Diderotiana/Texte entier

Diderotiana, ou Recueil d’anecdotes, bons mots, plaisanteries, réflexions et pensées de Denis Diderot, suivi de quelques morceaux inédits de ce célèbre encyclopédiste
Lebel et Guitel.

DIDEROTIANA,
OU
RECUEIL


d’Anecdotes, Bons Mots, Plaisanteries,
Réflexions et Pensées


DE DENIS DIDEROT,
SUIVI
de quelques morceaux inédits de ce célèbre encyclopédiste
Par COUSIN D’AVALON.


Lorsque Diderot sera à une certaine distance du moment où il a vécu, cet homme paraîtra un homme prodigieux ; on regardera de loin cette tête universelle avec une admiration mêlée d’étonnement, comme nous regardons aujourd’hui la tête des Platon et des Aristote.
J. J. ROUSSEAU.


À PARIS,
CHEZ LEBEL ET GUITEL, LIBRAIRES,
Rue des Prêtres-S.-Germain-l’Auxerrois, n.° 27.

1811.


AVERTISSEMENT.


M. Naigeon, Membre de l’Institut, a donné il y a quelques années une édition complète des Œuvres de Diderot, en 15 volumes in-8o. Cette édition n’est point précédée de la Vie de ce philosophe ; mais tout l’ouvrage en récompense est chargé des notes de M. Naigeon, qui a pris plaisir à paraphraser les pensées de son ami : ces paraphrases sont-elles bonnes ? les uns disent oui ; les autres disent non.

Au lieu de faire des gloses, des commentaires, M. Naigeon aurait pu donner une notice historique sur le chef des encyclopédistes ; il est des particularités qu’on désire connaître, parce qu’elles mettent à même de juger l’homme et l’auteur. Ce que M. Naigeon n’a point fait, nous avons osé l’entreprendre, en recueillant avec soin dans les brochures du temps ce qui concerne un philosophe qui a joué un grand rôle dans le siècle dernier : avons-nous bien fait ? nous l’ignorons ; c’est au public à décider.


VIE DE DIDEROT.


Denis Diderot, de l’Académie de Berlin, naquit à Langres en 1713 ; son père était coutelier. Les jésuites, chez lesquels il fit de brillantes études, voulurent l’attirer dans leur ordre : un de ses oncles, lui destinant un canonicat dont il était pourvu, lui fit prendre la tonsure ; mais son père voyant qu’il n’avait aucun goût pour l’état de jésuite, encore moins pour celui de chanoine, l’envoya à Paris pour se perfectionner dans ses études ; il le plaça chez un procureur, où il s’occupa de littérature, et nullement de chicane.

Ce goût vif et soutenu pour les sciences et les belles-lettres ne cadrant point aux vues que son père avait sur lui, il cessa de lui payer la pension qu’il lui faisait, et parut l’abandonner pendant quelque temps à lui-même.

Les talens du jeune Diderot pourvurent à sa fortune, et le tirèrent de l’obscurité ; physique, géométrie, métaphysique, morale, belles-lettres, il embrassa tout dès qu’il put lire avec réflexion : son imagination ardente et élevée paraissait le porter à la poésie ; mais il la négligea pour les sciences exactes.

Il se fixa de bonne heure à Paris, où l’éloquence naturelle qui animait sa conversation lui fit des partisans et des protecteurs.

Ce qui commença sa réputation fut un petit recueil de Pensées Philosophiques, réimprimé quelque temps après sous le titre d’Étrennes aux Esprits forts. Ce livre parut en 1746, in-12.

Les adeptes de la nouvelle philosophie le comparèrent, pour la clarté, l’éloquence et la force du style, aux pensées de Pascal : mais le but des deux auteurs est bien différent ; l’un soutient l’édifice du christianisme de tout ce que l’érudition, la logique et le génie peuvent lui fournir de décisif ; l’autre emploie toute sa dialectique et toutes les ressources de son esprit à sapper toutes les religions par le fondement ; il parle avec la même assurance que s’il ne se trompait jamais : ce ton ferme et décidé en imposa aux demi-savans et aux femmes. Les Pensées Philosophiques devinrent un livre de toilette ; on crut que l’auteur avait raison, parce qu’il affirmait toujours ; d’autres lecteurs, plus sages, se méfièrent de cette tête exaltée, et ils comparèrent Diderot, outrageant et ridiculisant les livres saints, à Charles XII, roi de Suède, déchirant le feuillet où le sévère Boileau blâme les conquérans.

Diderot s’occupa plus utilement lorsqu’il donna, en 1746, conjointement avec MM. Eidous et Toussaint, un Dictionnaire Universel de Médecine, en 6 v. in-folio.

On ne peut se dissimuler que cette compilation ne soit défectueuse à bien des égards ; qu’il n’y ait des articles superficiels, inexacts ; mais il y en a d’approfondis, et l’ouvrage fut bien reçu à cette époque ; mais aujourd’hui il est tombé dans un discrédit total.

Ce succès ayant encouragé l’auteur, il forma le projet d’une entreprise plus vaste et plus immense, celle du Dictionnaire Encyclopédique. Un pareil monument ne pouvant être élevé par un seul architecte, d’Alembert, ami de Diderot, partagea avec lui les honneurs et les périls de ce travail, dans lequel ils devaient être secondés par plusieurs savans et divers artistes.

Diderot se chargea seul de la description des arts et métiers, l’une des parties les plus importantes et les plus désirées du public ; au détail des procédés des ouvriers il joignit quelquefois des réflexions, des vues, des principes propres à les éclairer.

Indépendamment de la partie des arts et métiers, le chef des encyclopédistes suppléa, dans les différentes sciences, au nombre considérable d’articles qui manquaient : il eût été à souhaiter que, dans un ouvrage aussi étendu et d’un aussi grand usage, il eût renfermé plus d’instruction dans le moins d’espace possible, et qu’il eût été moins verbeux, moins dissertateur, moins enclin aux digressions ; on lui a encore reproché d’employer un langage scientifique sans trop de nécessité ; d’avoir recours à une métaphysique souvent inintelligible, qui l’a fait appeler le Lycophron de la philosophie ; de s’être servi d’une foule de définitions qui n’éclairent point l’ignorant, et que le philosophe semble n’avoir imaginées que pour faire croire qu’il avait de grandes idées, tandis que réellement il n’a pas eu l’art d’exprimer clairement et simplement les idées des autres.

Quant au fond de l’ouvrage, Diderot convenait que l’édifice avait besoin d’être réparé à neuf. Deux libraires voulant donner une nouvelle édition de l’Encyclopédie, voici ce que leur dit l’éditeur de la première au sujet des fautes dont elle fourmille :

« L’imperfection de cet ouvrage a pris sa source dans un grand nombre de causes diverses : on n’eut pas le temps d’être scrupuleux sur le choix des travailleurs ; parmi quelques hommes excellens il y en eut de faibles, de médiocres et de tout à fait mauvais ; de là cette bigarrure dans l’ouvrage, où l’on trouve une ébauche d’écolier à côté d’un morceau de main de maître ; une sottise voisine d’une chose sublime. Les uns, travaillant sans honoraires, perdirent bientôt leur première ferveur ; d’autres, mal récompensés, nous en donnèrent pour notre argent. L’Encyclopédie fut un gouffre où ces espèces de chiffonniers jetèrent pêle-mêle des choses mal vues, mal digérées, bonnes, mauvaises, détestables, vraies, fausses, incertaines, et toujours incohérentes et disparates ; on négligea de remplir les renvois qui appartenaient à la partie même dont on était chargé… On trouve souvent une réfutation à l’endroit où l’on allait chercher une preuve… Il n’y eut aucune correspondance rigoureuse entre les discours et les figures ; pour remédier à ce défaut on se jeta dans de longues explications : mais combien de machines inintelligibles, faute de lettres qui en désignent les parties ! »

Diderot ajouta à cet aveu sincère des détails particuliers sur différentes parties ; détails qui prouvaient qu’il y avait dans l’Encyclopédie des articles, non seulement à refaire, mais à refaire en entier ; et c’est de quoi s’est occupée ensuite une nouvelle société de savans, de gens de lettres et d’artistes.

La première édition de cet important ouvrage, qui avait été livrée au public depuis 1751 jusqu’en 1767, 17 vol. in-fol., et 11 de figures, fut bientôt épuisée, parce que ses défauts étaient rachetés en partie par plusieurs articles bien faits, et par différens mémoires qui fournissaient de bons matériaux aux éditeurs à venir.

Diderot, qui avait travaillé pendant près de vingt ans à ce dictionnaire, n’eut pas des honoraires proportionnés à sa peine et à son zèle ; on prétend qu’il ne recueillit de son travail que 30,000 liv.


Sic vos non vobis nidificatis aves.
Sic vos non vobis vellera fertis oves.
Sic vos non vobis mellificatis apes.
Sic vos non vobis fertis aratra boves.


Il se vit, peu de temps après la publication des derniers volumes, obligé d’exposer sa bibliothèque en vente : l’impératrice de Russie la fit acheter 50,000 liv., et lui en laissa la jouissance.

Cependant l’Encyclopédie, qui attirait en partie à son éditeur ces récompenses étrangères, avait été la cause d’un grand scandale dans son pays : des propositions hardies sur le gouvernement, des opinions hasardées sur la religion en firent suspendre l’impression en 1752. On n’avait alors que deux volumes de ce dictionnaire : on ne leva la défense d’imprimer les suivans qu’à la fin de 1753 ; il en parut successivement cinq nouveaux tomes. Mais en 1757 il se forma un nouvel orage, et le livre fut supprimé : la suite ne parut qu’environ dix ans après ; mais elle se distribua secrètement ; on fit même arrêter quelques exemplaires, et les imprimeurs furent mis à la Bastille.

La source de ces traverses est assez évidente, quoique les encyclopédistes aient tâché de l’obscurcir ; ils s’en prennent tantôt aux jésuites, tantôt aux jansenistes, ici à quelques gens de lettres jaloux, là à des journalistes chagrins qui, n’ayant pas été au nombre des coopérateurs de l’Encyclopédie, se réunirent tous contre l’ouvrage et les auteurs.

Mais si les auteurs de l’Encyclopédie avaient écrit avec une circonspection sage, s’ils n’avaient pas mis leurs opinions trop à découvert, les cris des anti-encyclopédistes auraient été impuissans ; l’utilité du livre et le mérite des rédacteurs auraient été un bouclier contre les traits de ceux qui voulaient renverser ce palais des sciences.

Quoi qu’il en soit, Diderot ne laissa pas étouffer son génie sous les épines que ses imprudences et celles de quelques-uns de ses collaborateurs avaient semées sur sa route ; tour à tour sérieux et badin, solide et frivole, il donna, dans le temps même qu’il travaillait à l’Encyclopédie, quelques productions qui semblaient ne pouvoir guère sortir d’une tête encyclopédique ; ses Bijoux Indiscrets, 2 vol. in 12, sont de ce nombre ; l’idée en est indécente, et les détails obscènes sans être piquans, même pour les jeunes gens malheureusement avides de romans licencieux ; il a rarement tiré un parti avantageux des scènes qu’il imagine ; il n’y a pas assez de chaleur dans l’exécution, de fines plaisanteries, de ces naïvetés heureuses qui sont l’âme d’un bon conte ; une pédanterie philosophique se fait sentir, même dans les endroits où elle est entièrement déplacée, et jamais l’auteur n’est plus lourd que lorsqu’il veut paraître léger.

Le Fils Naturel et Le Père de Famille, deux comédies en prose qui parurent en 1757 et 1758, ne sont point dans le genre des Bijoux Indiscrets ; ce sont deux drames moraux et attendrissans où il y a tout à la fois du nerf dans le style et du pathétique dans les sentimens. La première pièce est un tableau des épreuves de la vertu, un conflit d’intérêts et de passions où l’amour et l’amitié jouent des rôles intéressans : on a prétendu que Diderot l’avait imitée de Goldoni ; si cela est la copie fait honneur à l’original, et à l’exception d’un petit nombre d’endroits où l’auteur mêle au sentiment son jargon métaphysique et quelques sentences déplacées, le style est touchant et assez naturel. Dans la seconde comédie on voit un père tendre, vertueux, humain, dont la tranquillité est troublée par les sollicitudes paternelles que lui inspirent les passions vives et ardentes de ses enfans ; cette comédie philosophique, morale et presque tragique, produisit un assez grand effet sur divers théâtres de l’Europe ; l’épître dédicatoire, à madame la princesse de Nassau-Saarbruck, est un petit traité de morale d’un tour singulier sans sortir du naturel ; ce morceau, écrit avec noblesse, prouve que l’auteur avait dans la tête un grand fond de pensées et d’idées morales et philosophiques.

À la suite de ces deux pièces, réunies sous le titre de Théâtre de Diderot, on trouve des entretiens qui offrent des réflexions profondes et des vues nouvelles sur l’art dramatique : dans ses drames il avait tâché de réunir les caractères d’Aristophane et de Platon, et dans ses réflexions il montre quelquefois le génie d’Aristote. Cet esprit d’observation éclate, mais avec trop de hardiesse, dans deux autres ouvrages qui firent beaucoup de bruit.

Le premier parut en 1749, in-12, sous le titre de Lettre sur les Aveugles, à l’usage de ceux qui voient. Les pensées libres de l’auteur lui coûtèrent sa liberté ; il fut enfermé pendant six mois à Vincennes. Né avec des passions ardentes et une tête très-exaltée, se voyant tout à coup privé de sa liberté et de toute relation avec les humains, il faillit devenir fou ; le danger était grand : pour le détourner on fut obligé de le laisser sortir de sa chambre et de lui permettre de fréquentes promenades et la visite de quelques gens de lettres. J.-J. Rousseau, alors son ami, alla lui donner des consolations qu’il n’aurait pas dû oublier.

La Lettre sur les Aveugles fut suivie d’une autre sur les Sourds et Muets, à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, 1751, 2 vol. L’auteur donna sous ce titre des réflexions sur la métaphysique, sur la poésie, sur l’éloquence, sur la musique, etc., etc. Il y a des choses bien vues dans cet essai, et d’autres qu’il ne montre qu’imparfaitement ; quoiqu’il tâche d’être clair, on ne l’entend pas toujours, et c’est plus sa faute que celle de ses lecteurs. On a dit de tout ce qu’il a écrit sur des matières abstraites, que c’était un chaos où la lumière ne brillait que par intervalles. Les autres productions de Diderot se ressentent de ce défaut de clarté et de précision, de cette emphase désordonnée qu’on lui a presque toujours reprochés ; les principales sont :

1.o Principes de la Philosophie morale, ou Essai sur le Mérite et la Vertu, 1745, in-12, dont l’abbé Desfontaines dit du bien dans ses feuilles, quoique cet ouvrage n’ait pas fait une grande fortune : c’était le sort de notre philosophe de beaucoup écrire et de ne pas laisser un bon livre, ou du moins un livre bien fait.

2.o Histoire de Grèce, traduite de l’Anglais de Stanyan, 3 vol. in-12, 1743 ; livre médiocre ainsi que la traduction.

3.o Mémoires sur différens sujets de mathématiques, 1748, in-8o.

4.o Pensées sur l’interprétation de la Nature, 1754, in-12. Cette interprétation est fort obscure. Son livre, l’un des préludes du Systême de la Nature, est, selon Clément de Genève, « tantôt un verbiage ténébreux, aussi frivole que savant ; tantôt une suite de réflexions à bâtons rompus, et dont la dernière va se perdre à cent lieues de la première : il n’est presque intelligible que lorsqu’il devient trivial ; mais qui aura le courage de le suivre à tâtons dans sa caverne, pourra s’éclairer de temps en temps de quelques heureuses lueurs. »

5.o Le Code de la Nature, 1755, in-12. Ce n’est point celui de la religion ; les principes les plus solides y sont quelquefois mis en problême. Son systême de politique est peu praticable, et le style lourd, obscur, incorrect de cet ouvrage ne fait pas regretter le petit nombre d’idées qu’on pourrait y recueillir.

6.o Le sixième Sens, 1752, in-12.

7.o De l’Éducation publique, 1752, in-12 ; brochure que l’on distingua parmi celles que l’apparition d’Émile et la destruction des jésuites firent éclore. On ne peut pas à la vérité adopter toutes les idées de l’auteur ; mais il y en a de très-judicieuses, dont l’exécution serait utile.

8.o Éloge de Richardson, plein de feu et de verve.

9.o Vie de Sénèque, qui est, non une histoire exactement fidèle, mais un plaidoyer éloquent pour ce philosophe, et un tableau animé des règnes de Claude et de Néron. Ce fut son dernier ouvrage, et c’est un de ceux qu’on lit avec plus de plaisir, même en n’adoptant pas tous les jugemens qu’il porte sur Sénèque ; il l’augmenta et le publia de nouveau en 2 vol. au lieu d’un, sous le titre d’Essai sur les règnes de Claude et de Néron.

Diderot mourut de mort subite en sortant de table, le 30 juillet 1784, âgé de soixante-onze ans. Quelque temps avant sa mort il était allé demeurer dans une maison que l’impératrice de Russie avait fait arranger pour lui.

Le caractère de ce philosophe est plus difficile à peindre que ses ouvrages. Ses amis ont vanté sa franchise, sa candeur, son désintéressement, sa droiture, tandis que ses ennemis le représentaient comme un homme artificieux, intéressé, et cachant sa finesse sous un air vif et quelquefois brusque.

Il se fit sur la fin de ses jours beaucoup de tort en repoussant par des diffamations les prétendus outrages qu’il imaginait exister contre lui dans les Confessions de J. J. Rousseau, son ancien ami : il est malheureux qu’en gravant cet opprobre sur le tombeau du philosophe génevois il ait laissé des impressions fâcheuses de son propre cœur, ou du moins de son esprit. Ce Rousseau, qu’il décrie tant, l’a loué plus d’une fois avec enthousiasme ; mais il dit dans une de ses lettres que, quoique né bon et avec une âme franche, Diderot avait un malheureux penchant à mésinterpréter les discours et les actions de ses amis, et que les plus ingénues explications ne faisaient que fournir à son esprit subtil de nouvelles interprétations à leur charge.

Quoi qu’il en soit, ce philosophe ne sentait point faiblement, et il s’exprimait comme il sentait ; l’enthousiasme qu’il montre dans quelques-unes de ses productions, il l’avait dans un cercle, pour peu qu’il fût animé ou qu’on contredît ses opinions ; il parlait avec rapidité, avec véhémence, et sa tournure de phrase était souvent piquante et originale.

On a dit que la nature s’était méprise en faisant de lui un métaphysicien, et non un poëte : mais, quoique souvent il ait été poëte en prose, il a laissé quelques vers qui prouvent son peu de talent pour la poésie.

La philosophie courageuse dont il se piquait affecta toujours de braver les traits de la critique, quoiqu’il y fût aussi sensible que Voltaire, et ses nombreux censeurs ne purent le guérir ni de son goût pour une métaphysique peu intelligible, ni de son amour pour les exclamations et les apostrophes qui dominaient dans sa conversation et dans ses écrits.

Diderot, pour ne pas ressembler aux célibataires du siècle, qui déclamaient sans cesse contre les célibataires de la religion en demeurant eux-mêmes dans un célibat quelquefois scandaleux, se maria ; il fut sensible et bon dans son ménage, s’irritant facilement, mais se calmant aussi facilement qu’il s’irritait ; cédant à des accès passagers de colère, mais sachant dompter son humeur.

M. Naigeon, membre de l’Institut, ami et disciple de Diderot, a recueilli ses ouvrages en 15 vol. in-8° ; Paris, Déterville, 1797.[1] On y trouve divers écrits qui n’avaient point été imprimés, entr’autres des Essais sur la Peinture, qui sont remplis de vues très-fines et d’aperçus très-délicats sur cet art. Voici comme l’éditeur juge l’écrivain :

« Si l’on excepte les Œuvres de Voltaire, monument immortel de ce génie extraordinaire, il n’a paru dans aucun siècle, et chez aucun peuple, sur des matières d’art, de littérature, de morale et de philosophie, une collection qu’on puisse, je ne dis pas préférer, mais seulement comparer à celle-ci. Condillac et Jean-Jacques Rousseau, loués avec exagération, et souvent sur parole, n’ont pas, suivant l’expression énergique de Montaigne, les reins assez fermes pour marcher front à front avec cet homme-là ; ils ne vont que de loing après…

« Cette assertion paraîtra sans doute très-paradoxale, et une espèce de blasphême à plusieurs personnes ; mais, avant de prononcer, je les invite à lire avec attention :

« 1.o Le Prospectus et le Projet d’une Encyclopédie ;

« 2.o La Lettre sur les Aveugles ;

« 3.o Celle sur les Sourds ;

« 4.o Les Principes sur la Matière et le Mouvement ;

« 5.o L’Entretien d’un Père avec ses Enfans ;

« 6.o Celui avec la maréchale de Broglie ;

« 7.o Le Supplément au voyage de Bougainville ;

« 8.o Les trois volumes des Opinions des Philosophes ;

« 9.o La Vie de Sénèque ;

« 10.o Les divers Opuscules, la plupart inédits, qui terminent le second volume de cette Vie, et les Salons de 1765 et 1767.

« Ce que ces divers ouvrages, tous écrits d’un style facile et quelquefois même un peu négligé, mais qui, dans ce simple appareil et cet abandon pittoresque, a toujours du mouvement, de l’élégance et de la grâce, supposent d’études, d’instruction, de connaissances, d’imagination, de verve, de sagacité, de profondeur et d’étendue dans l’esprit, étonne d’autant plus qu’on a soi-même plus réfléchi sur les divers objets que Diderot a traités : c’est alors que, suivant d’un œil attentif et pénétrant la marche rapide de cet homme de génie, on aperçoit l’espace immense qu’il a parcouru, les pas qu’il a fait faire à la raison, et la forte impulsion qu’il a donnée à son siècle… »

Cet éloge un peu trop exagéré perdra un peu de sa valeur en lisant le jugement trop sévère qu’a porté de son côté l’auteur des Trois Siècles sur Diderot, et celui de M. Palissot dans ses Mémoires sur la Littérature.

Quoi qu’il en soit, l’éditeur de l’Encyclopédie n’est point un homme ordinaire, et la postérité saura apprécier avec justice le fondateur de cet édifice immense, quoiqu’imparfait.


DIDEROTIANA,
OU
RECUEIL
D’ANECDOTES, BONS MOTS, etc.


Lorsque le programme de l’académie de Dijon parut J. J. Rousseau vint consulter Diderot sur le parti qu’il prendrait. — Le parti que vous prendrez, dit le philosophe, c’est celui que personne ne prendra. — Vous avez raison, répliqua Jean-Jacques.



Comme Diderot prêtait facilement, et sans s’en apercevoir, son esprit, son imagination et ses connaissances à ceux avec lesquels il conversait, et qu’il supposait qu’il n’y avait au monde que d’honnêtes gens, le baron d’Holbach lui disait, dans toute l’effusion de son cœur : « Vous êtes l’homme le plus heureux que je connaisse ; vous n’avez jamais trouvé ni un sot ni un fripon, et vous n’avez jamais lu un mauvais livre, car à mesure que vous le lisez vous le refaites. »



Le prince Ernest de Saxe-Gotha, lors de son séjour à Paris, se présenta plusieurs fois chez Diderot sous le nom d’un voyageur suisse : le philosophe lui trouva tant de maturité et de sagesse qu’il lui dit : « Jeune homme, retournez bien vite dans votre pays pour conserver votre innocence ; on vous gâtera ici… » Et toutes les fois qu’il le rencontrait, en lui frappant sur l’épaule : « Vous êtes encore à Paris ? Ce serait dommage… » Quelque temps après on annonce dans une compagnie le prince de Saxe ; Diderot reconnaît le jeune Suisse, et comme il s’excusait de sa familiarité : La louange que vous m’avez donnée, lui dit le prince, est la plus flatteuse que j’aie encore reçue, sans venir d’un flatteur.



Diderot, quoique principal coopérateur de l’Encyclopédie, de ce dictionnaire immense enrichi de ses excellens articles, voyait mieux que tout autre ce qui manquait à ce vaste édifice ; aussi eut-il le courage de s’en expliquer de la manière suivante :

« Ici nous sommes boursoufflés, et d’un volume exhorbitant ; là maigres, petits, mesquins, secs et décharnés ; dans un endroit nous ressemblons à des squelettes ; dans un autre nous avons un air hydropique ; nous sommes alternativement nains et géans, colosses et pygmées, droits, bien faits et proportionnés, bossus, boiteux et contrefaits ; ajoutez à ces bizarreries celles d’un discours tantôt abstrait, obscur ou recherché, plus souvent négligé, traînant et lâche : on peut comparer l’ouvrage entier au monstre de l’art poétique, etc., etc. »



Chaque écrivain a donné de la philosophie une définition particulière ; à ce sujet Diderot disait : « Si j’avais à peindre d’un seul mot la gaieté, la raison et la volupté réunies, je les appelerais philosophie. »



Diderot parlant un jour avec emphase de Shakespeare devant Voltaire : — Ah ! monsieur, lui dit l’auteur de la Henriade, est-ce que vous pouvez préférer à Virgile, à Racine un monstre dépourvu de goût ? J’aimerais autant que l’on abandonnât l’Apollon du Belvédère pour le Saint-Christophe de Notre-Dame. — Diderot resta un moment sur le coup ; mais ensuite : — Que diriez-vous cependant, monsieur, si vous voyiez cet immense Christophe marcher, et s’avancer dans les rues avec ses jambes et sa stature colossale ? — Voltaire, à son tour attéré par cette image imposante, ne répliqua pas un seul mot.



Un libraire, homme d’esprit, mais en même temps très-intéressé, disait fort plaisamment : « Je voudrais tenir dans mon grenier Voltaire, J. J. Rousseau et Diderot, tous trois sans culottes ; je les nourrirais bien ; mais je les ferais travailler. Pourquoi l’un est-il riche, et pourquoi les autres ne travaillent-ils pas à la feuille ? »



Diderot faisait le plus grand cas des ouvrages de Richardson, mais surtout de sa Clarisse.

« Je me souviens encore, disait-il avec complaisance, de la première fois qu’ils tombèrent entre mes mains ; j’étais à la campagne : combien cette lecture m’affecta délicieusement !… À chaque instant je voyais mon bonheur s’abréger d’une page ; bientôt j’éprouvai la même sensation qu’éprouveraient des hommes d’un commerce excellent, qui auraient vécu ensemble pendant longtemps, et qui seraient sur le point de se séparer : à la fin de la lecture il me sembla tout à coup que j’étais resté seul. »



Qu’est-ce que la vertu, demande Diderot ? C’est, répond-il, sous quelque face qu’on la considère, un sacrifice de soi-même.



Ce ne fut qu’au bout de dix ans, à l’époque de son mariage, que Diderot parvint à se réconcilier avec son père ; ce fut vers ce temps qu’il dédia à son frère l’Essai sur le Mérite et la Vertu, puisé dans les ouvrages de mylord Shaftersbury ; il disait dans cette dédicace : « Il y a de la philosophie à l’impiété aussi loin que de la religion au fanatisme… Point de vertu sans religion ; point de bonheur sans vertu. »



Diderot était magnanime et bonhomme. Un poëte médiocre avait composé contre les incrédules une satire qui ne se vendit pas ; l’auteur des Pensées Philosophiques y était moins ménagé que les autres écrivains reconnus pour esprits forts. Le poëte, ayant appris que Diderot était bon et obligeant, alla le trouver pour lui demander pardon de l’avoir attaqué, et lui avoua qu’il avait envisagé sa satire comme une petite ressource contre un besoin momentané : « Tout n’est pas perdu, lui répond le philosophe ; M. le duc d’Orléans, retiré à Sainte-Geneviève, m’honorait autrefois de ses bontés ; aujourd’hui que nous avons pris l’un et l’autre de nouvelles façons de penser, il croit que dire du mal de moi c’est servir l’église ; mettez à la tête de votre écrit une épître dédiée à ce prince, et il vous récompensera. »

Le poëte demanda ce qu’il fallait dire dans cette dédicace : Diderot lui en donna le plan, et finit par l’écrire lui-même. L’événement justifia la prédiction ; le poëte obtint de son Mécène une gratification, médiocre à la vérité, mais il fut récompensé.



Tout sensible qu’était Diderot, sa sensibilité n’égalait point celle de Jean-Jacques ; aussi fut-il plus sage et moins éloquent que le Génevois. Le génie est une espèce d’ivresse qui double les facultés de celui qui l’éprouve, mais qui, étant trop forte, ne permet pas de voir les objets tels qu’ils sont ; aussi rien de plus rare que l’union de la sagesse et du génie. — La sagesse, disait Diderot, est l’ouvrage du jugement, que le vulgaire appelle raison ; et le génie est l’effet de l’enthousiasme, que le vulgaire appelle folie.



Voici le jugement de J. J. Rousseau sur Diderot ; il doit être d’autant moins suspect que l’auteur d’Émile ne le porta qu’après avoir rompu entièrement ses liaisons avec cet encyclopédiste.

« Les formes de M. Diderot ont étonné ce siècle, qui en a d’autres, et c’est ce qui lui a fait autant de détracteurs que d’admirateurs ; mais chaque siècle change de formes, et les hommes ne changent point de raison ; au bout de quelques siècles les formes, qui se sont détruites les unes par les autres, sont comptées pour très-peu de choses, et l’on ne fait entrer dans les jugemens que les idées dont les auteurs ont enrichi l’esprit humain. Lorsque M. Diderot sera à cette distance du moment où il a vécu, cet homme paraîtra un homme prodigieux ; on regardera de loin cette tête universelle avec une admiration mêlée d’étonnement, comme nous regardons aujourd’hui la tête des Platon et des Aristote. »



Diderot voulut un jour à l’Opéra se priver des effets de l’harmonie pour mieux juger les gestes des acteurs ; il se boucha donc les oreilles. Un de ses voisins du parterre, qui s’en aperçut, lui en demanda la raison. — Monsieur, lui dit le philosophe, c’est ma manière d’entendre.



Recommandant un parent de La Condamine aux amis du défunt, Diderot répondit à quelqu’un qui lui demandait quel avait été le fruit de ses démarches : — Je me suis aperçu que la recommandation d’un mort était bien peu de chose auprès des vivans.



Diderot renonça à l’état ecclésiastique au moment même que son oncle se disposait à lui résigner son canonicat. — Donnez-le, dit-il, à mon frère ; il est digne d’être chanoine.



Le père de Diderot était coutelier ; il excellait à faire des lancettes : un jour qu’on lui parlait de son fils, qui jouissait déjà d’une partie de sa célébrité, je suis charmé qu’il prospère, répondit-il, mais vous ne sauriez imaginer combien il a avalé de mes lancettes.



Diderot a dit, en parlant de la traduction de Virgile par l’abbé Desfontaines. « Traduisez ainsi, et vantez-vous d’avoir tué un poëte. »[2]



« Je suis enchantée des Salons[3] de M. Diderot, disait une femme de beaucoup d’esprit ; je n’avais jamais vu dans les tableaux que des couleurs plates et inanimées ; son imagination leur a donné pour moi du relief et de la vie ; c’est presqu’un nouveau sens que je dois à son génie. »



« J’aime Thomas, disait Diderot, c’est un homme vertueux ; peu de gens seraient en état de faire son ouvrage sur les femmes ; mais il a voulu être impartial, et ce livre n’a point de sexe. »



Il y avait dans la mythologie des anciens, disait Diderot, une déesse qui rendait les plaisirs parfaits. Les hommes n’ont pas eu, ajoutait-il, de divinité qui fît plus mal ses fonctions : où est le plaisir entièrement pur et parfait ? Rien n’est plus vrai ni n’a été dit d’une manière plus touchante que la plainte de Lucrèce sur la petite pointe d’amertume qui se mêle à tous nos plaisirs.

.......... Medio de fonte leporum,
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.

Sur le duvet, sur le lit le plus voluptueux et le plus doux, entre les draps les plus fins, sur le sein d’une femme dont la blancheur efface celle du satin qui l’enveloppe, il se trouve toujours, je ne sais comment, une feuille de rose qui nous blesse.



Une femme d’esprit a dit : « Les penseurs tels que Diderot ressemblent à Deucalion, qui jetait des pierres derrière sa tête pour en faire des hommes, sans regarder quelle forme ils prenaient. »



Diderot voulait que la peinture, comme la poésie, eût des mœurs, bene morata, et voici comme il parle à ce sujet :

« Je ne suis pas scrupuleux ; je lis quelquefois mon Pétrone ; la satire d’Horace Ambubajarum me plaît au moins autant qu’une autre ; les petits madrigaux infâmes de Catulle, j’en sais les trois quarts par cœur ; quand je suis en piquenique avec mes amis, et que la tête s’est un peu échauffée de vin blanc, je cite sans rougir une épigramme de Ferrand ; je pardonne au poëte, au peintre, au sculpteur un instant de verve et de folie ; mais je ne veux pas qu’on trempe toujours là son pinceau, et qu’on pervertisse le but des arts. Un des plus beaux vers de Virgile, et un des plus beaux principes de l’art imitatif, c’est celui-ci :

Sunt lacrymæ rerum, et mentem mortalia tangunt.[4]

« Il faudrait l’écrire sur la porte de l’atelier du peintre.

« Rendre la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau. »



Ce philosophe disait un jour à un père avare, pour l’engager à bien élever son fils : « Votre fils est votre coffre-fort ; si vous ne lui donnez pas de la solidité, tout votre argent s’échappera, puisqu’il sera le dépositaire de cet argent que vous accumulez. »



Diderot ne fut pas toujours heureux ; il en attribue en partie la cause au hasard, qui presque toujours nous empêche de nous appliquer à la chose pour laquelle nous étions nés. Il en a consigné l’aveu relativement à lui-même dans le passage suivant :

Haud facile emergunt, quorum virtutibus obstat
Res angusta domi ; sed Romæ durior illis
Conatus.[5]

« Maxime vraie par toute la terre : les besoins de la vie, qui disposent impérieusement de nous, égarent les talens, qu’ils appliquent à des choses qui leur sont étrangères, et dégradent souvent ceux que le hasard a bien employés ; c’est un des inconvéniens de la société auquel je ne sais point de remède. Tenez, mon ami, je suis tout prêt à croire que ce maudit lien conjugal que vous prêchez comme un certain fou de Genève[6] prêche le suicide, sans vous y empiéger, abaisse l’âme et l’esprit. On dirait, avec Leclerc de Montmercy,[7] qui ne veut devoir l’aisance à personne : — Un grabat dans un grenier sous les tuiles, une cruche d’eau, un morceau de pain dur et moisi, et des livres, et l’on suivrait la pente de son goût. — Mais est-il permis à un époux, à un père d’avoir cette fierté, et d’être sourd à la plainte, et aveugle sur la misère qui l’entoure ?

« J’arrive à Paris ; j’allais prendre la fourrure, et m’installer parmi les docteurs de Sorbonne. Je rencontre sur mon chemin une femme belle comme un ange ; je veux coucher avec elle ; j’y couche ; j’en ai quatre enfans ; et me voilà forcé d’abandonner les mathématiques, Homère et Virgile que je portais toujours dans ma poche, le théâtre pour lequel j’avais du goût ; trop heureux d’entreprendre l’Encyclopédie, à laquelle j’aurai sacrifié vingt-cinq ans de ma vie ! »



Si le poëme de l’art de peindre par M. Watelet m’appartenait, disait Diderot à une personne qui le lui avait prêté, je couperais toutes les vignettes, je les mettrais sous des glaces, et je jeterais le reste au feu.[8] Le premier chant commence par : Je chante l’art de peindre ; le second par ces mots ridicules : J’ai chanté le dessin. Ma foi, je ne sais pas où.



Lemoine faisait un jour le portrait de Diderot : l’ouvrage était avancé ; il était debout, immobile entre son ouvrage et le philosophe, la jambe droite pliée, et la main gauche appuyée sur la hanche, non du même côté, du côté gauche. Mais, dit Diderot, M. Lemoine, êtes-vous bien ? — Fort bien, lui répondit-il. — Et pourquoi votre main n’est-elle pas sur la hanche du côté de votre jambe pliée. — C’est que par sa pression je risquerais de me renverser ; il faut que l’appui soit du côté qui porte toute ma personne. — À votre avis le contraire serait absurde ? — Très-absurde. Pourquoi donc l’avez-vous fait à votre Louis XV de l’École Militaire ? —

À ce mot Lemoine resta stupéfait et muet. Diderot ajouta : — Avez-vous eu le modèle pour cette figure. — Assurément. — Avez-vous ordonné cette position à votre modèle ? — Sans doute. — Et comment s’est-il placé ? Est-ce comme vous l’êtes à présent, ou comme votre statue ? — Comme je suis. — C’est donc vous qui l’avez arrangé autrement ? — Oui, c’est moi, j’en conviens. — Et pourquoi ? — C’est que j’y ai trouvé plus de grâce. — J’aurais pu ajouter, continue Diderot : Et vous croyez que la grâce est compatible avec l’absurdité ? Mais je me tus par pitié ; je m’accusai même de dureté ; car pourquoi montrer à un artiste les défauts de son ouvrage quand il n’y a plus de remède ? C’est le contrister bien en pure perte, surtout quand il n’est plus d’âge à se corriger.



Diderot et J. J. Rousseau furent pendant plusieurs années liés de la plus étroite amitié ; tous deux avaient les passions extrêmement vives ; mais le dernier était naturellement ombrageux et susceptible ; il s’offensa un jour (en 1757) d’un propos tenu par Diderot à une personne de leur société. Ce propos avait l’air d’une indiscrétion, d’un abus de confiance, et n’était qu’une explication nécessaire d’un procédé mal interprété ; cependant Rousseau, n’écoutant que sa prévention, écrivit à son ami des reproches outrageans, et lui signifia qu’il rompait avec lui : mais, les premiers momens d’humeur passés, il sentit qu’il avait eu tort, sinon de se plaindre, du moins d’avoir mis de l’aigreur dans ses plaintes, et de s’être permis dans la société des déclamations contre Diderot. Il y eut différentes lettres écrites de part et d’autre, dont deux nous sont parvenues ; elles sont de Rousseau ; comme elles peuvent servir à faire connaître le caractère de cet écrivain, nous les mettrons sous les yeux de nos lecteurs.


Lettre de J. J. Rousseau à Diderot.


« Vous vous plaignez beaucoup des maux que je vous ai faits ; quels sont-ils donc enfin ? Serait-ce de ne pas endurer assez patiemment ceux que vous aimez à me faire, de ne pas me laisser tyranniser à votre gré, de murmurer quand vous affectez de me manquer de parole, et de ne jamais venir lorsque vous me l’avez promis ? Si jamais je vous ai fait d’autres maux, articulez-les moi. Faire du mal à mon ami ! Tout cruel, tout méchant, tout féroce que je suis, je mourrais de douleur si je croyais jamais en avoir fait à mon plus cruel ennemi autant que vous m’en faites depuis six semaines.

« Vous me parlez de vos services ; je ne les avais pas oubliés ; mais, ne vous y trompez pas, beaucoup de gens m’en ont rendus, qui n’étaient pas mes amis : un honnête homme qui ne sent rien rend service, et croit être ami ; il se trompe ; il n’est qu’honnête homme. Tout votre empressement, tout votre zèle pour me procurer des choses dont je n’ai que faire me touchent peu ; je ne veux que de l’amitié, et c’est la seule chose qu’on me refuse. Ingrat ! je ne t’ai point rendu de services, mais je t’ai aimé, et tu ne me paieras de ta vie tout ce que j’ai fait pour toi durant trois mois. Montre cet article à ta femme, plus équitable que toi, et demande-lui si, quand ma présence était douce à ton cœur affligé, je comptais mes pas, et regardais au temps qu’il faisait pour aller à Vincennes[9] consoler mon ami. Homme insensible et dur ! Deux larmes versées dans mon sein m’eussent mieux valu que le trône du monde ; mais tu me les refuses, et tu te contentes de m’en arracher. Eh bien ! garde tout le reste ; je ne veux plus rien de toi.


Lettre au même.
Le 2 mars 1758.

« Il faut, mon cher Diderot, que je vous écrive encore une fois dans ma vie ; vous ne m’en avez que trop dispensé ; mais le plus grand crime de cet homme que vous noircissez d’une si étrange manière est de ne pouvoir se détacher de vous.

« Mon dessein n’est point d’entrer en explication dans ce moment-ci sur les horreurs que vous m’imputez ; je vois que cette explication serait à présent inutile ; car, quoique né bon et avec une âme franche, vous avez pourtant un malheureux penchant à mésinterpréter les discours et les actions de vos amis ; prévenu contre moi comme vous l’êtes, vous tourneriez en mal tout ce que je pourrais dire pour me justifier, et mes plus ingénues explications ne feraient que fournir à votre esprit subtil de nouvelles interprétations à ma charge. Non, Diderot, je sens que ce n’est point par là qu’il faut commencer ; je veux d’abord proposer à votre bon sens des préjugés plus simples, plus vrais, mieux fondés que les vôtres, et dans lesquels je ne pense pas au moins que vous puissiez trouver de nouveaux crimes.

« Je suis un méchant homme, n’est-ce pas ? vous en avez les témoignages les plus sûrs ; cela vous est bien attesté : quand vous avez commencé à l’apprendre il y avait seize ans que j’étais pour vous un homme de bien, et quarante ans que je l’étais pour tout le monde ; en pouvez-vous dire autant de ceux qui vous ont communiqué cette belle découverte ? Si l’on peut porter à faux si longtemps le masque d’un honnête homme, quelle preuve avez-vous que ce masque ne couvre pas leur visage aussi bien que le mien ? Est-ce un moyen bien propre à donner du poids à leur autorité que de charger en secret un homme absent hors d’état de se défendre ? Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

« Je suis un méchant ; mais pourquoi le suis-je ? Prenez bien garde, mon cher Diderot, ceci mérite votre attention ; on n’est pas malfaisant pour rien ; s’il y avait quelque monstre ainsi fait, il n’attendrait pas quarante ans à satisfaire ses inclinations dépravées. Considérez donc ma vie, mes passions, mes goûts, mes penchans ; cherchez, si je suis méchant, quel intérêt a pu me porter à l’être ? Moi qui pour mon malheur portai toujours un cœur trop sensible, que gagnerais-je à rompre avec ceux qui m’étaient chers ? À quelle place ai-je aspiré ? à quelles pensions, à quels honneurs m’a-t-on vu prétendre ? Quels concurrens ai-je à écarter ? Que m’en peut-il revenir de mal faire ? Moi qui ne cherche que la solitude et la paix, moi dont le souverain bien consiste dans la paresse et l’oisiveté, moi dont l’indolence et les maux me laissent à peine le temps de pourvoir à ma subsistance, à quel propos, à quoi bon m’irais-je plonger dans les agitations du crime, et m’embarquer dans l’éternel manége des scélérats ? Quoi que vous en disiez, on ne fuit point les hommes quand on cherche à leur nuire : le méchant peut méditer ses coups dans la solitude ; mais c’est dans la société qu’il les porte : un fourbe a de l’adresse et du sang-froid ; un perfide se possède, et ne s’emporte point : reconnaissez-vous en moi quelque chose de tout cela ? Je suis emporté dans la colère, et souvent étourdi de sang-froid. Ces défauts font-ils le méchant ? Non, sans doute ; mais le méchant en profite pour perdre celui qui les a.

« Je voudrais que vous pussiez aussi réfléchir un peu sur vous-même : vous vous fiez à votre bonté naturelle ; mais savez-vous à quel point l’exemple et l’erreur peuvent la corrompre ? N’avez-vous jamais craint d’être entouré d’adulateurs adroits qui n’évitent de louer grossièrement en face que pour s’emparer plus adroitement de vous sous l’appât d’une feinte sécurité ? Quel sort pour le meilleur des hommes d’être égaré par sa candeur même, et d’être innocemment dans la main des méchans l’instrument de leur perfidie ! Je sais que l’amour-propre se révolte à cette idée ; mais elle mérite l’examen de la raison.

« Voilà des considérations que je vous prie de bien peser ; pensez-y longtemps avant que de me répondre. Si elles ne vous touchent pas nous n’avons plus rien à nous dire ; mais si elles font quelque impression sur vous, alors nous entrerons en éclaircissement. J’ai pour vous exhorter à cet examen un motif de grand poids, et ce motif le voici :

« Vous pouvez avoir été séduit et trompé ; cependant votre ami gémit dans sa solitude, oublié de tout ce qui lui était cher ; il peut y tomber dans le désespoir, y mourir enfin, maudissant l’ingrat dont l’adversité lui fit tant verser de larmes, et qui l’accable indignement dans la sienne ; il se peut que les preuves de son innocence vous parviennent enfin ; que vous soyez forcé d’honorer sa mémoire, et que l’image de votre ami mourant ne vous laisse pas des nuits tranquilles. Diderot, pensez-y ; je ne vous en parlerai plus. »


Il est aisé de juger par ces deux lettres que J. J. Rousseau devait avoir des torts à l’égard de Diderot ; mais des torts ainsi réparés auraient être oubliés ; cependant Diderot rompit avec lui.



Les talens et les opinions hardies de Diderot lui avaient fait beaucoup d’ennemis ; mais, dit un homme qui n’était pas de ce nombre, il n’en avait que parmi ceux qui ne le connaissaient pas ; faisant souvent le bien, et toujours animé du désir d’en faire davantage ; simple et facile dans son intérieur, aimable et modeste dans la société, flattant souvent l’amour-propre d’autrui, et ne le blessant jamais ; encourageant tous les talens, défendant ses opinions quelquefois avec enthousiasme, jamais avec opiniâtreté, il paraissait animé du besoin d’inspirer à tout ce qui l’approchait un sentiment de bienveillance, et rarement il manquait de l’obtenir.



Diderot disait, à l’occasion d’Abbadie, de Ditton et de Holland, dont il estimait les lumières : « Il est essentiel à l’intérêt, et même à l’honneur de la religion, qu’il n’y ait que les esprits supérieurs qui se chargent de combattre les incrédules : quant aux autres, qui peuvent avoir autant et même plus de zèle avec moins de talens, ils devraient se contenter de lever leurs mains vers le ciel pendant l’action. »



Parlant du père Porée, il dit dans une de ses lettres : « Il avait certes de l’esprit et du goût, et l’on peut dire de lui que ce fut le dernier des Grecs ; mais ce Philoomène des rhéteurs faisait ce qu’on fait aujourd’hui ; il remplissait d’esprit ses ouvrages, et semblait réserver son goût pour juger ceux des autres. »



Une grande partie des défauts de liaison qu’on aperçoit dans l’Encyclopédie rédigée par Diderot viennent de ce que le libraire, après avoir reçu les feuilles corrigées, les relisait en son particulier, et en retranchait sans façon tout ce qu’il jugeait capable de faire arrêter l’ouvrage, sans s’inquiéter des incohérences que ces suppressions devaient nécessairement occasionner. Diderot ne s’aperçut de ce manége que lorsque l’ouvrage touchait à sa fin ; il lui fut même défendu de s’en plaindre au public, de peur que la connaissance de ces castrations si révoltantes ne diminuât le nombre des souscripteurs.



Diderot a été longtemps pauvre. Quand son père lui eut retiré sa pension il se vit obligé de sortir de chez le procureur, et d’aller se loger en chambre garnie. On lui a entendu raconter qu’un Mardi-Gras, n’ayant pas une obole en son pouvoir, il sortit de bonne heure, dans l’espérance que quelqu’une de ses connaissances le prierait à dîner ; il les visite l’une après l’autre : celles avec lesquelles il était le plus libre dînaient ce jour-là en ville, et les autres, ou ne furent pas visibles, ou ne le retinrent pas à dîner. Enfin, après avoir bien couru, il rentre à jeun, excédé de fatigue, vers les six heures du soir : son hôtesse, le voyant pâle et défait, lui offre un peu de vin chaud et de sucre ; il le prend, et se couche en faisant des réflexions philosophiques sur l’infortune et les malheurs de l’indigence ; il fit alors le serment de ne jamais refuser un écu à quiconque le lui demanderait, et jamais serment ne fut plus religieusement observé.



Diderot prétendait que le but de la philosophie n’est pas seulement de nous corriger, mais de nous apprendre à corriger les autres. « À quoi sert-elle si elle se tait ? Ou parlez, disait-il à un philosophe, ou renoncez au titre d’instituteur du genre humain. Vous serez persécuté ; c’est votre destinée : on vous fera boire la ciguë ; Socrate l’a bue avant vous : on vous emprisonnera, on vous exilera, on brûlera vos ouvrages, on vous fera peut-être vous-même monter sur un bûcher… Vous pâlissez ! la frayeur vous prend ! Et vous voulez attaquer les mauvaises lois, les mauvaises mœurs, les superstitions régnantes, les vices, les vexations, les actes de la tyrannie ! Quittez votre robe magistrale, ou sachez renoncer au repos ; votre état est un état de guerre ; vous n’avez pas seulement affaire aux erreurs et aux vices, mais encore aux aveugles et aux vicieux : votre unique souci, c’est d’avoir raison ; ménager les préjugés c’est manquer à la vérité ; ménager les vices c’est rougir de la vertu. »



Parlant un jour d’un de ces hommes bons, officieux, complaisans envers tout le monde sans distinction de temps, de circonstances et de personnes, c’est, dit-il, un imbécile qui porte de la bonté comme un pommier porte des pommes, sans le vouloir et sans s’en douter.



À l’occasion de l’Éloge historique de l’abbé de Saint-Pierre par d’Alembert, il loua surtout l’endroit où l’auteur parle de l’utilité dont il serait pour les progrès de la vérité que chaque homme de lettres laissât un testament de mort, ajoutant immédiatement après : Je souhaite, pour les progrès des sciences et de la raison, que M. d’Alembert nous fasse longtemps attendre le sien.



Diderot disait, en parlant de la Vie de Sénèque qu’il publia quelque temps avant sa mort : « Cet ouvrage sera bien mauvais s’il n’irrite pas la haine, et n’excite pas les cris de la méchanceté : elle souffrirait patiemment que je lui enlevasse une de ses victimes ! Je ne m’y attends pas. Heureusement, entre les ennemis de la philosophie, si les uns ont la perversité des Tigillius, ils n’en ont pas la puissance, et si les autres en ont la puissance, ils n’en ont pas la perversité : ceux qui pourraient me nuire ne le voudront pas, et ceux qui le voudraient ne le pourront pas. »



Diderot, en s’entretenant sur la nécessité d’entreprendre l’Encyclopédie, s’exprimait ainsi :

« Tandis que les siècles s’écoulent la masse des ouvrages s’accroît sans cesse, et l’on prévoit un moment où il serait presque aussi difficile de s’instruire dans une bibliothèque, et presqu’aussi court de chercher une vérité subsistante dans la nature, qu’égarée dans une multitude immense de volumes ; il faudrait alors se livrer par nécessité à un travail qu’on aurait négligé d’entreprendre, parce qu’on n’en aurait pas senti le besoin. »



Une entreprise (l’Encyclopédie) devenue une des spéculations de commerce les plus avantageuses, qui fit entrer plusieurs millions en France, et dont le produit n’est pas encore épuisé, put cependant donner à peine de quoi subsister à Diderot, principal éditeur ; nous donnerons en preuve ce morceau de son Éloge de Richardson.


« Ô Richardson, Richardson, homme unique à mes yeux, tu seras ma lecture dans tous les temps ! Forcé par des besoins pressans, si mon ami tombe dans l’indigence, si la médiocrité de ma fortune ne suffit pas pour donner à mes enfans les soins nécessaires à leur éducation, je vendrai mes livres ; mais tu me resteras, tu me resteras sur le même rayon avec Moïse, Homère, Euripide et Sophocle. »


Trente mille exemplaires de l’Encyclopédie furent bientôt répandus dans toutes les parties du monde.



D’Alembert et Condorcet, comparés par Diderot, méritent d’attirer l’attention du savant et du littérateur instruit.

« M. d’Alembert et M. de Condorcet sont deux grands peintres qui ont chacun leur manière. M. d’Alembert est délicat, ingénieux, plaisant, ironique et hardi : M. de Condorcet se fait distinguer par la force et l’art dont il présente les vertus et les défauts ; il rassemble les unes et les autres dans ses portraits ; mais les vertus sont exposées à la grande lumière, et les défauts sont cachés dans la demi-teinte. L’amour du vrai, du bon et du beau leur est commun, et l’on ne voit pas seulement dans leurs écrits que ce sont d’habiles gens, mais que ce sont encore d’honnêtes gens. »



Je conserverai vos feuilles volantes, dit un jour madame Necker à Diderot, comme si j’étais la postérité même.



Diderot s’expliquait sur les journaux et les journalistes de la manière suivante :

« Un journaliste est un auteur qui s’occupe à publier des extraits et des jugemens des ouvrages de littérature, de sciences et d’arts, à mesure qu’ils paraissent ; d’où l’on voit qu’un homme de cette espèce ne ferait jamais rien si les autres se reposaient : il ne serait pourtant pas sans mérite s’il avait les talens nécessaires pour la tâche qu’il s’est imposée ; il aurait à cœur les progrès de l’esprit humain ; il aimerait la vérité, et rapporterait tout à ces deux objets.

« Un journal embrasse une si grande variété de matières qu’il est impossible qu’un seul homme fasse un médiocre journal ; on n’est point à la fois grand géomètre, grand orateur, grand poëte, grand historien, grand philosophe ; on n’a point l’érudition universelle.

« Un journal doit être l’ouvrage d’une société de savans, sans quoi on remarquera en tout genre les bévues les plus grossières.

« Mais ce n’est pas assez qu’un journaliste ait des connaissances ; il faut encore qu’il soit équitable ; sans cette qualité il élevera jusqu’aux nues des productions médiocres, et en rabaissera d’autres pour lesquelles il aurait dû réserver ses éloges. Plus la matière sera importante, plus il se montrera difficile, et quelque amour qu’il ait pour la religion, par exemple, il sentira qu’il n’est pas permis à tout écrivain de se charger de la cause de Dieu, et il fera main basse sur tous ceux qui, avec des talens médiocres, osent approcher de cette fonction sacrée, et mettent la main à l’arche pour la soutenir.

« Qu’il ait un jugement solide et profond, de la logique, du goût, de la sagacité, une grande habitude de la critique.

« Son art n’est pas celui de faire rire, mais d’analiser et d’instruire ; un journaliste plaisant est un plaisant journaliste.

« Qu’il ait de l’enjouement si la matière le comporte ; mais qu’il laisse là le ton satirique, qui décèle toujours la partialité.

« S’il examine un ouvrage médiocre, qu’il indique les questions difficiles dont l’auteur aurait dû s’occuper ; qu’il les approfondisse lui-même ; qu’il jette des vues, et que l’on dise qu’il a fait un bon extrait d’un mauvais livre.

« Que son intérêt soit entièrement séparé de celui du libraire et de l’écrivain.

« Qu’il n’arrache point à un auteur les morceaux saillans de son ouvrage pour se les approprier, et qu’il se garde bien d’ajouter à cette injustice celle d’exagérer les défauts des endroits faibles qu’il aura l’attention de souligner.

« Qu’il ne s’écarte point des égards qu’il doit aux talens supérieurs et aux hommes de génie ; il n’y a qu’un sot qui puisse être l’ennemi d’un Voltaire,[10] d’un Montesquieu, d’un Buffon, et de quelques auteurs de la même trempe.

« Qu’il sache remarquer leurs fautes, mais qu’il ne dissimule point les belles choses qui les rachètent.

« Qu’il se garantisse surtout de la fureur d’arracher à son concitoyen et à son contemporain le mérite d’une invention, pour en transporter l’honneur à un homme d’une autre contrée ou d’un autre siècle.

« Qu’il ne prenne point la chicane de l’art pour le fond de l’art ; qu’il cite avec exactitude, et qu’il ne déguise et n’altère rien.

« S’il se livre quelquefois à l’enthousiasme, qu’il choisisse bien son moment.

« Qu’il rappelle les choses aux principes et non à son goût particulier, aux circonstances passagères du temps, à l’esprit de sa nation ou de son corps, aux préjugés courans.

« Qu’il soit simple, pur, clair, facile ; qu’il évite toute affectation d’éloquence et d’érudition.

« Qu’il loue sans fadeur, et qu’il reprenne sans offense. »[11]



Diderot, étant allé un jour chez Panckouke, imprimeur-libraire, pour corriger des épreuves de l’Encyclopédie, trouva ce libraire occupé à s’habiller ; comme il allait fort lentement à cause de son grand âge, Diderot prit son habit, et l’aida à le mettre. Panckouke s’en défendait. — Laissez faire, lui dit le philosophe, je ne suis pas le premier auteur qui aura habillé un libraire.



Diderot, quoique philosophe, paya son tribut au calembour, comme on le remarque dans la phrase suivante :

« C’est à moi à lui inspirer le libre exercice de sa raison, si je veux que son âme ne se remplisse pas d’erreurs et de terreurs. »



Ce philosophe, malgré ses études et ses occupations, a fait un ouvrage intitulé Mes Lectures : on y trouve des conseils à un jeune poëte sur la tragédie de Régulus. « Jeune, je me placerais, dit-il, au milieu du Sénat, et là j’établirais la conjuration de Régulus contre lui-même, car la tragédie devrait être le tableau des efforts continuels que fait Régulus pour se faire condamner ; je donnerais à sa femme un caractère vraiment romain. » C’est ce Régulus qui ne voulut pas l’embrasser quand il revint de Carthage, disant qu’il était esclave.[12]



Je vous proteste que je suis chrétien, dit un jour J. J. Rousseau à Diderot. — Je le crois volontiers, lui répondit celui-ci ; vous êtes chrétien comme Jésus-Christ était Juif. — Peu s’en faut que je ne croie à la résurrection. — Vous y croyez comme Pilate, lorsqu’il demandait si Jésus-Christ était mort.



On sait combien Voltaire était sensible à la critique : Diderot, qui avait été plusieurs fois le témoin des scènes sérieuses ou comiques qu’occasionnait un léger coup d’aiguillon donné à l’amour-propre du chantre de Henri IV, lui écrivit la lettre suivante :

« Quoi ! tu t’es immortalisé par une multitude d’ouvrages sublimes dans tous les genres de littérature ; ton nom, prononcé avec admiration dans toutes les contrées du globe policé, passera à la postérité la plus reculée, et ne périra qu’au milieu des ruines du monde ; tu es le premier et le seul poëte épique de la nation ; tu ne manques ni d’élévation ni d’harmonie, et si tu ne possèdes pas l’une de ces qualités au degré de Racine, l’autre au degré de Corneille, on ne saurait te refuser une force tragique qu’ils n’ont pas ; tu as fait entendre la voix de la philosophie sur la scène ; tu l’as rendue populaire. Quel est celui des anciens et des poëtes modernes qu’on puisse te comparer dans la poésie légère ? Tu nous as fait connaître Locke et Newton, Shakespéare et Congrève. La critique dira de ton histoire tout ce qu’elle voudra ; elle ne niera point qu’on ne remporte de cette lecture une haine profonde contre tous les méchans qui ont fait et qui font encore le malheur de l’humanité : dans tes romans et tes contes, pleins de chaleur, de raison et d’originalité, j’entrevois partout la Sage Minerve sous le masque de Momus ; après avoir soutenu le bon goût par tes préceptes et tes écrits tu t’es illustré par des actions éclatantes ; on t’a vu prendre courageusement la défense de l’innocence opprimée ; tu as restitué l’honneur à une famille flétrie par des magistrats imprudens ; tu as jeté les fondemens d’une ville à tes dépens ; ta vie a été prolongée jusqu’à l’extrême vieillesse ; tu n’as pas connu l’infortune ; si l’indigence approcha de toi ce ne fut que pour implorer et recevoir tes secours ; tu as reçu les honneurs du triomphe dans ta patrie, la capitale la plus éclairée de l’univers… Et la piqûre d’un insecte envieux, jaloux, malheureux, pourra corrompre ta félicité ! Ou tu ignores ce que tu vaux, ou tu ne fais pas assez cas de nous ; connais enfin ta hauteur, et sache qu’avec quelque force que les flèches soient lancées elles n’atteignent point le ciel… Hélas ! tu étais encore lorsque je te parlais ainsi. »



Dans l’édition complète des Œuvres de Diderot on ne remarque qu’une seule pièce de vers, qui est un dityrambe. L’éditeur, M. Naigeon, ne connaissait pas probablement l’épître suivante de son ami adressée à M. B***, et qu’un homme de lettres nous a communiquée :


Vous savez, d’une verve aisée,
Joindre aux charmes du sentiment
L’éclat piquant de la pensée ;
Onques ne fut un rimeur si charmant :

<poem class="verse" style="font-size:90%">
Vous avez la vigueur d’Hercule,
Et soupirez plus tendrement
Que ne fit autrefois Tibulle ;

Onques ne fut un si parfait amant :

Obligeant sans autre espérance
Que le plaisir d’avoir bien fait,
Qui vous tient lieu de récompense ;

Onques ne fut un rimeur si parfait.

Puisse la déesse volage
Qui sourit sans discernement

Souvent au fou, et rarement au sage,

Se corriger ce nouvel an,
Et tourner à votre avantage
Le temps de son aveuglement,
Dont je dis cent fois peste et rage
Quand je vois au dernier étage
Apollon logé tristement ;
Apollon, dieu de l’enjoûment,
Chantre ennemi de l’indigence,
Et qui dans un peu plus d’aisance
Fredonnerait bien autrement.
Mais sur les souhaits d’un poëte
Qui, gai du Nuits[13] qu’il a flûté,
Voit doublement la vérité,
Et perce mieux qu’aucun prophète
De l’avenir l’obscurité,

Prenez, ami, l’heureux présage
Que, par un équitable usage
Du pouvoir dont il fit abus,
Le destin réglant la mesure
De ses présens sur vos vertus,
(Jà de Vénus vous avez la ceinture)
Aurez un jour la bourse de Plutus.
C’est alors que, défiant l’envie
D’aigrir la douceur de vos jours,
Vous menerez joyeuse vie
Entre les ris et les amours.



Notice sur La Fontaine,
par Diderot
.[14]


Jean de La Fontaine naquit le 8 juillet 1621 à Château-Thierry.

Sa famille y tenait un rang honnête.

Son éducation fut négligée, mais il avait reçu le génie, qui répare tout.

Jeune encore, l’ennui du monde le conduisit dans la retraite ; le goût de l’indépendance l’en tira.

Il avait atteint l’âge de vingt-deux ans lorsque quelques sons de la lyre de Malherbe, entendus par hasard, éveillèrent en lui la muse qui sommeillait.

Bientôt il connut les meilleurs modèles ; Phèdre, Virgile, Horace et Térence parmi les Latins ; Plutarque, Homère, Platon parmi les Grecs ; Rabelais, Marot et Durfé parmi les Français ; le Tasse, Arioste et Boccace parmi les Italiens.

Il fut marié, parce qu’on le voulut, à une femme belle, spirituelle et sage, qui le désespéra.

Tout ce qu’il y eut d’hommes distingués dans les lettres le recherchèrent et le chérirent ; mais ce furent deux femmes qui l’empêchèrent de sentir l’indigence.

La Fontaine, s’il reste quelque chose de toi, et s’il t’est permis de planer un moment au-dessus des temps, vois les noms de la Sablière et d’Hervard passer avec le tien aux siècles à venir !…

La vie de La Fontaine ne fut pour ainsi dire qu’une distraction continuelle ; au milieu de la société il en était absent ; presque imbécile pour la foule, l’auteur ingénieux, l’homme aimable ne se laissait apercevoir que par intervalle et à des amis.

Il eut peu de livres et peu d’amis.

Entre un grand nombre d’ouvrages qu’il a laissés, il n’y a personne qui ne connaisse ses fables et ses contes ; et les particularités de sa vie sont écrites en cent endroits.

Il mourut le 16 mars 1695.

Gardons le silence sur ses derniers instans, et craignons d’irriter ceux qui ne pardonnent point.

Ses concitoyens l’honorent encore aujourd’hui dans sa postérité.

Longtemps après sa mort les étrangers allaient visiter la chambre qu’il avait occupée.

Une fois chaque année j’irai visiter sa tombe.

Ce jour-là je déchirerai une fable de Lamotte, un conte de Vergier, ou quelques-unes des meilleures pages de Grécourt.

Il fut inhumé dans le cimetière de Saint-Joseph, à côté de Molière.

Ce lieu sera toujours sacré pour les poëtes et pour les gens de goût.



Diderot détestait toute espèce de servitude ; l’abus du pouvoir le mettait hors de lui-même, et lui arrachait quelquefois contre les oppresseurs des mots sublimes par leur énergie ; on peut s’en former une idée par la manière dont il s’est exprimé sur la formation des Treize États-Unis d’Amérique.

« Puisse la révolution qui vient de s’opérer au-delà des mers, en offrant à tous les habitans de l’Europe un asile contre le fanatisme et la tyrannie, instruire ceux qui gouvernent les hommes sur le légitime usage de leur autorité ! Puissent ces braves Américains, qui ont mieux aimé voir leurs femmes outragées, leurs enfans égorgés, leurs habitations détruites, leurs champs ravagés, leurs villes incendiées, verser leur sang et mourir, que de perdre la plus petite portion de leur liberté, prévenir l’accroissement énorme et l’inégale distribution de la richesse, le luxe, la mollesse, la corruption des mœurs, et pourvoir au maintien de leur gouvernement ! Puissent-ils reculer, au moins pour quelques siècles, le décret prononcé contre toutes les choses de ce monde, décret qui les a condamnées à avoir leur naissance, leur temps de vigueur, leur décrépitude et leur fin ! Puisse la terre engloutir celle de leurs provinces assez puissante un jour et assez insensée pour chercher les moyens de subjuguer les autres ! Puisse, dans chacune d’elles, ou ne jamais naître, ou mourir sur le champ sous le glaive du bourreau, ou par le poignard d’un Brutus, le citoyen assez puissant un jour et assez ennemi de son propre bonheur pour former le projet de s’en rendre maître !

« Qu’ils songent que le bien général ne se fait jamais que par nécessité, et que c’est le temps de la prospérité, et non celui de l’adversité, qui est fatal aux Gouvernemens.

« L’adversité occupe les grands talens ; la prospérité les rend inutiles, et porte aux premiers emplois les ineptes, les riches corrompus et les méchans.

« Qu’ils songent que la vertu couve souvent le germe de la tyrannie.

« Si le grand homme est longtemps à la tête des affaires, il devient despote ; s’il y est peu de temps, l’administration se relâche, et languit sous une suite d’administrateurs communs.

« Qu’ils songent que ce n’est ni par l’or ni par la multitude des bras qu’un état se soutient, mais par les mœurs.

« Mille hommes qui ne craignent pas pour leur vie sont plus redoutables que dix mille qui craignent pour leur fortune.

« Qu’ils songent que si dans les circonstances qui permettent la délibération le conseil des vieillards est bon, dans les instans de crise la jeunesse est communément mieux avisée que la vieillesse. »



On nous saura gré de citer ici un passage de Diderot dans lequel ce philosophe cherche à démontrer que la raison de l’homme correspond seule à toute la diversité de l’instinct des animaux, et qu’autant d’hommes autant de cris divers :

« De là vient, ajoute-t-il, que sous la forme bipède de l’homme il n’y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître ; il y a l’homme loup, l’homme tigre, l’homme renard, l’homme taupe, l’homme pourceau.

« Il y a l’homme mouton, et celui-ci est le plus commun ;

« L’homme anguille ; serrez-le tant qu’il vous plaira, il vous échappera ;

« L’homme serpent, qui se replie en cent façons diverses ;

« L’homme ours, qui ne me déplaît point ;

« L’homme aigle, qui plane au haut des cieux ;

« L’homme corbeau, l’homme épervier, l’homme de proie.

« Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de toutes pièces ;

« Aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal.

« Aussi autant d’hommes, autant de cris divers :

« Il y a le cri de la nature, et on l’entend lorsque Sara dit du sacrifice de son fils : Dieu ne l’eût jamais demandé à sa mère.

« Lorsque Fontenelle, témoin des progrès de l’incrédulité, dit : Je voudrais bien y être dans soixante ans pour voir ce que cela deviendra, il ne voulait qu’y être.

« Il y a le cri de la passion, et je l’entends encore dans le poëte lorsque Hermione dit à Oreste :

Qui te l’a dit ?

« Lorsqu’à

Ils ne se verront plus

Phèdre répond :

Ils s’aimeront toujours.

« Lorsqu’au sortir d’un sermon éloquent sur l’aumône l’avare dit : Cela donnerait envie de demander.

« Lorsqu’une maîtresse, surprise en flagrant délit, dit à son amant : Ah ! vous ne m’aimez plus, puisque vous en croyez plutôt ce que vous avez vu que ce que je vous dis.

« Lorsque l’usurier agonisant dit au prêtre qui l’exhorte et qui lui met entre les mains un crucifix d’argent : Ce crucifix, en conscience, je ne saurais prêter là-dessus plus de trente écus, encore faut-il m’en passer un billet de vente.

« Que de ramages divers ! combien de cris discordans dans la seule forêt qu’on appelle société !

« Celui-ci dit au prêtre qui lui annonçait la visite de son dieu : Je le reconnais à sa monture ; c’est ainsi qu’il entra dans Jérusalem.

« Celui-là, moins caustique, s’épargne dans ses derniers momens l’ennui de l’exhortation du vicaire qui l’avait administré, en lui disant : Monsieur, ne vous serai-je plus bon à rien ?… Voilà le cri de caractère.

« L’homme singe est sans caractère ; il a toutes sortes de cris. — Cette démarche ne vous perdra pas, vous ; mais elle perdra votre ami. — Hé que m’importe, pourvu qu’elle me sauve ! — Mais votre ami ? — Mon ami tant qu’il vous plaira ; moi d’abord. — Croyez-vous, monsieur l’abbé, que madame Geoffrin vous reçoive chez elle avec grand plaisir ? — Qu’est-ce que cela me fait, pourvu que je m’y trouve bien ? — Voilà le cri de l’homme personnel.

« J’ai contracté ce pacte avec vous, il est vrai, mais je vous annonce que je ne le tiendrai pas. — Monsieur le comte, vous ne le tiendrez pas ! et pourquoi cela, s’il vous plaît ? — Parce que je suis le plus fort. — Le cri de la force est encore un des cris de la nature.

« Vous penserez que je suis un infâme, je m’en moque. — Voilà le cri de l’impudence.

« Mais ce sont, je crois, des foies d’oie de Toulouse ? — Excellens ! délicieux ! — Eh ! que n’ai-je la maladie dont ce serait là le remède ! — Et c’est l’exclamation d’un gourmand qui souffrait de l’estomac.

.......... Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant beaucoup d’honneur.

« Et voilà le cri de la flatterie, de la bassesse et des cours.

« Le cri de l’homme prend encore une infinité de formes diverses de la profession qu’il exerce ; souvent elles déguisent l’accent du caractère.

« Lorsque Ferrein dit : Mon ami tomba malade, je le traitai ; il mourut, je le disséquai, Ferrein fut-il un homme dur ? Je l’ignore.

« Tirez, tirez, il n’est pas ensemble. Celui qui tient ce propos d’un mauvais Christ qu’on approche de sa bouche n’est point un impie ; son mot est de son métier ; c’est celui d’un sculpteur agonisant.

« Un abbé de Cannaye fit une petite satire bien amère et bien gaie des ouvrages de son ami Rémond de Saint-Marc : celui-ci, qui ignorait que l’abbé fût l’auteur de la satire, se plaignait un jour de cette malice à une de leurs communes amies. Tandis que Saint-Marc, qui avait la peau tendre, se lamentait outre mesure d’une piqûre d’épingle, l’abbé, placé derrière lui, et en face de la dame, s’avouait auteur de la satire, et se moquait de son ami en tirant la langue. Les uns disaient que le procédé de l’abbé était malhonnête ; d’autres n’y voyaient qu’une espiéglerie. Cette question de morale fut portée au tribunal de l’érudit abbé Fernel, dont on ne put jamais obtenir d’autre décision, sinon que c’était un usage chez les anciens Gaulois de tirer la langue… Que concluerez-vous de là ? Que l’abbé de Cannaye était un méchant ; je le crois : que l’autre abbé était un sot ; je le nie ; c’était un homme qui avait consumé ses yeux et sa vie à des recherches d’érudition, et qui ne voyait rien dans ce monde de quelque importance, en comparaison de la restitution d’un passage, ou de la découverte d’un ancien usage : c’est le pendant du géomètre qui, fatigué des éloges dont la capitale retentissait lorsque Racine donna son Iphigénie, voulut lire cette Iphigénie si vantée ; il prend la pièce ; il se retire dans un coin ; il lit une scène, deux scènes ; à la troisième il jette le livre en disant : Qu’est-ce que cela prouve ? C’est le jugement et le mot d’un homme accoutumé dès ses jeunes ans à écrire à chaque bout de page : Ce qu’il fallait démontrer.

« On se rend ridicule, mais on n’est ni ignorant, ni sot, moins encore méchant, pour ne voir jamais que la pointe de son clocher.

« Me voilà tourmenté d’un vomissement périodique ; je verse des flots d’une eau caustique et limpide ; je m’effraie ; j’appelle Thierri : le docteur regarde en souriant le fluide que j’avais rendu par la bouche, et qui remplissait toute une cuvette. Hé bien ! docteur, qu’est-ce qu’il y a ? — Vous êtes trop heureux ; vous nous avez restitué la pituite vitrée des anciens, que nous avions perdue.

« Lorsqu’un monarque qui commande lui-même ses armées dit à des officiers qui avaient abandonné une attaque où ils auraient tous perdu la vie sans aucun avantage : Est-ce que vous êtes faits pour autre chose que pour mourir ? il dit un mot du métier.

« Lorsque des grenadiers sollicitent auprès de leur général la grâce d’un de leurs braves camarades surpris en maraude, et lui disent : Notre général, remettez-le entre nos mains ; nous savons punir plus sévèrement un grenadier ; il n’assistera point à la première bataille que vous gagnerez, ils ont l’éloquence de leur métier ; éloquence sublime ! Malheur à l’homme de bronze qu’elle ne fléchit pas !

« Sire, et la bombe ! — Qu’a de commun la bombe avec ce que je vous dicte ? — Le boulet a emporté la timbale, mais le riz n’y était pas. — C’est un roi qui a dit le premier de ces mots ; c’est un soldat qui a dit le second : ils sont l’un et l’autre d’une âme forte ; ils n’appartiennent point à l’état.

« Chevalier, quel âge avez-vous ? — Trente ans. — Moi j’en ai vingt-cinq ; hé bien, vous m’aimeriez une soixantaine d’années ; ce n’est pas la peine de commencer pour si peu. — C’est le mot d’une bégueule.

« Chaque sexe a son ramage ; celui de l’homme n’a ni la légèreté, ni la délicatesse, ni la sensibilité de celui de la femme ; l’un semble toujours commander et brusquer, l’autre se plaindre et supplier… Passons au mot du célèbre Muret.

« Muret tombe malade en voyage ; il se fait porter à l’hôpital ; on le place dans un lit voisin du grabat d’un malheureux attaqué d’une de ces infirmités qui rendent l’art perplexe. Les médecins et les chirurgiens délibèrent sur son état ; un des consultans propose une opération qui pouvait également être salutaire ou fatale ; les avis se partagent ; on inclinait à livrer le malade à la décision de la nature lorsqu’un plus intrépide dit : Faciamus experimentum in animâ vili. Voilà le cri de la bête féroce. Mais d’entre les rideaux qui entouraient Muret, s’élève le cri de l’homme, du philosophe, du chrétien : Tanquam foret anima vilis, illa pro quâ Christus non dedignatus est mori. Ce mot empêcha l’opération, et le malade guérit.

« À cette variété du cri de la nature, de la passion, du caractère, de la profession, joignez le diapason des mœurs nationales, et vous entendrez le vieil Horace dire de son fils : Qu’il mourût ; et les Spartiates dire d’Alexandre : Puisque Alexandre veut être dieu, qu’il soit dieu. Ces mots ne désignent pas le caractère d’un homme ; ils marquent l’esprit d’un peuple. »[15]



Diderot ayant eu occasion de rendre un service essentiel à madame Geoffrin, cette dame imagina par reconnaissance d’aller un jour déménager tous les haillons du réduit de ce philosophe, et d’y faire mettre d’autres meubles qui, quoique beaux, étaient d’une extrême simplicité.

Quelques jours auparavant le célèbre Vernet avait fait présent à Diderot d’un tableau de sa composition : celui-ci, voulant lui témoigner sa reconnaissance, profita du déménagement de ses vieux meubles pour composer une petite pièce sous le titre de Regrets sur ma vieille Robe de Chambre, où il est beaucoup question du tableau et du mérite de l’artiste. Comme cette pièce n’est pas beaucoup connue, et qu’elle présente des traits qui caractérisent l’esprit et l’âme de l’auteur, nous croyons devoir l’insérer ici.


Regrets sur ma vieille Robe de Chambre,
ou Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune.
[16]


Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi ; j’étais fait à elle ; elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau : l’autre, roide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât, car l’indigence est presque toujours officieuse ; un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer ; l’encre épaisse refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc ; on y voyait tracés en longues raies noires les fréquens services qu’elle m’avait rendus ; ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille : à présent j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis.

Sous son abri je ne redoutais ni la maladresse d’un valet ni la mienne, ni les éclats du feu, ni la chute de l’eau ; j’étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu esclave de la nouvelle.

Le dragon qui surveillait la toison d’or ne fut pas plus inquiet que moi : le souci m’enveloppe.

Le vieillard passionné qui s’est livré pieds et mains liés aux caprices, à la merci d’une jeune folle, se dit depuis le matin jusqu’au soir : Où est ma bonne, ma vieille gouvernante ! Quel démon m’obsédait le jour que je la chassai pour celle-ci ? Puis il pleure, il soupire.

Je ne pleure pas, je ne soupire pas, mais à chaque instant je dis : Maudit soit celui qui le premier inventa l’art de donner du prix à l’étoffe commune en la teignant en écarlate ! Maudit soit le précieux vêtement que je révère ! Où est mon ancien, mon humble, mon commode lambeau de callemande !

Mes amis, gardez vos vieux habits ; craignez l’atteinte de la richesse ; que mon exemple vous instruise : la pauvreté a ses franchises ; l’opulence a sa gêne.

Ô Diogène, si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau d’Aristippe comme tu rirais ! Ô Aristippe ! ce manteau fastueux fut payé par bien des bassesses ! Quelle comparaison de ta vie molle, rampante, efféminée, et de la vie libre et ferme d’un cynique déguenillé ! J’ai quitté le tonneau où je régnais pour servir sous un tyran.

Ce n’est pas tout, mon ami ; écoutez les ravages du luxe, les suites d’un luxe conséquent.

Ma vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui m’environnaient : une chaise de paille, une table de bois, une tapisserie de Bergame, une planche de sapin qui soutenait quelques livres, quelques estampes enfumées, sans bordure, clouées par les angles sur cette tapisserie, entre ces estampes trois ou quatre plâtres suspendus, formaient avec ma vieille robe de chambre l’intelligence la plus harmonieuse.

Tout est désaccordé ; plus d’ensemble, plus d’unité, plus de beauté.

Une nouvelle gouvernante stérile qui succède dans un presbytère, la femme qui entre dans la maison d’un veuf, le ministre qui remplace un ministre disgracié, le prélat moliniste qui s’empare du diocèse d’un prélat janséniste ne causent pas plus de trouble que l’écarlate intruse en a causé chez moi.

Je puis supporter sans dégoût la vue d’une paysanne ; ce morceau de toile grossière qui couvre sa tête, cette chevelure qui tombe sur ses joues, ces haillons troués qui la vêtissent à demi, ce mauvais cotillon court qui ne va qu’à la moitié de ses jambes, ces pieds nus et couverts de fange ne peuvent me blesser ; c’est l’image d’un état que je respecte ; c’est l’ensemble des disgrâces d’une condition nécessaire et malheureuse que je plains : mais mon cœur se soulève, et, malgré l’atmosphère parfumée qui la suit, j’éloigne mes pas de cette courtisane dont la coiffure à points d’Angleterre et les manchettes déchirées, les bas blancs et la chaussure usée me montrent la misère du jour associée à l’opulence de la veille.

Tel eût été mon domicile, si l’impérieuse écarlate n’eût tout mis à son unisson.

J’ai vu la bergame céder la muraille à laquelle elle était depuis si longtemps attachée, à la tenture de damas.

Deux estampes qui n’étaient pas sans mérite, la Chute de la Manne dans le désert, du Poussin, et l’Esther devant Assuérus, du même ; l’une honteusement chassée par un vieillard de Rubens, c’est la triste Esther ; la Chute de la Manne dissipée par une tempête de Vernet.

La chaise de paille reléguée dans l’anti-chambre par le fauteuil de maroquin.

Homère, Virgile, Horace, Cicéron soulager le faible sapin courbé sous leur masse, et se renfermer dans une armoire marquetée, asile plus digne d’eux que de moi.

Une grande glace s’emparer du manteau de ma cheminée.

Ces deux jolis plâtres, que je tenais de l’amitié de Falconet, et qu’il avait réparés lui-même, déménagés par une Vénus accroupie ; l’argile moderne brisée par le bronze antique.

La table de bois disputait encore le terrain, à l’abri d’une foule de brochures et de papiers entassés pêle-mêle, et qui semblaient devoir la dérober longtemps à l’injure qui la menaçait : un jour elle subit son sort, et, en dépit de ma paresse, les brochures et les papiers allèrent se ranger dans les serres d’un bureau précieux.

Instinct funeste des convenances ! tact délicat et ruineux ! goût sublime qui changes, qui déplaces, qui édifies, qui renverses, qui vides les coffres des pères, qui laisses les filles sans dot, les fils sans éducation ; qui fais tant de belles choses et de si grands maux ; toi qui substituas chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois, c’est toi qui perds les nations ; c’est toi qui peut-être un jour conduiras mes effets sur le pont Saint-Michel, où l’on entendra la voix enrouée d’un crieur dire : À vingt louis une Vénus accroupie.

L’intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la tempête de Vernet faisait un vide désagréable à l’œil : ce vide fut rempli par une pendule ; et quelle pendule encore ! une pendule à la Geoffrin, une pendule où l’or contraste avec le bronze.

Il y avait un angle vacant à côté de ma fenêtre ; cet angle demandait un secrétaire, qu’il obtint.

Autre vide déplaisant entre la tablette du secrétaire et la belle tête de Rubens, et rempli par deux La Grénée.

Ici c’est une Madelaine du même artiste ; là c’est une esquisse de Vien ou de Machy, car je donnai aussi dans les esquisses ; et ce fut ainsi que le réduit édifiant du philosophe se transforma dans le cabinet scandaleux du publicain ! J’insulte aussi à la misère nationale.

De ma médiocrité première il ne m’est resté qu’un tapis de lisières ; ce tapis mesquin ne cadre guère avec mon luxe, je le sens ; mais j’ai juré, et je jure, car les pieds de Denis le philosophe ne fouleront jamais un chef-d’œuvre de la Savonnerie, que je réserverai ce tapis comme le paysan, transféré de la chaumière dans le palais de son souverain, réserva ses sabots. Lorsque le matin, couvert de la somptueuse écarlate, j’entre dans mon cabinet, si je baisse la vue j’aperçois mon ancien tapis de lisières ; il me rappelle mon premier état, et l’orgueil s’arrête à l’entrée de mon cœur. Non, mon ami, non ; je ne suis point corrompu ; ma porte s’ouvre toujours au besoin qui s’adresse à moi ; il me trouve la même affabilité ; je l’écoute, je le conseille, je le secours, je le plains ; mon âme ne s’est point endurcie ; ma tête ne s’est point relevée ; mon dos est bon et rond comme ci-devant ; c’est le même ton de franchise ; c’est la même sensibilité ; mon luxe est de fraîche date, et le poison n’a point encore agi : mais avec le temps qui sait ce qui peut arriver ? qu’attendre de celui qui a oublié sa femme et sa fille, qui s’est endetté, qui a cessé d’être époux et père, et qui, au lieu de déposer au fond d’un coffre fidèle une somme utile..... Ah ! saint prophète, levez vos mains au ciel, priez pour un ami en péril ; dites à Dieu : Si tu vois dans tes décrets éternels que la richesse corrompe le cœur de Denis, n’épargne pas les chefs-d’œuvres qu’il idolâtre ; détruis-les, et ramène-le à sa première pauvreté. — Et moi je dirai au ciel de mon côté : Ô Dieu ! je me résigne à la prière du saint prophète et à ta volonté ; je t’abandonne tout ; reprends tout, oui tout, excepté le Vernet. Ah, laisse-moi le Vernet ! Ce n’est pas l’artiste, c’est toi qui l’as fait ; respecte l’ouvrage de l’amitié et le tien. Vois ce phare, vois cette tour adjacente qui s’élève à droite ; vois ce vieil arbre que les vents ont déchiré ; que cette masse est belle ! Au-dessous de cette masse obscure vois ces rochers couverts de verdure, c’est ainsi que ta main puissante les a formés ; c’est ainsi que ta main bienfaisante les a tapissés. Vois cette terrasse inégale qui descend du pied des rochers vers la mer ; c’est l’image des dégradations que tu as permis au temps d’exercer sur les choses du monde les plus solides : ton soleil l’aurait-il autrement éclairée ? Dieu ! si tu anéantis cet ouvrage de l’art on dira que tu es un Dieu jaloux. Prends en pitié les malheureux épars sur cette rive ; ne te suffit-il pas de leur avoir montré le fond des abîmes ? Ne les as-tu sauvés que pour les perdre ? Écoute la prière de celui-ci qui te remercie ; aide les efforts de celui-là qui rassemble les tristes restes de sa fortune ; ferme l’oreille aux imprécations de ce furieux : hélas ! il se promettait des retours si avantageux ; il avait médité le repos et la retraite ; il en était à son dernier voyage ; cent fois dans la route il avait calculé par ses doigts le fond de sa fortune ; il en avait arrangé l’emploi, et voilà toutes ses espérances trompées ! À peine lui reste-t-il de quoi couvrir ses membres nus. Sois touché de la tendresse de ces deux époux ; vois la terreur que tu as inspirée à cette femme ; elle te rend grâces du mal que tu ne lui as pas fait ; cependant son enfant, trop jeune pour savoir à quel péril tu l’avais exposé, lui, son père et sa mère, s’occupe du faible compagnon de son voyage ; il rattache le collier de son chien : fais grâce à l’innocent ! Vois cette mère fraîchement échappée des eaux avec son époux ; ce n’est pas pour elle qu’elle a tremblé, c’est pour son enfant : vois comme elle le serre contre son sein ; vois comme elle le baise ! Ô Dieu ! reconnais les eaux que tu as créées ; reconnais-les, et lorsque ton souffle les agite, et lorsque ta main les appaise. Reconnais les sombres nuages que tu avais rassemblés, et qu’il t’a plu de dissiper : déjà ils se séparent, ils s’éloignent ; déjà la lueur de l’astre du jour renaît sur la face des eaux ; je présage le calme à cet horizon rougeâtre. Qu’il est loin cet horizon ! Il ne confine point avec le ciel : achève de rendre à la mer sa tranquillité ; permets à ces matelots de remettre à flot leur navire échoué ; seconde leur travail ; donne-leur des forces, et laisse-moi mon tableau ; laisse-le-moi comme la verge dont tu châtieras l’homme vain : déjà ce n’est plus moi qu’on visite, qu’on vient entendre ; c’est Vernet qu’on vient admirer chez moi : le peintre a humilié le philosophe.

Ô mon ami, le beau Vernet que je possède ! Le sujet est la fin d’une tempête sans catastrophe fâcheuse ; les flots sont encore agités, le ciel couvert de nuages ; les matelots s’occupent sur leur navire échoué ; les habitans accourent des montagnes voisines. Que cet artiste a d’esprit ! Il ne lui a fallu qu’un petit nombre de figures principales pour rendre toutes les circonstances de l’instant qu’il a choisi. Comme toute cette scène est vraie ! Comme tout est peint avec légèreté, facilité et vigueur ! Je veux garder ce témoignage de son amitié ; je veux que mon gendre le transmette à ses enfans, ses enfans aux leurs, et ceux-ci aux enfans qui naîtront d’eux. Si vous voyiez le bel ensemble de ce morceau, comme tout y est harmonieux, comme tous les effets s’y enchaînent, comme tout se fait valoir sans effort, sans apprêt ; comme ces montagnes de la droite sont vaporeuses ; comme ces rochers et les édifices surimposés sont beaux ; comme cet arbre est pittoresque ; comme cette terrasse est éclairée ; comme la lumière s’y dégrade ; comme ces figures sont disposées, vraies, agissantes, naturelles, vivantes ; comme elles intéressent ; la force dont elles sont peintes, la pureté dont elles sont dessinées ; comme elles se détachent du fond ; l’énorme étendue de cet espace ; la vérité de ces eaux ; ces nuées, ce ciel, cet horison ! Ici le fond est privé de lumière, et le devant éclairé, au contraire du technique commun. Venez voir mon Vernet, mais ne me l’ôtez pas.

Avec le temps les dettes s’acquitteront, le remords s’appaisera, et j’aurai une jouissance pure. Ne craignez pas que la fureur d’entasser de belles choses me prenne. Les amis que j’avais je les ai, et le nombre n’en a point augmenté ; j’ai Laïs, mais Laïs ne m’a pas ; heureux entre ses bras, je suis prêt à la céder à celui que j’aimerai, et qu’elle rendra plus heureux que moi ; et pour vous dire mon secret à l’oreille, cette Laïs qui se vend si cher aux autres, ne m’a rien coûté.[17]



Lamettrie s’était permis dans un de ses ouvrages de fronder la doctrine de Sénèque. Diderot, qui s’était établi le champion de ce philosophe, vit avec humeur qu’on voulait briser son idole ; sa bile s’enflamma ; il lança contre son antagoniste la diatribe suivante, sous le titre modeste de Réflexions sur Lamettrie :

« Lamettrie est un auteur sans jugement qui a parlé de la doctrine de Sénèque sans la connaître ; qui lui a supposé toute l’âpreté du stoïcisme, ce qui est faux ; qui n’a pas écrit une seule bonne ligne dans son Traité du Bonheur qu’il ne l’ait ou prise dans notre philosophe, ou rencontrée par hasard, ce qui n’est et ne pouvait malheureusement être que très-rare ; qui confond partout les peines du sage avec les tourmens du méchant, les inconvéniens légers de la science avec les suites funestes de l’ignorance ; dont on reconnaît la frivolité de l’esprit dans ce qu’il dit, et la corruption du cœur dans ce qu’il n’ose dire ; qui prononce ici que l’homme est pervers par sa nature, et qui fait d’ailleurs de la nature des êtres la règle de leurs devoirs et la source de leur félicité ; qui semble s’occuper à tranquilliser le scélérat dans le crime, le corrompu dans ses vices ; dont les sophismes grossiers, mais dangereux par la gaieté dont il les assaisonne, décèlent un écrivain qui n’a pas les premières idées des vrais fondemens de la morale, de cet arbre immense dont la tête touche aux cieux, et les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s’il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau qu’on déshonore en le dépouillant ; dont le cahos de raison et d’extravagance ne peut être regardé sans dégoût que par ces lecteurs futiles qui confondent la plaisanterie avec l’évidence, et à qui l’on a tout prouvé quand on les a fait rire ; dont les principes, poussés jusqu’à leurs dernières conséquences, renverseraient la législation, dispenseraient les parens de l’éducation de leurs enfans, renfermeraient aux Petites-Maisons l’homme courageux qui lutte fortement contre ses penchans déréglés, assureraient l’immortalité au méchant qui s’abandonnerait sans remords aux siens ; et dont la tête est si troublée, et les idées sont à tel point décousues, que dans la même page une assertion sensée est heurtée par une assertion folle, en sorte qu’il est aussi facile de la défendre que de l’attaquer. Lamettrie, dissolu, impudent, bouffon, flatteur, était fait pour la vie des cours et la faveur des grands ; il est mort comme il devait mourir, victime de son intempérance et de sa folie, et il s’est tué par l’ignorance de l’art qu’il professait.[18] Je n’accorde le titre de philosophe qu’à celui qui s’exerce constamment à la recherche de la vérité et à la pratique de la vertu ; et je raye de ce nombre un homme corrompu dans ses mœurs et ses opinions. Voltaire en fait l’éloge… Il s’agit bien ici de ce que Voltaire en aura dit dans une ode anacréontique ! Il s’agit de ce qu’un homme de bien en doit penser d’après ses écrits, qui sont entre nos mains, et d’après les mœurs qu’il professait. J’admire Voltaire comme un des hommes les plus étonnans qui aient encore paru, et c’est de très-bonne foi que je le publie ; mais je ne suis pas toujours de son avis, et ce ne sera pas dans une pièce de poésie fugitive que j’irai chercher le sentiment de Voltaire, et moins encore puiser le mien sur la philosophie et la morale d’un écrivain. »



QUELQUES PENSÉES

extraites des Ouvrages de Diderot.


Les passions sobres font les hommes communs. Si j’attends l’ennemi quand il s’agit du salut de la patrie, je ne suis qu’un citoyen ordinaire ; mon amitié n’est que circonspecte, si le péril d’un ami me laisse les yeux ouverts sur le mien ; la vie m’est-elle plus chère que ma maîtresse, je ne suis qu’un amant comme un autre.



Il y a des gens dont il ne faut pas dire qu’ils craignent Dieu, mais bien qu’ils en ont peur.



L’ignorance et l’incuriosité sont deux oreillers fort doux ; mais pour les trouver tels il faut avoir la tête aussi bien faite que Montaigne.



L’incrédulité est quelquefois le vice d’un sot, et la crédulité le défaut d’un homme d’esprit. L’homme d’esprit voit loin dans l’immensité des possibles ; le sot ne voit guère de possible que ce qui est : c’est là peut-être ce qui rend l’un pusillanime, et l’autre téméraire.



Le vrai martyr attend la mort ; l’enthousiaste y court.



Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une petite lumière pour me conduire ; survient un inconnu qui me dit : Mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton chemin. Cet inconnu est un théologien.



Il y a autant d’espèces de foi qu’il y a de religions au monde.



Bien vivre ne signifie chez certaines gens que bien boire et bien manger : il me semble que c’est faire beaucoup d’honneur à ces messieurs que de convenir avec eux que vivre ainsi c’est se presser de vivre ; comme si c’était se presser de vivre que de prendre des précautions exactes pour ne jouir presque point de la vie ! Car, si notre calcul est juste, cette sorte de voluptueux glisse sur les grands plaisirs avec une rapidité qui leur permet à peine de les effleurer.



Une farce excellente n’est pas l’ouvrage d’un homme ordinaire ; elle suppose une gaieté originale ; les caractères en sont comme les grotesques de Calot, où les principaux traits de la vie humaine sont conservés : il n’est pas donné à tout le monde d’estropier ainsi. Si l’on croit qu’il y ait beaucoup plus d’hommes capables de faire Pourceaugnac que le Misantrope, on se trompe.



Je conçois comment, à force de travail, on réussit à faire une scène de Corneille sans être Corneille ; je n’ai jamais conçu comment on réussissait à faire une scène de Racine sans être Racine.



Le rôle d’un auteur dramatique est un rôle vain ; c’est celui d’un homme qui se croit en état de donner des leçons au public. Et le rôle du critique ! il est bien plus vain encore ; c’est celui d’un homme qui se croit en état de donner des leçons à celui qui se croit en état d’en donner au public. L’auteur dit : Messieurs, écoutez-moi ; car je suis votre maître. Et le critique : C’est moi, messieurs, qu’il faut écouter, car je suis le maître de vos maîtres.[19] Pour le public, il prend son parti ; si l’ouvrage de l’auteur est mauvais il s’en moque, ainsi que des observations du critique, si elles sont fausses. Le critique s’écrie après cela : Ô temps ! ô mœurs ! le goût est perdu… et le voilà consolé : l’auteur de son côté accuse ou les spectateurs, les acteurs et la cabale ; il en appelle à ses amis ; il leur a lu sa pièce avant que de la donner au théâtre ; elle devait aller aux nues. Mais vos amis, aveuglés ou pusillanimes, n’ont pas osé vous dire qu’elle était sans conduite, sans caractères et sans style ; et, croyez-moi, le public ne se trompe guère ; votre pièce est tombée parce qu’elle est mauvaise.



On peut comparer les notions qui n’ont aucun fondement dans la nature à ces forêts du nord dont les arbres n’ont point de racines ; il ne faut qu’un coup de vent, qu’un fait léger pour renverser toute une forêt d’arbres et d’idées.



Dans la misère l’homme est sans remords, et dans la maladie la femme est sans pudeur.



La meilleure législation est celle qui est la plus simple et la plus conforme à la nature ; il ne s’agit pas de s’opposer aux passions des hommes, mais au contraire de les encourager, en les appliquant à l’intérêt public et particulier ; par ce moyen on diminuera le nombre des crimes et des criminels, et on réduira les lois à un petit nombre.



Il est impossible d’éteindre les remords secrets de la conscience lorsqu’on les a mérités, parce que nous ne pouvons nous en imposer au point de prendre le faux pour le vrai, le laid pour le beau, le mauvais pour le bon ; on n’étouffe point à discrétion la lumière de la raison, ni par conséquent la voix de la conscience. Si l’homme était naturellement mauvais, il semble qu’il aurait le remords de la vertu, et non le remords du crime : celui qui est tourmenté de remords ne peut vivre avec lui-même ; il faut qu’il se fuie ; c’est là peut-être la raison pour laquelle les méchans sont rarement sédentaires ; ils ne restent en place que quand ils méditent le mal ; ils errent après l’avoir commis. Que les brigands sont à plaindre !… Poursuivis par les lois, ils sont obligés de s’enfoncer dans le fond des forêts, où ils habitent avec le crime, la terreur et le remords !



Les grands services sont comme de grosses pièces d’or et d’argent qu’on a rarement occasion d’employer ; mais les petites attentions sont une monnaie courante qu’on a toujours à la main.



Il n’y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l’âme aux grandes choses ; sans elles, plus de sublime, soit dans les mœurs, soit dans les ouvrages ; les beaux arts retournent en enfance, et la vertu devient minutieuse.



Les passions amorties dégradent les hommes : la contrainte anéantit la grandeur et l’énergie de la nature.



Plus d’excellence en poésie, en peinture, en musique, lorsque la superstition aura fait sur le tempérament l’ouvrage de la vieillesse.



La superstition est plus injurieuse à Dieu que l’athéisme. J’aimerais mieux, dit Plutarque, qu’on pensât qu’il n’y eut jamais de Plutarque au monde que de croire que Plutarque est injuste, colère, inconstant, jaloux, vindicatif, et tel qu’il serait bien fâché d’être.



Pascal avait de la droiture, mais il était peureux et crédule ; élégant écrivain et raisonneur profond, il eût sans doute éclairé l’univers si la Providence ne l’eût abandonné à des gens qui sacrifièrent ses talens à leurs haines. Qu’il serait à souhaiter qu’il eût laissé aux théologiens de son temps le soin de vider leurs querelles ; qu’il se fût livré à la recherche de la vérité sans réserve et sans crainte d’offenser Dieu, en se servant de tout l’esprit qu’il en avait reçu, et surtout qu’il eût refusé pour maîtres des hommes qui n’étaient pas dignes d’être ses disciples ! On pourrait bien lui appliquer ce que l’ingénieux Lamothe disait de La Fontaine, qu’il fut assez bête pour croire qu’Arnauld de Sacy et Nicole valaient mieux que lui.



Ôtez la crainte de l’Enfer à un chrétien, et vous lui ôterez sa croyance.



Il faut avoir soin de distinguer la chasteté du fanatisme de la continence : la continence est vice, puisqu’elle va contre les intentions de la nature ; la chasteté est l’abstinence des plaisirs de l’amour hors des cas légitimes.



L’humilité est un mensonge ; où est celui qui se méprise lui-même ? Et si cet homme existe, malheur à lui ; il faut s’estimer pour être estimable. Quant au pardon des offenses, il est d’une grande âme, et c’était une vertu morale avant d’être une vertu chrétienne.



Les secours que nos sens se prêtent mutuellement les empêchent de se perfectionner.



Nous sortons de la vie comme d’un spectacle enchanteur ; l’aveugle en sort ainsi que d’un cachot : si nous avons à vivre plus de plaisir que lui, il faut convenir qu’il a bien moins de regret à mourir.



Il faut avouer que parmi les manouvriers d’expérience, il y en a de bien malheureux ! L’un d’eux emploiera toute sa vie à observer des insectes, et ne verra rien de nouveau ; un autre jettera sur eux un coup d’œil en passant, et apercevra le polype ou le puceron hermaphrodite.



Le goût de l’observation peut être inspiré à tous les hommes ; il semble que celui de l’expérience ne doive être inspiré qu’aux hommes riches.



L’observation ne demande qu’un usage habituel des sens ; l’expérience exige des dépenses continuelles. Il serait à souhaiter que les grands ajoutassent ce moyen de se ruiner à tant d’autres moins honorables qu’ils ont imaginés ; tout bien considéré, il vaudrait mieux qu’ils fussent appauvris par un chimiste, que dépouillés par des gens d’affaires ; entêtés de la physique expérimentale, qui les amuserait quelquefois, qu’agités par l’ombre du plaisir qu’ils poursuivent sans cesse, et qui leur échappe toujours.



On a beau dire, de tous les spectres de ce monde la mort est le plus effrayant ; j’en appelle au trait suivant ; malheureusement ce n’est point une fiction ; c’est un fait véritable.

Dans les temps d’abondance le paysan trouve sur ses greniers de quoi vivre ; dans les temps de misère il est forcé de venir à la ville implorer la compassion de ses maîtres. Une année ces maîtres, eux-mêmes pressés par l’indigence, fermèrent leurs portes, et ces malheureux habitans des champs furent obligés de s’en retourner sans pain dans leurs chaumières, où ils étaient attendus avec impatience par leurs femmes et leurs enfans. Un d’entre eux se trouve au milieu de quatre petits enfans qui portent leurs mains à leur bouche, et qui demandent, et à qui il n’a rien à donner : le désespoir s’empare de lui ; il saisit un couteau, il égorge les trois aînés ; le plus jeune, qu’il allait frapper, se jette à ses pieds, et lui crie : Mon papa, ne me tuez pas, je n’ai plus faim.



Une réflexion bien propre à nous consoler de la briéveté de la vie et à nous résigner à la quitter, c’est que nous sommes tellement abandonnés à la destinée, que si la nature nous avait accordé une durée de trois cents ans, par exemple, je tremble que de cinquante en cinquante ans nous n’eussions été successivement gens de bien et fripons.

La ligne de la probité rigoureuse est étroite ; quelque léger que puisse être le premier écart qui nous en éloigne, cet écart s’accroît à mesure que l’on chemine, et lorsque le chemin est long on se trouve à un intervalle immense de celui qu’il faut suivre. Qu’il est alors difficile de retrouver la véritable voie !

Une très-longue vie ne serait qu’une ligne à serpentemens et à inflexions, qui couperait en différens points la ligne de la vertu qu’on quitterait pour la reprendre, et qu’on reprendrait pour la quitter.

Il n’en est pas ainsi de l’homme passager et momentané ; lorsqu’il a suivi le vrai chemin il n’a plus ni le temps ni la force de s’égarer ; tous les penchans vicieux s’affaiblissent en lui ; ses intérêts le touchent peu ; l’aiguillon des passions est émoussé : la vertu, s’il a bien vécu, est devenue son habitude ; il craint de se démentir ; il tient à son caractère et à la considération publique dont il jouit ; il persiste dans ses principes d’honnêteté.

S’il est vrai qu’en mourant l’homme de bien échappe à la méchanceté qui le suit, il est évident que plus la durée de la vie serait longue, plus le nombre des hommes constans dans la vertu serait petit.

Consolons-nous donc d’un événement dernier qui assure notre caractère. Donnez à ce sage Brutus, qui s’écriait en mourant que la vertu n’était qu’un vain nom, une cinquantaine d’années de plus à vivre, et dites-moi ce qu’il deviendra. N’aurions-nous à redouter que les dégoûts de l’uniformité, le péril serait assez grand.



La méthode est excellente dans les choses de raisonnement ; mauvaise, à mon avis, dans celles de nomenclature, et c’est précisément le cas de l’histoire naturelle en général, et spécialement de la botanique.

Tous ceux qui se sont livrés à l’étude de la botanique conviennent qu’il n’y a pas de science plus pénible et plus fugitive ; faites trois, quatre, cinq cours de botanique si vous voulez ; suspendez seulement un ou deux ans vos études, et vous serez tout étonné que ces phrases qui fixaient dans votre mémoire la classe, le genre, l’espèce, le caractère d’une plante sont oubliées, et que c’est presque à recommencer.


FIN.



  1. Ce membre de l’Institut aurait pu se dispenser d’ajouter ses notes et de commenter les ouvrages de son ami ; ses commentaires sont presque toujours hors de saison, et ne contribuent le plus souvent qu’à embrouiller les questions les plus intelligibles : mais M. Naigeon, ne pouvant rien produire par lui-même, a pris le parti de s’immortaliser, en accolant son nom à celui de Diderot, et en lui prêtant ses pensées et ses opinions. Et voilà comme on se fait des réputations !…
  2. Cette traduction, malgré ses infidélités et les fautes nombreuses qui y abondent, a été imprimée et réimprimée plus de vingt fois. Nous avons aujourd’hui plusieurs traductions en prose et en vers de Virgile qui ne sont pas sans mérite : pourquoi recourir à une copie difforme qui défigure tout à fait le poëte de Mantoue ? Pourquoi ? je l’ignore.
  3. Diderot est l’auteur d’un ouvrage assez volumineux dans lequel il passe en revue les tableaux qui furent exposés au Louvre en 1765 et 1767.
  4. Ici les malheureux trouvent des yeux qui les pleurent.
  5. Lorsque la misère est au logis, il est difficile aux talens de percer, et la tâche est bien plus dure à Rome qu’ailleurs.
  6. Jean-Jacques Rousseau
  7. Leclerc de Montmercy était poëte, philosophe, avocat, botaniste, physicien, médecin, anatomiste ; il savait tout ce qu’on pouvait apprendre ; il mourut de faim dans son galetas ; mais il était savant…
  8. Ce poëme fut imprimé avec un luxe typographique qui fit plus d’honneur au dessinateur et au graveur qu’au poëte.
  9. Où Diderot était détenu prisonnier.
  10. D’après cette assertion de Diderot, M. Geoffroy et consorts seraient-ils donc des sots ? Non ; ces messieurs ont trop de génie, d’esprit, de connaissances et d’érudition pour ne pas faire une exception à la règle.
  11. Nous conseillons aux journalistes modernes de méditer profondément sur cet article.
  12. Cicéron a dit de Régulus : Sa conduite fut plutôt le mérite de son siècle que celui de l’homme. C’est un mot digne de Tacite.
  13. Canton de Bourgogne où il croît d’excellent vin.
  14. Cette notice très-courte a le mérite de dire en peu de lignes ce qui remplit des feuilles entières dans les essais modernes de ceux qui ont voulu écrire sur ce poëte inimitable. Multa paucis.
  15. On aurait pu donner cet article en entier ; mais on a préféré d’en extraire ce qui a paru le plus saillant et le plus pittoresque. Pour fixer l’attention il faut étonner ; c’est le seul moyen de se faire lire.
  16. Ce morceau est tout à la fois pittoresque par le style, et philosophique par les excellentes idées qu’il renferme.
  17. Ce morceau, qui a été réimprimé plusieurs fois dans des brochures modernes, y est entièrement défiguré ; des phrases entières en ont été supprimées : il sera facile de s’en convaincre en comparant leurs versions avec celle-ci.
  18. Lamettrie, dit au contraire le grand Frédéric, fut obligé d’avoir recours à la science de ses collègues, et il n’y trouva pas la ressource qu’il avait si souvent, et pour lui et pour le public, trouvée dans la sienne propre.
  19. M. Geoffroy a avancé à peu de choses près la même assertion dans un de ses feuilletons.