, déposa sur le trottoir sa gibecière et traça sur le sable le dessin du colimaçon, schéma qui sert au jeu de billes. Didier perdit, trima, reprit son sac, et se dirigea vers le logis.

Il habitait avec son papa qui était livreur et ne rentrait que sur le coup de sept heures, sept heures et quart. Papa se promenait dans Paris, coiffé d’une casquette cirée, poussant un tricycle dont la caisse contenait des verres bourrés de paille.

Papa « livrait » dans les cafés. Il partait à six heures le matin, se rendait au dépôt, balayait le magasin, frottait les meubles, puis se mettait en route. C’était un cycliste incomparable ; il ne descendait jamais de machine dans les encombrements, traversait au matin les Halles, la cigarette collée à la lèvre, coupait le défilé des charrettes et interpellait rudement les voituriers qui le croisaient. Il déjeunait vers onze heures avec un fromage de tête et un sou de pain arrosé d’un litre. Il avait déjà sept ans de services chez son patron. Aussi gagnait-il ses trois francs cinquante par jour, mais au nouvel an, la « maison » lui donnait vingt francs d’étrennes, et parmi la clientèle, quinze « bistros » le gratifiaient à la même époque d’une pièce de cent sous.

Il avait eu autrefois une ménagère, une demoiselle qu’il avait épousée jeunette, à dix-sept ans, parce qu’elle avait un bon métier. Elle fabriquait à l’atelier les selles de bicyclette. C’est fatigant parce que la machine à coudre vous « répond » dans le ventre, vous abîme l’estomac ; mais la sellière touchait une paye presque aussi importante que celle de son mari. Seulement voilà le malheur : cette femme — une bonne ouvrière — n’avait point de conduite.

Elle fila un matin et dans le quartier personne ne la revit.

Du livreur, ses copains riaient sous cape et disaient : « C’est une bonne bête, une botte de foin lui fait bien quinze jours. »

Ou bien encore :

« Il est plus bête que mon cheval, mais il court moins fort. »

Sa vie ne fut pas bouleversée. Comme Didier avait grandi vite, son berceau était devenu trop petit ; alors l’enfant dormit à côté de son papa. Le mâtin savait bien se réveiller tout seul pour aller à l’école ; en passant devant la loge, la concierge lui prêtait les deux sous qu’il faut pour la cantine. Une brave femme, cette concierge. Quand elle faisait le pot-au-feu, ou une soupe à l’oseille, elle ne manquait jamais de monter un bol de bouillon aux gens du cinquième. Et c’était dans la loge que le petit faisait ses devoirs.

C’était bien commode : quand papa rentrait, Didier avait terminé sa besogne. Alors on mangeait l’ordinaire qu’on avait acheté chez le boucher, ou encore une portion vendue par le marchand de vins qui demeurait dans la maison.

En été, on allait quelquefois s’asseoir aux Buttes-Chaumont, en hiver au Cinéma, mais au spectacle comme en plein air, papa, la bouche ouverte, ronflait comme une toupie.

Un jour, papa fut pris de courbatures comme s’il avait reçu cent coups de trique sur les reins. Un vieux rhume, qui ne l’avait pas quitté depuis quinze ans, devint subitement douloureux. Chaque fois que le livreur donnait un coup de pédale, il sentait comme un petit craquement dans le dos, comme une manivelle qui s’accrochait là. Alors, il interrompit sa tournée, gara son tricycle et se coucha.

Le lendemain, ça n’allait pas mieux. Il se leva cependant et, au lieu de prendre le travail, demanda une consultation à l’hôpital Tenon.

Ces messieurs, les internes et le médecin, retinrent le visiteur, lui réservèrent, dans une grande salle qui contenait cent vingt malades, un lit au-dessus duquel ils balancèrent une petite pancarte.

Didier François
Pneumonie double

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Petit Didier, qui avait huit ans, écrivait dans la loge.

Il avait comme devoir un exercice sur le pluriel des substantifs :

« Que le courroux du ciel allumé par mes vœux. Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux. Enlevez de mon jardin les plus gros cailloux. Pour que j’y puisse planter des choux. »

Il avait des « opérations » et puis deux problèmes ; il devait apprendre aussi un résumé d’histoire.

Il s’appliquait, penché sur les cahiers, langue sortie, jambes allongées sous la table. Il ânonna les leçons, le règne de Philippe VI. Mais Didier pensait à papa qui avait mal et cette idée nuisait aux chroniques de la guerre. Didier essayait de se représenter la douleur qu’éprouvait papa. Comme élément de comparaison, l’enfant se rappelait un mal de dents qui l’avait tenaillé autrefois pendant une semaine, un mal de tête qui lui avait donné la fièvre. Il ressentit ses anciennes souffrances, il songea que papa devait être bien plus malheureux encore, puisqu’il avait quitté le « chez nous », et tout cela fit pleurer le petit.

Ensuite, il fut en colère contre les Anglais qui étaient victorieux à Crécy et à Poitiers.

Puis la concierge servit des pommes de terre qui composaient le repas de ces gens modestes.

— Pourquoi ne manges-tu pas, Didier ?

— Pac’que, quand j’aurai fini, il faudra que je monte me coucher chez nous et que j’ai peur la nuit !