Diderotiana/Quelques pensées extraites des Ouvrages de Diderot

Diderotiana, ou Recueil d’anecdotes, bons mots, plaisanteries, réflexions et pensées de Denis Diderot, suivi de quelques morceaux inédits de ce célèbre encyclopédiste
Lebel et Guitel (p. 140-157).


QUELQUES PENSÉES

extraites des Ouvrages de Diderot.


Les passions sobres font les hommes communs. Si j’attends l’ennemi quand il s’agit du salut de la patrie, je ne suis qu’un citoyen ordinaire ; mon amitié n’est que circonspecte, si le péril d’un ami me laisse les yeux ouverts sur le mien ; la vie m’est-elle plus chère que ma maîtresse, je ne suis qu’un amant comme un autre.



Il y a des gens dont il ne faut pas dire qu’ils craignent Dieu, mais bien qu’ils en ont peur.



L’ignorance et l’incuriosité sont deux oreillers fort doux ; mais pour les trouver tels il faut avoir la tête aussi bien faite que Montaigne.



L’incrédulité est quelquefois le vice d’un sot, et la crédulité le défaut d’un homme d’esprit. L’homme d’esprit voit loin dans l’immensité des possibles ; le sot ne voit guère de possible que ce qui est : c’est là peut-être ce qui rend l’un pusillanime, et l’autre téméraire.



Le vrai martyr attend la mort ; l’enthousiaste y court.



Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une petite lumière pour me conduire ; survient un inconnu qui me dit : Mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton chemin. Cet inconnu est un théologien.



Il y a autant d’espèces de foi qu’il y a de religions au monde.



Bien vivre ne signifie chez certaines gens que bien boire et bien manger : il me semble que c’est faire beaucoup d’honneur à ces messieurs que de convenir avec eux que vivre ainsi c’est se presser de vivre ; comme si c’était se presser de vivre que de prendre des précautions exactes pour ne jouir presque point de la vie ! Car, si notre calcul est juste, cette sorte de voluptueux glisse sur les grands plaisirs avec une rapidité qui leur permet à peine de les effleurer.



Une farce excellente n’est pas l’ouvrage d’un homme ordinaire ; elle suppose une gaieté originale ; les caractères en sont comme les grotesques de Calot, où les principaux traits de la vie humaine sont conservés : il n’est pas donné à tout le monde d’estropier ainsi. Si l’on croit qu’il y ait beaucoup plus d’hommes capables de faire Pourceaugnac que le Misantrope, on se trompe.



Je conçois comment, à force de travail, on réussit à faire une scène de Corneille sans être Corneille ; je n’ai jamais conçu comment on réussissait à faire une scène de Racine sans être Racine.



Le rôle d’un auteur dramatique est un rôle vain ; c’est celui d’un homme qui se croit en état de donner des leçons au public. Et le rôle du critique ! il est bien plus vain encore ; c’est celui d’un homme qui se croit en état de donner des leçons à celui qui se croit en état d’en donner au public. L’auteur dit : Messieurs, écoutez-moi ; car je suis votre maître. Et le critique : C’est moi, messieurs, qu’il faut écouter, car je suis le maître de vos maîtres.[1] Pour le public, il prend son parti ; si l’ouvrage de l’auteur est mauvais il s’en moque, ainsi que des observations du critique, si elles sont fausses. Le critique s’écrie après cela : Ô temps ! ô mœurs ! le goût est perdu… et le voilà consolé : l’auteur de son côté accuse ou les spectateurs, les acteurs et la cabale ; il en appelle à ses amis ; il leur a lu sa pièce avant que de la donner au théâtre ; elle devait aller aux nues. Mais vos amis, aveuglés ou pusillanimes, n’ont pas osé vous dire qu’elle était sans conduite, sans caractères et sans style ; et, croyez-moi, le public ne se trompe guère ; votre pièce est tombée parce qu’elle est mauvaise.



On peut comparer les notions qui n’ont aucun fondement dans la nature à ces forêts du nord dont les arbres n’ont point de racines ; il ne faut qu’un coup de vent, qu’un fait léger pour renverser toute une forêt d’arbres et d’idées.



Dans la misère l’homme est sans remords, et dans la maladie la femme est sans pudeur.



La meilleure législation est celle qui est la plus simple et la plus conforme à la nature ; il ne s’agit pas de s’opposer aux passions des hommes, mais au contraire de les encourager, en les appliquant à l’intérêt public et particulier ; par ce moyen on diminuera le nombre des crimes et des criminels, et on réduira les lois à un petit nombre.



Il est impossible d’éteindre les remords secrets de la conscience lorsqu’on les a mérités, parce que nous ne pouvons nous en imposer au point de prendre le faux pour le vrai, le laid pour le beau, le mauvais pour le bon ; on n’étouffe point à discrétion la lumière de la raison, ni par conséquent la voix de la conscience. Si l’homme était naturellement mauvais, il semble qu’il aurait le remords de la vertu, et non le remords du crime : celui qui est tourmenté de remords ne peut vivre avec lui-même ; il faut qu’il se fuie ; c’est là peut-être la raison pour laquelle les méchans sont rarement sédentaires ; ils ne restent en place que quand ils méditent le mal ; ils errent après l’avoir commis. Que les brigands sont à plaindre !… Poursuivis par les lois, ils sont obligés de s’enfoncer dans le fond des forêts, où ils habitent avec le crime, la terreur et le remords !



Les grands services sont comme de grosses pièces d’or et d’argent qu’on a rarement occasion d’employer ; mais les petites attentions sont une monnaie courante qu’on a toujours à la main.



Il n’y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l’âme aux grandes choses ; sans elles, plus de sublime, soit dans les mœurs, soit dans les ouvrages ; les beaux arts retournent en enfance, et la vertu devient minutieuse.



Les passions amorties dégradent les hommes : la contrainte anéantit la grandeur et l’énergie de la nature.



Plus d’excellence en poésie, en peinture, en musique, lorsque la superstition aura fait sur le tempérament l’ouvrage de la vieillesse.



La superstition est plus injurieuse à Dieu que l’athéisme. J’aimerais mieux, dit Plutarque, qu’on pensât qu’il n’y eut jamais de Plutarque au monde que de croire que Plutarque est injuste, colère, inconstant, jaloux, vindicatif, et tel qu’il serait bien fâché d’être.



Pascal avait de la droiture, mais il était peureux et crédule ; élégant écrivain et raisonneur profond, il eût sans doute éclairé l’univers si la Providence ne l’eût abandonné à des gens qui sacrifièrent ses talens à leurs haines. Qu’il serait à souhaiter qu’il eût laissé aux théologiens de son temps le soin de vider leurs querelles ; qu’il se fût livré à la recherche de la vérité sans réserve et sans crainte d’offenser Dieu, en se servant de tout l’esprit qu’il en avait reçu, et surtout qu’il eût refusé pour maîtres des hommes qui n’étaient pas dignes d’être ses disciples ! On pourrait bien lui appliquer ce que l’ingénieux Lamothe disait de La Fontaine, qu’il fut assez bête pour croire qu’Arnauld de Sacy et Nicole valaient mieux que lui.



Ôtez la crainte de l’Enfer à un chrétien, et vous lui ôterez sa croyance.



Il faut avoir soin de distinguer la chasteté du fanatisme de la continence : la continence est vice, puisqu’elle va contre les intentions de la nature ; la chasteté est l’abstinence des plaisirs de l’amour hors des cas légitimes.



L’humilité est un mensonge ; où est celui qui se méprise lui-même ? Et si cet homme existe, malheur à lui ; il faut s’estimer pour être estimable. Quant au pardon des offenses, il est d’une grande âme, et c’était une vertu morale avant d’être une vertu chrétienne.



Les secours que nos sens se prêtent mutuellement les empêchent de se perfectionner.



Nous sortons de la vie comme d’un spectacle enchanteur ; l’aveugle en sort ainsi que d’un cachot : si nous avons à vivre plus de plaisir que lui, il faut convenir qu’il a bien moins de regret à mourir.



Il faut avouer que parmi les manouvriers d’expérience, il y en a de bien malheureux ! L’un d’eux emploiera toute sa vie à observer des insectes, et ne verra rien de nouveau ; un autre jettera sur eux un coup d’œil en passant, et apercevra le polype ou le puceron hermaphrodite.



Le goût de l’observation peut être inspiré à tous les hommes ; il semble que celui de l’expérience ne doive être inspiré qu’aux hommes riches.



L’observation ne demande qu’un usage habituel des sens ; l’expérience exige des dépenses continuelles. Il serait à souhaiter que les grands ajoutassent ce moyen de se ruiner à tant d’autres moins honorables qu’ils ont imaginés ; tout bien considéré, il vaudrait mieux qu’ils fussent appauvris par un chimiste, que dépouillés par des gens d’affaires ; entêtés de la physique expérimentale, qui les amuserait quelquefois, qu’agités par l’ombre du plaisir qu’ils poursuivent sans cesse, et qui leur échappe toujours.



On a beau dire, de tous les spectres de ce monde la mort est le plus effrayant ; j’en appelle au trait suivant ; malheureusement ce n’est point une fiction ; c’est un fait véritable.

Dans les temps d’abondance le paysan trouve sur ses greniers de quoi vivre ; dans les temps de misère il est forcé de venir à la ville implorer la compassion de ses maîtres. Une année ces maîtres, eux-mêmes pressés par l’indigence, fermèrent leurs portes, et ces malheureux habitans des champs furent obligés de s’en retourner sans pain dans leurs chaumières, où ils étaient attendus avec impatience par leurs femmes et leurs enfans. Un d’entre eux se trouve au milieu de quatre petits enfans qui portent leurs mains à leur bouche, et qui demandent, et à qui il n’a rien à donner : le désespoir s’empare de lui ; il saisit un couteau, il égorge les trois aînés ; le plus jeune, qu’il allait frapper, se jette à ses pieds, et lui crie : Mon papa, ne me tuez pas, je n’ai plus faim.



Une réflexion bien propre à nous consoler de la briéveté de la vie et à nous résigner à la quitter, c’est que nous sommes tellement abandonnés à la destinée, que si la nature nous avait accordé une durée de trois cents ans, par exemple, je tremble que de cinquante en cinquante ans nous n’eussions été successivement gens de bien et fripons.

La ligne de la probité rigoureuse est étroite ; quelque léger que puisse être le premier écart qui nous en éloigne, cet écart s’accroît à mesure que l’on chemine, et lorsque le chemin est long on se trouve à un intervalle immense de celui qu’il faut suivre. Qu’il est alors difficile de retrouver la véritable voie !

Une très-longue vie ne serait qu’une ligne à serpentemens et à inflexions, qui couperait en différens points la ligne de la vertu qu’on quitterait pour la reprendre, et qu’on reprendrait pour la quitter.

Il n’en est pas ainsi de l’homme passager et momentané ; lorsqu’il a suivi le vrai chemin il n’a plus ni le temps ni la force de s’égarer ; tous les penchans vicieux s’affaiblissent en lui ; ses intérêts le touchent peu ; l’aiguillon des passions est émoussé : la vertu, s’il a bien vécu, est devenue son habitude ; il craint de se démentir ; il tient à son caractère et à la considération publique dont il jouit ; il persiste dans ses principes d’honnêteté.

S’il est vrai qu’en mourant l’homme de bien échappe à la méchanceté qui le suit, il est évident que plus la durée de la vie serait longue, plus le nombre des hommes constans dans la vertu serait petit.

Consolons-nous donc d’un événement dernier qui assure notre caractère. Donnez à ce sage Brutus, qui s’écriait en mourant que la vertu n’était qu’un vain nom, une cinquantaine d’années de plus à vivre, et dites-moi ce qu’il deviendra. N’aurions-nous à redouter que les dégoûts de l’uniformité, le péril serait assez grand.



La méthode est excellente dans les choses de raisonnement ; mauvaise, à mon avis, dans celles de nomenclature, et c’est précisément le cas de l’histoire naturelle en général, et spécialement de la botanique.

Tous ceux qui se sont livrés à l’étude de la botanique conviennent qu’il n’y a pas de science plus pénible et plus fugitive ; faites trois, quatre, cinq cours de botanique si vous voulez ; suspendez seulement un ou deux ans vos études, et vous serez tout étonné que ces phrases qui fixaient dans votre mémoire la classe, le genre, l’espèce, le caractère d’une plante sont oubliées, et que c’est presque à recommencer.


FIN.



  1. M. Geoffroy a avancé à peu de choses près la même assertion dans un de ses feuilletons.