Diderot (Reinach)/Texte entier

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 5-213).

DIDEROT




CHAPITRE I

denis diderot

Quand on a beaucoup et longtemps pratiqué Diderot, subi, puis discuté, sa séduction, bu à la coupe pleine de sa pensée, puis pesé ses systèmes, si l’on cherche alors à dégager le caractère dominant de ce génie, le plus chaud, sinon le plus clair de son siècle, et celui de tous qui a le plus remué d’idées, le mieux c’est de s’arrêter tout de suite à la formule de Voltaire le jour où il l’appela Pantophile.

En effet, il a tout aimé, et ayant tout aimé, dans le domaine de l’esprit comme dans celui de la nature, il a porté dans l’étude et dans la propagande de toutes choses la conviction persuasive que l’amour seul peut donner. Il parle lui-même, quelque part, de « cet air vif, ardent et fou » qu’il avait, étant jeune homme, quand il entrait dans la librairie de sa jolie voisine, Mlle Babuti, et que, dévorant des yeux sa provocante beauté, il la harcelait d’impudentes questions. De cette prime jeunesse tumultueuse aux confins de sa vieillesse, c’est le même air vif, ardent et fou qu’il ne cesse point de porter autour de lui, passionné et s’émouvant de tout. Rien ne lui a jamais été indifférent. Également épris de mathématiques et de peinture, de physique et de théâtre, de philosophie et de mécanique, il a voulu s’instruire de tout, et, ayant pénétré par effraction dans presque toutes les sciences, il a, presque partout, enfoncé quelque porte sur l’avenir. D’autres, avant lui, avaient conçu le plan d’un répertoire de toutes les connaissances humaines, et d’autres que lui eussent pu mener à bon port l’Encyclopédie ; mais il est certainement « l’esprit le plus synthétique qui ait surgi depuis Aristote ». Une curiosité fiévreuse le pousse, bousculant les routines, à la poursuite de tous les progrès. Ne cherchez pas à l’arrêter, vous l’exciterez : « Je suis sûr, écrit-il, que lorsque Polygnote de Thasos et Micon d’Athènes quittèrent le camaïeu et se mirent à peindre avec quatre couleurs, les anciens admirateurs de la peinture traitèrent leurs tentatives de libertinage. » Ce libertinage est le fond et le tréfonds de sa nature. Sa poésie, éperonnée de science, saute par-dessus les obstacles ; il a rêvé ou deviné les plus extraordinaires découvertes de notre siècle, le transformisme comme le télégraphe. Tout ce qui a un caractère de grandeur l’entraîne, toute nouveauté l’attire ; il aime tout ce qui sera, et comme il est né orateur, il grandit de son ample parole intarissable tout ce qu’il entrevoit comme tout ce qu’il décrit. Sa pente naturelle est vers toute liberté, vers tout ce qui affranchit. S’il a poursuivi de tant d’âpres invectives les tyrannies et les religions, ce n’est point seulement pour le mal qu’elles ont fait ou qu’elles font encore autour de lui, mais parce qu’elles sont des règles, et que toute règle, tout obstacle oppriment et gênent sa frénésie d’indépendance. Qu’il s’agisse de morale ou de politique, du théâtre classique ou de la métaphysique orthodoxe, il est l’ennemi né de tous les parapets et de toutes les lois. C’est une force de la nature, mais une force débridée et sans frein. Prenez de tous points, pour avoir son portrait bien exact, le contre-pied de celui qu’il a fait de La Harpe : « C’est une tête froide ; il a des pensées, il a de l’oreille, mais point d’entrailles, point d’âme ; il coule, mais il ne bouillonne pas ; il n’arrache point les rives et il n’entraîne avec lui ni les arbres, ni les hommes, ni leurs habitations. « Il est, lui, une tête toujours brûlante, une âme toujours enflammée ; il a plus de sensations que de pensées ; il ne coule pas, il se précipite, emportant tout dans son tourbillon, torrent qui aurait la largeur d’un fleuve et dont l’état normal serait l’inondation furieuse.

Il déborde ainsi, et perpétuellement, hors de son sujet, hors de lui-même, hors de son siècle ; et cet avenir, que d’autres prévoient à peine, il y vit déjà, en plein, comme dans son atmosphère. Ayant tourné le dos à Descartes, il dépasse Newton et tend la main à Darwin. Dès lors, comme tous ceux qui sentent fortement, il communique son mouvement à tout ce qui l’entoure, et entraîne les plus rebelles dans la danse de son cerveau. C’est le plus magnifique éveilleur d’idées qui ait existé. « Quatre lignes de cet homme, écrit Mme d’Épinay, me font plus rêver et m’occupent davantage qu’un ouvrage complet de nos prétendus beaux esprits. » Et c’est à son propos que Gœthe disait : « La plus haute fonction de l’esprit est d’évoquer l’esprit. » Il a aimé la vérité comme le voulait Platon, « avec son âme tout entière ». Quand les plus courageux quittent l’Encyclopédie, il reste à son poste, dévorant les injures et les humiliations, les plus cruelles qui puissent atteindre un homme de pensée, celles qui mutilent sa pensée. L’inutilité de l’effort, qui est toute la sagesse des religions méditatives ou des philosophies sceptiques, est la seule notion qui n’ait point effleuré son vivant esprit. Cet incrédule est plein de foi : il croit au progrès vainqueur de l’humanité et il est plein de pitié pour l’homme. Ses contemporains, les meilleurs, ne sont bons que par raisonnement ; ils sont, sous leur vernis, secs et durs. Chez lui, le « lait de l’humaine tendresse » coule d’abondance. Assurément il finira par se griser, comme de toutes choses, de cette sensibilité qui tourne à la sensiblerie ; mais la source même en est délicieuse. Il dit à d’Holbach qui, veuf de sa première femme, jure qu’il n’y a plus de bonheur pour lui dans la vie : « Sortez de chez vous, courez après les malheureux, soulagez-les et vous vous plaindrez après de votre sort si vous l’osez ! » et il écrit à Mme Necker : « C’est moi, je ne suis pas mort et, quand je serai mort, je crois que les plaintes des malheureux remueraient mes cendres au fond du tombeau. » Il est juste, fanatique d’équité, « ne peut souffrir ces balances où les actions d’autrui pèsent comme du plomb et où les nôtres sont légères comme des plumes ». Dans sa jeunesse affamée, au contact des pauvres diables qui végétaient comme lui-même d’occasions et d’expédients, il a appris la sainte indulgence et ne la point désapprise aux jours de bonheur. Ayant connu la misère, il ignore les cruautés vertueuses, les rigorismes pédants des hommes toujours heureux. Pour M. le président de Montesquieu, le neveu de Rameau n’est qu’un drôle ; il saura, lui, découvrir une âme sous sa laide écorce. Il n’est jamais plus joyeux que d’avoir rendu service ; l’ingratitude lui donne en vain ses leçons : « il n’en profitera pas et restera bon et bête comme Dieu l’a fait ». Critique, il loue avec plus de plaisir qu’il ne blâme, admire copieusement ; « la jalousie des talents est un vice qui lui est étranger ; » il voudrait savoir à quelle école « l’on apprendrait à voir le bien et à fermer les yeux sur le mal » ; le reproche le plus vif qu’il adresse à Voltaire est d’en vouloir à tous les piédestaux ; il est toujours prêt à les rehausser : « Tu remues le sable d’un fleuve qui roule des paillettes d’or et tu reviens les mains pleines de sable et tu laisses les paillettes ! » Son cœur, son cerveau et ses yeux sont ainsi ouverts à tout : mais il ne se contente pas de voir, de comprendre et de sentir ; il agit. Il a été surnommé par son siècle, d’une voix unanime, le Philosophe ; dans une société que domine Voltaire, que Rousseau bouleverse, où Montesquieu officie entre d’Alembert et Turgot, quand quelqu’un dit : « J’ai rencontré le philosophe », personne ne s’y trompe ; c’est Diderot. Mais cet amant de la sagesse est toujours prêt à la bataille. Il n’a ni la tribune ni la presse quotidienne : il n’a qu’une imprimerie toujours surveillée ; il peut tout juste faire circuler en copie les trois quarts de ses manuscrits ; il ne peut parler librement, encore qu’à voix basse, que dans deux ou trois salons. Mais qui donc, même dans notre siècle de toutes les libertés, où les idées se propagent avec toute la force de la vapeur et toute la vitesse de l’électricité, qui a plus agi et plus puissamment que lui ? Et s’il a ainsi tout compris, tout remué, tout fécondé, c’est que Pantophile a tout aimé.

Cette intelligence qu’aucune audace n’effraie, ce cœur qui regorge de sympathies étaient prédestinés sans doute à une existence dramatique et pleine de troubles ? Point du tout ; par l’un de ces contrastes où s’amuse le destin, sa vie est ordinaire, tout juste assez mouvementée pour ne pas être ennuyeuse, traversée à peine par deux ou trois de ces péripéties qui abondent sur la route de ses plus pacifiques contemporains. Au moment de sa naissance[1], sa famille, qui exerçait à Langres, depuis deux cents ans, le métier de coutelier, atteignait cet échelon où la satisfaction la plus éclatante qu’un artisan puisse se donner est de soustraire son fils au travail manuel qui a fondé sa petite fortune. Denis Diderot fera donc ses études, d’abord chez les jésuites de sa ville où il reçoit la tonsure, puis à Paris, au collège d’Harcourt. Ses classes finies, son père, qui a renoncé de lui-même à le faire entrer dans les ordres, l’invite à choisir un état et à se faire, au choix, médecin, avocat ou procureur. Le jeune homme réfléchit trois mois, puis déclare qu’il ne veut pas être médecin, parce qu’il ne veut tuer personne, que la charge de procureur est trop difficile à remplir délicatement, et qu’il ne sera pas davantage avocat, malgré son goût pour la parole, parce qu’il éprouve une trop vive répugnance à s’occuper toute, sa vie des affaires d’autrui. Sur quoi ce dialogue : « Que voulez-vous donc être ? — Ma foi, rien, mais rien du tout. J’aime l’étude ; je suis fort heureux, fort content ; je ne demande pas autre chose. » Nécessairement, son père, qui ne comprend pas qu’on cesse d’être ouvrier pour ne pas devenir mandarin, lui coupe les vivres ; — et voilà Diderot abandonné à lui-même, dans ce grand Paris, n’ayant d’autres ressources que des leçons de mathématiques qu’il donne « sans en savoir un mot, apprenant en montrant aux autres », faisant par raccroc des traductions pour les libraires, à trente écus le volume, et des sermons pour les missionnaires, à cinquante écus pièce ; logé dans un grenier de la rue des Deux-Ponts, dînant, les bons jours, à six sous par tête, vêtu, hiver et été, « d’une redingote de peluche grise, éreintée par un des côtés, avec la manchette déchirée et des bas de laine noirs recousus par derrière avec du fil blanc » ; mais toujours plus avide de voir et de savoir, se frottant à toutes les sciences, coudoyant tous les mondes, et ne concevant pas d’autre bonheur que de meubler tous les jours et d’enrichir davantage son cerveau. La fable du chien et du loup a été écrite pour lui. Il quitte un financier qui lui donne, avec le logement et le couvert, quinze cents livres par an pour élever ses enfants, « parce qu’il ne peut vivre dans cette atmosphère de domesticité et que son visage y devient plus jaune qu’un citron » ; et le lendemain du jour où il a rejeté ce collier et ce luxe, il risque le pilori à escroquer cinquante louis à un carme ; le surlendemain, un certain mardi-gras, sans une voisine compatissante, il mourait de faim dans son taudis. Cette insouciance des conditions matérielles de la vie n’est dérangée, sinon interrompue, que par son mariage : « Combien de démarches auxquelles on se résout pour sa femme et pour ses enfants et qu’on dédaignerait pour soi ! Je rencontre sur mon chemin une femme belle comme un ange ; j’en ai quatre enfants ; et me voilà forcé d’abandonner les mathématiques que j’aimais, Homère et Virgile que je portais toujours dans ma poche, le théâtre pour lequel j’avais du goût, trop heureux d’entreprendre l’Encyclopédie à laquelle j’aurai sacrifié vingt-cinq ans de ma vie. » En effet, à partir de ce mariage d’amour, il commence à imposer un travail régulier à son humeur vagabonde, et, bientôt, lui aussi aura son bureau où il va gagner le pain quotidien de sa nichée, cette Encyclopédie dont il sera l’âme et qui fera sa gloire, mais où il ne vit d’abord qu’un moyen d’assurer douze cents livres de rente à la famille qui lui est tombée du ciel. Pourtant, cet état qu’il s’est enfin décidé de prendre au service des libraires n’absorbe qu’une partie de son existence et de ses facultés. Quand Diderot se plaint d’avoir sacrifié les meilleures années de sa vie aux industriels qui lui proposèrent de traduire le dictionnaire de Chambers, il exagère à son habitude ; ces libraires, dans un dessein d’ailleurs intéressé, lui rendirent le service d’orienter son existence, et s’il leur sacrifia quelque chose, ce fut seulement, dans la tâche même qu’il avait assumée, une exubérance d’imagination qui n’y eût point été de mise et que le gouvernement n’eût point tolérée. Seulement, ce surplus de pensées bouillonnantes qu’il ne lui est pas permis de déverser dans le cadre surveillé de son dictionnaire, il faut qu’il le répande ailleurs. Et, de là, tout le long de l’Encyclopédie, malgré le labeur énorme et presque surhumain qu’exige la formidable entreprise, ce monceau de fragments, romans et dialogues, critiques et contes, opuscules et lettres, mémoires et diatribes, qui sont l’œuvre vraiment personnelle du philosophe, dont ses contemporains n’ont connu qu’une faible partie et que notre siècle a recueillis, tout chauds encore d’une vie intense, parmi les ruines du grand monument écroulé.

Voilà donc une existence exclusive d’homme de lettres, comme nous dirions aujourd’hui, de philosophe, comme on disait alors, et il aura le droit de se vanter, dans un temps où il était encore permis de les nommer sans ridicule, « qu’il a aimé les Muses pour elles-mêmes ». Dans la foule qui est un composé « de fripons et d’imbéciles », Voltaire professe qu’il y a un petit troupeau séparé qu’on appelle la bonne compagnie et que, « ce petit troupeau étant riche, bien élevé, instruit, poli et comme la fleur du genre humain, c’est pour lui que les plus grands hommes ont travaillé ». Diderot fait exception ; son ambition n’a été à aucun moment de régner sur le cercle des belles dames et des seigneurs à la mode. Il se plaît au Grandval, parce qu’il y mange fort et bien, qu’on y respire l’air frais de la campagne et que la conversation y est aussi libre qu’au cabaret. Mais il ne recherche pas plus les suffrages de « Mécène-d’Holbach » que ceux de « Célimène-d’Épinay » ; le désir de plaire à deux beaux yeux ne lui a jamais dicté une ligne. Il étudie pour le seul plaisir d’apprendre, écrit pour le seul plaisir d’écrire. Aucune vanité littéraire : c’est contraint par Voltaire qu’il se présente à l’Académie, et quand le roi refuse d’approuver son élection, sous prétexte « qu’il a trop d’ennemis », une épigramme l’a vite consolé. L’orgueil ronge l’auteur du Contrat social et l’amour de la renommée dévore le poète de la Henriade : Diderot s’en remet à la postérité du soin « d’être juste à son égard » ; encore, dans le flot de déclamations qui l’emporte, lors de sa fameuse dispute avec Falconet, n’est-il pas bien certain qu’il ne se soit un peu calomnié, quand il prétend ne pas croire « aux hommes qui se suffisent pleinement à eux-mêmes ».

Sur la question « si la vue de la postérité fait entreprendre les plus belles actions ou produire les meilleurs ouvrages », si Diderot a adopté l’affirmative, c’est peut-être seulement, comme en d’autres controverses, parce que Falconet soutient que le génie, « par don de la nature, est la cause unique des choses » ; ce je ne sais quoi d’incompressible qu’a le naturel, même chez les rhéteurs, veut que ses plus éloquentes raisons se retournent contre lui-même. « Notre émulation, écrit-il, se proportionne secrètement au temps, à la durée, au nombre des témoins ; vous ébaucheriez peut-être pour vous ; c’est pour les autres que vous finissez. » Or, pendant que Falconet cisèle et lime avec un soin infini ses moindres ouvrages, parce qu’il se présente devant un tribunal beaucoup plus redoutable que celui de la postérité — sa conscience d’artiste, — qu’a fait Diderot, d’un bout à l’autre de sa carrière, sinon d’ébaucher ? « La postérité, dit-il encore, est pour le philosophe ce que l’autre monde est pour l’homme religieux. » Mais la comparaison même ne laisse-t-elle pas supposer qu’il tiendrait volontiers l’illusion philosophique pour aussi fragile que l’autre, car pourquoi les hommes de demain, sauf que d’autres passions les agitent, seraient-ils plus sensés et plus justes que ceux d’hier ?

En fait, écrire comme parler est pour lui un besoin, sa fonction naturelle. Comme il ne peut pas ne point manger ou ne point boire, il ne saurait se taire ; le silence ne le tuerait pas moins sûrement que la faim. À table, dans un salon, au café, dans la rue, dès qu’il a mis la main sur un auditeur de bonne volonté, il ne déparle pas : il y a pour lui une impossibilité physique à garder ses idées, ses impressions, ses sensations ; il éclaterait comme une outre trop pleine, s’il ne se répandait pas ; l’auditeur n’est qu’un comparse et cette conversation, dont on a dit qu’elle était son chef-d’œuvre, n’est qu’un monologue. Autant en emporte le vent qui passe, mais il s’est soulagé. De même la plume à la main : s’il sait écrire, il ne sait pas se borner ; sa plume court, court indéfiniment, tant qu’il y a une feuille de papier sur son pupitre, une goutte d’encre dans son encrier ; il est de l’avis de l’artiste qui disait qu’il est plus agréable de peindre que d’avoir peint. Son improvisation, toujours fougueuse, même quand il traite des sujets les plus ardus, suit tous les méandres d’une conversation à bride abattue et il confesse quelque part que « les circuits de sa conversation ne sont pas moins hétéroclites que les rêves d’un malade en délire ». Saisissez la parole au vol et fixez-la sur le papier comme un papillon frémissant : voilà sa phrase. Son style, coloré et harmonieux, a toutes les qualités et tous les défauts de la parole ailée qui vole, va et vient, tourne sur elle-même, bat la campagne, se disperse, s’éparpille, se répète et s’évanouit. Aucune méthode, aucun soin, aucune coquetterie : « Je prends une plume, de l’encre et du papier, et puis, va comme je te pousse ! » Quand il s’est délivré ainsi des pensées qui l’obsèdent, s’il rencontre un éditeur assez hardi pour imprimer son manuscrit et assez généreux pour le payer, il en est fort aise ; mais si l’éditeur ne vient pas le chercher dans sa mansarde, il n’en éprouve aucune peine et, gaîment se remet à enfanter.

Avec cette bizarrerie qu’il recopie parfois, sans y changer une syllabe, telle page qui a déjà paru dans un précédent ouvrage, il a l’insouciance royale de ce que deviennent ses écrits. Grimm, Galiani et Raynal recevront de lui et signeront de leurs noms des volumes entiers dont la critique aura plus tard à rechercher la paternité. Quelques-uns de ses écrits les plus vantés ont circulé tout juste en copie dans les salons ; ceux de ses livres qui ont fait le plus pour sa gloire posthume n’ont été publiés que longtemps après sa mort. Diderot jette ses papiers qui voltigent à travers le monde « comme les feuilles de la Sibylle ». À la fin de cette vie d’un immense labeur où il a parcouru toutes les connaissances humaines et ouvert à l’esprit tant d’horizons nouveaux, s’il se plaint, ce n’est pas des honneurs qui ne sont point venus le chercher, mais de ce que, « sachant à la vérité un assez grand nombre de choses, il n’y a presque pas un homme qui ne sache la chose beaucoup mieux que lui ». Et il ne suffit pas assurément de fuir les aventures et de craindre les drames pour n’y point tomber ; mais ayant la sagesse de n’en pas avoir le goût, il a eu le bonheur d’y échapper pour se consacrer tout entier à « sa curiosité effrénée du monde ». La vie de Jean-Jacques est une tragédie, comme les Norvégiens n’en ont pas rêvé de plus sombre, et celle de Voltaire un roman comme l’auteur de Gil Blas n’en a pas écrit de plus divertissant et de plus varié. Cherchez maintenant, dans celle de Diderot, les épisodes émouvants ou les anecdotes. Il a passé quelques semaines au donjon de Vincennes, beaucoup moins pour avoir nié l’existence de Dieu que pour avoir manqué de respect à l’amie d’un personnage influent : quel est l’écrivain du siècle qui n’a pas fait, pour des causes plus frivoles, un plus long séjour dans une auberge d’État ? Les lettres de privilège ont été retirées à ses libraires et ses manuscrits ont été saisis : ces sortes de vexations, d’ailleurs passagères, étaient devenues, sous le bienheureux règne de Louis XV, tout ce qu’il y avait au monde de plus banal ; qui s’arrêtait encore pour un imprimeur embastillé ou pour un colporteur attaché au carcan ? — Enfin, entre deux voyages en Champagne et jusqu’à Saint-Pétersbourg, il a eu deux maîtresses, dont la plus âgée lui a appris la volupté, et dont la plus jeune, qu’il aima, avait « la menotte sèche » et portait des lunettes. Et puis, c’est tout : son histoire, c’est celle de l’Encyclopédie, celle de ses livres.

Ce qu’il faudrait pouvoir retracer, c’est une journée de Diderot, au lendemain d’une halte dans l’oasis du Grandval ou à la Chevrette, une de ces journées pleines comme la semaine d’un bon ouvrier, où ce bûcheron, qui vient d’abattre en se jouant deux ou trois articles pour l’Encyclopédie, trouve encore le temps de recevoir un monde de quémandeurs, d’écrire un volume de lettres, de débiter on ne sait combien de harangues, de lire tout ce qui paraît et de relire l’un de ses auteurs favoris, de faire visite à deux ou trois artistes et de leur donner, en s’instruisant, d’utiles conseils, de se renseigner auprès d’autant d’artisans sur la pratique de leur métier, de suivre, au Jardin des Plantes, un cours de physique ou de chimie, d’aller chez Procope, d’y jouer et d’y perdre, de dîner en joyeuse compagnie, d’y prendre une indigestion et d’abandonner aux amis qui le reconduisent, ivre de rhétorique et du bonheur de se dépenser, vingt canevas de drames, de romans ou de systèmes. Au coin de la rue de Taranne, au cinquième étage, le premier en descendant du ciel, ce clair grenier tapissé de livres — « les chers outils » qu’il voulut vendre pour doter sa fille et que l’Impératrice de Russie lui acheta, à condition qu’il les gardât sa vie durant, conservateur appointé de sa propre bibliothèque, — c’est, par définition, dans le Paris le plus intellectuel qui fut jamais, le bazar aux idées. Diderot s’y est réfugié dès l’aube pour échapper aux criailleries de sa femme, cette Nanette, belle comme un ange avant le mariage, aujourd’hui pie-grièche et harengère, qui ne s’intéresse à rien de ce qu’il fait, s’enlize dans la dévotion et ne peut garder une servante plus de huit jours. Drapé dans sa robe de chambre comme dans une toge, le col nu, les cheveux au vent, « le dos bon et rond », le philosophe écrit pour les libraires ou pour son plaisir, corrige des épreuves, revoit des planches, mais la porte de l’atelier est ouverte à toute heure ; quiconque veut renouveler son bagage cérébral n’a qu’à monter. Entrez seulement avec un beau problème ou quelque controverse brûlante : il quittera aussitôt le travail le plus pressé, et la maison tout entière retentira bientôt du fracas de ses discours. S’il a « la tête tout à fait du caractère d’un ancien orateur », il a aussi cette disposition naturelle à l’improvisateur, la parole qui éveille la pensée et qui l’excite. Il part tout d’un trait, prend des gestes de tribune ; ses yeux, habituellement paisibles et doux, « étincellent de feu », et Grétry déclare que son premier élan est d’inspiration divine. « Disparue sa timidité de bon garçon, » il est tout entier à son démon ; une fois lancé, bien agile qui le rattraperait ; de théorie en théorie, de paradoxe en paradoxe, il irait jusqu’au soir, jusqu’au lendemain matin : « Si je voulais suivre mes idées, on aurait plutôt fini le tour du monde à cloche-pied que je n’en aurais vu le bout ; cependant le monde a environ neuf mille lieues de tour. » Il étourdit et « ahurit », mais vous sortirez toujours de chez lui avec la tête meublée de visions nouvelles et marquée de sa griffe. On reconnaît toujours si Diderot a passé là. Sa vocation est de semer : pourvu que le grain germe, peu lui importe que ce soit dans son terrain ou dans le champ du voisin. On exploite avec le même sans-gêne sa bourse et son cerveau, et il en est ravi. « Monsieur Diderot, savez-vous l’histoire naturelle ? — Mais un peu ; je distingue un aloès d’une laitue et un pigeon d’un colibri. — Savez-vous l’histoire du formica-leo ? — Non. — C’est un petit insecte très industrieux ; il creuse dans la terre un trou en forme d’entonnoir, il le couvre à la surface avec un sable fin et léger, il y attire les insectes étourdis, il les prend, il les suce, puis il leur dit : « Monsieur Diderot, j’ai l’honneur de vous souhaiter « le bonjour. » Il est entouré de formica-leo qu’il appelle ses amis, et, pour s’excuser, se vante à Sophie de ne lire, de ne réfléchir, de ne méditer, de ne regarder, de n’entendre et de ne sentir que pour eux. Enchanté de retrouver ses idées dans le livre d’un confrère, il appelle ce mouvement de satisfaction « ses droits d’auteur ». Il a refait et transformé les dialogues de Galiani sur le commerce des blés. Il a alimenté, avant de les réfuter, les chapitres les plus hardis d’Helvétius. Les éclairs qui illuminent l’histoire philosophique de Raynal sortent de sa forge. Il a donné à Rousseau le paradoxe qui a fait le succès du fameux discours « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer ou à corrompre les mœurs «. Comme il composait autrefois les devoirs de ses camarades du collège d’Harcourt, il « blanchit » maintenant « le linge » du baron d’Holbach qui écrit en haut allemand et se pique, quand Diderot a refait ses manuscrits, d’écrire comme Voltaire. Il a rempli la Correspondance littéraire de Grimm qui lui « remet son tablier », chaque fois qu’il part en voyage, et oublie de le lui reprendre au retour. Une fois qu’il a passé deux jours et deux nuits à rédiger pour lui le compte rendu d’un Salon : « La seule chose que j’ai à cœur, écrit-il à cet ami plus impérieux qu’une maîtresse, c’est de vous épargner quelques instants que vous emploierez mieux, dussiez-vous les passer au milieu de vos canards et de vos dindons. » Tout en convenant qu’il y a dans la dissipation qu’il fait de son temps quelque principe vicieux, il ne sait même pas le défendre contre les indifférents et n’a refusé de sa vie, pas plus qu’un morceau de pain à un indigent, une préface à un libraire, une épître dédicatoire à un musicien, une leçon de métaphysique à une princesse allemande et un Avis au public à un inventeur de pommade.

À se livrer ainsi en pâture à tous, à jeter ses idées, à peine écloses, aux quatre coins de l’horizon, les heures fuient, rapides et légères. Mais la vie s’écoule aussi sans que l’homme, rassemblant ses forces, ayant pris la pleine possession de son propre esprit, ait produit et mûri ce quelque chose d’immortel qu’il avait en soi et qu’il dépense en monnaie. Diderot a cinquante-quatre ans quand il écrit : « Je me couche tard, je me lève matin, je travaille comme si je n’avais rien fait de ma vie, que je n’eusse que vingt-cinq ans et la dot de ma fille à gagner. » Mais, presque le même jour, cet aveu lui échappe : « Jusqu’à présent, je n’ai que baguenaudé. » Avec Diderot, il faut toujours baisser de deux ou trois tons ses formules de blâme ou ses épithètes laudatives, soit qu’il parle des autres, soit qu’il dise de lui-même : « J’ai écrit hier une lettre vraiment sublime ! » ou qu’après l’Encyclopédie il s’accuse de n’avoir encore que « baguenaudé ». L’inquiétude qui dicte cette boutade n’en est pas moins légitime, celle de l’homme qui se sait supérieur à son œuvre et qui l’est en effet, mais qui commence à craindre, avec raison, qu’il ne soit trop tard pour le prouver. « Mon portrait attend toujours une inscription qu’il n’aura que quand j’aurai donné quelque chose qui m’immortalise. — Et quand l’aura-t-il ? — Quand ? demain peut-être ; et qui sait ce que je puis ? » En effet, il s’est trop dispersé, trop dépensé ; il n’a produit jusqu’à présent que des fragments, il continuera, malgré cette hantise d’une œuvre achevée, à ne produire que des fragments ; il a fourni la matière de vingt volumes ; il n’a pas écrit, il n’écrira pas un livre ; le pli est pris, il ne donnera pas sa mesure ; et, comme le mot commence à se répandre avec la chose, il est et restera journaliste.

Aussi bien, sa véritable vocation est-elle là, celle d’un homme de première impulsion qui ne sait parler, au jour le jour, que de ce qui l’occupe sur le quart d’heure. Il n’a pas été le père du journalisme, qui existait avant lui, mais on a pu dire de lui, à bon droit, qu’il a été l’Homère du genre. Les trois quarts de ses écrits sont des variations, souvent ingénieuses et toujours éloquentes, sur les thèmes, livres, expériences ou tableaux, qui lui sont fournis par ses contemporains et servent de tremplin à ses propres idées, — c’est-à-dire des articles de journal. Sa curiosité, qu’il a promenée sur tout, l’a préparé à parler de tout, à tout moment, ce qui est le propre du journaliste ; et il parle de tout, non pas toujours avec la même pénétration, mais avec la même facilité et la même abondance. Il n’a le temps ni de coordonner ni de composer ; mais il comprend et fait comprendre, également à l’aise dans les sujets les plus variés. Directeur de l’Encyclopédie, dont il a inspiré et revu toutes les pages, discuté et corrigé toutes les planches, il a discouru lui-même, avec la même chaleur de style et la même richesse de renseignements et de vues, sur la philosophie des Japonais et sur la fabrication de l’acier, sur les principes généraux de la législation et sur les Malabares, sur le plaisir et sur l’économie rustique, sur les arts mécaniques et sur la chronologie sacrée, sur la théorie du Beau et sur l’argent, sur les Grecs et sur les Juifs, sur Leibniz et sur le Zend-Avesta, sur Pythagore et sur les Sarrasins, sur Platon et sur les croisades, sur les bibliothèques et sur la Résurrection, sur la plastique et sur le célibat, sur les passions et sur la propriété, sur la liberté et sur le luxe. La table des matières de ses autres écrits est elle-même une seconde Encyclopédie. D’autres sont architectes et ont élevé des monuments : il est une mine ou, plutôt, cinquante mines ou carrières à lui tout seul, avec des matériaux, parfois précieux, parfois grossiers, mais toujours abondants, pour les objets les plus divers. Vous trouverez dans son œuvre un traité sur la science de l’homme d’État et un traité des couleurs pour la peinture en émail et sur porcelaine, le plan d’une université pour la Tsarine et un mémoire sur la résistance de l’air au mouvement du pendule, une étude sur la science du commerce et une étude sur l’acoustique suivie du projet d’un nouvel orgue, des éléments de physiologie et l’essai historique sur les règnes de Claude et de Néron, un examen de la développante du cercle et trois volumes de critique d’art, un traité sur l’interprétation de la nature et un autre sur la pantomime dramatique. Sur quelque question et à quelque heure du jour que ce soit, vous ne le prendrez jamais au dépourvu. L’improvisation est sa loi. De la même plume qui écrit d’un trait, pour la corporation des libraires, la lettre sur le commerce de la librairie, il compose en une matinée, interrompant on ne sait quel autre travail sur la mécanique ou sur la chirurgie, le fragment exquis : Térence était esclave… que M. Suard attend pour finir son journal sous presse.

Si la patience du chef-d’œuvre lui fait défaut, il a, plus que tout autre, le don de l’interprétation universelle. Il entre, avec une même aisance, dans tous les sujets, dans tous les rôles, dans tous les personnages les plus opposés, également servi dans ses métamorphoses successives par son intelligence, qui est ouverte à toutes choses, et par son esprit, qui tourne à tous les vents. Faisant le tour de toutes les questions, il en voit toutes les faces, sous une même lumière toujours crue et, sans avoir la force de s’arrêter à une vue d’ensemble, plaide avec la même passion aujourd’hui le pour et demain le contre.

Dirai-je que c’est là encore le propre du journaliste que le courant des choses entraîne sans qu’il puisse jamais le dominer ? En tout cas, il ne songe même pas à se défendre de ces variations et se flatte, au contraire, de n’avoir jamais connu la peur de se contredire. Il a constaté que, dans son pays de Langres, « les vicissitudes de l’atmosphère sont telles qu’on passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux », et qu’il est impossible que ces effets ne se fassent pas sentir aux âmes. « La tête d’un Langrois est sur ses épaules comme un coq d’église au haut d’un clocher ; elle n’est jamais fixe dans un point ; et, si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. » Or « il est de son pays », et cette mobilité du climat se traduit chez lui, comme chez ses compatriotes, « par une même rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies et dans les idées ». Il écrit, ailleurs, à propos de ses portraits : « J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté ; j’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; j’ai un masque qui trompe l’artiste, soit qu’il y ait trop de choses fondues ensemble, soit que, les impressions de mon âme se succédant trop rapidement et se peignant toutes sur mon visage, l’œil du peintre ne me retrouve pas le même d’un instant à l’autre. » Et, dès lors, tel le climat de sa terre natale ou telle sa physionomie, tels aussi son esprit, son talent, sa manière de comprendre les choses et de les rendre. Vivre pendant plusieurs mois ou, seulement, pendant quelques jours avec une seule pensée dominante qu’on s’applique à deviner et à connaître dans toutes ses beautés cachées, cette monogamie intellectuelle est contraire à sa nature ; il faut à ce sultan un harem d’idées où il butine joyeusement au gré de ses caprices. Mais le sultan n’a jamais de toutes ces formes effleurées que le corps, dans une jouissance passagère et incomplète : l’époux, l’amant exclusif et jaloux, pénètre seul jusqu’à l’âme.

Soit, disent ses dévots qui travaillent depuis cinquante ans à détrôner le roi Voltaire à son profit, soit, il a dispersé et trop souvent gâché les trésors de la nature la plus riche et la plus féconde ; mais, avec ces lacunes, ces manques de logique et ces vulgarités, il ne reste pas moins l’homme de génie de son siècle. Homme de génie, est-ce bien sûr ? Et la vraie formule ne serait-elle pas plutôt dans ce jugement qu’il attribue à Grimm, à propos de l’un de ses bustes, mais dont la vive et pressante expression est certainement de sa manière : « J’ai l’air d’un homme que le génie va saisir » ?

Le génie, en effet, n’est pas en Diderot comme il est en Shakespeare ou en Gœthe ; il plane seulement au-dessus de l’inépuisable polygraphe pour fondre sur lui à l’improviste et l’emporter pendant quelques instants à des hauteurs où nul, sans doute, de ses contemporains ne s’est élevé, mais d’où il descendra aussi vite qu’il y est monté pour retomber sur terre, étourdi comme d’une chute, et plonger parfois d’autant plus profondément dans la boue. Rien de plus éclatant, mais, aussi, de plus rapide et de plus soudain. L’œil a vraiment la sensation de l’éclair qui passe. Diderot discute à son habitude, tantôt, avec un air de paradoxe, suivant l’ornière des lieux communs, tantôt, sous des dehors orthodoxes, vraiment hardi et novateur. Tout à coup, au milieu d’un développement, le génie qui le guette le prend aux cheveux et l’enlève ; des sphères inattendues où il est monté d’un seul bond, il aperçoit alors, le premier, dans l’âme ou dans la nature, dans la science ou dans l’art, des vérités insoupçonnées jusqu’à lui ou seulement entrevues dans le brouillard. Lui fixe sur elles son œil clair, journaliste devenu prophète, s’illumine à l’éblouissement vainqueur de leur flamme et, dans la fièvre de son rêve, d’un trait puissant et désormais ineffaçable, marque sur la carte des connaissances humaines la terre qu’il vient de découvrir, mais qu’il lui suffit d’avoir saluée de loin et où il n’abordera pas. C’est le précurseur. Il se contente d’avoir signalé à l’horizon les Amériques nouvelles. Il en abandonne la conquête aux Cortès et aux Pizarre de la pensée qui lui succéderont et qui s’appelleront Lamarck ou Lessing, Spencer ou Auguste Comte, Claude Bernard ou Darwin.

Voilà, chez Diderot, le coup d’aile du génie, les heures « où il n’est pas possible d’être plus profond et plus fou », et il en parle lui-même avec une espèce de crainte : « Qu’est-ce que l’inspiration ? L’art de lever un pan du voile et de montrer aux hommes un coin ignoré ou plutôt oublié du monde qu’ils habitent. L’inspiré est lui-même incertain quelquefois si la chose qu’il annonce est une réalité ou une chimère, si elle existera jamais hors de lui. Il est alors sur la dernière limite de l’énergie de la nature de l’homme et à l’extrémité des ressources de l’art. » Mais de pareilles ivresses prophétiques, ces délires de voyant sont nécessairement rares : « l’on n’a qu’une fois un certain tour de tête ». Non point assurément qu’on doive dédaigner la chaleur d’où se dégagent ces fulgurantes clartés passagères et qui est sa température normale. Plus grande force de calorique n’a existé en effet chez aucun homme ; son fourneau intérieur est toujours en combustion. Exubérant de vie, au bruit des idées qui battent comme des cymbales sous son front, il possède au suprême degré le don de faire vivre ; tout, sous sa plume comme sous sa parole, s’anime, respire et palpite. Qu’il décrive un instrument de mécanique, un simple outil ou une œuvre d’art, qu’il raconte un drame du cœur ou qu’il expose une controverse de métaphysique ou de science, il le fait avec la même vivacité d’intérêt. Sa curiosité est plus ou moins ardente ; elle est toujours éveillée. Ses mouvements sont plus ou moins précipités ; il ne reste jamais immobile. Mais cet enthousiasme, cette passion, cette allure de charge, c’est un charme puissant sans doute, parce que l’intensité de vie est pour les vivants la plus grande force d’attraction qui soit. Cependant, ce n’est point là le génie ; et même, la continuité du procédé finit par fatiguer. Décidément, cette lyre vibre trop et à propos de trop d’objets indifférents. Il admire trop, il pleure trop, il se pâme trop. Pascal veut que le froid soit bon pour se chauffer. Diderot manque de courants d’air. Le lyrisme, dit-on, ne comporte pas de nuances, ou il n’en comporte guère ; mais tout n’est pas sujet à lyrisme. À admirer avec les mêmes gestes Virgile et Richardson, les Vierges de Raphaël et les petites filles de Greuze, on finit par déprécier tout éloge. Rien de plus doux qu’une chaude amitié ; mais l’émotion continuelle agace. Quand Diderot se jette en pleurant dans les bras de Grimm, après une absence de quinze jours, et sanglote tout le long du dîner : « Mon ami, ah ! mon ami ! » il fait regretter le « monsieur » des hôtes sévères de Port-Royal. La vertu, tout comme le lyrisme, a ses heures. « Ah ! ma Sophie ! qu’il est doux d’ouvrir ses bras quand c’est pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien ! » cela est pis qu’une sottise.

Ce n’est donc pas seulement l’ordre et la méthode qui lui ont fait défaut, c’est quelque chose de plus essentiel : le goût. Et, sans doute, s’il en avait eu l’instinct, il n’aurait pas eu, en même temps, parce que l’un exclut l’autre, ce tempérament et cette force révolutionnaires qui le poussèrent, avec une victorieuse impétuosité, contre tant de vieilles lois et de philosophies surannées, de lâchetés et d’hypocrisies sociales, contre les dieux et contre les rois. Il faut opter ou, plutôt, comme c’est la nature elle-même qui a opté, il n’y a plus qu’à constater que tout se paye, la puissance par le désordre, exactement comme la grâce par la faiblesse. Parce qu’il est un homme de forte vie, il est un violent, pour ne pas dire un brutal ; il voit gros et il parle gras. Ce n’est pas pour rien que les philosophes anciens et même quelques modernes ont prescrit l’enseignement de la danse ; elle apprend au corps la flexibilité et la grâce dont l’esprit prend sa part comme le style. Diderot avoue qu’ayant essayé de danser, il n’y a jamais réussi et l’on s’en aperçoit. Il convient encore de se défier des gens qui ne savent pas manger ; or il est glouton et, de son propre aveu, « aime à se crever de mangeaille «. Il entasse dès lors les mots et les phrases, comme les mets, sans discernement, en tas. Entre vingt arguments qui se présentent, il ne sait pas choisir et faire son menu : il les prend tous, revient deux ou trois fois à chacun comme à son plat favori de choucroute, engloutit tout pêle-mêle ; cela s’arrangera dans l’estomac, arrosé de fortes rasades. Son style, encore classique, mais déjà romantique, est le plus riche du xviiie siècle ; sa prose est pleine et sonore, harmonieuse et lumineuse, on peut la lire à haute voix et elle fait image, c’est de la peinture et de la musique. Mais les grands mots y nagent dans l’emphase, les gros mots dans l’ordure. Sa verve est vigoureuse, mais épaisse et turbulente, et l’on compterait ses traits d’esprit qui ne sont probablement pas de lui. Une fantaisie légère peut seule sauver la licence : la sienne a la lourdeur d’un pachyderme ou d’un traité de théologie ; il ne glisse jamais et appuie toujours. Comme il a eu les plus hautes envolées, il a connu les plus basses descentes de son siècle. Le chevalier de Castellux disait de ses livres que ce sont des idées qui, s’étant enivrées, se sont mises à courir les unes après les autres : elles se sont grisées trop souvent d’un vin trop grossier et leur course est une bacchanale de foire. Fils du peuple et resté peuple, s’il en a la santé robuste, il en a gardé aussi toute la grossièreté et ne s’est jamais décrassé.

S’il a aimé passionnément sur le tard, il ne recherche pas, par une timidité de rustre, la société des femmes ; même avec celles du monde encyclopédique qui ne rougissaient pas facilement, il n’est pas à l’aise ; il faut encore se gêner avec elles, et cela paralyse ses moyens ; il se trouve bien mieux avec des filles d’Opéra, « parce qu’on peut être avec elles comme on veut : bien sans vanité, mal sans honte », et mieux encore au cabaret où il peut se mettre en bras de chemise, boire son saoul, crier à tue-tête les petits madrigaux infâmes de Catulle qu’il sait par cœur. Il finira par oublier le chemin de la Chevrette ; Mme d’Épinay est trop fine, Mme d’Houdetot trop délicate ; sans les propos effrénés de Mme d’Aîne, la table même de d’Holbach n’eût pas suffi à le retenir au Grandval, et croyez que si la Tsarine ne lavait point convié à la traiter en garçon, il ne lui eût pas trouvé « l’âme de Brutus avec les charmes de Cléopâtre ». Prenez ses lettres à Mlle Volland : sauf quelques pages d’une tendresse profonde où il a mis tout ce qu’il y avait en lui de meilleur, elles pourraient avoir été écrites à un camarade de collège. Il en salit inutilement les plus jolies descriptions et les plus aimables récits. Il est si intéressant qu’on lui pardonne volontiers de n’avoir point compris que le « moi » est haïssable ; mais ne pourrait-il se mettre en scène sans s’y déshabiller ? Il n’y a pas de plus belle formule que celle-ci : « Revenir à la nature » ; mais pour y revenir il n’est peut-être pas besoin de descendre jusqu’à la bestialité. Diderot a découvert « qu’un aveugle n’aurait pas le sentiment de la pudeur » : il est cet aveugle. — Il aime vraiment la vertu, mais toujours, faute de goût, il s’en fait trop honneur, s’en vante comme d’un vice. Il est fort bien que le récit d’une belle action « excite à toute la surface de son corps un frémissement qui se fait sentir surtout au haut du front et à l’origine des cheveux » ; mais ce n’est pas respecter la vertu que la mêler systématiquement à des occupations où il serait plus loyal de ne pas chercher à faire l’ange. « Si Nature a pétri une âme sensible », c’est la sienne, mais la tendresse, à s’épancher sur tout, devient insipide et presque suspecte. À force de pleurer sur le sein de Greuze et dans le gilet de Sedaine, de sangloter devant les notaires qui rédigent des actes de partage et de « baiser cent fois » un ami qui part en vacances, il finit par user le ressort de sa plus grande puissance, cette force de persuasion qui venait du cœur pour y aller. « Rien de toute sa manière ne vient à mon âme, écrira Mlle de Lespinasse, et sa sensibilité est à fleur de peau. » — Et vous protesterez sans doute qu’à travers tous ces dévergondages de la pensée, de la parole et du geste, il reste profondément sincère. Mais le goût est un maître si jaloux que son absence seule suffit à gâter les plus beaux dons de la nature et à en amortir les plus heureux effets. De philosophe il passe sophiste ; son éloquence a tourné en rhétorique ; désormais, plus il crie en se démenant, moins il se fait entendre.


… Tous vos discours ne me touchent point l’âme ;
Horace, avec deux mots, en ferait plus que vous.


Horace, pour Mlle de Lespinasse, porte plus d’un nom ; pour la postérité, au xviiie siècle, c’est Voltaire.


CHAPITRE II

l’encyclopédie


Que devait être l’Encyclopédie ? Qu’a-t-elle été ? Qu’en reste-t-il ?

Un chapitre, l’un des plus considérables qui soient, mais encore et de longtemps inachevé, de l’histoire de l’esprit humain tient dans cette question. Née d’une spéculation de libraires, la masse de l’Encyclopédie domine le siècle ; la Révolution en sort directement, comme le fleuve de la montagne, et le fleuve n’a pas encore achevé de creuser son cours, il est encore loin, très loin de la mer, nul ne sait quand il la rencontrera — et ceci seulement est certain, c’est que, le jour où cette source serait tarie, la terre entière se dessécherait.

Peu d’origines sont plus humbles. Vers 1745, quelques libraires, parmi lesquels Le Breton, imprimeur de l’Almanach Royal, et Briassou, reçoivent la visite de deux étrangers, l’Anglais Mills et l’Allemand Sellius, qui leur proposent de traduire l’Encyclopédie britannique de Chambers. Ce répertoire, compilé d’ailleurs, sans mesure et sans choix, sur des ouvrages français, avait eu à Londres « un grand nombre d’éditions rapides » et enrichissait ses éditeurs ; les libraires parisiens entrevoient un même succès pour une adaptation française, et examinent l’affaire. Brouillé bientôt avec Mills et Sellius qui voulaient pour eux le bénéfice du privilège que Le Breton entendait se réserver, celui-ci s’adresse à l’abbé de Gua de Malves. Cette nouvelle négociation échoue. Diderot, qui venait de se marier et n’avait pas le sou, traduisait alors, en collaboration avec Eidous et Toussaint, les six volumes in-folio du Dictionnaire de Médecine de Robert James. Le chancelier d’Aguesseau l’indique aux libraires, le philosophe accepte d’enthousiasme une besogne qui lui donnera, avec douze cents livres par an, « le bonheur suprême d’exercer ses talents et de connaître tous les arts en étant forcé de les décrire », et le privilège de la nouvelle Encyclopédie est revêtu, le 21 janvier 1746, du sceau royal de Louis XV.

Diderot s’était contenté de traduire le dictionnaire médical de James ; l’Encyclopédie lui ouvrait d’autres horizons ; il ne s’arrêta pas un instant à l’idée « d’une traduction pure et simple ». Cette besogne de manœuvres « eût excité, avec l’indignation des savants, le cri du public à qui on n’eût présenté, sous un titre fastueux et nouveau, que des richesses qu’il possédait depuis longtemps ». Diderot eut tout de suite l’intuition de quelque chose de plus grand, « d’un livre où seraient tous les livres », d’un cadre immense qui réunirait « le tableau général des efforts de l’esprit humain dans tous les genres et dans tous les siècles », d’un monument que sa masse même mettrait à l’abri des révolutions, d’un sanctuaire qui assurerait à la postérité et « à l’être qui ne meurt point » le dépôt du savoir de l’homme depuis l’origine de la civilisation.

Assurément, et dès la Renaissance, de Bacon à Leibniz, plus d’une tentative avait eu lieu pour réduire sous la forme de dictionnaire tout ce qui concerne l’ensemble des connaissances humaines. Mais le grand chancelier « avait jeté le plan d’un dictionnaire universel des sciences et des arts en un temps où il n’y avait, pour ainsi dire, ni sciences ni arts », et les essais de ses successeurs avaient été également prématurés. « Quel progrès n’a-t-on pas fait depuis ? Combien de vérités découvertes aujourd’hui qu’on n’entrevoyait pas alors ? La vraie philosophie était au berceau ; la géométrie de l’infini n’était pas encore ; la physique expérimentale se montrait à peine ; il n’y avait point de dialectique ; les lois de la saine critique étaient entièrement ignorées. L’esprit de recherche et d’émulation n’animait pas les savants : un autre esprit, moins fécond peut-être, mais plus rare, celui de justesse et de méthode, ne s’était point soumis les différentes parties de la littérature ; et les académies, dont les travaux ont porté si loin les sciences et les arts, n’étaient pas instituées. » Au contraire, au moment où Diderot acceptait les propositions des libraires et résumait dans le Prospectus les idées directrices de l’Encyclopédie, l’humanité, riche des progrès immenses accomplis depuis trois siècles, atteignait dans sa marche l’un de ses tournants d’où il était possible enfin d’embrasser d’un regard « le vaste latifundium du règne philosophique », de résumer les milliers de détails infinis qui s’étaient accumulés depuis l’origine des sociétés, et de distinguer, du sommet où l’on était parvenu, « les liaisons éloignées ou prochaines », mais jusque-là inconnues ou seulement soupçonnées, « des êtres qui composent la nature et qui ont occupé les hommes ». Ce que le « génie extraordinaire de Bacon » avait rêvé au xvie siècle, préparer et hâter l’avenir par l’inventaire du passé, l’heure était venue de le réaliser. Le mérite de Diderot fut de l’avoir compris, d’avoir saisi au vol le moment précis où faire un corps général des connaissances innombrables, mais encore fragmentaires, qui attendaient un système et une interprétation, c’était donner à l’idée nouvelle, « non encore formulée » et seulement flottante, sa base d’opérations contre le passé. Diderot communique son enthousiasme à Le Breton. Il est convenu que l’imparfaite publication de Chambers ne servira que de point de départ ; l’auteur anglais « rentrera simplement dans la classe de ceux qui seront particulièrement consultés » ; mais l’Encyclopédie française aura de bien autres assises, elle sera vraiment l’Instauratio Magna qu’avait conçue Bacon, l’apothéose de l’esprit humain.

Le Prospectus de l’Encyclopédie « ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » parut au mois d’octobre 1750. Après avoir informé le public des origines de l’entreprise, Diderot en établit le double objet. Il s’agit d’abord « de former un arbre généalogique de toutes les sciences et de tous les arts qui marque l’origine de chaque branche de nos connaissances et les liaisons qu’elles ont entre elles et avec la tige commune ». La nature est une, a dit Buffon ; la science est une, ajoute Diderot. Mais, d’autre part, « bien que la nature ne nous offre que des choses particulières, infinies en nombre et sans aucune division fixe ou déterminée ; bien que tout s’y succède par des nuances insensibles », et qu’enfin, « sur cette mer d’objets qui nous environnent », ceux qui paraissent, comme des pointes de rochers, perçant la surface et dominant les autres, « ne doivent cet avantage qu’à des systèmes particuliers et qu’à des conventions vagues » ; s’il a été déjà impossible d’assujettir l’histoire seule de la nature « à une distribution qui embrassât tout », il en sera de même a fortiori pour le sujet beaucoup plus étendu qui est celui de l’Encyclopédie. Il faudra s’en tenir dès lors « à quelque méthode satisfaisante pour les bons esprits qui comprennent ce que la nature des choses comporte ou ne comporte pas ». « Les êtres physiques agissent sur les sens ; l’entendement ne s’occupe de ses perceptions que de trois façons, selon ses trois facultés principales. » Or, « ou l’entendement fait un dénombrement pur et simple de ses perceptions par la mémoire ; ou il les examine, les compare et les digère par la raison ; ou il se plaît à les imiter et à les contrefaire par l’imagination » ; et, par conséquent, la distribution générale de la connaissance humaine sera, elle aussi, tripartite. Elle comprendra l’histoire, qui se rapporte à la mémoire ; la philosophie ou science, qui émane de la raison ; la poésie, qui naît de l’imagination. Et l’on objectera que l’ordre alphabétique, auquel il a fallu se résigner pour la commodité des recherches, détruit la liaison du système de la connaissance humaine. Mais, comme « cette liaison consiste moins dans l’arrangement des matières que dans les rapports qu’elles ont entre elles », rien ne peut l’anéantir. « On aura soin de la rendre sensible par la disposition des matières dans chaque article, par l’exactitude et la fréquence des renvois. » L’essentiel, d’ailleurs, n’est-il pas de proclamer au frontispice même de l’ouvrage, avec l’unité de la nature, l’unité, supérieure encore, de la science ?

Voilà donc le premier objet de l’Encyclopédie : elle montrera l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines ; elle sera ensuite, ce second objet n’étant au surplus que la conséquence du premier, le dictionnaire raisonné des sciences proprement dites, des arts libéraux et des arts mécaniques ou métiers. Diderot expose d’abord pourquoi il lui a paru indispensable « d’allier partout aux principes des sciences et des arts libéraux l’histoire de leurs origines et de leurs progrès successifs ». Mais si déjà « l’on a trop écrit sur les sciences », et si, encore, « l’on n’a pas assez bien écrit sur la plupart des arts libéraux », on n’a presque rien écrit sur les arts mécaniques et voici, peut-être, l’originalité la plus hardie de l’Encyclopédie. Diderot, au xviiie siècle, est, par excellence, le philosophe ; oui, sans doute ; mais il est le fils d’un coutelier de Langres et il ne l’oublie pas. Le jour donc où la fortune lui apporte l’instrument qui, poussé vigoureusement et dans le bon sens, peut et doit donner à l’esprit humain une impulsion et à la société des directions nouvelles, il met son honneur à tirer le travail manuel de l’obscurité méprisée où il était relégué depuis des siècles. Il lui rendra son rang et ses droits dans la civilisation. Il sera ainsi non pas seulement le prophète de l’industrie moderne, mais le précurseur de la démocratie elle-même.

Ce dont nous jouissons sans crainte et en toute sécurité, nous croyons l’avoir toujours possédé ; nous cessons, de jour en jour, d’en connaître le prix : c’est l’une des infirmités les plus misérables de notre nature. Le monde du travail a conquis depuis cent ans une telle place qu’il a tout simplement oublié l’époque où il était le travail servile, où l’État ne s’occupait de lui que pour le broyer sous sa meule militaire ou fiscale, où la Pensée même, plus dure encore et non moins ingrate, ne se salissait pas à descendre jusqu’à lui. Cependant cette époque n’est pas si loin de nous et l’on a pu fixer la date où, pour la première fois, entre le Prospectus de l’Encyclopédie et l’article de Quesnay sur les fermiers, entre 1750 et 1760, les philosophes entreprirent de découvrir les classes ouvrières, de faire connaître le travail sans lequel la civilisation ne serait qu’un rêve, et de préparer ainsi, révolution à la fois intellectuelle, politique et sociale, l’avènement du tiers état à la liberté et au pouvoir. Et, certes, ni Diderot d’abord, ni Quesnay ou Turgot après lui, ne pouvaient soupçonner ni la force du mouvement qu’ils provoquaient, ni quelles en seraient les conséquences, que, peut-être même, ils n’auraient pas toutes souhaitées. Est-ce qu’aujourd’hui même nous connaissons tout ce qu’il y a de force dans l’évolution qui, après avoir fait de l’industrie la reine du monde, porte l’ouvrier vers la souveraineté ? Qui peut prévoir par quels anneaux se continuera la chaîne invincible des effets et des causes ? À quelque horizon restreint que vous borniez la vision prophétique de Diderot, il n’en reste pas moins qu’il a, le premier, deviné et salué le monde moderne.

Évidemment, quand il demandait aux arts libéraux, « qui s’étaient assez chantés eux-mêmes », d’employer désormais leur voix à célébrer les arts mécaniques et « à les tirer de l’avilissement où le préjugé les avait tenus si longtemps » ; quand, s’adressant ensuite aux artisans eux-mêmes. « qui ne se sont crus méprisables que parce qu’on les a méprisés », il les invitait à mieux penser d’eux-mêmes ; Diderot obéissait surtout à l’instinct de justice qui était en lui, et se souvenait pieusement, pour les réhabiliter, de l’atelier et de l’établi paternels. Mais, ici encore, il subissait et suivait cette force qui, toute sa vie, dans toutes les questions, le poussait vers les solutions de l’avenir et vers les soleils levants. Il ne cherche, du moins en apparence, qu’à faire pénétrer dans l’obscurité des ateliers et des fabriques la lumière qui ne s’était arrêtée, jusqu’alors, que sur les nobles sommets de la science pure et de l’art. Mais chercher à faire connaître dans leurs moindres détails les milliers d’outils qui ont élevé la pyramide de la civilisation et qui sont les instruments indispensables de l’intelligence, c’est faire connaître aussi à ceux qui les manient leurs droits, leur puissance et leur force. C’est ouvertement d’ailleurs et même très haut qu’il réclame pour les artisans et les « journaliers » une part de cette gloire dont le monopole était accaparé par les rois, les guerriers et les artistes. Écoutez comment, dans des termes qui nous sont devenus familiers, mais dont l’audace alors était singulière, il va les définir et les présenter : « Journalier, ouvrier qui travaille de ses mains, et qu’on paye au jour la journée. Cette espèce d’hommes forme la plus grande partie d’une nation ; c’est son sort qu’un bon gouvernement doit avoir principalement en vue. Si le journalier est misérable, la nation est misérable. » Et, dès lors, comment nier qu’en dressant l’exposé de la science des métiers, il ait entrevu dans ce monument qu’il élevait aux classes ouvrières les assises d’un monde nouveau ?

On annonce simplement les choses qui sont vraiment grandes ; au milieu de l’emphase qui obscurcit souvent, comme une buée opaque, la phrase de Diderot, une gravité inusitée fait jaillir d’un vif relief les pages du Prospectus qui servent d’introduction à l’histoire du travail manuel et de ses génies anonymes. Il expose en quelques lignes les raisons qui l’ont déterminé à faire dans l’Encyclopédie une part considérable et toute nouvelle aux arts mécaniques et, plus simplement encore, résume la méthode de l’immense enquête qu’il a commencée. « On s’est adressé aux plus habiles ouvriers de Paris et du royaume ; on s’est donné la peine d’aller dans leurs ateliers, de les interroger, d’écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d’en tirer les termes propres à leurs professions, d’en dresser des tables, de les définir, de converser avec ceux dont on avait obtenu des mémoires, et (précaution presque indispensable) de rectifier, dans de longs et fréquents entretiens avec les uns, ce que d’autres avaient imparfaitement, obscurément et, quelquefois, infidèlement exprimé. » Non seulement il se fera apprenti lui-même pour connaître le détail des industries, mais, ayant observé qu’« à peine, entre mille artisans, en trouve-t-on une douzaine capables de s’exprimer avec quelque clarté sur les instruments qu’ils emploient et sur les ouvrages qu’ils fabriquent », il entreprendra la théorie des professions dont ils ne savent que la pratique. Il caresse d’une même sympathie les métiers les plus humbles et les métiers les plus compliqués. Il s’attache à la glorification de cette machine où des esclaves ignorants ont vu l’œuvre du démon et que d’autres barbares, plus tard, non moins stupides, mais plus ingrats, dénonceront à leur tour. Il devine en elle l’instrument du progrès ; alors même qu’il ne la comprend pas, son instinct l’avise qu’une force bienfaisante doit être en elle ; « il ose donner aux savants l’avis de ne pas juger des choses avec trop de précipitation, de ne pas proscrire une invention comme inutile, parce qu’elle n’aura pas dans son origine tous les avantages qu’on pourrait en tirer ». L’esprit moderne, dans ce qu’il a de plus hardi, est en ces quelques pages et dans l’article Art qui en est le développement. Il trace « le projet d’un traité général des arts mécaniques » et, rêvant d’une méthode de découverte, esquisse la science expérimentale. « Nous devons au hasard un grand nombre de connaissances ; il nous en a présenté de fort nombreuses que nous ne cherchions pas : est-il à présumer que nous ne trouverons rien quand nous ajouterons nos efforts à son caprice et que nous mettrons de l’ordre et de la méthode dans nos recherches ? » Aucun progrès industriel, mécanique, scientifique ne lui paraît impossible. « Pour nous encourager dans nos recherches, ne suffit-il pas d’ailleurs du spectacle des siècles qui se sont écoulés, sans que les hommes se soient aperçus des choses importantes qu’ils avaient sous les yeux ? » L’esprit humain est bizarre : « S’agit-il de découvrir, il se défie de sa force, il s’embarrasse dans les difficultés qu’il se fait, les choses paraissent impossibles à trouver ; sont-elles trouvées, il ne conçoit plus comment il a fallu les chercher si longtemps, et il a pitié de lui-même. » Il a, lui, l’oreille toujours tendue, l’œil toujours ouvert ; il est déjà le voyant qui, dans une lettre à Mlle Volland, devinera le télégraphe électrique. « Qui sait si cet homme-là (le physicien Camus) n’étendra pas un jour la correspondance d’une ville à une autre, d’un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit ? La jolie chose ! il ne s’agirait plus que d’avoir chacun sa boîte ; ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries où tout ce qui s’imprimerait dans l’une subitement s’imprimerait dans l’autre. » Aucun obstacle ne lui paraît invincible ; l’homme peut et doit triompher de la nature. Ce doit être l’un des objets principaux de l’Encyclopédie que de préparer ces victoires de la civilisation, d’abord en réhabilitant les arts mécaniques, en dressant ensuite le bilan exact des progrès, déjà accomplis, de l’industrie scientifique. Il passera donc en revue tous les arts sans exception, et, « comme le peu d’habitude qu’on a et d’en écrire et d’en lire rend ces choses difficiles à expliquer d’une manière intelligible », le texte de l’Encyclopédie sera complété par une vaste série de planches. « On enverra des dessinateurs dans les ateliers ; on prendra l’esquisse des machines et des outils ; on n’omettra rien de ce qui peut les montrer distinctement aux yeux. » Diderot, pendant tout le temps que durera la publication de l’Encyclopédie, reverra lui-même ces deux à trois mille dessins, en corrigera toutes les épreuves, ne permettra à personne d’empiéter sur ce domaine qui est le sien. « Votre unique affaire, écrira-t-il plus tard à l’imprimeur Le Breton, a été de payer les travailleurs que j’occupais et j’aurais trouvé mauvais que vous prissiez un autre soin. » Et l’âme même de Diderot, en effet, anime cette collection de planches, belles par l’exactitude, la clarté et l’intelligence du dessin, mais plus belles encore par la sensation de vie intense qui s’en dégage et qui n’a pas peu contribué à fixer l’attention sur ce monde, jusqu’alors ignoré et dédaigné, du travail. Un Anglais, à la fois politique et philosophe[2], tournant les feuilles de ces volumes, croit y voir défiler devant lui « le panorama splendide de l’activité humaine » ; il en est émerveillé comme à la vue même de la ruche immense qui s’appelle Paris, la première fois qu’il la contempla des hauteurs de Montmartre, et qui est tout simplement « l’un des plus beaux spectacles du globe ».

Le plan général de l’Encyclopédie une fois arrêté, Diderot chercha des collaborateurs. Peu connu du public (il n’avait encore rien publié sous son nom), connu du gouvernement surtout par ses « fautes », il eut l’habileté de s’adresser d’abord à d’Alembert qui était membre des Académies, « n’avait jamais eu d’aventures » et jouissait de ce crédit moral qui n’est pas seulement l’apanage légitime de la probité, mais le bénéfice, non moins légitime d’ailleurs, de la tenue même dans la vie. D’Alembert accepta, non pas une simple collaboration, mais la véritable association qui lui était offerte, prit la direction de toute la partie mathématique et écrivit le Discours préliminaire, servant de préface. Ce morceau de grande allure, d’une élégance simple et vraiment exquise de style, courageux sans témérité, sagace sans profondeur, vigoureux sans éloquence, lumineux sans éclairs, fut reçu par un immense applaudissement qui s’étendit à toute l’Europe et décida du succès de l’Encyclopédie. La mode — mais en fut-il jamais de plus belle ? — était à l’étude des origines. Montesquieu venait de retrouver dans l’Esprit des lois les titres égarés du genre humain ; Buffon avait essayé de décrire les premières émotions du premier homme s’éveillant à la vie ; Rousseau recherchait les causes de l’inégalité parmi les hommes ; la statue de Condillac expliquait la génération des facultés de l’âme. Quand d’Alembert, descendant à son tour dans l’arène, retraça dans son Discours la généalogie des connaissances humaines, ce fut un événement ; l’admiration fut unanime, les salons s’enflammèrent, Voltaire proclama que la méthode de Descartes était surpassée, et les critiques réputés les plus impitoyables désarmèrent.

Ce qui fait, entre tous les siècles, la noblesse et la grandeur du xviiie siècle, c’est que l’âme française ne fut jamais, précisément pendant le cycle de l’Encyclopédie, plus assoiffée de vérité et de justice, plus éprise de claire lumière. Sous le gouvernement le plus vil qu’elle eût encore subi, elle se redressait de toute la force invincible de l’esprit. Le combat n’était pas encore pour les réalités pratiques ; il était tout entier pour les idées. L’image de Pascal : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant », ne fut jamais plus vraie que des philosophes et de leurs amis. Entre la Bastille et le donjon de Vincennes toujours menaçants, entre la brutalité de la censure et la haine exaspérée des Jésuites, les philosophes étaient les plus faibles des roseaux, mais ils pensaient, et leur pensée, alors même qu’elle ne se risquait au dehors que voilée, avait tous les rayonnements du glaive. Chaque pensée nouvelle, au fur et à mesure quelle éclatait, chassait et dissipait devant elle un pan d’ombre, un peu de superstition et de tyrannie. Cette marche, lentement, mais irrésistiblement ascendante, de la philosophie envahissait le ciel comme une aurore. Dès qu’eurent résonné la fanfare du Prospectus de Diderot et le pæan du Discours préliminaire de d’Alembert, tous les yeux se tournèrent du côté où l’armée de l’avenir se faisait précéder de cette musique ; les vieux murs de Jéricho tremblèrent sur leurs bases.

Regardons cette armée qui se forme dans le silence pendant près de trois années et dont la marche à travers un quart de siècle n’a pas fini d’éveiller les échos.

Au premier rang, les deux co-directeurs, Diderot et d’Alembert ; celui-ci, faible et maladif, sceptique et prudent, géomètre n’ayant eu encore d’autres maîtresses que les mathématiques, penseur n’ayant encore appliqué l’ingéniosité de son esprit délicat et subtil qu’à la science pure, mais subissant déjà l’impulsion violente du siècle et, par amour du vrai plus que par goût, retournant peu à peu son activité vers la philosophie et les polémiques ; celui-là, au contraire, robuste et fort, d’un enthousiasme inextinguible et toujours prêt à la bataille, ayant connu tout de la vie de très bonne heure et ne s’étant dégoûté de rien, d’une curiosité insatiable et d’une force de labeur que rien ne lasse, ayant pour domaine la nature et comme elle toujours en travail de conception et d’enfantement, passant avec la même facilité « des hauteurs de la métaphysique au métier d’un tisserand[3] » et de l’anatomie au théâtre, dressant sur son col nu « cette tête universelle qu’on regardera de loin comme nous considérons aujourd’hui la tête des Platon et des Aristote[4] ». Voilà les deux généraux de la légion encyclopédique, la raison sereine qui domine tout, la passion débordante qui réchauffe tout.

Et quel état-major à leurs côtés, autour d’eux ! D’abord, Voltaire lui-même, le roi Voltaire, qui s’est enrôlé des premiers, dont le rire sonne comme un clairon et qui, dans son ardeur toujours plus juvénile à mesure qu’il vieillit, ne trouve jamais le mouvement assez rapide, la fusillade assez nourrie. Montesquieu vient ensuite, déjà frappé de mort, promettant plus qu’il ne peut tenir, mais qui n’a pas voulu manquer à l’appel et laissera en mourant l’admirable article sur le Goût. Puis Rousseau, qui a pris pour sa part la théorie et la pratique de la musique ; Buffon le superbe, avec son inséparable Daubenton, à qui l’histoire naturelle revient de droit ; le jeune Turgot, modeste autant que profond, qui apporte, sous l’anonyme, ses riches études sur la linguistique, l’administration et l’économie politique naissante ; d’Holbach et Duclos ; l’infatigable chevalier de Jaucourt qui lit, dicte et écrit de treize à quatorze heures par jour, que « Dieu fit pour moudre des articles » et dont la physionomie s’allongera lamentablement quand on lui annoncera la fin de son travail, matelot désolé de toucher terre ; Marmontel et Morellet, La Condamine et le président de Brosses, Quesnay le physiocrate qui porte trois fleurs de pensée dans son blason, Georges le Roy et Forbonnais. À chaque volume, devant le front de chaque nouveau régiment, d’Alembert fait l’appel, n’oubliant personne, depuis les savants qui se contentent de fournir des notes jusqu’aux industriels et aux simples ouvriers qui, eux aussi, groupés pour la première fois autour d’une bannière philosophique, ont collaboré à l’œuvre commune en démontant et remontant leurs métiers sous les yeux de Diderot. Et voici Toussaint l’avocat pour la jurisprudence, La Chapelle pour les sciences élémentaires, Dumarsais pour la grammaire, Le Blond pour l’art militaire et la tactique, de Vandenessé pour la médecine. Tarin pour l’anatomie, Louis pour la chirurgie, Bellin pour la marine, d’Argenville pour l’hydraulique et le jardinage, Malouin pour la chimie, Blondel pour l’architecture, Landois pour les beaux-arts, Cahuzac pour la technique théâtrale, Goussier qui dessine les planches, tous, artistes ou savants, ayant donné des preuves d’habilité dans leurs genres, spécialistes accomplis, « n’ayant été occupés, chacun, que de ce qu’il entendait », recrutés avec un soin jaloux « pour juger sainement de ce qu’ont écrit les anciens et les modernes de leur sujet et pour y ajouter de leurs propres fonds ». Et encore — car l’énumération se pourrait continuer pendant des pages entières comme celle des héros et des guerriers de l’Iliade, — le père Jodin et le vieux docteur Falconet, le lieutenant général d’Hérouville et le fermier général Dupin, Lemonnier et Papillon, Borrat et Pichard, Miel et Bourgelat, Buisson et Prévost, Lenglet du Fresnoy et Devienne, La Brassée et Fournier, J.-B. Leroy et Donnet. L’armée enfin a jusqu’à ses aumôniers, l’abbé Yvon, l’abbé Bernier et l’abbé Mallet, assignés, par précaution, à la garde de la métaphysique orthodoxe et de la théologie ; jusqu’à ses vivandières, les grandes dames et les couturières qui rédigent les articles sur les modes et la toilette, et, pour tout dire, jusqu’à ses goujats dont les articles, « bons pour le Journal de Trévoux », finiront par exaspérer Voltaire et par faire comparer l’Encyclopédie, dans une boutade de d’Alembert, à un habit d’arlequin où il y a nombre de morceaux de bonne étoffe, mais aussi beaucoup de haillons.

Telle est cette légion bariolée et la voici enfin en marche, vers le printemps de 1751, mais non sans avoir eu à subir, au cours de sa mobilisation, un premier accident, « l’impression était décidée, les rôles distribués et les matériaux en grande partie rassemblés », lorsque la publication de la Lettre sur les Aveugles, au mois de juillet 1749, s’ajoutant à des rancunes féminines[5], avait valu « au sieur Diderot, accusé d’avoir écrit pour le déisme et contre les mœurs », une villégiature forcée au donjon de Vincennes. Les libraires aussitôt d’intervenir auprès de d’Argenson, « suppliant Sa Grandeur de vouloir bien se laisser toucher par l’embarras ruineux dans lequel les jette l’éloignement de leur éditeur, et de leur accorder son retour à Paris en faveur de l’impossibilité où il est de travailler en prison ». Le ministre se trouva un peu honteux, à la réflexion, d’avoir accordé l’incarcération du philosophe à la vanité blessée d’une Salomé bourgeoise ; Diderot, après avoir promis à M. de Malesherbes d’« être sage », avait repris ses travaux.

Tout en se cabrant contre l’iniquité, il avait compris pourtant l’avertissement ; rien que par les noms de ses auteurs, l’Encyclopédie est déjà, avant de naître, suspecte au pouvoir ou plutôt aux deux pouvoirs, le trône et l’autel ; dès lors, si l’on veut arriver au but et non se livrer à une manifestation stérile, il va falloir s’imposer la plus sévère réserve. Et nulle contrainte évidemment ne saurait peser davantage à Diderot qui avoue lui-même « avoir toujours eu la fureur de dire tout ce qu’il est de la prudence de taire ». Mais s’il ne se résigne pas et s’il ne prêche pas lui-même d’exemple, comment vivre ? c’est encore la première condition pour pouvoir philosopher, et ne serait-ce pas trahir encore les libraires qui ont engagé, avec quelques associés, une si énorme fortune dans l’entreprise ? Diderot fait donc à l’Encyclopédie le plus grand sacrifice qu’il puisse faire, celui de Diderot. Vingt ans de suite, et tous les jours pendant vingt ans, dès qu’il a touché le seuil de son bureau, il congédie brusquement le révolté qui est en lui. Il a reçu de la nature une voix de tonnerre dont le roulement libre éveillerait les morts ; il l’étouffe et met lui-même la pédale sourde à sa musique.

Il ne se contente pas de se taire ; il se condamne à se mentir à lui-même. Il a écrit que « le premier pas vers la philosophie, c’est l’incrédulité » ; il enregistre maintenant les définitions et s’incline devant l’autorité de l’Église. Il est l’ennemi personnel de la religion chrétienne, qu’il appelle, dans ses lettres, avec une violence d’iconoclaste, « la plus absurde et la plus atroce dans ses dogmes, la plus funeste à la tranquillité publique, la plus dangereuse pour les souverains, la plus inintelligente et la plus gothique » ; mais il proclamera dans l’Encyclopédie, et d’Alembert professe avec lui que « seule la religion révélée peut nous instruire de notre existence présente ou future, de l’essence de l’Être auquel nous la devons et du genre de culte qu’il exige de nous ». Il n’y a jamais eu de déterministe plus ardent et il a écrit vingt fois que le mot de liberté est un mot vide de sens. « Nous ne sommes que ce qui convient à l’ordre général, à l’organisation, à l’éducation et à la chaîne des événements ; voilà ce qui dispose de nous invinciblement ; on ne conçoit non plus qu’un être agisse sans motifs qu’un des bras d’une balance agisse sans l’action d’un poids ; le motif nous est toujours extérieur, étranger, et ce qui nous trompe, c’est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l’habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre[6]. » Mais, dans l’article Liberté, il déclarera, sans broncher, que « la pensée et la volonté ne sont ni ne peuvent être des qualités de la matière ; que prétendre, avec Spinoza (et avec lui-même), qu’il n’y a aucun motif qui dépend de nous, soit eu égard à sa production, soit eu égard à son énergie, c’est avancer une absurdité ; que la liberté brille dans tout son jour, soit qu’on la considère dans son esprit, soit qu’on l’examine par rapport à l’empire qu’elle exerce sur les corps ; et qu’enfin la ruine de la liberté renversant avec elle tout ordre et toute police, confondant le vice et la vertu, autorisant toute infamie monstrueuse, éteignant toute pudeur et tout remords, dégradant et défigurant sans ressource tout le genre humain, une doctrine si énorme ne doit point être examinée dans l’école, mais punie par le magistrat ». Et la honte assurément de ces crimes contre l’esprit retombe sur le régime qui les impose ; mais quelle misère pourtant et quelle pitié ! Il y a plusieurs façons de souffrir pour sa cause ; la plus courageuse, quoi qu’on pense, n’est pas toujours dans l’intransigeance des doctrines.

On ne saurait dire, puisque l’Encyclopédie a pu s’achever, que tant de sacrifices ont été inutiles. Ils faillirent l’être cependant et les heures où les philosophes purent croire qu’ils avaient renié leurs propres croyances en pure perte leur furent doublement cruelles. Diderot, en effet, a beau replier les grandes ailes que lui avait données la nature, on devinait partout les siennes. Ce génie essentiellement créateur a beau se contraindre à n’être que narrateur ; alors même qu’il raconte les évolutions de la philosophie au lieu d’exposer sa propre doctrine et qu’il décrit le métier à tisser les bas au lieu de proclamer son audacieuse sociologie, la flamme révolutionnaire qu’il s’est efforcé d’éteindre jaillit encore en mille étincelles et il n’y a pas jusqu’au cynisme navrant de ses palinodies qui ne trahisse et révolte contre les dogmes patentés. Les philosophes ne se proposent en apparence que de dresser uni inventaire complet de l’histoire et de la nature ; ils ne peuvent s’empêcher pourtant, même quand ils s’en défendent, même sans le vouloir, de mettre chaque page, en regard de ce qui est, ce qui devrait être — et cette comparaison seule est séditieuse. La science est pour les encyclopédistes, même pour les collaborateurs les plus humbles, l’explication naturelle de la nature ; par conséquent elle ne rend pas assurément Dieu inutile, mais elle peut évidemment s’en passer et elle peut l’ignorer. Elle s’efforce en vain d’être modeste et humble ; elle n’en est pas moins « l’ambition indomptable de l’esprit, l’investigatrice sans fin, l’impatience du mystère », et ce n’est pas sa moindre beauté que tous ces despotismes politiques, sociaux ou religieux la tiennent pour leur ennemie-née. « Les siècles, qui se racontent eux-mêmes », racontent surtout leurs erreurs, leurs failles, leurs crimes, leurs espérances brisées. Et c’est encore la condamnation du régime, c’est-à-dire encore et toujours la Révolution.

Aussi Diderot et d’Alembert ont beau rivaliser de circonspection et de diplomatie, dissimuler leurs ambitions et leurs négations, étaler partout, à chaque volume, sous les articles « dangereux », les signatures rassurantes de l’abbé Mallet, de l’abbé Yvon et de l’abbé La Chapelle : leur pensée intime n’en rayonne pas moins sur toute l’Encyclopédie et c’est une pensée de destruction. Confus de ses ruses et des basses précautions qu’il doit prendre, Diderot écrit à Voltaire : « Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé de ce que nous avons écrit ». Le temps ne se fit pas attendre, et, tout de suite, le ministère, l’Église et les Jésuites distinguèrent sous ce qu’il écrivait ce qu’il pensait. Invinciblement, par la seule force des idées qui sont en elle, l’Encyclopédie est ainsi et dès le premier jour autre chose qu’un dictionnaire : elle est une faction, l’école de la grande démolition, le cheval de Troie introduit dans la vieille société. Et, par conséquent, c’est la guerre.

Le premier acte d’hostilité des autorités constituées suivit de près le premier volume de l’Encyclopédie. Dès qu’il parut, et, pour être exact, avant même qu’il fût sorti des presses, les Jésuites, avec leur perspicacité habituelle, avaient poussé un cri de fureur ; M. de Mirepoix, qui était leur homme et qui avait un grand crédit ecclésiastique sur l’esprit du roi », s’était mis aussitôt en campagne pour réclamer le retrait du privilège. On a vu que Diderot, en distribuant les postes de l’Encyclopédie, avait trouvé habile d’installer des abbés aux articles les plus difficiles de la théologie et de la métaphysique ; par une ironie habituelle au sort, ce fut l’un de ces paratonnerres qui alluma l’incendie. Comme M. de Malesherbes et Mme de Pompadour, qui avaient pris la défense des philosophes, croyaient avoir cause gagnée auprès de Louis XV, les Jésuites s’emparèrent de la thèse que l’abbé de Prades, qui était l’un des collaborateurs de l’Encyclopédie, venait de soutenir en Sorbonne avec l’approbation du syndic, la dénoncèrent à la faculté de théologie et, l’ayant fait condamner au feu par le parlement de Paris, attribuèrent à Diderot les hérésies de la Jérusalem céleste. Tout en soutenant contre Leibniz et Buffon la tradition littérale du déluge, l’abbé n’avait-il pas émis quelques doutes sur les trois chronologies qu’on trouve dans la Bible et qui, étant contradictoires, ne lui paraissaient pas avoir Moïse lui-même pour auteur ? L’affaire fut menée rondement ; la thèse ayant été censurée et brûlée les 28 et 29 janvier 1752 pendant que paraissait le second volume de l’Encyclopédie, un arrêt du conseil du 7 février suspendit le Dictionnaire raisonné comme « tendant à établir à la fois l’esprit de révolte et celui d’immoralité ».

Cette première campagne des Jésuites contre l’Encyclopédie avait eu ceci de particulier que les révérends pères tenaient surtout à hériter des philosophes qu’ils assassinaient. Les compilateurs du dictionnaire de Trévoux avaient à peine obtenu l’arrêt royal, qu’ils réclamèrent l’autorisation de continuer à leur profit l’Encyclopédie. L’idée n’était pas mauvaise, « bien qu’il fût moins facile d’enlever à Diderot sa tête et son génie que ses papiers[7] », mais elle avait été dévoilée trop vite, avec une impudence vraiment trop hâtive. Ce ne fut plus seulement l’opinion qui s’indigna ; le roi se crut joué et Diderot fut engagé « à reprendre un ouvrage inutilement tenté par des gens qui depuis longtemps tiennent la dernière place dans la littérature ».

Nécessairement, ce ne fut qu’une trêve. D’une part, encouragés par le succès, « si toutefois l’humiliation d’un tas d’ennemis aussi méprisables peut flatter des philosophes », Diderot et d’Alembert donnèrent à leur entreprise une impulsion plus vigoureuse ; ce fut l’époque la plus brillante de l’Encyclopédie, celle où arrivaient de toutes parts les plus précieux concours, ceux « des vrais doctes quoique docteurs[8] », où les salons mirent la science investigatrice à la mode, où, à Versailles même, la marquise de Pompadour se targuait, comme de la plus flatteuse galanterie qui lui eût été faite, de ce compliment de Voltaire : « Elle est des nôtres ». Mais, d’autre part, la Société de Jésus préparait patiemment sa revanche et travaillait à mettre dans son jeu, non seulement l’Église de France, mais le Parlement et, avec tout le parti dévot de la cour, toute la canaille littéraire de la ville. À l’armée de l’Encyclopédie, qui était celle de l’avenir, elle opposa une autre armée, celle du passé, non moins nombreuse et de plus en plus alarmée dans ses intérêts, et, en attendant d’avoir recours au bras séculier, engagea une guerre de plume où les ennemis de la philosophie essayèrent et réussirent parfois à retourner contre elle l’arme du ridicule. C’est l’avocat Moreau qui jette à la tête des encyclopédistes le sobriquet sanglant de Cacouacs les « méchants ». C’est le convulsionnaire en disponibilité Abraham Chaumeix qui les assomme des vingt pavés énormes de la Réfutation des auteurs impies. C’est l’abbé de Saint-Cyr avec le Catéchisme des consciences. C’est Boyer, l’une de Mirepoix, et le père Berthier. C’est les deux Pompignan, l’évêque et l’autre, l’académicien, celui qui « croit être quelque chose ». C’est Palissot, que le roi Stanislas a chassé honteusement de Nancy, mais que le ministère protège et défend contre ses adversaires à grands coups de lettres de cachet. C’est Desfontaines et Fréron. Et quand l’Encyclopédie, laborieusement arrivée à travers tant de récifs à son septième volume et à son quatrième millier de souscripteurs, essaye, dans un magnifique effort, de se redresser contre les vents déchaînés, c’est Rousseau enfin qui fait défection tout à coup et passe avec armes et bagages à l’ennemi.

Il n’y a pas d’exemple, dans l’histoire de la philosophie, d’une pareille trahison. Les conversions à l’esprit religieux s’expliquent et n’ont pas besoin d’être justifiées ; la foi entre dans les cœurs comme le doute dans les cerveaux. Ici rien de tel, rien que la jalousie et l’ingratitude. Rousseau ne devait à Diderot que la connaissance de son propre génie. Pendant sa captivité de Vincennes, c’était Diderot qui lui avait soufflé l’étincelante et paradoxale réponse à la question de l’académie de Dijon sur l’utilité des sciences. Non seulement il lui avait inspiré le fameux discours qui devait, du jour au lendemain, « porter tout par-dessus les nues » ; mais il l’avait revu, corrigé, semé de traits de flamme et d’éloquence ; depuis, pendant près de dix années, jamais la chaude amitié de Diderot n’avait été plus inépuisablement bienfaisante que pour Jean-Jacques. Et maintenant, au fort de la mêlée et du péril, alors que la coalition des Jésuites, des Parlements et de Fréron fait rage contre l’Encyclopédie, au lendemain de l’horrible déclaration royale de 1757 qui, vengeant sur les philosophes la piqûre d’épingle de Damiens, porte à chaque ligne la peine de mort contre les auteurs, éditeurs ou colporteurs d’écrits attentatoires à la religion, quand tous les tocsins sonnent à la fois, c’est ce moment précis que choisit Rousseau pour lancer, en réponse à l’article Genève, sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles.

Que Diderot, dans la querelle de Mme d’Épinay et de Jean-Jacques, ait pris trop vivement, comme il prenait toutes choses, le parti de son amie qui n’avait, au surplus, d’autre tort que sa trop longue bonté et sa charité pour un malade, cela est possible. Mais à quels autres sentiments, dans une pareille heure, n’eût-il pas convenu d’imposer silence ? Au contraire, Rousseau jette dans la bataille toute sa passion qui n’a peut-être jamais été plus éloquente et plus séductrice. Sous le masque de l’impartialité, il feint de tenir la balance égale entre les deux partis qu’il compare l’un et l’autre « à des loups enragés », dénonce l’« âme basse » de Voltaire, flétrit la corruption des philosophes qui méditent d’élever des théâtres dans les petites villes pures, et proclame enfin qu’« on ne peut être vertueux sans religion ». C’est la grande félonie du siècle. « Vous n’ignorez pas, lui écrit Saint-Lambert qui parle visiblement au nom de Mme d’Houdetot, quelles persécutions essuie Diderot et vous allez mêler la voix d’un ancien ami aux cris de l’envie ; je ne puis vous dissimuler combien cette atrocité me révolte. » Diderot, qui reçoit le coup en plein cœur, essaye, lui, de douter encore, se précipite chez Rousseau, le supplie au nom de sa propre gloire. En rentrant, accablé de douleur, il écrit ce seul mot : « J’ai vu un damné ! » On a dit que c’était déjà un fou ; ce qui est certain, c’est que ce fou raisonnait à merveille sa vengeance. Diderot n’a pas repassé sa porte que Rousseau court diffamer les philosophes chez Mme de Luxembourg. La belle-fille de la maréchale était la princesse de Robecq, la maîtresse de Choiseul ; le 23 janvier, le procureur général Omer Joly de Fleury déférait à l’assemblée des chambres réunies au Palais la société encyclopédique, « formée pour soutenir le matérialisme, détruire la religion, inspirer l’indépendance et nourrir la corruption des mœurs ».

D’Alembert, qui avait prévu le coup, ne l’avait pas attendu. Dès le mois de janvier précédent, il avait fait part à Voltaire de sa résolution d’abandonner l’Encyclopédie.


Oui, sans doute, écrivait-il, l’Encyclopédie est devenue un ouvrage nécessaire et se perfectionne à mesure qu’elle avance ; mais il est devenu impossible de l’achever dans le maudit pays où nous sommes. Les brochures, les libelles, tout cela n’est rien ; mais croiriez-vous que tel de ces libelles a été imprimé par des ordres supérieurs dont M. de Malesherbes n’a pu empêcher l’exécution ? Croiriez-vous qu’une satire atroce contre nous, qui se trouve dans une feuille périodique, a été envoyée de Versailles à l’auteur avec ordre de l’imprimer, et qu’après avoir résisté tant qu’il a pu, jusqu’à s’exposer à perdre son gagne-pain, il a enfin imprimé cette satire en l’adoucissant de son mieux ? Ce qui en reste, après cet adoucissement fait par la discrétion du préteur, c’est que nous formons une secte qui a juré la ruine de toute société, de tout gouvernement et de toute morale. Cela est gaillard ; mais vous sentez que, si on imprime aujourd’hui de pareilles choses par ordre exprès de ceux qui ont l’autorité en main, ce n’est pas pour en rester là ; cela s’appelle amasser les fagots au septième volume pour nous jeter dans le feu au huitième… Mon avis est donc qu’il faut laisser là l’Encyclopédie et attendre un temps plus favorable (qui ne viendra peut-être jamais) pour la continuer.


Ainsi tout se réunissait, à la fois, pour accabler Diderot : l’assaut exaspéré de tous ses ennemis coalisés, Jésuites et évêques, Parlement et Sorbonne ; la terreur du roi encore tremblant de l’attentat de Damiens, la versatilité de Choiseul, la trahison de Rousseau, le dégoût, pour ne pas dire la pusillanimité de d’Alembert, le découragement de Voltaire lui-même qui ne voyait d’autre parti à prendre que de transporter l’Encyclopédie à Genève. Il tint bon cependant et, restant seul à porter sur ses épaules, « comme Atlas et comme Hercule », le poids de ce monde nouveau qui était sa création, refusa de tourner le dos sur la brèche. C’est l’heure de beaucoup la plus honorable de sa vie. Abandonner l’ouvrage, c’est ruiner les libraires qui ont eu confiance en lui : il ne manquera pas à ses engagements ; c’est « faire ce que désirent les coquins » qui le persécutent : il ne leur donnera pas cette satisfaction. La belle humeur ne lui fait défaut à aucun moment de la tourmente ; il ne désespère pas une minute de reprendre le dessus. Tour à tour il plaide et négocie. Quand le Parlement, sur le réquisitoire d’Omer, condamne l’Encyclopédie, « non seulement sans aucun examen, mais sans en avoir lu une page », il se pourvoit devant le chancelier, exposant que ledit Parlement n’a le droit ni de réformer les privilèges accordés par le roi ni de nommer une commission pour décider si les sept volumes imprimés doivent ou non être brûlés sur place de Grève. Quand le chancelier de Lamoignon, sous la pression des Jésuites, révoque les lettres de privilège[9], « vu que l’avantage qu’on pourrait retirer de l’Encyclopédie pour le progrès des sciences et des arts ne saurait balancer le tort irréparable qui résulte d’un tel ouvrage pour les mœurs et pour la religion », il en appelle au conseil d’État dans l’intérêt des libraires. Quand un nouvel arrêt, rendu le roi étant en son conseil et de l’avis du chancelier, et signé encore Phélypeaux, « ordonne aux libraires de restituer la somme de soixante-douze livres à chacun de ceux qui ont souscrit d’avance pour le dictionnaire », il promet à Le Breton que pas un liard ne lui sera réclamé et le décide à préparer dans le secret, pour les lancer ensuite à la fois, les dix derniers volumes de texte et la collection complète des planches. Le nouveau traité qu’il signe avec les libraires n’a plus rien d’avantageux pour lui : « C’est celui du diable et du paysan de La Fontaine ; les feuilles sont pour moi, le grain est pour eux » ; mais au moins ces feuilles lui sont assurées. Il s’est juré d’achever l’Encyclopédie à Paris ; il se tiendra parole, repousse obstinément les propositions du roi de Prusse et de l’impératrice de Russie qui lui offrent de transporter son entreprise à Pétersbourg ou à Berlin.

Sans vouloir diminuer le mérite de Diderot dans cette crise, il convient pourtant de ne pas la prendre trop au tragique. En fait, l’Encyclopédie ne fut supprimée qu’officiellement, pour la galerie, et la révocation du privilège n’en arrêta pas le travail pour plus de six mois. Dès l’automne de 1759, au moment même où le pape Clément XIII lançait son bref d’excommunication, les presses de Le Breton avaient recommencé à marcher ; l’ouvrage entier, moins les onze volumes de planches qui ne furent complétés qu’en 1772, pourra être achevé en moins de six ans. Choiseul, en effet, s’il n’aimait pas les encyclopédistes, aimait encore moins les Jésuites et, s’il voulait bien donner au clergé des satisfactions apparentes, n’était point disposé à laisser le champ libre aux grenadiers de la foi. Sartine, d’ailleurs, et surtout Malesherbes n’avaient pas cessé d’être favorables à Diderot. Quand le conseil avait ordonné au directeur de la librairie de saisir tous les papiers de l’Encyclopédie, Malesherbes avait fait prévenir secrètement Diderot, et comme le philosophe avait observé qu’il ne pourrait pas les déménager en vingt-quatre heures chez des amis : « Envoyez-les tous chez moi, avait été la réponse, l’on ne viendra pas les y chercher ! » La bourrasque passée, la police fut invitée à fermer les yeux sur la reprise clandestine de l’entreprise, et l’impression put continuer comme si de rien n’était. Ce gouvernement de Louis XV était brutal et lâche, mais il n’était pas moins inconséquent ; l’habileté de Diderot consista précisément à escompter ses sautes de vent. « L’état d’homme de lettres étant à Paris immédiatement au-dessus de celui d’un bateleur », Voltaire avait jugé qu’« il vaut mieux bâtir un beau château, y jouer la comédie et y faire bonne chère que d’être levraudé à Paris par les gens tenant la cour du parlement et par les gens tenant l’écurie de la Sorbonne[10] ». Et le « sublime, honnête et cher antéchrist » raisonnait fort bien, mais seulement comme philosophe ; Diderot, lui, agissait en politique. Tout volcanique qu’il fût, il savait ruser avec les événements et jouer avec les hommes ; il savait surtout qu’à donner sa démission, même avec un geste superbe de mépris, l’on ne fait les affaires que de ses ennemis. Il continua donc à lutter, négociant et bataillant à la fois, criant depuis le matin jusqu’au soir, las des tracasseries, mais toujours prêt à leur faire face, excitant les traînards, découvrant de nouvelles recrues, multipliant sa propre collaboration, faisant tout ensemble le métier de directeur, de rédacteur, de reviseur et de prote, se demandant plus d’une fois « s’il y a grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte », mais toujours repris bien vite par l’action et se persuadant qu’il faut « travailler et être utile aux hommes ». Ses meilleurs articles sont de cette époque, la très belle série sur Leibniz, Platon, Pythagore et Spinoza, vingt autres tableaux détachés qui font de lui le véritable initiateur de l’histoire de la philosophie, les fragments politiques (notamment l’article Représentant) où il esquisse d’une main si ferme le plan d’un gouvernement parlementaire, les morceaux célèbres sur la Jouissance et les sensations. La cabale, d’autre part, est repartie en guerre avec une nouvelle violence ; elle multiplie les pamphlets et les libelles ; Fréron ne tarit plus ; Palissot traîne les Philosophes jusque sur la scène de Molière. Mais la fureur même de cette nouvelle campagne va contribuer à retourner les pouvoirs publics ; bientôt Choiseul déclare la guerre aux Jésuites, et, moins de trois ans après la révocation du privilège de l’Encyclopédie, le parlement de Paris prononce la dissolution de la société se disant de Jésus, la proclame déchue de sa première admission, enjoint à ses membres de vider leurs maisons et collèges sous huitaine. L’Encyclopédie n’était pas seulement vengée, mais, de persécutée, elle devenait, sinon l’inspiratrice, du moins l’alliée du pouvoir. La patience de Diderot, cette fidélité à son œuvre, meilleure, a-t-on pu dire, que l’œuvre elle-même, était récompensée avec éclat. Son monument s’achevait et ses ennemis étaient chassés.

Une dernière amertume lui était cependant réservée. Au moment même où le gouvernement se relâchait de ses sévérités, l’imprimeur Le Breton, crainte d’être inquiété, s’était érigé lui-même en censeur de l’Encyclopédie et, après le bon à tirer de Diderot, s’était livré en secret à une véritable mutilation de ses articles, supprimant, modifiant, rognant, tronquant d’une main imbécile toutes les idées un peu hardies qui l’effrayaient. Ayant eu à rechercher quelque chose dans l’un de ses articles déjà tirés. Diderot découvrit la trahison ; il pensa en tomber malade et entra dans une furieuse colère. Il voulut même se retirer


Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite, écrit-il à Le Breton ; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées. C’est une atrocité dont il n’y a pas d’exemple depuis l’origine de la librairie. J’en ai perdu le boire, le manger et le sommeil ; j’en ai pleuré de rage en votre présence ; j’en ai pleuré de douleur chez moi… Et voilà donc ce qui résulte de vingt-cinq ans de travaux, de peines, de dépenses, de dangers, de mortifications de toute espèce ! un inepte, un ostrogoth détruit tout en un moment et il se trouve à la fin que le plus grand dommage que nous ayons souffert, que le mépris, la honte, le discrédit, la ruine, la risée nous viennent du principal propriétaire de la chose ! Quand on est sans énergie, sans vertu, sans courage, il faut se rendre justice, et laisser à d’autres les entreprises périlleuses. Votre femme n’eût jamais fait comme vous[11].


Mais Briassou, l’associé, et sans doute Mme Le Breton intervinrent ; Diderot reprit une dernière fois le collier, posant seulement comme condition qu’« il irait chez Le Breton sans l’apercevoir et que ledit libraire l’obligerait de ne pas l’apercevoir davantage ».

Les dix derniers volumes parurent en 1765, mais ne purent être distribués d’abord qu’en cachette et seulement aux personnes agréées par le lieutenant de police. Ils portaient, comme lieu de provenance, l’indication : Neufchâtel, et étaient censés venir de cette petite ville.

Voltaire a raconté, ou peut-être inventé, une jolie anecdote où l’on voit quelles nouveautés firent au xviiie siècle le succès de l’Encyclopédie :


Un domestique de Louis XV me contait qu’un jour, le roi, son maître, soupant à Trianon en petite compagnie, la conversation roula d’abord sur la chasse, ensuite sur la poudre à tirer. Quelqu’un dit que la meilleure poudre se faisait avec des parties égales de salpêtre, de soufre, de fer et de charbon. Le duc de la Vallière, mieux instruit, soutint que, pour faire de bonne poudre à canon, il fallait une seule partie de soufre et une de charbon sur cinq parties de salpêtre bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé.

« Il est plaisant, dit M. le duc de Nivernois, que nous nous amusions tous les jours à tuer des perdrix dans le parc de Versailles, et quelquefois à tuer des hommes et à nous faire tuer à la frontière, sans savoir précisément avec quoi l’on tue.

— Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce monde, répondit Mme de Pompadour ; je ne sais de quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues, et on m’embarrasserait fort si on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis chaussée.

— C’est dommage, dit alors le duc de la Vallière, que Sa Majesté ait confisqué notre Dictionnaire encyclopédique, qui nous a coûté à chacun cent pistoles ; nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions. »

Le roi chercha à justifier sa confiscation en lui donnant le caractère d’une suspension : il avait été averti que ces gros volumes in-folio, qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France, et il avait voulu savoir par lui-même si le fait était vrai, avant de permettre qu’on lût ce livre. Il envoya, sur la fin du souper, chercher un exemplaire par trois garçons de la chambre, qui l’apportèrent avec bien de la peine. On vit à l’article Poudre que le duc de la Vallière avait raison ; et bientôt Mme de Pompadour apprit la différence entre l’ancien rouge d’Espagne dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la poudre qui sortait du murex, et que, par conséquent, notre écarlate était la pourpre des anciens ; qu’il entrait plus de safran dans le rouge d’Espagne et plus de cochenille dans celui de France. Elle vit comment on lui faisait ses bas au métier, et la machine de cette manœuvre la saisit d’étonnement.

« Ah ! le beau livre ! s’écria-t-elle. Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de toutes les choses utiles, pour le posséder seul et pour être le seul savant de votre royaume…

Chacun se jetait sur les volumes, comme les filles de Lycomède sur les bijoux d’Ulysse ; chacun y trouvait à l’instant tout ce qu’il cherchait. Ceux qui avaient des procès étaient surpris d’y trouver la décision de leurs affaires. Le roi y lut tous les droits de la couronne.

« Mais vraiment, dit-il, je ne sais pourquoi on m’avait dit tant de mal de ce livre.

— Eh ! ne voyez-vous pas, sire, lui dit le duc de Nivernois, que c’est parce qu’il est fort bon ? On ne se déchaîne contre le médiocre et le plat en aucun genre. Si les femmes cherchent à donner du ridicule à une nouvelle venue, il est sûr qu’elle est plus jolie qu’elles. »

Pendant ce temps, on feuilletait, et le comte de Coigny dit tout haut :

« Sire, vous êtes trop heureux qu’il se soit trouvé sous votre règne des hommes capables de connaître tous les arts et de les transmettre à la postérité. Tout est ici : depuis la manière de faire une épingle jusqu’à celle de fondre et de pointer vos canons ; depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand. Remerciez Dieu d’avoir fait naître dans votre royaume ceux qui ont servi ainsi l’univers entier. Il faut que les autres peuples achètent l’Encyclopédie ou qu’ils la contrefassent. Prenez tout mon bien, si vous voulez, mais rendez-moi mon Encyclopédie.

— On dit pourtant, repartit le roi, qu’il y a bien des fautes dans cet ouvrage si nécessaire et si admirable.

— Sire, reprit le comte de Coigny, il y avait à votre souper deux ragoûts manqués ; nous n’en avons pas mangé, et nous avons fait très bonne chère. Auriez-vous voulu qu’on jetât tout le souper par la fenêtre, à cause de ces deux ragoûts ? »


Il y a peut-être, dans l’Encyclopédie, plus de deux articles manqués, mais Mme de Pompadour n’avait pas moins trouvé la juste formule : c’est comme « magasin de toutes les choses utiles » que le dictionnaire des sciences et des arts réussissait auprès du public ; c’était la première fois qu’on lui présentait un répertoire de toutes les connaissances humaines ; chacun, après l’avoir feuilleté, se croyait le plus savant homme du royaume. Et ce mérite, sans doute, est réel ; bien que l’œuvre de tant de mains soit fort inégale, que nombre de questions soient faiblement traitées et que l’ensemble de l’ouvrage, à part deux ou trois douzaines d’articles, n’offre plus qu’un intérêt historique, l’Encyclopédie de Diderot reste, même aujourd’hui, le modèle et le prototype de tous les ouvrages du genre. Pourtant le véritable mérite des encyclopédistes, leur titre de gloire devant la postérité n’est pas là : il est dans le branle qu’ils ont donné à leur siècle et, par lui, à l’humanité elle-même.

Monument plus vaste que grand, chef-d’œuvre avorté, monstre sans proportions, Évangile selon Satan, Babel vite écroulée, que n’a-t-on dit de l’Encyclopédie et, parfois, avec raison ? Diderot d’ailleurs avait pris les devants sur toutes les critiques et personne, dans l’article Encyclopédie, n’a parlé avec plus de sévérité de son œuvre, même avant la défection de d’Alembert et l’affreuse mutilation des libraires. « Ici, écrit-il, nous sommes boursouflés et d’un volume exorbitant ; là, maigres, petits, mesquins, secs et décharnés. Dans un endroit, nous ressemblons à des squelettes ; dans un autre, nous avons l’air hydropique. Nous sommes alternativement nains et géants, colosses et pygmées : droits, bien faits et proportionnés ; bossus, boiteux et contrefaits… » Et tout cela est exact ; et évidemment le monument s’est vite effondré, à peine quelques pans de murailles et quelques colonnes restent debout, l’herbe couvre depuis un siècle les mille pierres émiettées qui jonchent le sol ; mais l’âme encyclopédique a survécu à l’Encyclopédie. L’esprit qui animait cet édifice d’un jour n’a pas cessé de souffler sur le monde, et partout où il a passé, il a vivifié tout ce qui mérite de vivre.

Cet esprit, quel est-il ? Tout simplement celui de la liberté. Non pas, sans doute, qu’il se soit révélé d’abord dans toute sa force ; il n’est au début que le vieux scepticisme philosophique, peu différent de celui de Montaigne ou de Bayle, curieux de vérité et déjà impatient de tout dogme imposé, négatif surtout et plus railleur que créateur. Mais les obstacles mêmes qu’il rencontre et les résistances qui lui sont opposées, non seulement lui révèlent bientôt toute sa puissance, mais surtout développent avec une rapidité qui tient du prodige tout ce qui est naturellement en lui. L’esprit de libre examen ne s’était appliqué jusqu’alors, à ses rares éveils et à de longs intervalles, qu’à un petit nombre de croyances ou de préjugés ; il soufflait sur la métaphysique, s’arrêtait devant la théologie, ignorait le reste. Cette fois, au contraire, et pour la première fois, la conception même de l’œuvre encyclopédique veut que, s’élevant toujours plus haut, il emplisse l’atmosphère tout entière. La loi pesante du monde avait été depuis des siècles le respect des autorités et des traditions que la force avait établies ; nul n’avait l’audace de leur demander si elles étaient conformes à la justice ou seulement au bien général : elles existaient, cela suffisait, et tout pliait et s’inclinait devant elles. Or, maintenant, ce qui se dresse, à la place du respect aveugle et muet, c’est la raison ; et cette raison qui s’éveille interroge tout ce qui existe. Que demande-t-elle ? En apparence peu de chose. Rien que de savoir et de se rendre compte. Mais par cela seul qu’elle prend le droit d’analyser toute chose et de porter son investigation sur la société tout entière et sur toute la nature, du même coup elle s’est proclamée souveraine, et tout ce qui ne pourra supporter son examen va se trouver frappé de mort. Du moment que la raison insurgée ne se reconnaît plus de maître, le charme est rompu à la fois de toutes les traditions. La pensée, esclave hier, est devenue libre ; peu importe que momentanément, elle seule soit libre ; cette liberté est déjà le levier qui soulèvera le vieux monde. La raison, par cela seul encore qu’elle est la raison, est l’auxiliaire nécessaire de la justice, de la tolérance et de l’humanité ; donc, rien qu’en montrant ce qu’il y a d’iniquité, d’oppression et de cruauté dans les institutions du passé, elle les condamne, les dépouille de leur prestige, les voue aux destructions immanentes. Elle proclame le droit pour les esprits de ne rien admettre que ce que peut accepter le libre examen ; le reste viendra par surcroît ; la conséquence nécessaire, inéluctable de l’Encyclopédie qui émancipe les esprits, c’est la Révolution qui affranchira les corps.

On a essayé[12] d’opposer aux Actes des apôtres chrétiens, sur qui le monde reposait depuis dix-huit siècles, les Actes des philosophes français. Rien de plus superficiel, partant de plus injuste, que de faire de l’œuvre encyclopédique un simple canon antichrétien. Les philosophes, il est certain, étaient anticatholiques et, dans l’ardeur de la bataille, confondaient le plus souvent la religion officielle et toute politique qui les opprimait, avec le christianisme dont elle n’était que la contrefaçon. S’ils faisaient dire la messe par une demi-douzaine d’abbés dans les bureaux de l’Encyclopédie, ce n’était que contraints et forcés ; rien qu’à leur attitude, il était visible que l’esprit encyclopédique protestait contre cette comédie ; tous les autres écrits des philosophes, leurs moindres propos, respiraient la haine de l’infâme. Cette haine cependant, pour vigoureuse qu’elle soit, implique-t-elle une absolue incompatibilité entre les doctrines générales du christianisme et celles des encyclopédistes ? La contradiction, ici encore, n’est qu’apparente. Dans ce xviiie siècle où les princes de l’Église s’appelaient le cardinal Dubois et le cardinal de Fleury, où La Barre mourait sur le bûcher et Calas sur la roue, si les philosophes s’insurgeaient, c’était, en effet, eux aussi, contre un fanatisme stupide, contre des pharisiens, contre une religion d’État qui ne ressemblait pas davantage à l’Évangile que jadis le cléricalisme de la Jérusalem romaine à la morale des prophètes. Les principes éternels qui font la beauté de la morale évangélique, non seulement les philosophes ne les condamnent pas, mais leur crime est précisément de les revendiquer soit qu’ils opposent la tolérance à l’oppression, soit qu’ils rappellent aux puissances consacrées les droits des humbles et des petits. Seulement, la différence essentielle est là, ils ne se résignent point. Ils ne contestent point qu’il faut rendre à César ce qui est à César. Mais ils demandent à quoi César a réellement droit. La Révolution est, tout entière, dans cette question.

Le rationalisme, c’est-à-dire le libre emploi de la raison et du raisonnement dans l’étude de tous les problèmes, tel est donc le caractère dominant de l’école encyclopédique. Elle ne dit point que la raison soit infaillible ; mais elle tient que la faiblesse de la raison ne peut être constatée que par la raison elle-même, et refuse en conséquence d’admettre d’autre principe de la connaissance. Dans le domaine de la religion, l’esprit encyclopédique oppose ainsi, par cela seul qu’il est l’esprit de liberté, la raison, toute débile qu’elle puisse être, à la révélation qui est l’abdication de la raison, et, dans le domaine politique ou social, la raison, encore et toujours, à la tradition. Tant pis pour les religions ou pour ces parties de la religion qui reposent exclusivement sur la révélation ; tant pis pour les régimes politiques et les organisations sociales qui n’ont plus d’autres assises que la tradition. La raison, évidemment, sera forcée souvent de convenir qu’elle ignore et qu’elle ignorera longtemps, même qu’elle ignorera toujours ; mais elle a le droit de se dire capable de certitude et de vérité. Où la lumière abonde, elle affirme ; où la lumière s’affaiblit, elle cherche ; où la lumière s’éteint, elle attend. Mais, comme elle a le droit de ne croire que ce qui est démontré par elle, le rationalisme encyclopédique se trouve être à la fois le scepticisme, c’est-à-dire un doute systématique et universel, aussi précis que la science, aussi vaste que l’esprit humain, et le positivisme, c’est-à-dire la limitation de la croyance à ce qui a été établi par les faits et par l’expérience. Tout l’esprit encyclopédique est là : dans quelque ordre d’idées que ce soit, il est l’ennemi naturel et violemment déclaré du dogmatisme ; qu’il s’agisse du trône ou de l’autel, de la religion ou de la métaphysique, il est essentiellement critique, il repousse toute règle qui n’est pas fondée sur la raison, il fait profession de tout examiner. Il ne nie pas systématiquement : nier n’est pas douter ; mais il doute tant que son jugement ne s’est point assis sur des preuves positives, ce qui ne veut pas dire, du moins exclusivement, matérielles. Et, dès lors, par la force même des choses, l’esprit encyclopédique s’attaque à toutes les tyrannies, qu’elles soient politiques ou qu’elles soient religieuses, et tous les despotismes le redoutent, le dénoncent et s’acharneront éternellement contre lui.

Il ne serait ni juste ni vrai de dire que les encyclopédistes ont inventé la lumière, comme Prométhée avait inventé le feu ; nous savons quelles mains pieuses se sont transmises de siècle en siècle l’étincelle sacrée. Mais ils ont soufflé sur l’étincelle, et cette étincelle est devenue la grande flamme qui éclaire l’humanité et ne s’éteindra plus qu’avec elle.

CHAPITRE III

romans et satires

Le fameux habent sua fata libelli n’a jamais été plus vrai que des ouvrages de Diderot. L’Encyclopédie s’est perdue dans la Révolution, et c’est à peine si l’on peut lire encore une centaine de pages des livres qu’il a publiés de son vivant. Au contraire, les manuscrits qu’il avait laissés dormir dans ses tiroirs ou qui circulaient timidement dans le monde en de rares copies souvent incorrectes, tout ce qu’il avait cru jeter aux vents ou qu’il avait caché dans l’hypogée de son cabinet, tout cela s’est réveillé successivement d’une vie intense, et ce qui fait aujourd’hui la gloire du philosophe a été inconnu ou peu s’en faut de son siècle. Le Rhône qui, après s’être étalé dans le bassin immense du Léman, disparaît sous terre au village de Coupy pour s’élancer à nouveau un peu plus loin vers la lumière et devenir un fleuve, c’est l’image même de cette renommée littéraire. Le xviiie siècle n’a connu de Diderot que la plus petite partie de son cours, au sortir de sa source, et le lac encyclopédique qu’il a formé avec de multiples collaborations ; les romans, dialogues et lettres, qui ont justifié sa gloire, n’ont paru au soleil que de nos jours. Imaginez tel cataclysme ou seulement tels incidents vulgaires où auraient disparu le manuscrit de la Religieuse et celui de Jacques le Fataliste, le Neveu de Rameau et le Paradoxe sur le comédien, les lettres à Mlle Volland et celles à Falconet, les Salons et le Rêve de d’Alembert, et cherchez quelle idée, n’ayant pas entendu le monstre lui-même et n’ayant l’écho affaibli que de ses paroles officielles, nous nous ferions aujourd’hui de Diderot. C’est à peine si les plus clairvoyants le devineraient, comme font les astronomes ou les mathématiciens pour l’une de ces forces de la nature ou du monde cosmique dont l’existence ne se révèle à nous que par son action sur d’autres corps. Nous pourrions calculer, comme Le Verrier pour Neptune, la puissance des effets. Mais la cause même ne nous apparaîtrait que voilée de nuages et d’obscurités. Les contemporains, sauf de rares exceptions, n’ont vu que l’homme ; nous avons risqué de n’avoir qu’un nom.

Il n’y a peut-être pas, dans l’histoire d’aucune littérature, de phénomène plus étrange : Diderot a rempli son siècle du bruit de ses batailles, et presque tous ses chefs-d’œuvre n’ont été imprimés que longtemps après sa mort. La Religieuse, où de graves commentateurs signalent naïvement l’origine des décrets de l’Assemblée nationale sur les ordres monastiques, ne fut publiée que l’an V de la République (1796), trente-six ans après que Diderot avait achevé de l’écrire à la Chevrette. Le Rêve de d’Alembert, écrit en 1769, reste manuscrit plus d’un demi-siècle. Le Supplément au Voyage de Bougainville, composé en 1772, n’a été publié que douze ans après la mort de Diderot. La réfutation du livre d’Helvétius intitulé l’Homme est demeurée inédite jusqu’en 1875. Il ne fallut rien de moins que la chute de la monarchie et l’avènement de la République pour tirer les Essais sur la peinture de l’armoire de fer de Louis XVI, et la révélation des Salons s’échelonne lentement de 1798 à 1857, de Naigeon à Walferdin. Le Paradoxe sur le comédien a vu le jour en 1830 avec les lettres à Sophie Volland, et les lettres à Falconet n’ont paru que l’année suivante. Enfin, Jacques le Fataliste et le Neveu de Rameau ont été publiés en Allemagne avant de l’être en France : Jacques par Schiller qui traduisit, en 1785, pour le journal Thalie l’épisode de Mme de la Pommeraye, et par Mylius qui le traduisit tout entier en 1792, quatre ans avant que le prince Henri de Prusse en donnât le manuscrit à l’Institut réorganisé ; le Neveu de Rameau par Gœthe qui tenait le manuscrit de Schiller, le traduisit « avec toute son âme » et le fit paraître sans succès à Leipzig, chez l’éditeur Gœschen, quarante-trois ans après la composition de l’admirable dialogue et seize ans encore avant la première édition française — qui ne fut d’ailleurs qu’une traduction rétrospective de la traduction allemande par deux jeunes gens sans scrupule[13]. Si vous ajoutez que nous ignorons de qui le libraire Buisson reçut le manuscrit de la Religieuse, comment celui du Neveu se trouva en 1804 entre les mains de Schiller, où M. de Dalberg avait découvert celui de Jacques, et que nous ne possédons qu’une copie du Paradoxe, vous mesurerez ici encore la part de « Sa sacrée Majesté le Hasard », comme l’appelait Frédéric le Grand qui s’y connaissait. Un caprice de plus de « Sa Majesté » et nous ne connaissions de Diderot homme de théâtre que ses comédies, et Diderot romancier que par les Bijoux indiscrets.

Maintenant, pour expliquer qu’une pareille somme de travail, de talent et de gloire ait pu être jouée ainsi aux dés, suffit-il d’alléguer une fois de plus avec quelle générosité le philosophe laissa mettre sa vie au pillage, donnant ses manuscrits aussi facilement que ses idées ? Outre que ses romans, et même ses dialogues, ne sont, sauf Rameau, que des ébauches, fort poussées sans doute, mais loin encore, malgré une ou deux revisions, d’être prêtes pour le cadre, peut-être faudrait-il ajouter que si Diderot laissa inédites ses œuvres maîtresses et très certainement préférées, c’est tout simplement qu’il avait peur de la Bastille et qu’il avait raison d’en avoir peur ? Quand on se rappelle pour quelles causes l’Encyclopédie, toute prudente et orthodoxe qu’on s’efforçait de la faire, a été par deux fois supprimée et interdite, il n’est pas besoin de chercher longtemps où le Neveu et la Religieuse auraient conduit Diderot. Or Diderot avait besoin d’air — il avait déjà étouffé à Vincennes ; qu’eût-ce été à la Bastille ? — mais il avait pris encore avec ses éditeurs et avec lui-même l’engagement d’honneur de ne rien épargner pour mener l’Encyclopédie à bon port. Si quelque jeune homme, après avoir lu les lettres de sœur Suzanne, avait été mettre le feu au premier couvent de nonnes, le dictionnaire tout entier flambait aussi du même coup. Il fallait donc ajourner tous ces brandons d’incendie et, bon gré, mal gré, après s’être épuisé à le réfuter en théorie, donner raison en pratique à ce précepte sage de Falconet qu’« un philosophe pendu n’est plus bon à rien ; s’il se conserve, s’il travaille, il est utile ». Quitte à en appeler bruyamment à « la sainte et sacrée postérité qui est juste, qu’on ne corrompt point et qui traîne le tyran », Diderot se conserva, en conservant ses manuscrits dans ses tiroirs, et il fit bien, même dans l’intérêt de ses manuscrits. La postérité a été sensible, en effet, à cette confiance qu’il plaçait en elle, et l’a récompensé au centuple de sa longue attente. Sa gloire, retardée d’un demi-siècle, n’a pas été seulement plus jeune, mais, par manière de compensation, plus brillante. Il avait joui avec délices du pressentiment de l’avenir ; l’avenir a dépassé ses plus joyeuses espérances ; ce devint un crime de ne pas l’admirer comme il voulait lui-même qu’on admirât Rubens et Homère, avec la défense de « relever des guenilles dans un chef-d’œuvre ». Et peut-être même serait-il temps d’y prendre garde, car il y a des guenilles, même dans les romans et les dialogues qui ont fait le plus pour sa gloire contemporaine, et il serait prudent, ne fut-ce que par crainte des réactions, de faire largement la part du feu.

Si l’on entend par roman, comme le voulait Huet, « des histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art pour le plaisir et l’amusement des lecteurs », seule, dans l’œuvre de Diderot, la Religieuse mérite ce titre. Le Neveu de Rameau porte, en effet, le sous-titre de satire ; Jacques le Fataliste n’appartient à aucun genre classé ni même classable, et quant au seul de ses ouvrages de fantaisie qu’il ait publié de son vivant, le mieux est de n’en rien dire. Diderot qualifiait lui-même les Bijoux indiscrets de « sottise » et de « cloaque » ; ajouterai-je seulement que cette série de contes obscènes est, après les mémoires de Sully, le livre le plus ennuyeux que je connaisse ?

Aussi bien, au roman comme au théâtre, l’imagination créatrice lui fait totalement défaut et la fiction ténue qui lui sert de trame n’est-elle, sauf des exceptions très rares, qu’un prétexte à théories, à analyses et, naturellement, à déclamations. Il reste ainsi, dans ce roman anti-romanesque, l’homme de son métier : philosophe et surtout, jusque dans ses pages les plus immorales, moraliste. Point d’invention, par conséquent point de composition ; mais seulement un cadre assez large pour y faire entrer tout ce dont il est pressé de débarrasser son cerveau. La forme du dialogue qu’il affectionne et où il excelle le sert à merveille. Qu’il fasse écrire la Religieuse au marquis de Croismare ou causer interminablement Jacques avec son maître, c’est donc toujours lui qui est en scène et toujours à l’affût du prétexte qui lui permettra de greffer sur le moindre incident du récit ou de la conversation la digression qui bouillonne en lui et le tourmente. Les qualités les plus fortes et les plus brillantes de son esprit se donnent enfin libre carrière, et, à côté d’elles, celles de son cœur qui valait mieux encore, la bienveillance, la bonté, une pitié pour les souffrances et pour les misères qui, certes, n’était pas unique dans le siècle de Voltaire, mais dont le ton a chez lui quelque chose de réchauffant qu’on ne retrouve pas ailleurs.

Évidemment, ces idées, dont il ne tient pas les rênes et qui ont toujours le mors aux dents, l’entraînent trop souvent où il ferait mieux de ne pas aller, tantôt dans les broussailles d’une métaphysique obscure, tantôt dans le bourbier de la gravelure. Mais quelque impatience qu’on éprouve à ces parenthèses énormes, le mouvement qui emporte l’auteur est si vif et si rapide, la succession ininterrompue d’idées et d’images qu’il évoque est si éclatante de coloris, le style surtout est si débridé et si hardi que l’ennui n’a pas le temps de naître et que Diderot vous entraîne, comme sa pensée elle-même le tire d’une course à perte d’haleine après elle. Aussi, que surgisse un épisode qui le passionne et le prenne aux entrailles, il apparaît comme l’un des plus grands conteurs de tous les temps. Non pas qu’il conte, comme on a dit, mieux que Voltaire ; il lui manque cette légèreté ailée, cette magie de simplicité qui fait tout voir sans rien montrer. Mais il raconte ses anecdotes avec une intensité et une puissance de vie, avec une force et une suite de verve qui sont uniques. Il campe ses personnages comme dans le plus lumineux tableau de Miéris ou de Terburg ; il les fait marcher et parler comme dans la vie même. Il n’invente pas, il en est naturellement incapable ; mais il voit et il entend avec une pénétration merveilleuse, et ce qu’il a vu ainsi et entendu, il le reproduit avec la fidélité implacable d’une photographie qui donnerait les couleurs de la nature, ou d’un phonographe qui serait harmonieux. Il tient à la fois, bien qu’il ne les égale point, de Rabelais par des éclats de gaîté bouffonne, de Sterne par le pétillement des idées, tantôt plaisantes et tantôt attendries, qui s’entre-croisent, de Richardson par l’observation morale et l’émotion prédicante. Mais il a quelque chose qui n’est qu’à lui, c’est une frénésie de curiosité, sympathique et scientifique tout ensemble, qui le fait entrer jusqu’au fond des âmes et nous fait voir les cœurs à nu.

Grimm a raconté lui-même le plaisant et « horrible complot » d’où est sortie la Religieuse. Le marquis de Croismare, ancien officier du régiment du roi et l’un des amis les plus dévoués des philosophes, s’était retiré, au commencement de l’année 1759, dans ses terres de Normandie, près de Caen. Cette perte « ayant été infiniment sensible » à la petite société de Mme d’Épinay, Grimm, Diderot et « deux ou trois autres bandits de même trempe » cherchèrent le moyen de le faire revenir à Paris. S’étant rappelé que, peu de temps avant son départ, une jeune religieuse de Longchamp avait réclamé juridiquement contre les vœux auxquels elle avait été forcée par ses parents, que le marquis avait sollicité en sa faveur et qu’elle avait cependant perdu son procès, Diderot supposa que sœur Suzanne Simonin avait eu le bonheur de se sauver du couvent, et écrivit en son nom à Croismare pour lui demander secours et protection. Le marquis se laissa prendre au premier appel et engagea aussitôt avec sa prétendue solliciteuse une correspondance qui se prolongea pendant plusieurs mois. Il adressait ses lettres à une certaine Mme Madin, veuve d’un ancien officier d’infanterie, qui vivait réellement à Versailles, chez qui Suzanne était censée avoir trouvé asile et qui savait seulement qu’il fallait recevoir et remettre à Diderot toutes les lettres timbrées de Caen. Les réponses, soigneusement recopiées par une main féminine, étaient signées tantôt de Mme Madin, tantôt de Suzanne elle-même. Naturellement, plus le marquis s’apitoyait, plus le philosophe s’échauffait de son côté. Croismare ayant exprimé le désir de connaître en détail l’histoire de la malheureuse qui faisait appel à son cœur, Diderot mit une telle passion à la fabriquer qu’il pleurait et sanglotait lui-même en l’écrivant, dupe de sa propre fourberie ; quand ses amis de la Chevrette entraient dans la chambre où il travaillait, ils le trouvaient « plongé dans la douleur et le visage inondé de larmes ». Enfin, comme le marquis, au lieu de venir à Paris, demanda à sœur Suzanne d’accepter un logement dans son château de Lasson, logement qu’il avait déjà commencé de meubler, et de devenir la compagne de sa propre fille, on tint un grand conseil des conjurés et Diderot décida cruellement de faire mourir la religieuse. Une lettre pathétique de Mme Madin avisa Croismare de cette catastrophe, et le bon marquis, au désespoir, après avoir remercié la veuve versaillaise « de s’être comportée à l’égard de Suzanne avec les sentiments les plus nobles et la conduite la plus généreuse », lui adressa cette suprême requête : « Tout ce qui se rapporte à notre infortunée m’est devenu extrêmement cher ; ne serait-ce point exiger de vous un trop grand sacrifice que celui de me communiquer les petits mémoires qu’elle a faits de ses différents malheurs ? Je vous demande cette grâce, Madame, avec d’autant plus de confiance que vous m’aviez annoncé que je pouvais y avoir quelques droits. » Les petits mémoires, qui sont précisément le roman de la Religieuse que Diderot écrivait en pleurant, furent-ils alors envoyés au marquis ? Grimm ne le dit pas et il est probable que Diderot n’en fit rien. En effet, huit ans après, quand Croismare revint à Paris en se proposant de prendre « mille informations sur l’infortunée qui l’avait tant intéressé », le hasard voulut qu’à sa première visite chez une amie de Mme d’Épinay qui avait été du complot, il rencontrât précisément Mme Madin ; très ému et les larmes aux yeux, il l’interroge vivement : Mme Madin ne sait qu’entendre, l’amie éclate de rire et « ce fut alors seulement le moment de la confession générale et du pardon ».

Peu d’anecdotes, même au xviiie siècle, sont plus piquantes ; quant au roman, il tient tout entier entre un fait divers authentique et un dénouement escamoté, dans le tableau des deux couvents où la Religieuse a été enfermée et qui doivent donner comme la synthèse de la vie monacale des femmes. Suzanne est une enfant de seize ans, vouée au cloître par une mère coupable et qui, obstinément rebelle à la vocation religieuse, brûlée de la soif de vivre, se trouve successivement exposée aux persécutions les plus cruelles et aux pires tentations. Innocente, mais d’une innocence à qui rien d’horrible n’échappe et qui fait frémir, elle porte au couvent l’âme d’un encyclopédiste en révolte ; la première question qu’elle se pose, « c’est pourquoi, à travers toutes les idées funestes qui passent par la tête d’une religieuse désespérée, celle de mettre le feu à la maison ne lui vient pas ». Elle ne répond pas à la question, mais point de doute sur la solution qui lui paraît logique et légitime. Et, au fait, tels qu’elle les décrit dans un réquisitoire visiblement établi sur une minutieuse enquête et tels qu’ils n’ont été que trop souvent, les couvents d’avant la Révolution n’appelaient pas seulement le feu des hommes, mais celui du ciel. « Il n’y a de bonne religieuse, dit la supérieure de Moris, que celle qui apporte dans le cloître quelque grande faute à expier. » Mais combien sont-elles qu’un grand remords ou qu’une grande douleur a vouées vraiment, par le sacrifice de tout ce qui fait la joie de la vie, à cette longue et terrible condamnation d’une mort vivante ? Et s’il n’est pas douteux que Diderot ait commis une faute à la fois contre la vérité historique et contre l’art même du roman en ne montrant pas suffisamment les sanctuaires de paix et d’oubli à côté des cloaques de fureur et d’impudicité, il est certain aussi que la sombre horreur de ces peintures ne dépasse en rien les faits qui ont été établis dans vingt procès, notamment, devant le parlement de Paris, dans l’affaire de l’abbaye de Clairvaux.

Ce qui fait, en effet, le dramatique vraiment dantesque de cet implacable récit, qu’il faut lire mais qu’on ne peut résumer, c’est qu’un cerveau d’homme eût été impuissant à imaginer les froides atrocités qu’une meute de tortionnaires en cornettes fait subir, pendant de longs mois, à la recluse dont le seul crime est de vouloir être femme. Ces punitions avilissantes, cette privation systématique de nourriture, cette cellule, dont les vitres ont été brisées exprès, transformée en glacière, cette bière où l’infortunée est enfermée pendant de longues heures, enveloppée d’un suaire, tandis que la communauté récite sur elle les prières des agonisants, ces verres cassés qu’on sème la nuit sous ses pieds nus, cette pincette rouge qu’on la force à ramasser et qui lui emporte toute la peau du dedans de la main, cette ordure où on la condamne à croupir, ces pointes aiguës dont on la pique, ces cordes dont on garrotte ses bras, bientôt tout violets du sang qui ne circule plus, tout cela est vu, vécu, senti, souffert, tout cela a vraiment été, rien de cela n’a été inventé. Voilà pour le couvent de Longchamp, et les turpitudes de celui d’Arpajon ne portent pas moins vivement avec elles l’empreinte de la vérité ; mais comment les dire, et cependant comment ne pas rappeler au moins d’un mot la scène grandiose de la confession quand la supérieure infâme, s’effondrant après un long silence, éclate dans ces mots qui donnent le frisson : « Mon père, je suis damnée » ?

Plusieurs n’ont vu dans la Religieuse qu’un livre licencieux. Je dirais volontiers que c’est le seul livre auquel Diderot ait cherché à donner une conclusion morale. Partout ailleurs, c’est avec plaisir et pour le seul plaisir d’être graveleux qu’il a cherché et étalé la fange humaine ; ici au contraire, s’il montre le vice dans toute sa laideur et toute sa folie, c’est pour en donner la haine et pour obéir, comme il convient, à sa conscience d’anatomiste de la société. Récusez le sujet, soit : vous privez l’histoire d’un document sans prix. Mais si vous l’admettez, convenez que le pinceau de l’auteur ne se complaît pas une minute aux infamies qu’il dénonce, qu’il les déteste, qu’il en inspire l’horreur, et qu’il est entre ses mains comme un scalpel. La science moderne n’en a pas connu de plus pénétrant et de plus utile.

Jacques le Fataliste est postérieur de treize ans à la Religieuse. Si Sterne n’avait pas écrit Tristram Shandy, il paraît probable que Jacques n’aurait jamais rencontré son maître et qu’ils n’eussent pas entrepris leur voyage. N’était l’épisode de Mme de la Pommeraye et du marquis des Arcis, il n’y aurait eu à cela que demi-mal ; encore a-t-on trop vanté cette histoire d’une femme du monde qui se venge de l’amant infidèle en lui faisant épouser une drôlesse qu’il croit un ange de vertu. L’invention en serait dramatique s’il n’était permis de supposer que l’aventure n’a pas été imaginée et que Diderot a raconté une vengeance véritable dont il ne serait pas impossible de retrouver les personnages ; le récit en est intéressant, d’une simplicité puissante, avec deux ou trois vignettes qui se gravent dans la mémoire, mais il y a plus de pathétique et d’observation profonde dans l’admirable anecdote de Mlle de la Chaux[14], et le style, dans celle de Desroches et de Mme de la Cardière[15], est plus naturel et plus vif. — Ces deux nouvelles, et les Amis de Bourbonne, récits familiers et simples d’événements vrais, chefs-d’œuvre de narration et d’émotion, sont des perles fines dans la vitrine où reluit trop de clinquant. — Quant à l’histoire proprement dite de Jacques et de son maître, on ne s’étonne pas que Gœthe ait trouvé plaisir à ce plat « curieusement préparé » ; les ingrédients de ce ragoût à la diable étaient presque tous nouveaux ; « les morceaux étaient hétérogènes, mais ils étaient tous pris dans la réalité » ; et cela seul, après tant d’années d’une littérature artificielle et factice, était déjà savoureux. Il y a dans Jacques l’odeur de la vie ; seulement, cette odeur y est trop souvent nauséabonde. On comprend que les plus délicats aient fini par être saturés des parfums de Paphos et de Gnide, mais vraiment les deux voyageurs de Diderot, le valet philosophe et son maître, s’arrêtent trop souvent sur les fumiers. Une odeur sale vous poursuit ainsi tout le long de la route où Jacques, son maître et quelques comparses devisent de toutes choses — c’est tout le roman, — et racontent des anecdotes. De là un invincible malaise qui fait oublier ou méconnaître et les cascades du dialogue, tant de vues ingénieuses ou profondes sur la fatalité inéluctable des choses et l’enchaînement des causes et des effets, l’amusant enchevêtrement des contes et des apologues qui se croisent, se mêlent, s’arrêtent et repartent avec une verve toujours plus franche, ce mépris hautain des conventions sociales, cette compassion sincère pour les pauvres, cette intelligence de l’âme des gueux, cette curiosité insatiable qui s’intéresse à tout.

Aussi bien Diderot lui-même s’en aperçoit-il et, dans une page imitée de Montaigne, cherche à se défendre de ce reproche qu’« un homme de sens, qui a des mœurs et se pique de philosophie, puisse s’amuser à débiter des contes de cette obscénité ». Mais il a beau prononcer qu’il ne se sent pas plus coupable, « et peut-être moins », quand il écrit les sottises de son valet que Suétone quand il nous transmet les débauches de Tibère ; il a beau invoquer Catulle et Martial, Juvénal et Pétrone, La Fontaine et tant d’autres, et déclarer que la licence du style d’un auteur est presque un garant de la pureté de ses mœurs : il ne réussit pas à se disculper. Non point qu’il faille proscrire absolument la licence de la littérature, mais parce que la sienne est opaque et pesante, et qu’il développe longuement ce qui veut n’être qu’indiqué ; il manque de grâce et d’élégance, il n’a de malice espiègle ni dans l’esprit ni même dans le style ; méconnaissant les conditions mêmes de cet art spécial, il emploie le lourd pinceau et les épaisses couleurs de Carrache à des toiles qui appellent la touche légère et fine de Fragonard. Il a pris à Sterne son manteau bariolé, mais il ne sait pas le porter ; Sterne sautille, il saute ; Sterne glisse, il appuie ; Sterne sourit, il s’esclaffe ; Sterne s’amuse, il déclame ; Sterne mouille ses lèvres à la coupe, il vide le pot jusqu’à la dernière goutte. « Un jour un enfant, assis au pied du comptoir d’une lingère, criait de toutes ses forces ; la marchande, importunée de ses cris, lui dit : « Mon ami, pourquoi criez-vous ? — C’est qu’ils veulent me faire dire A. — Et pourquoi ne voulez-vous pas dire A ? — C’est que je n’aurai pas sitôt dit A, qu’ils voudront me faire dire B. » Sterne s’arrêtait à B, mais Diderot, comme Jacques, va jusqu’à la fin de l’alphabet.

Vous avez assisté au spectacle d’un feu d’artifice ; que vous en reste-t-il dans le cerveau ? Un éblouissement désordonné et confus. Vous avez vu tourner dans le ciel des roues de feu, courir dans l’air des serpents de flamme, éclater dans les nuages des incendies de marcassites, d’améthystes, de rubis, d’iris et d’émeraudes, s’épanouir dans l’infini des gerbes d’or liquide et brillant, tout cela dans une rumeur faite de milliers de crépitements et de détonations, dans une atmosphère tiède, chargée de poudre et de salpêtre. Lisez maintenant le Neveu de Rameau : vous n’en recevrez pas une autre impression.

C’est un feu d’esprit, le plus éblouissant, le plus divertissant qui se puisse voir ; mais est-ce autre chose ? Évidemment, et Diderot l’indique expressément dans son sous-titre ; seulement, quoi qu’on ait dit et, par conséquent, redit, ce n’est pas un symbole, et la force de la satire provient précisément de ce que Rameau-le-Neveu n’a rien de symbolique. Sans doute, en écrivant cet étonnant dialogue, en éclairant cette farce-tragédie de toute la magie de son style qui n’est nulle part plus effronté ni plus coloré, Diderot ne s’est pas proposé que de conserver la physionomie du singulier parasite, « composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de raison ». âme de boue avec des éclairs de génie, qui était l’un des personnages les plus bizarres « d’un pays où Dieu n’en a pas laissé manquer », et méritait d’avoir sa place dans la zoologie de l’homme. Usant du droit incontestable qui appartient à l’artiste dans toute œuvre qui n’est pas d’histoire ou de science, il s’est servi de Rameau pour exercer contre Palissot, qui venait de donner sa comédie des Philosophes, de légitimes représailles, pour frapper du même coup les autres ennemis de l’Encyclopédie et pour prendre position contre la musique française dans sa querelle avec la musique italienne. Mais que cet « archi-fou », à la fois proxénète et moraliste, voleur et bon diable, bouffon et musicien, qu’il méprisait et qui l’amusait, doive être considéré, non pas comme l’interlocuteur du philosophe, mais comme son porte-parole et le traducteur juré de sa pensée, les commentateurs ont eu beau s’exercer sur ce thème : il est un contresens. Il est certain que les écrivains, comme les artistes, mettent souvent dans leurs œuvres autre chose encore que ce qu’ils avaient sous la plume ou sous le pinceau ; c’est qu’ils l’avaient dans la tête ou dans le cœur, et cet élargissement naturel de l’œuvre conçue est le plus fréquent des phénomènes. Il ne s’ensuit pas que le meilleur moyen de prendre un livre ne soit pas de le recevoir des mains de l’auteur tel qu’il l’a écrit. S’il faut à tout prix, sous peine de méconnaître Diderot, faire de cette satire une œuvre symbolique, les contradictions accumulées la rendent proprement inintelligible. Au contraire, tout n’y devient-il pas clair si j’accompagne simplement le philosophe au Palais-Royal, sur le banc d’Argenson quand il fait beau, au café de la Régence quand le temps est trop froid ou trop pluvieux ; tantôt abandonnant son esprit à tout son libertinage et « suivant la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune » ; tantôt se distrayant, quand il est fatigué, à voir « pousser le bois », parce que l’établissement de Rey « est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu » ; causant enfin et discutant, parce que le silence lui pèse vite, avec le premier venu qui l’aborde et qui est de taille à échanger avec lui des impressions ? Or, une après-dînée, aux premières journées de l’année 1763, c’est Rameau qui vient à lui. Il l’a rencontré déjà dans une maison où le parasite avait son couvert, « mais à la condition qu’il ne parlerait pas sans en avoir obtenu la permission » ; il s’est intéressé à ce gueux et lui a même prêté quelques écus. Ce jour-là, le neveu de Rameau, en veine de confession, est particulièrement en verve ; et le soir, rentré chez lui, Diderot rédige sa conversation d’une haleine, prêtant certes à son héros quelque chose et même beaucoup de ses propres vues, mais occupé surtout, en artiste qu’il est, à retracer un portrait fidèle de l’extraordinaire individu dont le « diable de ramage saugrenu » l’a si vivement intéressé.

Et je comprendrais que l’on contestât cette interprétation si ce petit-fils de Panurge était, comme Jacques par exemple, ou comme Dorval, un personnage de convention, sarbacane quelconque que Diderot aurait chargée d’idées jusqu’à la gueule. Mais Jean-François Rameau a existé en chair et en os, nous avons sur les hauts faits de ce drôle les renseignements les plus circonstanciés, et Mercier, dans son Tableau de Paris, ne l’a pas décrit différemment, en son style de greffier, que Diderot dans la prestigieuse prose de son dialogue :


Il réduisait à la mastication, écrit Mercier, tous les prodiges de la valeur, toutes les opérations du génie, tous les dévouements de l’héroïsme, enfin tout ce qu’on faisait de grand dans le monde. Selon lui, tout cela n’avait d’autre but ni d’autre résultat que de placer quelque chose sous la dent. Il prêchait cette doctrine avec un geste expressif et un mouvement de mâchoire très pittoresque.


Pareillement, Rameau, dans le dialogue, n’arrête pas de répéter qu’il lui faut « un bon lit, une bonne table ! » et que le reste n’est rien ; il ne se connaît pas d’autre ambition que de faire bonne chère sans travailler autrement que de son métier de parasite : « Combien de fois je me suis dit : comment, Rameau, il y a dix mille bonnes tables à Paris, à quinze ou vingt couverts chacune, et de ces couverts-là il n’y en a pas un pour toi ! » Pour être assis devant l’un de ces couverts, même avec défense de parler, il n’est point de vilenie à laquelle il ne soit prêt ; il mime la scène, déjà jouée plus d’une fois, où il va séduire une jeune boutiquière pour le compte d’un riche amphitryon. Il n’y a pas jusqu’à la pantomime de la dégustation qui ne se retrouve dans Diderot : « Puis, avec l’air d’un homme touché qui nage dans la joie et qui en a les yeux humides, il ajoutait en se frottant les mains : « Tu aurais une bonne maison — il en mesurait l’étendue avec ses bras, — un bon lit — et il s’y étendait nonchalamment, — de bons vins — qu’il goûtait en faisant claquer la langue. » Piron encore, après Mercier, dans une lettre à son ami Cazotte[16], ajoute son témoignage :


D’ici, je le vois là, ne disant jamais ce qu’il devait dire, ni ce qu’on eût voulu qu’il eût dit, toujours ce que ni lui ni vous ne vous étiez attendu qu’il dirait… Je le vois cabrioler à contretemps, prendre ensuite un profond sérieux, encore plus mal à propos, passer de la haute-contre à la basse-taille, de la polissonnerie aux maximes, fouler au pied les riches et les grands, et pleurer de misère ; se moquer de son oncle et se parer de son grand nom ; vouloir l’imiter, l’atteindre, l’effacer et ne vouloir plus se remuer ; lion à la menace, poule à l’exécution, aigle de tête, tortue et belle écrevisse de pieds ; au demeurant, le meilleur enfant du monde.


Revenez maintenant au Rameau du café de la Régence : c’est les mêmes cabrioles et les mêmes farces, la même succession de discours graves, débités « d’un ton sérieux et réfléchi », le doigt sur le front « où pourtant il y a quelque chose », et de paradoxes dévergondés, accompagnés de gestes cyniques ; là aussi, racontant une anecdote, celle du Renégat d’Avignon, il fait rêver « à l’inégalité de son ton, tantôt haut, tantôt bas », et là aussi, après avoir chanté l’ouverture des Indes galantes et l’air Profonds abîmes, il voudrait avoir écrit « ces deux morceaux-là » et être son oncle, « marchant la tête droite, et l’air satisfait et ronflant comme un grand homme ». Puis, le même dégoût le prend : « Un musicien, un musicien ! quelquefois je regarde mon fils en grinçant les dents et je dis : « Si tu devais jamais savoir une note, je crois que je te tordrais le cou ! » Diderot enfin, comme Piron, restant confondu « de tant de sagacité et de tant de bassesse, d’idées si justes et alternativement si fausses, d’une perversité si générale de sentiments, d’une turpitude si complète et d’une franchise si peu commune », voudrait se fâcher et s’indigner, « mais chaque fois la colère qui s’élève au fond de son cœur se termine par un éclat de rire ».

Le Neveu de Rameau est donc un portrait et, pour ainsi dire, l’interview du plus illustre des bohèmes par le plus grand des journalistes. Mais, cela posé, c’est aussi une satire, la plus redoutable qui ait frappé en pleine poitrine les ennemis de l’Encyclopédie et un modèle incomparable du genre. À travers le mouvement endiablé qui emporte le dialogue, Diderot trouve moyen de cribler de flèches la meule à gage des Palissot et des Fréron, comme un cavalier scythe ou tartare, qui se retourne sur un cheval au triple galop pour vider son carquois contre les ennemis qui le poursuivent. Rameau est tout ce que l’on voudra et tout ce qu’il avoue être lui-même en étalant ses turpitudes, « un fainéant, un gourmand, un lâche, un être très abject et très méprisable », un Yahou de Swift qui a découvert que, « s’il importe d’être sublime en quelques genres, c’est surtout en mal » ; mais ce produit monstrueux d’une société pourrie, s’il a profité de tous ses vices, n’en a pas du moins l’hypocrisie, et, « pour cela que le mépris de soi lui est insupportable », il en dénonce les vilenies. Depuis le roi de France à qui « un petit chignon et un petit nez » font faire toutes les sottises, jusqu’au dernier faquin qui débauche des filles pour un grand seigneur, depuis les fermiers généraux et autres « brigands opulents » qui entretiennent des cabales pour « déchirer les honnêtes gens », jusqu’aux drôles de lettres « dont les bassesses ne peuvent même pas s’excuser par le borborygme d’un estomac qui souffre », du grand criminel « dont l’atrocité fait frémir » au petit filou « sur qui l’on crache », de Villemorien au Poinsinet, de Bouret à Baculard, de Mme de la Marck à la petite Hus, honte à cette société qui s’effondre dans la décomposition et appelle le feu purificateur et vengeur ! Rameau la fait défiler dans sa confession avec une rage croissante, et personne ne l’a marquée encore d’un fer plus brûlant. Diderot est ici Pétrone et Juvénal à la fois. « La pantomime des gueux est le grand branle de la terre. » Rameau-le-gueux conduit le branle et son fils, ce fils qu’il tuerait de ses propres mains s’il devait devenir musicien, il sera perruquier à Séville — et c’est Figaro.


CHAPITRE IV

les « salons »

Diderot n’a point inventé de toutes pièces la critique d’art. — Qui peut se targuer d’avoir jamais inventé ainsi quoi que ce soit ? — La Font de Saint-Yenne avait publié avant lui des comptes rendus des Expositions, qui sont très plats, Grimm en avait écrit qui sont sensés, Gresset en avait rimé qui sont détestables. Ce qu’a fait Diderot, après quelques tâtonnements, c’est d’abord de fondre dans un genre nouveau deux éléments jusqu’alors étrangers l’un à l’autre : une critique qui n’avait pas su encore s’élever au-dessus d’une simple besogne d’informateurs, une esthétique qui n’avait pas daigné encore descendre du ciel nuageux des métaphysiciens. Ensuite, bien que ses Salons ne soient allés, de son vivant, qu’à peu de lecteurs privilégiés et n’aient été imprimés qu’assez longtemps après sa mort, il éveilla chez ses contemporains, dont les plus délicats n’aimaient la peinture qu’en poésie, comme un sixième sens, et les fit entrer dans le domaine des formes et des couleurs par les idées[17]. Le genre, tel qu’il l’a créé, s’est modifié. Le mouvement qu’il a donné à l’esprit français dure encore.

Grimm, qui avait pris en 1754 la direction de la Correspondance littéraire, y avait rédigé lui-même, au début, les nouvelles artistiques ; il offrit à Diderot, en 1759, de lui confier le compte rendu des Salons, qui étaient alors bisannuels. Le philosophe rôdait autour de cette besogne supplémentaire, bien qu’il parût ne l’avoir acceptée que pour rendre service à son ami. Comme il s’était lié, pendant les fécondes années de sa vie de bohème, à quantité de peintres et de sculpteurs dont les ateliers n’avaient point de visiteur plus assidu et plus curieux que lui, il était heureux de fixer sur le papier les idées qu’il y avait cueillies au vol et qui bourdonnaient dans sa tête. Grimm, qui n’était ni un penseur profond ni un brillant écrivain, était, avec un esprit d’une singulière netteté, le plus habile des impresarii, un admirable directeur de journal. Il savait, comme pas un, découvrir les talents, les diriger dans leur voie, les employer au mieux de leurs intérêts et des siens. Il aperçut le parti qu’il pourrait tirer des enthousiasmes de Diderot : quel régal pour ses abonnés que de leur servir, à peine défraîchies par la transcription sur le papier, ses éblouissantes causeries ! Il n’abdiquerait pas d’ailleurs tout contrôle sur les improvisations de son collaborateur. Après avoir deviné en lui cette vocation nouvelle, il s’appliquerait à le conduire, guide excellent qui, s’il manquait du tempérament de l’artiste, avait du moins une notion très élevée de l’art. Aussi bien Diderot l’a-t-il reconnu lui-même : « Si j’ai quelques notions réfléchies de la peinture et de la sculpture, écrit-il à Grimm, c’est à vous que je le dois ». Les notions brillantes, mais confuses et désordonnées, qu’avait Diderot ne devinrent, en effet, réfléchies que sous la férule de « Tyran-le-Blanc ». Sans ce Jean-Baptiste de la critique d’art, il n’eût écrit que l’article tout dogmatique de l’Encyclopédie sur le Beau ; mais il n’eût pas réussi à dégager d’une fumée épaisse, quoique déjà pleine d’éclairs, les vives lumières qui illuminent ses discours sur la peinture.

C’est donc à Grimm que nous devons les Salons de Diderot, c’est-à-dire, d’abord, une lecture qui restera, aussi longtemps que la langue française, l’une des plus captivantes qui soient, parce qu’elle promène l’esprit, l’instruisant et le divertissant tour à tour, à travers une variété infinie de sujets, et qu’elle stimule en lui, par une floraison de pensées et d’images, un afflux toujours nouveau d’idées et de sensations. Les jouissances que nous demandons à la lecture sont très diverses : un beau livre, qui distrait des plus amers chagrins, repose l’âme ou l’élève, la berce ou l’excite, la passionne ou la charme, la déride ou la fortifie. Mais la lecture la plus attrayante, qui ne préjuge pas d’ailleurs de la valeur de l’ouvrage, est celle qui nous met en communication directe avec l’auteur, nous fait voir, sentir et vivre avec lui. La correspondance de Cicéron, celle de Mme de Sévigné et celle de Voltaire, les Essais de Montaigne donnent cette intimité délicieuse ; la lettre morte s’anime ; au travail mécanique des yeux se substitue peu à peu comme une conversation avec l’écrivain lui-même : vous ne lisez plus, vous écoutez ; la distance des siècles s’efface ; il est là, près de vous, devant vous ; il vous parle : un peu plus vous le voyez ; un peu plus, vous discuterez avec lui.

Les Salons sont de la famille : quels qu’en soient les défauts, et peut-être même un peu à cause de ces défauts, ils évoquent Diderot et non point un fantôme, mais bien le philosophe en chair et en os, tel que le vit le jeune Garat le matin où il s’introduisit chez lui pour saisir sur le vif son grand voisin : « Il se lève, ses yeux se fixant sur moi, peu à peu sa voix devient distincte et sonore ; il était d’abord presque immobile, ses gestes deviennent fréquents et animés. » L’extraordinaire monologue, coupé à peine par quelques questions, roule sur tout :


« Si le discours amène le mot de lois, il me fait un plan de législation ; s’il amène le mot théâtre, il me donne à choisir entre cinq ou six plans de drames et de tragédies. À propos des tableaux qu’il est nécessaire de mettre sur le théâtre, il se rappelle que Tacite est le plus grand peintre de l’antiquité et il me récite ou me traduit les Annales et les Histoires. Mais combien il est affreux que les barbares aient enseveli sous les ruines un si grand nombre des chefs-d’œuvre de Tacite ! Si encore les monuments qu’on a déterrés à Herculanum pouvaient en rendre quelque chose ! Cette espérance le transporte de joie et, là-dessus, il disserte comme un ingénieur italien sur les moyens de faire des fouilles d’une manière prudente et heureuse. Promenant alors son imagination sur les ruines de l’antique Italie, il se transporte aux jours heureux des Lélius et des Scipion, où même les nations vaincues assistaient avec plaisir à des triomphes remportés sur elles. Il me joue une scène entière de Térence ; il chante presque plusieurs chansons d’Horace. Il finit enfin par me chanter réellement une chanson qu’il a faite lui-même en impromptu dans un souper, et par me réciter une comédie très agréable dont il a fait imprimer un seul exemplaire pour s’éviter la peine de la recopier ».


Maintenant, ouvrez les Salons. Si la promenade à travers la galerie du Louvre nous amène devant un de ces tableaux de martyrs qui « nous feraient prendre pour des bêtes féroces ou des anthropophages », Diderot part en guerre contre la « folie du Christ » et tous les crimes qu’elle a fait commettre ; s’il s’arrête devant une scène familiale l’invective furieuse tourne en idylle attendrie, il entonne un hymne en l’honneur des vertus domestiques et du « bonheur d’aimer ». À propos d’une esquisse qu’il trouve sublime et dont l’auteur n’est pourtant qu’une bête, il se demande quelles sont, chez l’artiste, les marques extérieures du génie : « Méfiez-vous de ces gens qui ont leurs poches pleines d’esprit et qui le sèment à tout propos. Le pinson, l’alouette, la linotte, le serin, jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l’aile et les voilà endormis. C’est alors que le génie prend sa lampe et l’allume, et que l’oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit. » Mais il ne suffit pas d’avoir reçu du ciel la divine étincelle : « Roslin, Suédois de naissance, pouvait être un peintre, mais il fallait venir de bonne heure dans Athènes ! » et, là-dessus, il découvre la théorie du milieu et l’établit en quatre coups de plume qui ne laissent rien d’essentiel à dire. Tout à l’heure, un mauvais tableau d’église le transportait de colère contre l’Inquisition. À l’autre bout de la salle, un autre tableau religieux ramène son souvenir aux processions de la Fête-Dieu, aux adorations de la Croix le vendredi saint, et la pompe des belles cérémonies remplit cet athée d’enthousiasme : « Je n’ai jamais vu cette longue file de prêtres en habits sacerdotaux, ces jeunes acolytes vêtus de leurs aubes blanches et jetant des fleurs devant le Saint-Sacrement, cette foule qui les précède et qui les suit dans un silence religieux ; tant d’hommes, le front prosterné contre la terre ; je n’ai jamais entendu ce chant grave et pathétique donné par les prêtres, et répondu affectueusement par une infinité de voix d’hommes, de femmes, de jeunes filles et d’enfants, sans que les entrailles ne s’en soient émues, n’en aient tressailli, et que les larmes ne m’en soient venues aux yeux. » Et puis, tout à coup, il me fait un conte, « parce qu’un conte et un propos plaisant valent mieux que cent mauvais tableaux et que le mal qu’on en pourrait dire » ; ou il déclame à pleine voix, à la manière de Perse, une satire révolutionnaire contre le luxe ; ou il m’explique encore par un apologue pourquoi les amis d’un peintre, dont le talent diminue en raison de l’étendue de sa toile, cherchent en vain à réchauffer et à l’animer de concepts plus hauts : « Un jour Roland prit un capucin par la barbe et, après l’avoir bien fait tourner, il le jeta à deux milles de là où il ne tomba qu’un capucin. »

Reconnaissez-vous la muse du poète qu’une pierre arrête et qui poursuit tous les papillons ?


Quand arriverons-nous si nous marchons ainsi ?…


Hé ! que t’importe d’arriver si tu n’es pas l’Anglais qui court le monde pour vérifier la nature sur son Guide ; je voyage avec Diderot pour voyager.

La première qualité du touriste qui raconte ses promenades est de bien voir ; la deuxième de faire bien voir ce qu’il a vu. Diderot a l’œil très clair et la mémoire très sûre. Quand il allait au Salon, il prenait ses notes sur de petits bouts de papier dont il remplissait ses poches, mais il les prenait avec une telle précision et ses souvenirs étaient si fidèles que, rédigeant son compte rendu assez longtemps, parfois un an après, il reproduisait le tableau dans toute sa vivante vérité. J’ai devant moi, en écrivant ces lignes, une ébauche sans signature achetée au hasard d’une vente. Lisant un jour le Salon de 1767, je tombe en arrêt sur cette page :


Hercule enfant, étouffant des serpents, au berceau. On voit à droite une suivante effrayée, puis Alcmène et son époux. Celui-ci saisit son enfant et l’enlève de son berceau. Dans le berceau voisin, le jeune Hercule, assis, tient par le cou un serpent de chaque main, et s’efforce des bras, du corps et du visage, de les étouffer. Sur le fond à gauche, au delà des berceaux, des femmes tremblent pour lui. Tout à fait à gauche, deux autres femmes debout : celles-ci sont assez tranquilles. De ces deux femmes, celle qu’on voit par le dos montre le ciel de la main et semble dire à sa compagne : « Voilà le fils de Jupiter ». Du même côté, colonnes. Dans l’entre-colonnement, grand rideau qui, relevé par le plafond, vient faire un dais au-dessus des berceaux. Beau sujet, digne d’un Raphaël. Cette esquisse est fortement coloriée, mais sans finesse de tons. Je ne dis pas que Taraval vaille mieux que Fragonard…


C’était mon tableau, décrit avec une précision de greffier, l’esquisse de Taraval. Les couleurs ont pâli, mais sans perdre de leur vigueur ; les tons ne sont pas devenus plus fins, mais se sont fondus dans une harmonie dorée. Les deux cents autres numéros du Salon ne sont pas moins fidèlement racontés. Vérifiez pour les Greuze et les Vernet du Louvre : la description en est toujours mathématiquement exacte. Seulement, avec cette faculté d’évocation qui fait la magie de son style, tout en détaillant l’œuvre qu’il étudie, il l’anime, la met en relief. Ce n’est plus un tableau d’histoire : c’est la scène d’histoire elle-même. Ce n’est plus un tableau de genre : c’est l’anecdote, le roman même. Ce n’est plus un paysage : c’est la nature vibrante et frémissante de lumière, éclatant dans toute sa variété, sa splendeur ou son charme mélancolique. Tout cela, sans nul apprêt, d’une seule venue, d’une seule inspiration. Il a toujours marqué un goût particulier pour les esquisses : « Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un beau tableau ? C’est qu’il y a plus de vie et moins de formes. À mesure qu’on introduit les formes, la vie disparaît. » Les comptes rendus de Diderot, écrits d’une haleine, dans une fièvre de dix jours et d’autant de nuits, sont « des esquisses de descriptions ». Il y donne tout ce qu’il y a d’essentiel dans le tableau, mais il n’insiste sur rien. Voici les contours, mais indiqués d’un seul jet de plume ; voilà les couleurs, mais fraîches et légères comme sur l’ébauche même. Cette vivacité de touche, ce mouvement rapide qui emporte sa plume, rendent insensible la transition aux digressions les plus imprévues. L’anecdote jaillit de la narration, comme aux marges de la toile les fioritures et les arabesques où le pinceau se distrait, se repose ou s’exerce. Notre imagination excitée suit le philosophe partout où il lui plaît de la mener, et ne s’étonne de rien. L’œuvre d’art, qu’il a si scrupuleusement décrite, a éveillé en lui des idées, des souvenirs sans nombre. Il étoufferait s’il ne s’en délivrait. C’est alors une gerbe éblouissante de pensées, un feu d’artifice ininterrompu de paradoxes… « Sonate, que me veux-tu. » Évidemment ; mais si la sonate m’enchante, pourquoi chicaner, gâter, empoisonner mon plaisir ? Prenons-le d’abord. Il y a bien assez de gens, de par le monde, qui ressemblent au pauvre Parrocel : « Il a beau se frapper le front, il n’y a personne ». Derrière le front de Diderot il y a une légion toujours prête à s’élancer, orateurs, physiciens, moralistes, poètes, dramaturges, satiriques, pour se livrer sous nos yeux aux exercices les plus variés. Tout le grise, surtout la peinture. Pourquoi ne pas jouir, nous aussi, de cette griserie ?

Sans se défendre contre le charme de ces merveilleuses causeries, d’autres que de simples cuistres se sont demandé si la peinture n’a point été pour Diderot ce que l’histoire a été plus tard pour Dumas : la patère où il accroche ses contes et ses théories. En fondant la critique d’art, ne l’a-t-il point faussée ?

Voici d’abord un premier point : quel but se propose Diderot en écrivant ses Salons ? Bien qu’il ne l’ait défini en aucune page de ses trois volumes, son ambition ne peut être celle d’un vulgaire amuseur : ce qu’il cherche, c’est à initier au sentiment des arts plastiques un siècle qui ne manque ni de sculpteurs ni de peintres, mais où le public lui-même est à l’égard de la peinture d’une ignorance qui touche à l’indifférence et, n’ayant d’oreilles que pour l’esprit, n’a plus d’yeux pour la forme. Dès lors, imaginez que Grimm, au lieu de s’adresser à Diderot pour le compte rendu des Expositions, se fût adressé à un Winckelmann. Au lieu de ces causeries en zigzag et de ces discours étonnants où l’art, en effet, ne paraît souvent qu’un prétexte à philosopher, nous aurions eu une série d’études d’une science achevée, où les défauts et les qualités de l’art français eussent été mis en lumière avec une grande force de critique. Mais quel en eût été l’effet ? quelle en eût été l’action ? Mme Necker les eût lues évidemment, parce qu’elle lisait tout, mais, les ayant lues, eût-elle dit ensuite de Winckelmann ce qu’elle dira de Diderot, ce que la France entière a pu dire après elle : qu’il lui avait ouvert les yeux et qu’il avait donné pour elle aux tableaux le relief et la vie ? Pour amener ou ramener à l’art un pays qui n’était plus épris que des choses de l’esprit, il fallait ruser avec lui : comment ruser plus habilement qu’en le conduisant à la forme par l’esprit même ? Si le sens des beaux arts est devenu plus général en France que partout ailleurs, c’est un service que l’âme française doit à Diderot.

En faisant ainsi de la description des œuvres d’art un genre littéraire, Diderot a fait acte, plus ou moins consciemment, d’éducateur et de politique. Il n’en reste pas moins que l’art et la littérature ne se distinguent pas seulement comme moyen d’expression, mais bien plus encore comme principes — et Diderot ne l’a point nettement aperçu, — et qu’il y a plus de différence entre le domaine des formes, qui est celui de l’art, et le domaine des idées, qui est celui de la littérature, qu’entre un pinceau et une plume. Diderot, en effet, part de ce principe qu’il y a un beau éternel, immuable, règle et modèle du beau subalterne, et que cette règle est également applicable à la nature, à la littérature et à l’art : c’est tout son puissant article de l’Encyclopédie où il appelle indistinctement « beau hors de lui » tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans son entendement l’idée de rapports, et « beau par rapport à lui » tout ce qui réveille cette idée. Mais alors même que cette conception serait bien la clef de l’esthétique, il ne s’ensuivrait pas qu’il suffirait d’avoir forgé cette clef pour savoir juger infailliblement. Or Diderot, s’il était, plus qu’aucun de ses contemporains, sensible à la beauté des lignes, à l’harmonie des formes et à la qualité des couleurs, l’était surtout à l’émotion littéraire qui se dégageait pour lui d’une statue ou d’un tableau. Il a l’intelligence trop ouverte pour ne pas se rendre compte, d’abord par accident, que les idées ne sont pas les formes. Il fait ainsi, devant le Saint Grégoire de Vien, cette hypothèse : « Supposez devant ce tableau un artiste et un homme de goût. Le beau tableau ! dira le peintre. La pauvre chose ! dira l’homme de lettres ; et ils auront raison tous les deux. » L’homme de lettres n’a point raison ; c’est déjà beaucoup, en plein xviiie siècle, que de donner demi-raison à l’artiste. Mais, neuf fois sur dix, Diderot regarde les œuvres d’art avec les yeux de l’homme de lettres et juge d’un tableau comme d’un roman ou d’une tragédie. Pour qu’une statue ou qu’un tableau lui plaise, il faut qu’il y trouve d’abord matière à littérature. « Le premier point, le point important, c’est de trouver une grande idée. » Mais qu’est-ce, en peinture ou en sculpture, qu’une grande idée ? Où est-elle, par exemple, dans le Gladiateur de la galerie des Antiques, beau seulement par la forme et par le mouvement, ou dans la Bethsabée de Rembrandt, belle seulement par le modelé et par la couleur ?

La part que Diderot a faite à la technique semble aujourd’hui insuffisante ; cependant, sur ce point encore, s’instruisant en instruisant les autres, il a été des premiers à découvrir à nouveau que, si l’art commence où le métier cesse, le métier est le support de l’art. Au début (Salon de 1761), il avoue qu’« il ne se connaît pas en dessin » ; il se risquerait encore à acheter un tableau sur son goût, sur son jugement ; s’il s’agit d’une statue, il prendra l’avis de l’artiste. Mais l’aveu n’est pas sans lui coûter : que penserait-il du peintre qui, ayant à juger un écrivain, dirait d’abord : « Je ne connais pas la grammaire » ? Il cherche donc des excuses : « J’ai peur que les autres ne s’entendent pas plus au dessin que moi ; nous ne voyons jamais le nu ; la religion et le climat s’y opposent ; les anciens, eux, avaient des bains, des gymnases, peu d’idée de la pudeur, un climat chaud, un culte libertin. »

Cette excuse pourtant ne le satisfait pas : « L’artiste, quand il se défend avec le dessin, n’aurait-il pas raison contre l’homme de lettres ? » Deux ans plus tard, il discute à nouveau la question à propos du portrait. Qu’est-ce qu’un beau portrait ? Les artistes disent que le mérite principal d’un portrait, c’est d’être « bien dessiné et bien peint ». Les hommes de lettres, les gens du monde répondent : « C’est une chose bien douce que de retrouver sur la toile l’image vraie de nos pères, de nos mères, de ceux qui ont été les bienfaiteurs de l’humanité. Entre deux portraits, l’un de Henri IV, mal peint, mais ressemblant, l’autre d’un faquin de concussionnaire ou d’un sot auteur peint à miracle, quel est celui que vous choisirez ? » Diderot hésite, puis, tout à coup faisant un grand pas vers la technique : « Il faut qu’un portrait soit ressemblant pour moi et bien peint pour la postérité. » Il croira longtemps que la peinture d’histoire est supérieure à toutes les autres, il parle couramment d’un peintre de portraits qui « s’élève à la peinture d’histoire ». Toutefois il se méfie déjà des « grandes machines » ; bientôt, avec son exagération familière, bannissant de la peinture le Parnasse et la Cène, il s’écriera : « La toile comme la salle à manger de Varron, jamais plus de neuf convives ! » — Il a, naturellement, le sens de la vie, de la chair blonde et rose, du sang qui circule sous l’épiderme : « Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair ; mille autres mourront sans l’avoir sentie. » Il a surtout l’instinct de la couleur. Il fait la leçon à Hallé : « On dirait que vous avez barbouillé cette toile d’une tasse de glace aux pistaches. » Il décrit la magie de Chardin : « Ce sont des couches épaisses de couleurs appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres fois, on dirait que c’est une vapeur que l’on a soufflée sur la toile : ailleurs une écume légère qu’on y a jetée. Approchez-vous : tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous : tout se recrée et se reproduit. » Plus il avance, plus il se montre exigeant pour le métier. La morale n’est plus la seule qualité qu’il requiert comme essentielle à l’artiste ; il y faut encore la perspective. Désormais, à chaque nouveau Salon, il fera des découvertes qui sont d’un véritable artiste : que la simplicité est l’un des principaux caractères de la beauté et qu’elle est essentielle au sublime ; que les raccourcis sont savants, mais rarement agréables : que la nonchalance embellit une petite chose et en gâte toujours une grande. Lui qui veut que la peinture soit vertueuse, il ne veut pas qu’elle vise à l’esprit : « Le bel esprit est la fin de toutes les qualités dans un grand artiste. » Au début, il a pu s’amuser de la manière ; il la déteste à présent : elle est dans les arts ce qu’est la corruption des mœurs chez un peuple. Il a reconnu de bonne heure que « la largeur du faire est indépendante de l’étendue de la toile et de la grandeur des objets. Réduisez tant qu’il vous plaira une Sainte Famille de Raphaël et vous n’en détruirez point la largeur de faire. «

Écoutez maintenant sa querelle avec La Grenée : « Lorsque je lui objectai la petitesse et le mesquin de cette tête de Pompée, il me répondit qu’elle était plus grande que nature. Que voulez-vous obtenir d’un artiste qui croit qu’une tête très grande, c’est une grosse tête, et qui vous répond du volume, quand vous lui parlez du caractère ? » Il sent encore le mot profond du sculpteur Lemoine : « Il faut trente ans de métier pour savoir conserver une esquisse » ; il écrit lui-même : « Je sais ce que cela deviendra est un mot qui n’est que d’un artiste consommé ». Le dessin surtout finit par le préoccuper : « Paul Véronèse se donnait la peine de faire des pieds, des mains ; mais on en a reconnu l’inutilité et ce n’est plus l’usage d’en peindre, quoique ce soit toujours l’usage d’en avoir. « Enfin, dans ses deux derniers Salons, ceux de 1775 et 1781, Diderot renonce entièrement à l’esprit, à la rhétorique, à la littérature ; sous l’influence des peintres et des sculpteurs qui l’ont initié : Chardin et Falconet, il ne s’occupe plus que de la technique et en remontre victorieusement aux hommes du métier. Ses beaux discours d’antan de onini re scibili sont remplacés presque exclusivement par des notes comme celles-ci : « Cette jambe est d’un bon pouce trop courte ; ces têtes sont trop grosses, ce qui rend les figures trop courtes ; carnation de pain d’épice ; point de dessin, draperies de bois ; les muscles mastoïdes forment deux cordes qui ont l’air de soutenir la tête avec effort ; les mains sont engorgées ; assez bien dessiné, mais sec. »

Et, peut-être, devant cette métamorphose, allez-vous regretter les scènes tragi-comiques qu’il donnait naguère devant l’Évanouissement d’Esther par Restout : « Il s’agit bien de toucher de son sceptre une femme charmante, adorée et qui meurt de douleur ! Que deviendrais-je si je voyais Sophie dans cet état ! Comme je serais éperdu, quels cris je pousserais ! Mais non, l’insensible et froid monarque ne dit rien de tout cela. Ah ! je ne veux pas régner ! j’aime mieux aimer à mon gré ! » Mais quoi ! vous lui reprochiez de n’être qu’un littérateur : il vous prouve qu’il est autre chose, qu’il est devenu vraiment le « sacristain de l’Église ». Et c’est dans cet aride et fastidieux salon de 1781 qu’il découvre David, qu’il le salue le premier, qu’il proclame avant tous la noblesse naturelle de ses attitudes, « son habileté à jeter des draperies et à faire de beaux plis », la solidité de son dessin. Il s’agit du Bélisaire, aujourd’hui au musée de Lille :


… Tous les jours je le vois,
Et crois toujours le voir pour la première fois.


Si Diderot n’a accordé que sur le tard à l’orthographe et à la grammaire de la peinture toute l’attention qui convient, il a eu, dès le début, un sentiment très vif de la composition. La composition n’est pas le sujet, c’est l’art d’interpréter un ensemble, et qu’il s’agisse d’un portrait ou d’une scène historique, d’une nature morte ou d’un paysage, il en parle à merveille. Ce n’est point qu’il refasse toujours avec autant de bonheur que d’esprit et d’allègre fantaisie la composition des tableaux. Un tableau recommencé sur ses indications restera le plus souvent un méchant tableau ; ses projets de statuaire ressemblent à des gâteaux montés. Encore Greuze, La Grenée et Chardin assuraient que « les images pouvaient passer sur la toile presque comme elles étaient ordonnées dans sa tête ». Mais il a d’abord un sentiment très rare de l’unité : ce qu’il appelle la force de l’unité n’a peut-être jamais été mieux senti et rendu plus sensible que par lui. Dégager le morceau principal à son plan et en pleine lumière, subordonner le détail à l’ensemble, lier toutes les parties du tableau dans une seule harmonie, il revient sans se lasser et avec une abondance toujours nouvelle d’arguments et d’images sur ces nécessités de la composition. « L’unité du tout naît de la subordination des parties, et de cette subordination naît l’harmonie qui suppose la variété. » Il montre comment « les accessoires trop soignés rompent l’équilibre », « comment il faut être clair n’importe par quel moyen ». La plume à la main, il n’a jamais eu le temps de composer : ses ouvrages sont une suite de digressions enfilées au hasard de l’inspiration comme un collier de perles baroques ; il n’a pas fait un seul livre. Mais l’artiste qui, le pinceau à la main, suit son exemple, n’échappe point à sa sévérité : « Voilà trois groupes que rien ne lie ; il y a de quoi découper dans ce tableau trois éventails ». Il se peut que chacun de ces trois éventails soit beau ; mais ce tableau lui-même est détestable, ce n’est pas un tableau. Il maltraite plus durement encore les Grâces de Van Loo : « Parce que ces figures se tiennent, le peintre a cru qu’elles étaient groupées. » Et avec une belle véhémence : « Que font-elles-là ? Je veux mourir si elles en savent rien. Elles se montrent. Ce n’est pas ainsi que le poète les a vues. » Il a pareillement le sentiment du cadre, du décor. Aucun de nos descripteurs les plus vantés n’a mieux fait voir que lui, avec plus de charme et de puissance, d’une touche plus large et plus expressive, le paysage où se détache une grande scène. Il s’agit du jugement de Pâris :


Que la scène se passe au bout de l’univers ; que l’horizon soit caché de tous côtés par de hautes montagnes ; que tout annonce l’éloignement des regards indiscrets ; que de nombreux troupeaux paissent dans la prairie et sur les coteaux ; que le taureau poursuive en mugissant la génisse ; que deux béliers se menacent de la corne pour une brebis qui paît tranquillement auprès ; que tout ressente la présence de Vénus et m’inspire la corruption du juge : tout, excepté le chien de Paris que je ferai dormir à ses pieds.


Enfin, ce moment du peintre et du sculpteur qui ne peut pas être le même que celui du poète, ce moment fugitif, « indivisible », Diderot l’arrête net au passage, comme le bon tireur son gibier. Le poète a la liberté de décrire les mouvements successifs des corps et des âmes ; le peintre, le sculpteur, doit les saisir au moment où l’action a atteint son maximum d’intensité dans son maximum de clarté. Tout le Laocoon de Lessing est en germe dans la page fameuse de la Lettre sur les Sourds-Muets quand Diderot démontre que ce qui fait bien en peinture fait toujours bien en poésie, mais que cela n’est pas réciproque ». L’une des plus belles images de Virgile, l’apparition majestueuse de la tête de Neptune au-dessus des flots, donnerait, traduite en peinture, le plus déplaisant des tableaux.

Presque tout ce que Diderot a écrit de la composition est excellent ; quelque importance que la technique ait dans les arts plastiques, le dessin et la couleur n’y sont pas tout ; ce reste, qui est tout simplement l’âme même de l’œuvre d’art. Diderot le sent profondément. Seulement, s’il a raison sur ce point contre l’école matérialiste de l’art pour l’art, contre les hommes de métier qui ne sont que des hommes de métier, des artisans et non des artistes, le sujet lui-même le préoccupe à l’excès et c’est par là qu’il offre prise. Qu’est-ce que le sujet ? C’est, j’imagine, l’objet que le peintre ou le sculpteur se propose de reproduire. Si l’artiste, par exemple, se propose exclusivement de me montrer une tête de femme, j’ai le droit de lui demander de faire choix d’un beau modèle, parce qu’un beau modèle me fait plus de plaisir qu’un vilain ; mais, cette réserve faite, que la tête soit belle ou laide, si la reproduction de cette tête est vraiment le seul objet de l’artiste, ma critique ne peut porter à bon droit que sur l’exécution, c’est-à-dire sur l’interprétation qui résulte du dessin et du modelé, de la lumière et du coloris. Que si l’artiste, au contraire, a l’ambition de me montrer Andromède, alors mes exigences augmentent ou plutôt c’est lui-même, de son propre fait, qui les a accrues. Il ne me suffit plus alors que la femme nue qu’il a liée au rocher soit bien dessinée, bien modelée, bien peinte et bien éclairée ; il faut encore que, frissonnant de peur à l’approche du monstre, ou de joie à l’arrivée de Persée, elle réponde par sa beauté, son mouvement, son attitude et son émotion, à l’idée que l’artiste m’a annoncée par l’étiquette de son tableau et qu’il a évoquée dans mon esprit nourri de mythologie. En résumé, pourvu que l’exécution soit parfaite, libre à lui de ne me montrer qu’une tête de vieille mendiante, un bœuf à l’étal ou un simple chaudron. Rembrandt et Chardin n’ont pas eu d’autres sujets pour des tableaux qui sont des chefs-d’œuvre. Mais quand l’artiste m’annonce la Vénus ou la Madeleine, alors la seule beauté de l’exécution ne me suffit plus et je hausse mes exigences au niveau même de sa prétention.

Est-ce ainsi qu’il faut comprendre le sujet ? En tout cas, ce n’est pas ainsi que Diderot le comprend. Alors que pour les Italiens de la Renaissance, le véritable objet de l’art, c’est le corps humain, c’est de bien faire un homme et une femme nus, pour lui, c’est l’histoire et même l’historiette ; il faut une action pour l’intéresser. La forme, chez lui, est toujours étouffée par l’idée, comme un arbre par une végétation de lianes. Il veut d’abord qu’un tableau fasse penser. Au début du Salon de 1767, il dialogue avec Naigeon : « Que dites-vous de tout cela ? — Rien. — Comment, rien ? — Non, rien, rien du tout : est-ce que cela fait penser ? » Penser, penser à quoi ? Diderot explique lui-même comme il l’entend. Un tableau d’Hubert Robert représente des ruines, une rotonde, un obélisque, une fontaine et des marchandes d’herbes sous les arcades d’une grande fabrique. « Pourquoi, demande le philosophe, pourquoi ne lit-on pas, en matière d’enseigne, au-dessus de ces marchandes d’herbes : Divo Augusto, divo Neroni ? Pourquoi n’avoir pas gravé sur cet obélisque : Trigesies centenis millibus hominum cæsis, Pompeius ? » Et, sans laisser au pauvre Robert le temps de répondre qu’il a simplement cherché à rendre un coin de paysage, à l’éclairer de son mieux, à bien échelonner ses plans et ses personnages :


Cette dernière inscription, s’écrie Diderot, réveillerait en moi l’horreur que je dois à un monstre qui se fait gloire d’avoir égorgé trois millions d’hommes. Ces ruines me parleraient. Je m’entretiendrais de la vanité des choses de ce monde, si je lisais au-dessus de la tête d’une marchande d’herbes : Au divin Auguste, au divin Néron, et de la bassesse des hommes qui ont pu diviniser ce lâche proscripteur, ce tigre couronné. Voyez le beau champ ouvert aux peintres de ruines, s’ils s’avisaient d’avoir des idées.


Ainsi, ce que ces mots : faire penser, signifient pour lui, quand il les applique à la peinture, c’est que le tableau doit prêter à déclamation ; ut declamatio fiat. Le paysage, bien ou mal éclairé, bien ou mal dessiné, offre-t-il ou non l’impression vague et triste des campagnes désolées et de la ruine ? Il faut d’abord que le tableau donne aux philosophes l’occasion « de déverser leur bile sur les dieux, les prêtres, les tyrans et tous les imposteurs du monde ». Le peintre ingénu ayant négligé d’orner d’une inscription latine un pan de mur au-dessus d’une vieille femme, le tableau est dénué d’intérêt ; il ne fait point penser. Quand le marquis de Presles montre à son beau-père un paysage représentant neuf heures du soir, en été, dans les champs : « Ça n’est pas intéressant, ce sujet-là, s’écrie Poirier, ça ne dit rien ! J’ai dans ma chambre une gravure qui représente un chien au bord de la mer, aboyant devant un chapeau de matelot : À la bonne heure ! ça se comprend, c’est ingénieux, c’est simple et touchant ! » Avec son génie, Diderot raisonne-t-il autrement que M. Poirier ?

Encore s’il se contentait des tableaux qui font penser ! Mais une fois sur cette pente, il ne s’arrête pas ; il veut bientôt qu’un tableau soit une leçon de morale. « Quoi donc ! le pinceau n’a-t-il pas été assez et trop longtemps consacré à la débauche et au vice ! Courage, mon ami Greuze, fais de la morale en peinture ! » Et le voilà s’échauffant à perte d’haleine sur ce thème. Le projet de tout honnête homme qui prend le pinceau — l’auteur des Bijoux indiscrets ajoute même : « et la plume », — c’est de rendre la vertu aimable, le vice odieux et le ridicule saillant. Nos pédagogues modernes ont inventé la morale en action ; il préconise la morale en couleur. De là, sans doute, tant de pages délicieuses sur ce Greuze, « votre peintre et le mien, le premier qui se soit avisé parmi nous de donner des mœurs à l’art et d’enchaîner ces événements d’après lesquels il serait facile de faire un roman » ; de là, sur le Fils ingrat, le Fils puni, la Mère bien-aimée, tous ces petits récits, alertes et parfumés d’émotion, qui sont devenus bien supérieurs à leurs modèles. Pour vif que soit le charme de ces histoires si joliment contées, le genre d’anecdotes qu’elles célèbrent glisse vite vers un peu de niaiserie. Devant un tableau de Le Prince : « Portrait d’une jeune fille quittant les jouets de l’enfance pour se livrer à l’étude », il s’impatientera lui-même : « Tableau médiocre, mais excellente leçon pour un enfant ! » Il y a donc trop de Berquin dans cet émule de Crébillon le fils, et quel Berquin au surplus qui, même en pleine vertu, reste vicieux et libertin ! Écoutez-le devant la Mère bien-aimée : « Cela est excellent et pour le talent et pour les mœurs. Cela prêche la population et peint très pathétiquement le bonheur et le prix inestimable de la paix domestique. Cela dit à tout homme qui a de l’âme et des sens : Entretiens ta famille dans l’aisance, fais des enfants à ta femme, fais-lui en tant que tu pourras, n’en fais qu’à elle et sois sûr d’être bien chez toi ! » Où la vertu va-t-elle se loger ? Évidemment cet honnête et familial libertinage donne une idée très exacte de Greuze dont le dessin, dans ces douces scènes domestiques, caresse trop savamment, sous les mouchoirs de batiste et les fins corsages d’indienne, les contours onduleux et les formes arrondies. Dans le poème de la jeune fille qui pleure son oiseau mort, Diderot encore ne traduit pas avec moins de fidélité la toile de boudoir où la jeune fille n’est plus vierge, où l’oiseau n’est pas un oiseau. Mais ne trouvez-vous pas quelque chose d’également vilain, chez le peintre et chez l’écrivain, à cette vertu qui devient une enseigne de plaisir, à cette jatte de lait aux cantharides ?

Pour une âme pure, tout est pur ; rien ne l’est aux yeux de Diderot. Pour une page vraiment exquise sur ces gens « qui ne savent pas que les paupières fermées ont une espèce de transparence, qui n’ont jamais vu une mère venant la nuit voir son enfant au berceau, une lampe à la main, et craignant de l’éveiller », que de laides grossièretés entre deux bouffées de morale ! Pesez cette prétendue confession : « Je ne suis pas un capucin ; j’avoue toutefois que je sacrifierais volontiers le plaisir de voir de belles nudités, si je pouvais hâter le moment où la peinture et la sculpture songeront à concourir, avec les autres beaux-arts, à inspirer la vertu et à épurer les mœurs ». Épurer les mœurs par la peinture, c’est, nous le savons, raconter en couleur des drames de famille, des apologues, le théâtre bourgeois de Diderot. Mais quel est bien le genre de plaisir qu’il éprouve devant de belles nudités ? Il n’y a pas moyen de l’en défendre : c’est le plus bas, la vulgaire excitation des sens. Dans la nudité, il ne voit que la promesse du plaisir. « Ces objets séduisants contrarient l’émotion de l’âme par le trouble qu’ils jettent dans les sens. » L’aveu seul est une condamnation. « Je regarde Suzanne, et, loin de ressentir de l’horreur pour les vieillards, peut-être ai-je désiré être à leur place. » Il regarde ainsi, en louchant, toutes les Vénus et toutes les Galatées. Le faune en rut, la main tendue à l’affût des blondes tresses, poursuivant, comme le chasseur la biche, la nymphe dans le taillis et la napée sous l’onde, le faune, jeune, ardent et beau, n’a rien qui répugne : il est dieu, il est une force, une force de la nature. Or Diderot n’est point cet Ægipan, c’est Silène fatigué. Même plus jeune, malgré ses amplifications de rhétoricien sur la statuaire grecque et romaine, a-t-il éprouvé le beau et noble sentiment antique du nu ? Il sait assurément ce qui distingue le déshabillé du nu ; peut-être même a-t-il été le premier à formuler cette vérité devenue banale :


Une femme nue n’est point indécente, c’est une femme troussée qui l’est… Supposez devant vous la Venus de Médicis et dites-nous si sa nudité vous offensera. Mais chaussez les pieds de cette Vénus de deux petites mules brodées ; attachez sur son genou, avec des jarretières couleur de rose, un bas blanc bien tiré ; ajustez sur sa tête un bout de cornette ; et vous sentirez la différence du décent et de l’indécent. C’est la différence d’une femme qu’on voit et d’une femme qui se montre.


Mais c’est seulement son intelligence qui découvre à Diderot ces vérités ; il ne les sent point dans les profondeurs de son être, et, les exposant, il reste graveleux. Dans le domaine de l’art, l’instinct est supérieur à l’intelligence. Ce protagoniste ardent et souvent magnifique de la nature n’a pas réussi à s’émanciper de son siècle ; il reste essentiellement, comme lui, raffiné et corrompu. Les prétendues vierges de Greuze n’ont de l’innocence que le ragoût du fruit vert : il se délecte à ce piment. Et quand il proteste, toujours, bien entendu, au nom de la morale, sans subir la magie de leur art, contre les blondes visions de Fragonard et de Boucher, sa protestation, copieusement et lourdement descriptive, est cent fois plus indécente que la polissonnerie dont il s’effarouche, dieu des jardins vieilli qui se voilerait la face devant une gamine au bain. Pour désigner les différentes parties du corps humain, même devant un tableau de sainteté, il va toujours à l’expression la plus triviale, la plus sale, qui lui paraît « la plus simple ». Il éprouve régulièrement un besoin maladif de traduire en français l’épithète de la Vénus Callipyge. De sa source à son embouchure, ce grand fleuve ne cesse pas de rouler l’ordure dans le cristal.

Si l’on est curieux de chercher la cause de tant d’inutile grossièreté, il faut la trouver dans une vérité qui a l’apparence du paradoxe : c’est que Diderot, naturaliste et matérialiste en philosophie, est spiritualiste en art au lieu d’être sensualiste. L’artiste, en effet, ne voit dans les formes que des formes : « Après cela, dit Cellini, tu dessineras l’os appelé sacrum ; il est très beau ». Qu’est-ce que Cellini trouvait de beau dans le sacrum ? Cela ne se définit point, cela se sent et Diderot ne le sent pas. Une belle nudité n’inspire à l’artiste que le sentiment, qui est très pur, du beau, des belles lignes, des belles formes. Diderot, devant le nu, cherche l’esprit. Le sentiment plastique, en résumé, lui fait défaut, cette sensation physique et, pour ainsi dire, mécanique, dont l’artiste vrai est ému en présence d’une belle œuvre d’art, sensation pure comme la matière elle-même et que l’esprit seul peut troubler et vicier. — Et puis Diderot, jusqu’à son voyage en Russie, n’a jamais quitté Paris que pour Bourbonne et Langres ; il ne connaît ni l’Italie ni la Grèce, il n’a qu’une idée vague de la Renaissance ; il a vu trop peu de chefs-d’œuvre, son éducation artistique est par trop incomplète : il n’a pas salué, dans son sanctuaire même, la Beauté. Lui-même d’ailleurs en convient, pleure de n’avoir point fait le voyage aux pays de lumière « où son âme se serait ouverte sans réserve, eût versé toutes ces pensées retenues, tous ces sentiments secrets, tous ces mystères de la vie dont l’honnêteté scrupuleuse interdit la confidence à l’amitié même la plus intime et la plus réservée ». Il n’a pu que deviner, il n’a fait qu’entrevoir à l’horizon la Terre Promise. — Lisez les pages où il a esquissé cette histoire délicate et charmante, la formation de l’idéal de beauté chez les anciens ; toute l’invocation encore à la « ligne vraie ». — Mais quoi ! il ne lui a pas été donné de faire le voyage révélateur, de pénétrer dans le temple dont, tristement, il n’a pu qu’indiquer le chemin à ses héritiers, plus heureux que lui. « Connaît-on Virgile et Homère quand on a lu Desfontaines et Bitaubé ? » Il n’avait lu que Bitaubé.

Faut-il essayer maintenant de juger ses jugements sur les artistes et sur leurs œuvres ? On l’a fait vingt fois, mais à quoi bon ? Si je dis d’un critique qu’il est plein de sens et de goût, cela signifie surtout que je vois les choses et que je les apprécie comme lui. Quand Diderot écrit qu’« il donnerait dix Watteau pour un Téniers », vous qui avez aimé aux bords fleuris de l’Île Enchantée et rêvé à l’infini de son ciel, vous protestez, mais quel collectionneur flamand n’applaudira pas ? Quand il devine David et célèbre La Tour, si j’admire la sûreté de son jugement, c’est que je le partage. Autant de natures d’esprit, autant de goûts divers ; autant de couches sociales, autant de manières de voir et de sentir. « Ce que nous aimons le moins de Greuze, a écrit un contemporain, était justement ce qui touchait le plus Diderot : le drame sentimental et domestique. » Nous, combien sommes-nous ? Sur cinq mille visiteurs qui iront dimanche au Louvre, vous compterez sur les doigts de la main ceux qui ne pensent pas aujourd’hui encore comme Diderot. Et qu’est-ce enfin qu’un jugement ratifié par la postérité ? Carrache et Guide ont trôné pendant deux siècles à côté de Raphaël : où sont-ils descendus aujourd’hui ? Mais qui peut dire qu’ils ne remonteront pas demain ?

Aussi bien, à cause de sa sincérité même et de sa spontanéité, rien de plus capricieux que les jugements de Diderot : au Salon, comme ailleurs, il reste l’homme de toutes les contradictions qu’il développe avec la même fougue et le même éclat. Il dira ainsi alternativement de Boucher qu’il est l’Arioste de la peinture, et qu’il n’est même point dans son genre ce que Crébillon fils est dans le sien, qu’il est un faux bon peintre comme on est un faux bel-esprit et qu’il a surmonté comme pas un les difficultés de la peinture. Aucun système, aucune idée préconçue ; il vous raconte ses impressions successives. Sa première impression devant tel tableau du même Boucher, c’est que le peintre abuse du détail ; il s’en explique avec sa véhémence ordinaire : « Quand on écrit, faut-il tout écrire ? Quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez quelque chose à suppléer pour mon imagination ! » Mais qu’au moment même où il disserte avec le plus de sévérité, le charme du peintre opère, il ne s’en défend ni s’en cache : « Quel tapage d’objets disparates ! On en sent toute l’absurdité : avec tout cela, on ne saurait quitter le tableau. Il vous attache, on y revient : c’est une vue si agréable ! » Savoir admirer, n’en point rougir, est la qualité la plus rare du critique ; c’est la sienne et, naturellement, il l’exagère : il crie tout suite : « Beau ! sublime ! divin ! je verse mille pleurs ! » et se complaît dans ces effusions : « La sotte occupation que celle de nous empêcher sans cesse de prendre du plaisir ou de nous faire rougir de celui que nous avons pris ! » Au début de ses promenades artistiques, il a porté la même violence dans le blâme et s’écriait à chaque instant : « À effacer avec la langue ! Hors le Salon ! Au pont Notre-Dame ! » À mesure seulement qu’il a pénétré les difficultés du métier, il est devenu plus indulgent : « De la douceur, lui a dit un jour Chardin. Entre tous les tableaux qui sont ici, cherchez les plus mauvais, et sachez que deux mille malheureux ont brisé leur pinceau entre leurs dents de désespoir de faire jamais aussi mal. » Cette parole lui est entrée dans l’âme.

Enfin, que l’on partage ou non ses opinions sur la peinture et sur les peintres, voici qui n’est pas contestable : il a retrouvé pour ses contemporains qui l’avaient oublié le grand principe qui domine l’Art à travers les âges : Allez à la nature ! Il a dégagé de l’Antiquité autre chose que la mythologie païenne « où se jetaient les peintres de son temps » ; mais il ne s’en est pas tenu là. Cette ligne idéale, cette ligne vraie des sculpteurs grecs, il ne suffit pas de la copier ; c’est de l’étude patiente et raisonnée de la nature que les anciens l’ont dégagée ; encore et toujours, il faut recommencer la même étude. Cet impérieux conseil est le fil conducteur de l’admirable Essai sur la peinture que Gœthe a traduit et commenté. Le premier, il se révolte contre l’Académie, contre un enseignement bon à peine à faire de froids copistes et des imitateurs glacés ; révolutionnaire dans l’âme, il ouvre les portes des ateliers à deux battants sur la vie extérieure et en casse les vitres sur la nature qu’il appelle. Le modèle, le modèle d’atelier, voilà l’ennemi !


Ces sept ans passés à l’Académie à dessiner d’après le modèle, les croyez-vous bien employés ? C’est là, pendant ces sept pénibles et cruelles années, qu’on prend la manière dans le dessin. Toutes ces positions académiques, contraintes, apprêtées, arrangées, toutes ces actions froidement et gauchement exprimées par un pauvre diable, et toujours par le même pauvre diable, payé pour venir trois fois la semaine se déshabiller et se faire mannequiner par un professeur, qu’ont-elles de commun avec les positions et les actions de la nature ? Qu’ont de commun l’homme qui tire de l’eau dans le puits de votre cour et celui qui, n’ayant pas le même fardeau à tirer, simule gauchement cette action, avec ses deux bras en haut, sur l’estrade de l’école ? Qu’a de commun celui qui fait semblant de se mourir là avec celui qui expire dans son lit ou qu’on assomme dans la rue ? Qu’a de commun ce lutteur d’école avec celui de mon carrefour ? Rien, mon ami, rien… Cependant la vérité de la nature s’oublie ; l’imagination se remplit d’actions, de positions et de figures fausses, apprêtées, ridicules et froides. Elles y sont emmagasinées ; et elles en sortiront pour s’attacher à la toile. Toutes les fois que l’artiste prendra ses crayons ou son pinceau, ces maussades fantômes se réveilleront, se présenteront à lui ; et ce sera un prodige s’il réussit à les exorciser pour les chasser de sa tête. J’ai connu un jeune homme plein de goût qui, avant de jeter le moindre trait sur sa toile, se mettait à genoux et disait : « Mon Dieu ! délivrez-moi du modèle ! »


Et Diderot de se camper hardiment sur le chemin du Louvre où passent, avec leur portefeuille sous le bras, les jeunes élèves :


Mes amis, laissez-moi cette boutique de manières ! Allez-vous-en aux chartreux : et vous y verrez la véritable attitude de la piété et de la componction ! Allez-vous-en à la ginguette et vous y verrez l’action vraie de l’homme en colère ! Cherchez les scènes publiques ; soyez observateur dans les rues, dans les jardins, dans les marchés, dans les maisons, et vous y prendrez des idées justes du vrai mouvement dans les actions de la vie. Autre chose est une attitude, autre chose une action. Toute attitude est fausse et petite ; toute action est belle et vraie.


« Allez aux chartreux ! Allez à la guinguette ! » Quand Diderot n’aurait donné aux artistes de son temps et de tous les temps que ce conseil, il suffirait à sa gloire d’esthéticien. Car ce qu’il veut dire, ce qu’il rappelle à un siècle qui allait l’oubliant, c’est que les deux sources éternelles de l’Art sont la nature et la vie.


CHAPITRE V

théâtre

Comme la peinture, Diderot s’est proposé de ramener le théâtre à la nature et à la vie, et, par là, il a préparé dans l’art dramatique une révolution encore plus sociale que littéraire, qui n’a pas seulement élargi la scène. Certes sa poétique est encombrée de fatras ; surtout l’application qu’il a faite lui-même de ses théories risquait d’écraser sous l’ennui ce qu’il y avait dans sa conception de plus hardi et de plus juste. Mais il n’en reste pas moins qu’il a fait entendre le premier cette protestation : que la scène doit s’ouvrir à d’autres douleurs et à d’autres amours que ceux des rois et des reines ; que les bourgeois et les ouvriers même ont, eux aussi, des passions et des larmes ; que ces larmes ne sont pas moins touchantes, que ces passions ne sont pas moins vives ; et que, dès lors, entre la comédie, vengeresse plaisante des vices, et la tragédie, hautaine interprète des catastrophes royales, il y avait place pour un troisième genre : le drame du cœur chez les hommes de toute condition et de toute classe.

Diderot a-t-il abordé l’art dramatique avec l’intention de le démocratiser et d’y proclamer une égalité qui ne tarderait pas à passer de la scène à la société ? Ces préméditations ne s’inventent qu’après coup, les Entretiens avec Dorval ne sont que la dernière étape d’un long voyage. La première fois qu’il a traité des questions de théâtre, il ne s’est occupé, en effets que du jeu des acteurs, par suite, « de l’avantage de ramener à la scène quelque simplicité et quelque souci du vrai ». Seulement ; ayant mis la main sur cette pelote, il l’a dévidée jusqu’au bout.

« A-t-on jamais parlé comme nous déclamons ? Les princes et les rois marchent-ils autrement qu’un homme qui marche bien ? Les princesses poussent-elles en parlant des sifflements aigus ? » Voilà, dans l’un des rares chapitres lisibles des Bijoux indiscrets, l’origine des observations de Diderot sur le théâtre. La critique est en apparence modeste ; les interprètes seuls sont en cause ; on les engage simplement à ne pas enfler la voix, à marcher et à parler comme tout le monde. Méfiez-vous cependant, pour peu que vous ayez appris à connaître ce furieux logicien avec qui le commencement est toujours la moitié du tout. Il ne s’est adressé hier qu’aux acteurs ; son amorce posée, il observera demain que les auteurs, par les sujets mêmes qu’ils traitent et par leur style, sont bien aussi pour quelque chose dans cette emphase des comédiens et dans leur démarche empesée. Par conséquent, il conviendrait de les rappeler, eux aussi, à l’observation de la même règle souveraine qui est la Nature.

Si le théâtre, comme les autres arts, a sa perspective propre qui n’est pas identique à celle de la nature et si l’auteur dramatique doit chercher à exprimer la nature ou s’il peut se contenter de la copier, Diderot au surplus ne s’embarrasse pas pour si peu : il a trouvé une formule, il ne s’agit plus que de lui faire produire tout ce qu’elle peut donner. Il procède, d’ailleurs, sinon avec méthode, du moins avec prudence et demande modestement, pour commencer qu’on revienne à la simplicité de l’art grec. Qu’entend-il toutefois par cette simplicité et quel exemple va-t-il emprunter à Sophocle ? Il va tout droit à la caverne de Philoctète : « Approchez-vous, s’écrie-t-il triomphalement, ne perdez pas un mot de ses plaintes et dites-moi si rien vous tire de l’illusion. » Le sauvage, en effet, qui vient de débarquer du Congo et qu’il a mené à la comédie pour en faire le grand juge du théâtre, ne comprend rien aux personnages de la tragédie classique qui parlent un langage rimé et cadencé ; « il doit m’éclater au nez dès la première scène ». Mais un malade, entouré de bandelettes et qui gémit en se traînant : « Apappapaï, papa, papa, papa, papaï ! » voilà ce que l’indigène africain n’aura pas de peine à saisir. Dès lors la conclusion s’impose : pour que l’événement soit représenté « de la manière la plus naturelle », moins de discours, mais plus de cris, moins de paroles, mais plus de gestes. C’est la pantomime, dira-t-on. Pourquoi pas ? N’est-elle pas une portion du drame ? Les anciens n’en avaient-ils point fait un art dont ils surent développer toutes les ressources ? Parle-t-on autant que cela dans la vie réelle ? Est-ce que beaucoup de sentiments ne s’expriment point par les attitudes, par les gestes, par le silence même ? Par suite, s’il est entendu que ce qui nous affecte dans le spectacle de l’homme animé d’une grande passion, c’est quelquefois le discours, mais toujours les cris, les mots inarticulés, les voix rompues, des monosyllabes qui échappent par intervalles et « je ne sais quel murmure entre les dents », il faut renoncer au vers alexandrin, « trop nombreux et trop noble pour le dialogue » ; La Chaussée, s’arrêtant à mi-route, a continué à faire parler ses personnages en vers ; il faut parler en prose. « L’emphase de la versification convenait aux anciens, à leurs langues à quantité forte et à accent marqué, à des théâtres spéciaux, à une déclamation notée et accompagnée d’instruments » ; mais nous convient-elle encore ? D’illustres tragiques ont su tirer de l’ancien système de merveilleux chefs-d’œuvre ; « Corneille et Racine ont reçu les plus grands applaudissements auxquels des hommes de génie puissent prétendre » ; mais ils ont épuisé la mine, ne laissant plus à leurs successeurs que le choix entre la médiocrité et la bizarrerie, le plagiat et l’extravagance. Enfin, si nous sommes décidément amenés à ne plus employer au théâtre que la langue même dont nous nous servons tous les jours, ; pourquoi ne pas faire un pas de plus dans cette voie de la nature et ne point emprunter désormais le sujet de nos tragédies aux douleurs qui sont voisines de nous et aux malheurs qui nous environnent ?


Quoi ? vous ne concevez pas l’effet que produiraient sur vous une scène réelle, des habits vrais, des discours proportionnés aux actions, des actions simples, des dangers dont il est impossible que vous n’ayez tremblé pour vos parents, vos amis, pour vous-même ? Un renversement de fortune, la crainte de l’ignominie, les suites de la misère, une passion qui conduit l’homme à la ruine, de la ruine au désespoir, du désespoir à une mort violente, ne sont pas des événements rares ; et vous croyez qu’ils ne vous affecteraient pas autant que la mort fabuleuse du tyran ou le sacrifice d’un enfant aux autels des dieux d’Athènes et de Rome ?


Voilà donc le terme de la savante progression : Diderot, ne s’adressant d’abord qu’aux comédiens, leur a commandé au nom de la nature de marcher et de parler comme tout le monde ; mais, partant, il est indispensable que les poètes, eux aussi, ne s’inspirent que de la nature, où les hommes ne parlent pas en vers, où les passions ne soufflent pas seulement sur les sommets historiques ; et le jour où il a décrété ainsi ces nouveautés, sous prétexte de revenir à la simplicité de l’art, c’est le théâtre moderne qu’il a fondé. La scène, jusqu’à lui, était divisée en deux compartiments : l’un, la tragédie. réservée aux grands et aux rois, seuls dignes d’émouvoir le public au récit de leurs aventures, d’inspirer la pitié ou l’horreur ; l’autre, la comédie, où tous les ridicules étaient bourgeois et tous les vices étaient peuple ; Diderot culbute la cloison. Et Voltaire lui-même aura beau protester, avec une moue d’aristocrate, « qu’il peut arriver des aventures très funestes à de simples citoyens, mais que cependant elles sont bien moins attachantes que celles des souverains dont le sort entraîne celui des nations » ; Diderot, plus enflammé que jamais, continue à appeler sur la scène tragique, à côté des princes et des nobles, seuls privilégiés jusqu’alors pour les belles souffrances du théâtre comme pour les biens du monde, le tiers état relégué, depuis des siècles, dans les bas-fonds de la comédie et de la farce. Aujourd’hui, plus de genres tranchés à la scène ; demain, dans l’ordre social, plus de classes.

La première fois qu’il rencontra Diderot chez le maréchal de Luxembourg, le marquis de Mirabeau déclara, avec un effroi joyeux, qu’« il l’avait déjà vu parmi ceux qui tenaient le haut du temple, lors du dernier siège de Jérusalem », et, dans la rébellion de Naples, « Masaniello tout craché ». En effet, l’instinct de toutes les révoltes est en lui, et, quelque sujet qu’il agite, il sort toujours de son siècle le corps tendu et comme précipité vers l’avenir. Ici encore, révolutionnaire éclos d’un esthéticien, il reçoit en plein visage les premiers rayons du jour nouveau. Et l’on peut contester tous les chaînons du raisonnement qui ont conduit Diderot à ce théâtre nouveau, drame bourgeois, tragédie domestique ou comédie sérieuse, qui jette au rebut les grands socques et les hauts cothurnes ; mais l’œuvre même était évidemment nécessaire et elle a été utile et juste autant que bonne. Alors même que vous resterez de cœur dans le pur et noble Parthénon de la tragédie comme dans le sanctuaire même de l’art parfait, vous ne nierez point d’abord que ce genre nouveau soit, lui aussi, un art, puisqu’il appelle à la vie de la rampe des émotions et des sensations qui nous touchent de plus près. Vous regrettez l’harmonieuse beauté de ce théâtre architectural où l’on entre comme dans un temple, où les passions les plus violentes, sous le rayon qui les enveloppe, paraissent des vertus, où les personnages ont la noblesse des statues et s’expriment en musique. Mais la copie, même des chefs-d’œuvre, n’est qu’une industrie, ce n’est point un art. Dès lors, à moins de se résigner au silence, il fallait bien chercher à gagner du côté de la vérité ce qu’il n’y avait plus à poursuivre dans le champ de la beauté classique. Cette race d’Agamemnon, qui ne devait jamais s’éteindre, avait fini cependant ; non seulement la moisson était faite, mais les dernières glanes étaient encore ramassées, après quoi il ne restait plus que la terre nue. Il fallait donc querir de nouvelles semailles : où les trouver, à défaut du grenier gréco-romain désormais épuisé, sinon dans l’inépuisable réserve de la vie humaine ? Les dieux et les demi-dieux étant morts, s’obstiner à évoquer les Atrides et les Césars, c’était condamner la scène à ne plus voir passer que des ombres de plus en plus pâles, des mannequins exsangues et sans souffle. Pour rendre une âme à la scène où s’étiolaient les dernières Électres avec les derniers Idoménées, il était nécessaire d’y amener des héros nouveaux qui seraient tout simplement des hommes, moins beaux apparemment et moins nobles, mais avec du sang plein les veines et des cœurs qui seraient autre chose que des mécaniques montées sur le même modèle. La légende est vidée, mais voici la vie humaine ; quelque lambeau que vous en empoigniez avec force[18], vous ferez naître l’intérêt. Le rayonnement de l’histoire manque à ces bourgeois, mais ils ont deviné que le tremplin le plus élastique pour lancer dans la société des idées novatrices, soit en morale, soit en législation, c’est le théâtre. « J’ai toujours pensé, prédit Diderot, qu’on discuterait un jour à la scène les points de morale les plus importants et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l’action dramatique. Quel moyen que le théâtre si le gouvernement en savait user et qu’il fût question de préparer le changement d’une loi ou l’abrogation d’un usage ! » — Où s’est décidée sous nos yeux la victoire du divorce ? — Et qui donc, par conséquent, de Beaumarchais à Émile Augier et à Dumas, de Lessing à Ibsen, ne procède pas de Diderot ?

Le piège le plus fâcheux que l’amour-propre puisse tendre au critique, c’est de lui murmurer à l’oreille : Appuie les thèses par la pratique. C’est ce piège où Diderot est tombé. Il a cru être « l’homme de génie qui, sentant l’impossibilité d’atteindre ceux qui l’ont précédé dans une route battue, se jettera de dépit dans une autre ». Critique d’art, il avait la manie de refaire les tableaux et les statues dont il parlait ; mais ce n’était que sur le papier et il laissait l’ébauchoir et le pinceau à ceux qui avaient appris à les manier. Critique de théâtre, il n’a pas eu la même prudence, bien que l’optique de la scène soit une perspective qu’il n’est pas moins difficile d’apprendre ; l’abbé Arnaud lui disait en vain : « Vous avez l’inverse du talent de l’auteur dramatique ; il doit se transformer dans les personnages, et vous les transformez en vous. »

Les tableaux de Diderot, s’il avait eu la témérité de prêcher d’exemple sans aller à l’école, eussent été pareils aux dessins que les enfants charbonnent sur les murs ; ses comédies sérieuses et ses drames bourgeois y font songer. Devant l’infirmité de ces ébauches qui devaient être le tableau fidèle des hommes, la sévérité la plus hostile est désarmée. Aucun soupçon d’observation, de psychologie. Absorbé par les idées et noyé dans un verbiage bouillonnant, Diderot ignore les hommes ; ses personnages ne sont même pas des pantins, mais des abstractions creuses que le matérialisme d’une pantomime puérile et des indications scéniques multipliées à l’excès font paraître encore plus vides. « Clairville se jette dans les bras de son ami ; Dorval verse quelques larmes sur lui ; Clairville pousse l’accent inarticulé du désespoir » ; voilà ce qui est censé donner l’image de la vie, l’illusion de la nature. L’affectation de la nature n’est pas moins insupportable que les autres, mais elle n’est pas plus vraie. Collé s’écriait, après la première représentation du Fils naturel : « Ah ! qu’il est peu naturel, ce beau fils ! » Le mot est exact de tout le théâtre de Diderot. L’intrigue a l’ambition d’être l’image des malheurs ordinaires qui nous environnent ; le nœud en est formé de plus d’invraisemblances que celui d’Héraclius ou de Pulchérie. Les dialogues qu’il a semés à profusion dans ses romans, ses fantaisies et sa correspondance, ont l’allure et le mouvement de la vie même ; son dialogue scénique se traîne, lent et lourd, uniforme et monotone, avec d’innombrables points de suspension au milieu des phrases et de non moins innombrables tirets qui sont censés donner l’illusion du naturel.

Avec la prétention d’inaugurer à la scène la peinture des conditions et des états, tous ces personnages, ombres de marionnettes, le père vertueux et le méchant commandeur, la jeune fille chaste et la vieille ravaudeuse, l’amant passionné et le frère jaloux, parlent tous du même ton ; et c’est toujours Diderot, mais le philosophe dans ce qu’il a de pire, la rhétorique à froid, la sensibilité à jet continu, la prédication laïque qui fait regretter celle de la chaire, la vertu systématique et obsédante qui donne l’envie du vice, comme les moutons enrubannés de Scudéry ou de Florian font désirer le loup. Quand la sultane Mirzoza fait la critique de la tragédie classique, elle dit joliment : « C’est en vain que l’auteur cherche à se dérober ; mes yeux percent et je l’aperçois sans cesse derrière ses personnages qui sont à tous les moments ses sarbacanes ; ce n’est pas ainsi qu’on s’entretenait chez nos anciens Sarrasins, » Que Mirzoza n’a-t-elle assisté aux représentations de Diderot ! L’auteur du Père de famille ne cherche même pas à se dérober ; Lysimond, Germeuil et Clairville ne sont, eux aussi, que des sarbacanes, mais qui ne jettent que des platitudes. Et quel style ! L’alexandrin le plus ampoulé est plus proche de la vérité que cette prose à la fois vulgaire et prétentieuse. Après avoir proclamé à son de trompe que la nature lui a donné le goût de la simplicité, il appelle une mansarde « l’asile écarté qui cache la bien-aimée aux yeux des hommes » ; l’on se salue tout le temps d’homme cruel, de femme vertueuse et de père barbare. Et je veux bien qu’un roi qui éveille son valet de chambre ne lui dise pas :


Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille !


mais écoutez ce langage d’un amant : « Sortez de mon esprit, éloignez-vous de mon cœur, illusions honteuses ! Vertu, douce et cruelle idée ! chers et barbares devoirs ! Amitié qui m’enchaîne et me déchire ! Ô vertu, n’ai-je point encore assez fait pour toi !… » ou celui-ci d’un père qui cherche à connaître le secret amoureux de sa fille : « Comment blâmerais-je en vous les sentiments que je fis naître dans le cœur de votre mère ? »

Il est heureux pourtant que Diderot soit tombé dans le piège. Un méchant tableau, mais qui donne franchement une note nouvelle, fait plus que dix volumes d’esthétique pour sortir la peinture de certaines routines ; il n’en a pas été autrement des drames bourgeois de Diderot. « Zenon niait la réalité du mouvement ; pour toute réponse, Diogène se mit à marcher ; et quand il n’aurait fait que boiter, il eût toujours répondu ! » Diderot, lui aussi, n’a fait que boiter, mais boitant, il a répondu quand même à Campistron. Et que les Lysimond, les Clairville et les Saint-Albin n’aient point réalisé du premier coup l’idéal de la nouvelle poétique, cela n’est pas douteux ; mais, tout indécis qu’ils soient encore dans leur primitive ébauche, le Père de famille et le Fils naturel n’en sont pas moins des ancêtres, et l’innombrable lignée qui remplit le théâtre contemporain, Antoinette Poirier et Denise, Sergines et Mme Caverlet, Olympe et Séraphine, d’Estrigaud et Mme Aubray, ne descendent pas d’une autre souche. Sur une scène où le décor des appartements familiers a remplacé les colonnades des palais et des temples, n’ont-ils pas été les premiers à raconter en prose des passions simplement terrestres où la colère et la vengeance des cieux ne sont pour rien ? Vêtus comme les spectateurs eux-mêmes et se mouvant dans la vie de tous les jours, n’ont-ils pas été les premiers à célébrer devant un public de roturiers ses douleurs et ses amours ? Aussi bien la grande majorité des contemporains ne vit-elle que la nouveauté hardie de l’entreprise qui enlevait aux rois et aux nobles le monopole des émotions de la scène ; quand Voltaire lui-même admirait le Père de famille comme un ouvrage « tendre et vertueux », les défauts qui ont tué ces comédies sérieuses échappaient aux meilleurs juges qui protestaient seulement qu’il était trop facile et de faire décider des caractères par les situations et de faire passer la condition du dernier rang au premier ; le public s’était précipité au spectacle de Diderot comme à une première escarmouche de la Révolution. Autant de mouchoirs tirés que de spectateurs ; les femmes se trouvent mal d’émotion ; Marmontel pleure, Grimm exulte, Duclos pousse des cris de joie, Beaumarchais découvre son propre génie ; Mme Diderot elle-même, « sentant l’indécence qu’il y avait à répondre à tous ceux qui lui faisaient compliment, qu’elle n’y avait pas été », se résigne à aller applaudir son mari ; ce fut tout le temps « un tumulte et un monde épouvantable ». Même succès d’ailleurs à l’étranger, en Italie où le roi de Naples donne le signal des larmes, en Allemagne où Lessing avouera que, « sans les leçons et les exemples de Diderot, son goût aurait pris une autre direction », et qu’il n’aurait pas écrit la Dramaturgie. Le Père de famille et le Fils naturel sont morts, mais de leur victoire ; si le genre nouveau a triomphé, ce n’est pas l’entretien avec Dorval qui a ouvert la brèche ni même les lettres à Grimm sur la poésie dramatique ; c’est Rosalie et M. d’Orbesson.

« Le hasard et, plus encore, les besoins de la vie disposent de nous à leur gré. Qui le sait mieux que moi ? C’est la raison pour laquelle, pendant environ trente ans de suite, j’ai fait l’Encyclopédie contre mon goût et n’ai fait que deux pièces de théâtre. » Il est évidemment heureux que Diderot n’ait pas eu les rentes qui l’eussent dispensé d’entreprendre l’Encyclopédie, la vie étant ainsi faite que, souvent, ce qui nous sert le mieux et qui sera pour nous la cause directe du bonheur ou de la gloire, nous ait paru d’abord, dans notre ignorance et notre myopie, comme la plaie et le malheur de notre existence. Mais cette vérité échappa toujours au philosophe ; il s’obstina à croire qu’il avait manqué sa vocation. Les éditeurs qui ont vidé ses tiroirs les ont trouvés pleins d’ébauches et de canevas de pièces : une tragédie romaine, un drame anglais bourré de meurtres et de rapts, prototype informe de nos drames du boulevard, une fable idyllique, à la manière de Gessner, qui recule les bornes de la niaiserie, une comédie libertine où il esquisse Faublas, une autre comédie enfin. Est-il bon ? est-il méchant ? dans le genre de Dufresny, où il se met assez plaisamment en scène sous les espèces d’un Scapin-philanthrope et qui seule, par la vivacité d’une allure à la Beaumarchais, mériterait de prendre place au répertoire. Dès que Diderot a un instant de répit, il court au théâtre ; mais, par bonheur, il ne se contente pas d’y poursuivre son rêve d’auteur : il y exerce aussi, sur toutes les formes de l’art dramatique, sa critique qui n’a été nulle part plus pénétrante. Par les articles sur les pièces du jour qu’il rédigeait pour la correspondance de Grimm, il est ainsi l’un des ancêtres du feuilleton moderne ; il est des premiers qui aient compris Shakespeare ; il n’en fait pas un dieu, mais il ne le dégrade pas, comme Voltaire, au rang des sauvages ivres : « Cet Anglais n’est à comparer ni à l’Apollon du Belvédère, ni à l’Antinoüs, ni au Gladiateur, mais bien au saint Christophe de Notre-Dame, colosse informe, grossièrement sculpté, mais entre les jambes duquel nous passerions tous. » Et comme il devine Shakespeare, il pressent Wagner : « Il est absurde, écrit-il, de faire jouer à des violons des ariettes vives et des sonates de mouvement, tandis que les esprits sont imbus qu’un prince est sur le point de perdre sa maîtresse, son trône et sa vie. » Très nettement, il recommande de faire de l’Opéra un drame musical ; il trace à son siècle, entre autres besognes, celle d’« introduire la tragédie réelle sur le théâtre lyrique » ; avant pris parti, dans la grande querelle entre le Coin de la Reine et le Coin du Roi, pour la musique italienne, il tient que « l’accent est la pépinière de la mélodie » et que « la ligne de la mélodie doit coïncider, par suite, avec celle de la déclamation ». Il connaît ainsi tout du théâtre et il en aime tout ; et, comme il a médité longuement sur le génie qui fait l’auteur dramatique, il n’a pas moins réfléchi au talent qui fait l’acteur, d’où le Paradoxe sur le Comédien, et aux qualités qui assurent son succès, d’où les Lettres à Mlle Jodin.

L’acteur doit-il éprouver les sentiments qu’il exprime, doit-il jouer d’âme ou de réflexion ? Quiconque a fréquenté le théâtre a rencontré cette question au premier portant, et comme elle mêle agréablement la psychologie à l’esthétique, elle a toujours prêté, quelque solution qu’on adopte, aux développements oratoires. Diderot ne pouvait manquer de s’en emparer avec joie, bien que se prononçant pour la solution qu’on attendait le moins de lui et qui paraît d’abord la plus contraire à sa nature volcanique. Il tient, en effet, pour le jeu de réflexion et il pose sa thèse, dès l’abord, avec une netteté radicale et sans atténuation : « C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes. »

Quand Diderot tient une formule de ce genre, il la presse jusqu’à la dernière goutte de suc ; ici, sa verve ordinaire se double de tout son amour du théâtre, et cette même passion qu’il porte le reste du temps dans l’apologie de la sensibilité, il la retourne cette fois contre elle. Voici la querelle de Diderot contre cette ancienne maîtresse : « Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès ? Très chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. S’il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ? S’il veut cesser d’être lui, comment saisira-t-il ce point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête ? L’acteur qui joue d’âme est ainsi condamné à l’inégalité ; son jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime ; il manquera demain l’endroit où il aura excellé aujourd’hui ; il excellera dans celui qu’il aura manqué la veille. » Le comédien, au contraire, qui joue de réflexion, sera le même à toutes les représentations ; tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il ne sera plus journalier ; c’est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même force et la même vérité. La sensibilité ne va jamais sans faiblesse et cette faiblesse apparaît surtout au feu de la rampe.


Eh quoi ? dira-t-on, ces accents si plaintifs, si douloureux, que cette mère arrache du fond de ses entrailles et dont les miennes sont si violemment secouées, ce n’est pas le sentiment actuel qui les produit, ce n’est pas le désespoir qui les inspire ? Nullement ; et la preuve, c’est qu’ils sont mesurés ; qu’ils font partie d’un système de déclamation ; que, plus bas ou plus aigus de la vingtième partie d’un quart de ton, ils sont faux ; qu’ils sont soumis à une loi d’unité ; qu’ils sont, comme dans l’harmonie, préparés et causés ; qu’ils ne satisfont à toutes les conditions requises que par une longue étude ; qu’ils concourent à la solution d’un problème proposé ; que, pour être poussés juste, ils ont été répétés cent fois, et que, malgré ces fréquentes répétitions, on les manque encore… Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont il garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse toute la liberté de son esprit. Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions.


Qu’est-ce donc qu’un grand acteur « sinon un persifleur tragique ou comique à qui le poète a dicté son discours » ?

La solution du Paradoxe n’est-elle pas trop absolue et ne faut-il vraiment « nulle sensibilité » au comédien ? Dans les lettres à la jeune actrice qui lui demande des conseils tant sur sa conduite que sur son art, le philosophe est moins sévère. Il ne lui commande pas une sorte de vertu presque incompatible avec son état, les mœurs d’une vestale ou la morale des capucines du Marais ; il l’engage seulement, avec un sage et affectueux cynisme, à n’avoir qu’un amant à la fois, à le choisir homme de mérite pour n’avoir point à en rougir, à lui rester fidèle le plus longtemps qu’elle pourra. Si « cette demi-vertu, c’est la vérité », et s’il n’y a pas autre chose à demander à une comédienne quand elle est déjà jeune et jolie et qu’elle a du talent, ne serait-il pas plus juste aussi et plus naturel de n’exiger du comédien qu’une demi-insensibilité ? S’il est exact de dire que les cris de la douleur doivent être notés dans la mémoire de l’acteur et qu’il doit savoir le moment précis où il tirera son mouchoir et où ses larmes couleront, cette leçon, recordée d’avance, exclut-elle forcément toute sensibilité ? Arnould, faisant Télaïre, renversée entre les bras de Pillot-Pollux, se pâme, se meurt et bégaye tout bas : « Ah ! Pillot, que tu pues ! » Diderot admire violemment le mot, parce qu’Arnould, tout en se plaignant des senteurs de Pillot, fait croire au public qu’elle meurt vraiment d’amour pour Pollux et qu’ainsi Arnould n’est pas vraiment Télaïre, mais seulement et toujours Arnould. Mais cela est-il certain, et n’est-il pas plus vraisemblable, au contraire, qu’Arnould, s’évanouissant entre les bras de son amant et contractant ses narines, est, à la fois, Télaïre et Arnould, tout comme le crépuscule est à la fois le jour et la nuit ? L’âme du comédien en scène n’est pas identique à celle du comédien qui est rentré dans les coulisses ; quelque chose de l’âme du personnage qu’il joue passe dans la sienne pour l’émouvoir ; et la preuve qu’il en est ainsi, Diderot ne la fournit-il pas d’ailleurs contre lui-même en plus d’un endroit ? Quand il écrit, par exemple, après avoir assimilé l’acteur au poète : « Est-ce au moment où vous venez de perdre votre ami ou votre maîtresse que vous composez un poème sur sa mort ? Non. C’est lorsque la grande douleur est passée… » Qu’est-ce à dire sinon que, s’il n’est pas nécessaire que vous pleuriez encore pour me tirer des larmes, il faut, tout au moins, que vous ayez pleuré et que le souvenir de votre émotion, pénétrant l’art, le vivifie et l’empêche de tourner à l’artifice ? De même, quand il écrit à Mlle Jodin : « Mettez-vous en garde contre un ridicule qu’on prend imperceptiblement et dont il est impossible dans la suite de se défaire ; c’est de garder, au sortir de la scène, je ne sais quel ton emphatique qui tient du rôle de princesse qu’on a fait. En déposant les habits de Mérope ou d’Alzire, accrochez à votre portemanteau tout ce qui leur appartient… » Qu’est-ce à dire encore, sinon qu’en jouant Alzire ou Mérope, Mlle Jodin est devenue plus ou moins Mérope et Alzire et que, dès lors, Arnould elle-même, jouant Télaïre, n’est pas seulement et exclusivement Arnould ?

En somme, le Paradoxe, en ce qui concerne du moins la thèse principale du dialogue, mérite son titre et il n’eût point fallu prier beaucoup le philosophe pour l’amener à soutenir, avec la même éloquence, l’opinion diamétralement contraire. Sentimental avant tout, jusqu’au point de goûter médiocrement Molière malgré les points d’exclamation innombrables dont il ponctue ses phrases chaque fois qu’il en parle, il a trouvé divertissant de plaider ici contre le sentiment tout comme il s’était amusé, dans ses lettres à Falconet, lui qui laissa dans ses tiroirs les trois quarts de ses manuscrits, à proclamer que l’amour de la renommée est le stimulant le plus certain des artistes. Mais, juste ou faux, quel admirable plaidoyer, quelle richesse d’arguments et d’exemples, quelle verve, et, à travers le feu roulant des sophismes, que de vérités nouvelles et d’ingénieux aperçus ! Écoutez-le, par exemple, quand il part en guerre pour démontrer qu’« être vrai au théâtre n’est aucunement montrer les choses comme elles sont en nature », parce que le vrai, en ce sens, ne serait que le commun, et que le vrai de la scène, « c’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle d’idéal imaginé par le poète et souvent exagéré par le comédien ». De là vient, ajoute-t-il, que le comédien dans la rue ou sur la scène sont deux personnages si différents qu’on a peine à les reconnaître et qu’il était lui-même en droit de s’écrier, la première fois qu’il vit Mlle Clairon chez elle : « Ah ! mademoiselle, je vous croyais de toute la tête plus grande. »

Seulement, si « être vrai au théâtre n’est aucunement montrer les choses comme elles sont en nature », que devient toute la théorie de Diderot sur le drame bourgeois ? Et, ici encore, Diderot est la contradiction faite homme.


CHAPITRE VI

philosophie

Si la philosophie est bien, par définition, l’amour de la sagesse et s’il convient d’entendre par sagesse la science des choses divines et humaines, ainsi que des principes qui renferment ces choses[19], Diderot, d’un bout à l’autre de son œuvre, n’a pas cessé de philosopher. Dans tous ses écrits, les plus légers comme les plus graves, comme d’ailleurs dans ses conversations, le tour naturel de son esprit veut qu’il généralise toutes les questions. Passionnément épris de synthèse, ce qui lui a valu d’être appelé par Gœthe le plus allemand des Français, s’il observe toutes choses, l’art comme la physiologie ou l’industrie, avec le souci le plus scrupuleux de l’exactitude matérielle et du détail, c’est toujours pour rapporter ses observations à la préoccupation dominante de l’univers, de son origine et de sa destinée. Il veut, il poursuit l’unité. De quelque sujet qu’il s’élance, il pousse partout jusqu’aux principes les plus reculés. La connaissance des phénomènes et de leurs lois ne lui suffit pas ; son but constant, c’est l’interprétation de la nature. « Puisque la philosophie est votre femme, lui écrit Mme Necker, vous ne ressemblez pas à Ulysse, votre Pénélope est partout avec vous. » En effet, dans cette longue odyssée qu’il a poursuivie à travers toutes les provinces de la science, son génie inquiet n’arrête point de rechercher les rapports secrets des choses, « les centres de lumière, comme il les nomme, qui éclairent d’un même rayon les objets les plus dissemblables ou les plus éloignés les uns des autres ». Ses conclusions sont souvent contradictoires et il n’a souvent que des intuitions. Mais ces conclusions successives sont toujours sincères, sans parti-pris, et quelques-unes de ses intuitions les plus hardies ont été confirmées avec éclat par la science expérimentale. Sa vie tout entière, dans chacune de ses manifestations, est une aspiration croissante vers plus de lumière.

S’il a ainsi le goût de l’observation et le don des puissantes synthèses, en revanche ses écrits proprement philosophiques sont peu nombreux ; soit que le temps ait manqué à ce forçat du travail, soit que cet improvisateur merveilleux ne se soit pas senti de force à rassembler ses idées dans un corps de doctrine, il n’a rien publié de systématique. Se modifiant sans cesse, il sème un peu partout et au jour le jour les idées qui l’obsèdent et dont les contradictions ne lui paraissent que des étapes vers la vérité définitive qu’il entrevoit ; mais, Juif-Errant de la pensée, il ne s’arrête pas pour les coordonner. Il faut qu’il marche, encore et toujours, jusqu’à ce qu’il tombe. Dès lors, comme il ne saurait être question de tenter artificiellement ce que ce grand audacieux n’a point osé, il faut se contenter d’esquisser les évolutions de son esprit, les tâtonnements de sa pensée, les progrès de sa science ou de son rêve. Croit-il en Dieu ? Il a été athée violemment, avec passion, comme s’il détestait encore plus qu’il ne niait, ce qui implique contradiction, mais il a séjourné longtemps dans le déisme et le panthéisme et il n’est pas bien certain qu’il ne soit pas revenu, sur le tard, du moins par accès, à l’idée d’un Dieu « âme du monde ». Qu’il explique la nature ou qu’il cherche à se rendre compte soit de la diversité des substances, soit de l’origine des âmes, il n’a pas besoin pour son compte de l’hypothèse divine qui « rend les problèmes, quels qu’ils soient, non pas plus clairs, mais plus confus, et ne fait, en tout cas, que reculer les difficultés sans les résoudre » ; après une courte crise de fièvre religieuse, sa prétention dominante, sinon son ambition, c’est de se passer de Dieu. Mais de cette affirmation que Dieu est inutile à cette affirmation qu’il n’existe pas et à cette autre que l’athéisme peut être, non seulement la doctrine d’une petite école, mais celle d’une nation civilisée, le chemin est long, beaucoup plus long qu’on ne pense. Diderot passe des heures innombrables à faire les cent pas sur cette route, tantôt se grisant de la poésie panthéiste qu’il a résumée dans l’éloquente formule : « Élargissez Dieu ! » ; tantôt, après avoir découvert Dieu partout, ne voulant plus le voir nulle part ; tantôt déclamant avec une même fureur meurtrière contre le Dieu des religions révélées et contre celui de Voltaire ; et ainsi, successivement, avec une égale sincérité, déiste, théophobe et athée. À dîner ou à souper au Grandval, après quelques volailles truffées et quelques grandes rasades de vin, il défie « Briochet le père » avec une joie féroce, se grandissant devant lui-même de l’audace de ses négations, défiant le tonnerre vengeur avec une insolence enfantine et, déjà échauffé par le festin, excité encore par la crainte de ne point paraître à son amphitryon — car il y a du démagogue en lui et je le définirais plus d’une fois le démagogue de la philosophie — un esprit assez avancé et assez fort. Il était ainsi du fameux repas où, à ce propos de Hume : « Pour les athées, je ne crois pas qu’il en existe, je n’en ai jamais vu ! » le baron d’Holbach avait riposté superbement : « Vous avez été un peu malheureux, car vous voici à table avec dix-sept à la fois ». Mais peu de jours après, comme il se promenait dans un champ avec Grimm, il cueillait un épi et un bleuet et méditait profondément : « Que faites-vous là ? lui dit Grimm. — J’écoute. — Qui est-ce qui vous parle ? — Dieu. — Eh bien ? — C’est de l’hébreu ; le vous comprend, mais l’esprit n’est pas assez haut placé ! » Et le lendemain, Dieu, de nouveau, ne sera plus pour lui que « le premier joueur de marionnettes qui ait existé dans le monde ».

En débutant dans la philosophie (1745) par la traduction libre de l’essai de Shaftesbury sur le Mérite et la Vertu, il ne serait pas tout à fait juste de dire, avec La Harpe, que Diderot avait fait siennes toutes les idées du métaphysicien anglais. Cependant Naigeon avoue lui-même que son maître avait traversé à ce moment une crise et qu’il fallut quelque temps « pour qu’il se soit complètement purgé de la matière superstitieuse ». Si Diderot, en effet, n’avait pas été lui-même, à ce moment, « infecté de théisme », c’est-à-dire d’une croyance qui, à la différence du déisme simple, non seulement admet l’existence d’un Dieu, mais est tout près d’admettre la révélation, comment expliquer qu’il ait traduit avec tant d’éclat et annoté avec tant de passion un ouvrage dont le but déclaré est que « la vertu est presque indivisiblement attachée à la connaissance de Dieu » et que le bonheur temporel de l’homme est inséparable de la vertu ? Évidemment Diderot fait ses réserves, et il suffit de parcourir son commentaire pour s’en convaincre. Mais ces réserves mêmes ne font que marquer plus profondément l’adhésion momentanée de Diderot aux propositions essentielles de Shaftesbury, à savoir qu’il n’y a point de vertu sans la croyance en Dieu et point de bonheur sans vertu. Pour Diderot, comme pour Shaftesbury, « des athées qui se piquent de probité et des gens sans probité qui vantent leur bonheur », voilà l’ennemi. Et sa paraphrase ne tarit point, à l’appui de cette thèse, en brillantes tirades. Quand Shaftesbury faiblit ou paraît hésiter seulement dans le texte, c’est l’apôtre Denis qui redouble dans ses notes : « Non, la divinité n’est pas un vain fantôme ; non, le vice et la vertu ne sont pas des préjugés d’éducation ; non, l’immortalité de l’âme, la crainte des peines et l’espérance des récompenses à venir ne sont pas chimériques. » Et ailleurs, toujours en note : « L’athéisme laisse la probité sans appui ; il fait pis, il pousse indirectement à la dépravation. » Hobbes, qui ne croyait point en Dieu, était bon citoyen, bon parent, bon ami. Mais c’est que « les hommes ne sont pas conséquents, qu’on offense un Dieu dont on admet l’existence, qu’on nie l’existence d’un Dieu dont on a bien mérité et que, s’il y avait à s’étonner, ce ne serait pas d’un athée qui vit bien, mais d’un chrétien qui vit mal ».

Est-ce à la vue d’athées qui vivaient bien et d’un trop grand nombre de chrétiens qui vivaient mal qu’il faut attribuer l’évolution qui, en moins d’une année, a fait du commentateur de l’Essai sur la vertu l’auteur des Pensées philosophiques ? Je croirais plus volontiers que c’est la traduction même qu’il fit de Shaftesbury qui éclaira Diderot, tout comme un ingénieur qui construit une citadelle est le premier à reconnaître les points faibles de son ouvrage. L’évolution, pour être rapide, n’est point aussi brusque au surplus qu’en ont jugé des lecteurs superficiels et, tout d’abord, le Parlement de Paris qui condamna au feu le petit volume. Composées avec une hâte dont on s’aperçoit, du Vendredi Saint au lundi de Pâques 1746, pour procurer à Mme de Puisieux cinquante louis qu’elle réclamait, les Pensées philosophiques, rééditées plus tard sous le titre d’Étrennes aux Esprits forts, comprennent bien quelques réflexions très hardies. Diderot y déclare déjà la guerre au dogme et même à la morale chrétienne ; écartant d’un mot la révélation, il professe que « le scepticisme est le premier pas vers la vérité et qu’il doit être général, parce qu’il en est la pierre de touche » ; il injurie les fanatiques et bafoue sans pitié les superstitions : il raille la divinité des Écritures :


On a conservé dans une église des tableaux qu’on assure avoir été peints par des anges et par la Divinité elle-même ; si ces morceaux étaient sortis de la main de Le Sueur ou de Le Brun, que pourrais-je opposer à cette tradition immémoriale ? Mais quand j’observe ces célestes ouvrages et que je vois à chaque pas les règles de la peinture violées dans le dessin et dans l’exécution, le vrai de l’art abandonné partout, ne pouvant supposer que l’ouvrier était un ignorant, il faut bien que j’accuse la tradition d’être fabuleuse.


Qu’importe donc qu’un peuple tout entier ait été témoin d’un miracle ? Diderot croirait sans peine « un seul honnête homme qui lui annoncerait que Sa Majesté vient de remporter une victoire complète sur les alliés » ; mais « tout Paris l’assurerait qu’un mort vient de ressusciter à Passy qu’il n’en croirait rien ». Et, désormais, l’on exigerait en vain du philosophe qu’« il croie qu’il y a trois personnes en Dieu aussi fermement qu’il croit que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles droits ».

Ces audaces cependant et ces vives impertinences ne sont encore qu’isolées et comme noyées dans l’ensemble d’une profession de foi très nettement déiste, sinon théiste, et, par moments même (mais peut-être seulement par une précaution qui fut inutile), orthodoxe. « J’écris de Dieu », telle est la première phrase des Pensées, et Diderot continue à conclure au créateur de l’existence du monde. Évidemment ce n’est plus le même Dieu : « Sur le portrait qu’on fait de l’Être Suprême, sur son penchant à la colère et sur la rigueur de ses vengeances, l’âme la plus droite serait tentée de souhaiter qu’il n’existât pas » ; le spectacle des gens « dont il ne faut pas dire qu’ils craignent Dieu, mais bien qu’ils en ont peur », l’amène à soutenir que la superstition est plus injurieuse à Dieu que l’athéisme. « Si Dieu de qui nous tenons la raison en exige le sacrifice, c’est un faiseur de tours de gibecière qui escamote ce qu’il a donné. » Mais, cela dit, il répudie toujours les athées, les athées fanfarons qu’il déteste, les athées vrais qu’il plaint et pour qui « toute consolation semble morte ». Pour trouver que « l’ignorance et l’incuriosité sont deux oreillers fort doux, il tient qu’il faut avoir la tête aussi bien faite que Montaigne ». Il jure enfin, serment d’ailleurs qu’il ne tiendra point, qu’il veut « mourir dans la religion de ses pères, parce qu’il la croit bonne autant qu’il est possible à quiconque n’a jamais eu aucun commerce immédiat avec la Divinité ».

Prenez garde pourtant. Dans la même page où il montre comment il faut expliquer aux enfants que Dieu est toujours présent et que, s’il avait un élève à dresser, il l’accoutumerait à dire : « Nous étions quatre, Dieu, mon ami, mon gouverneur et moi » ; dans cette même page ce déiste d’aujourd’hui, théiste d’hier, devient déjà panthéiste : « Les hommes, s’écrie-t-il, ont banni la Divinité d’entre eux, ils l’ont reléguée dans un sanctuaire ; les murs d’un temple bornent sa vue ; elle n’existe point au delà. Insensés que vous êtes ! détruisez ces enceintes qui rétrécissent vos idées ; élargissez Dieu ; voyez-le partout où il est, ou dites qu’il n’est point. »

Il l’élargit si bien, l’étendant sur toute la nature, puis, bientôt, par une invincible conséquence, le confondant avec elle, que, trois ans après, il ne le trouve plus.

À partir de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, suivie, en 1754, des Pensées sur l’interprétation de la nature et, plus tard, en 1769, du Rêve de d’Alembert, Diderot est officiellement, sinon irrévocablement, athée. Selon la définition qu’il avait donnée lui-même, d’après Shaftesbury, il est le parfait athée, c’est-à-dire qu’il « ne reconnaît dans la nature d’autre cause et d’autre principe des êtres que le hasard » ; il nie « qu’une intelligence suprême ait fait, ordonné, disposé tout à quelque bien général ou particulier ». Le Dieu de la Bible n’est pour lui qu’un Jupiter sémite, plus violent et plus chaste, partant moins poétique ; il reporte sur le Dieu de l’Évangile toute la haine qu’il a pour ses prêtres ; et il en veut enfin à Voltaire, comme d’une insupportable momerie, de son Dieu rémunérateur et vengeur qui l’exaspère.

L’opération de la cataracte faite par Réaumur à un prétendu aveugle-né, qui se trouva n’être qu’un aveugle par accident, fut le prétexte de la fameuse lettre à Mme de Puisieux qui valut à Diderot sa détention à Vincennes ; il y attribuait à Saunderson, dans un récit imaginaire des derniers moments de l’algébriste anglais, sa propre profession d’athéisme. Il l’entoure encore, à la vérité, de quelques restrictions entortillées, et quand Voltaire lui écrit qu’« il n’est point du tout de l’avis de Saunderson qui nie un Dieu parce qu’il est né aveugle », Diderot allègue, assez misérablement d’ailleurs, que « le sentiment de Saunderson n’est pas plus le sien que celui de son cher maître, mais que ce pourrait bien être seulement parce qu’il voit ». « Si c’est ordinairement pendant la nuit que s’élèvent les vapeurs qui obscurcissent en lui l’existence de Dieu, le lever du soleil les dissipe toujours. » Enfin, tout compte fait, « comme il vit très bien avec les athées, il est très important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu ». Personne cependant ne pouvait se méprendre aux paroles qu’il avait prêtées à Saunderson et qui comprennent, au surplus, deux arguments de valeur fort inégale. Le savant aveugle répond d’abord aux objections du ministre Holmes sur les merveilles de la nature : « Eh, monsieur, laissez là tout ce beau spectacle qui n’a jamais été fait pour moi ! J’ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres ; et vous me citez des prodiges que je n’entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me fassiez toucher. » — Évidemment le raisonnement est très faible, car un clairvoyant pouvait dire de même : « Il faut que vous me fassiez voir Dieu ». — Mais Saunderson ne se tient pas à la réfutation de cette plus ancienne preuve physique de l’existence de Dieu, le Cœli enarrant gloriam… de David, preuve aussi médiocre dans sa splendeur que l’objection dans sa pauvreté ; Diderot, découvrant enfin sa véritable pensée, fait opposer au prêtre l’inutilité scientifique de toute intervention surnaturelle :


Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l’homme ? Nous disons aussitôt : c’est l’ouvrage d’un dieu ; notre vanité ne se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre dans un discours un peu moins d’orgueil, et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un nœud difficile à délier, laissons-le pour ce qu’il est ; et n’employons pas à le couper la main d’un être qui devient ensuite pour nous un nouveau nœud plus indissoluble que le premier. Demandez à un Indien pourquoi le monde reste suspendu dans les airs, il vous répondra qu’il est porté sur le dos d’un éléphant ; et l’éléphant, sur quoi s’appuiera-t-il ? sur une tortue ; et la tortue, qui la soutiendra ?… Cet Indien vous fait pitié ; et l’on pourrait vous dire comme à lui : Monsieur Holmes, mon ami, confessez d’abord votre ignorance, et faites-moi grâce de l’éléphant et de la tortue…


Voici donc le caractère particulier de l’athéisme de Diderot : il déclare Dieu inutile, il n’en a pas besoin pour expliquer ce qu’il y a d’explicable scientifiquement dans le monde, et pour ce qui est de l’inexplicable, cette vieille hypothèse ne fait que l’obscurcir. « L’éternité du monde, écrit-il encore, n’est pas plus incommode que l’éternité d’un esprit ; parce que je ne conçois pas comment le mouvement a pu engendrer cet univers qu’il a si bien la vertu de conserver, il est ridicule de lever cette difficulté par la supposition d’un être que je ne conçois pas davantage. » Une fois cette idée ancrée dans son cerveau, il y revient sans cesse et toujours avec une nouvelle abondance d’arguments. Nécessairement, plus il se pénètre de son thème, plus il s’exalte dans d’innombrables variations. Après avoir fait de la croyance en l’existence de Dieu une fâcheuse et gênante superfluité, il y dénonce la cause de tous les maux qui affligent l’humanité : « Partout où l’on admet un Dieu, écrit-il à Mlle Volland, l’ordre naturel des devoirs moraux est renversé, la morale corrompue. » Il se demande et il demande à la Tsarine « ce que cette souche abandonnée à sa libre disposition peut produire de monstrueux ». Nier gravement ne lui suffit plus, il ajoute à sa négation l’ironie et jusqu’à des turlupinades. Seulement, une fois qu’il est arrivé ainsi sur le faîte de l’incrédulité, il aspire à descendre ; serait-il Diderot s’il ne se contredisait pas ?

Le voici donc, en effet, et précisément dans le plus audacieux de ses fragments retrouvés, le Rêve de d’Alembert, qui fait de ce Dieu inutile l’âme possible du monde et l’Éternel Devenir : « Qui est-ce qui vous a dit, demande Bordeu à Mlle de Lespinasse, que ce monde n’a pas aussi ses méninges comme l’homme, et qu’il ne réside pas là un être central qui serait Dieu par sa contiguïté sensible avec tous les êtres et les objets de la nature, qui, par son identité avec eux, saurait tout ce qui s’y passe, et par sa mémoire tout ce qui s’y fait, et ce qui s’y fera aussi, par une suite de conjectures vraisemblables ? » Donc, ce Dieu superflu n’étant cependant pas impossible, il prend ses précautions. Le philosophe, qui entretient la maréchale de Broglie, commence par établir que, si un esprit, qui serait Dieu, fait de la matière, il n’est pas plus difficile de concevoir que la matière fasse de l’esprit. Mais si Dieu existe par hasard ? Oh ! alors il est indulgent, il ne peut pas ne pas l’être, il n’y a que des bêtes féroces qui puissent penser qu’il damnerait Socrate, Phocion, Aristide et Trajan ; saint Paul lui-même n’a-t-il pas professé que chacun sera jugé par la loi qu’il a connue ? est-ce que celui qui fit des sots les punira pour avoir été des sots ? Et là-dessus le conte du jeune Mexicain qui, assis sur une planche au bord de l’Océan, s’affirme à lui-même que « sa grand’mère radote avec son histoire de je ne sais quels habitants qui, dans je ne sais quel temps, abordèrent ici de je ne sais où, d’une contrée au delà des mers » :


Ne vois-je pas la mer confiner avec le ciel ? Et puis-je croire, contre le témoignage de mes sens, une vieille fable dont on ignore la date, que chacun arrange à sa manière, et qui n’est qu’un tissu de circonstances absurdes, sur lesquelles ils se mangent le cœur et s’arrachent le blanc des yeux ?


Or, tandis qu’il raisonnait ainsi, il s’endort, le flot soulève la planche, porte notre Mexicain en pleine mer et le dépose enfin sur une rive inconnue, « peut-être bien parmi ces habitants dont sa grand’mère l’avait si souvent entretenu ».


À peine eut-il quitté sa planche et mis le pied sur le sable, qu’il aperçut un vieillard vénérable, debout à ses côtés. Il lui demanda où il était et à qui il avait l’honneur de parler : « Je suis le souverain de la contrée, lui répondit le vieillard ; vous avez nié mon existence ? — Il est vrai. — Et celle de mon empire ? — Il est vrai. — Je vous pardonne parce que je suis celui qui voit le fond des cœurs et que j’ai lu au fond du vôtre que vous étiez de bonne foi. »


Diderot pense évidemment, et avec raison, que ses palinodies mêmes suffiraient à prouver sa bonne foi ; et il recommence à nier Dieu.

Dieu en moins, voyons maintenant ce que devient, dans le système de Diderot, « la loi morale au fond des cœurs et au-dessus de nous le monde étoilé ».

Ce qui distingue des autres la morale écrite de ce parfait honnête homme, c’est qu’elle est parfaitement immorale et qu’elle l’est naturellement, sans scrupule et sans inquiétude, comme un enfant est nu et comme une boule est ronde. Diderot, d’un bout à l’autre de sa vie, a été le plus brave homme du monde ; il est capable de dévouement et même de sacrifice ; sa probité scrupuleuse n’a jamais fait tort d’un liard à personne ; le traité qui le lie aux libraires de l’Encyclopédie, alors même que ceux-ci l’observent mal et que l’austère d’Alembert s’en affranchit à la première difficulté, il le tient, à travers tous les orages et tous les dégoûts, comme un pacte d’honneur ; sa bourse est toujours ouverte, il n’a jamais refusé à un indigent et il a donné, sans compter, le plus précieux de son temps à ses amis ; il a au cœur une pitié profonde pour toutes les souffrances, et cette pitié est active ; il a été bon fils, bon père, bon ami, il n’a pas dépendu de lui qu’il fût un mari fidèle, et s’il avait vécu cinquante ans plus tard, il eût été un bon citoyen et un excellent patriote. Non seulement il se conforme, en ce qui le concerne, aux règles de la plus sévère délicatesse, mais la vertu n’a jamais eu d’apôtre plus enthousiaste, de prédicateur plus véhément, de commis-voyageur plus agité ; des larmes pleins les yeux et la voix, il l’invoque sans cesse, souvent avec une pénétrante éloquence, parfois aussi dans les moments les plus inattendus, à souper et dans l’alcôve, et il en met partout ; son théâtre en est farci, sa tragédie familiale, baignée de pleurs, mérite d’avoir pour devise : castigat flendo mores, et pourrait se lire au prône ; les arts plastiques eux-mêmes, dont la cause finale est exclusivement, sinon dans la beauté, du moins dans la vérité naturelle, n’échappent pas à cet embrigadement ; il en fait les véhicules de la morale, des vertus civiques et surtout domestiques. Maintenant, après ce débordement de vertu oratoire et tout le long de cette vie généralement irréprochable, interrogez le philosophe sur les principes mêmes qu’il prêche si bien et qu’il pratique encore mieux : un gouffre, se creuse sous ses pieds ; cette morale, qu’il a voulu indépendante de Dieu et qu’il ne veut apprécier qu’au seul taux de la raison, aboutit au retour le plus effréné à l’état de nature.

Serait-ce qu’il n’y a point de morale, j’entends dans le sens absolu du mot, sinon en dehors de l’idée de Dieu, du moins en dehors de l’Idéal qui est aux mœurs ce que le Beau en soi est aux arts, ou que, plus simplement, Diderot a choisi trop bas le taux de la raison qui règle son éthique ? Quoi qu’il en soit, cette éthique est sans base comme sans principe directeur ; elle flotte dans le vide, sans boussole et sans pôle, s’élevant plus d’une fois, mais comme par accident, jusqu’aux régions de la Beauté morale, mais plongeant le plus souvent, comme sous l’action de la pesanteur, dans les fanges de la bestialité primitive. De la même plume qui trace cette noble ligne : « Celui qui blesse l’espèce humaine me blesse ! » si Diderot, l’instant d’après, peut écrire, en toute tranquillité d’âme, le panégyrique de l’inceste, de la prostitution et de la promiscuité des sexes, qu’est-ce à dire, en effet, sinon qu’à soumettre à la matière l’ordre moral tout entier, il a supprimé cet ordre moral lui-même ? À la place de l’harmonie organisée par une raison à la fois supérieure et antérieure aux êtres qui la reçoivent, rien ne subsiste qu’un chaos, le pêle-mêle inextricable et confus du bien et du mal qui cessent d’être des entités pour n’être plus que des mots à sens variable. Étrange et lamentable contradiction ! Diderot, dans le domaine des formes, a salué et proclamé le Beau, qu’il a défini « tout ce qui contient en soi de quoi réveiller des rapports dans notre entendement » ; et quand il passe du domaine des formes à celui des idées, la notion du Devoir, si semblable cependant à celle du Beau, fuit et s’évanouit devant lui ; il ne distingue plus entre le bien et le mal et il se persuade que « la nature ne s’en soucie pas, n’étant qu’à deux fins, la conservation de l’individu et la propagation de l’espèce ».

Il admet, sans doute, parce qu’il en comprend l’intérêt social, quelques-unes des obligations des hommes les uns envers les autres : « Si l’on suppose, écrit-il dans l’Encyclopédie, des êtres créés de façon qu’ils ne puissent subsister qu’en se soutenant mutuellement, il est clair que leurs actions sont convenables ou ne le sont pas à proportion qu’elles se rapprochent ou qu’elles s’éloignent de ce but. » Mais les devoirs des hommes envers eux-mêmes ne sont qu’affaire de convention ou de préjugé et il professe gravement « que la morale des aveugles est différente de celle des clairvoyants, que celle d’un sourd différerait encore de celle d’un aveugle et qu’un être qui aurait un sens de plus que nous trouverait notre morale imparfaite, pour ne rien dire de plus ». Un aveugle qui nierait les couleurs, un sourd qui nierait les sons, déraisonneraient-ils autrement ? Si l’existence d’un sens de plus ou de moins chez quelques êtres ne peut modifier la réalité du monde extérieur, faire, par exemple, que la lumière ne soit pas, comment en serait-il autrement des lumières du monde moral ?

C’est cependant à cette négation que conclut Diderot. Il ne tient pas que tout est beau dans la nature, mais il affirme que « tout y est bon » ; dès lors, si l’homme est perverti, il n’en faut accuser que les « misérables conventions » qui ont été imaginées par les tyrans et par les coquins. Notez que lui-même avait commencé, dans son Introduction aux grands principes, par soutenir la thèse diamétralement opposée et par traiter d’« absurdité » ce même aphorisme de Pope que « tout est bien dans le monde, alors qu’il devait se contenter de dire que tout est nécessaire ». Mais il est revenu, sous l’influence de Rousseau et dans les longues causeries où ils s’échauffaient l’un l’autre, de cette conception première et judicieuse que « le mal est une suite des lois générales de la nature, et qu’il faudrait, pour qu’il ne fût pas, que ces lois fussent différentes ». Il avouait alors, non sans grâce, « avoir fait plusieurs fois son possible pour concevoir un monde sans mal et n’y avoir pu parvenir ». Maintenant, au contraire, dans le Supplément au Voyage de Bougainville, le Taïtien Orou affirme à l’aumônier « qu’il existait autrefois un homme naturel, qu’on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel et qu’il s’est élevé ainsi dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie ». « Tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme moral et artificiel ; et, dans l’un et l’autre cas, le triste monstre est tiraillé, tourmenté, étendu sur la roue, sans cesse gémissant, sans cesse malheureux, soit qu’un faux enthousiasme de gloire le transporte et l’enivre, ou qu’une fausse ignominie le courbe et l’abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l’homme à sa première simplicité : dans la misère, l’homme est sans remords ; dans la maladie, la femme est sans pudeur. » Et comme le capucin demande à Orou s’il faut civiliser l’homme ou l’abandonner à son instinct :


Si vous vous proposez d’en être le tyran, répond le Taïtien, civilisez-le ; empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature ; faites-lui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui les fantômes qui l’effraient ; éternisez la guerre dans la caverne, et que l’homme naturel y soit toujours enchaîné sous le poids de l’homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires ; assez d’incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ; et demeurez à jamais convaincu que ce n’est pas pour nous, mais pour eux que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous l’êtes. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se permettait de lui imposer. Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre.


C’est proprement l’anarchie, et quelle anarchie ! Dans la nouvelle Cythère, « tout est à tous », et, d’abord, les femmes et les filles ; la pudeur est déclarée préjugé : « Enfoncez-vous dans les ténèbres avec la compagne corrompue de vos plaisirs, mais permettez aux bons et simples Taïtiens de se reproduire sans honte à la face du ciel et au grand jour ! » L’inceste y est chose indifférente, puisque ce prétendu crime « n’est contraire ni au bien général ni à l’utilité particulière, ces deux fins de nos actions ». Et rien ne paraît plus stupide que le mariage ; « c’est la tyrannie de l’homme qui a converti en propriété la possession de la femme » ; rien de plus insensé « qu’une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu, que le serment d’immutabilité de deux êtres de chair, à la face d’un ciel qui n’est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine, au bas d’une roche qui tombe en poudre, au pied d’un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s’ébranle ! »

Sans doute, rentré en France, loin de cette chaude et sauvage poésie, Diderot consent à faire quelques concessions à l’organisation sociale et à la moralité artificielle ; mais il ne les fait qu’à regret, comparant parfois la morale à « un arbre immense dont la tête touche aux cieux et les racines pénètrent jusqu’aux enfers, où tout est lié, où la pudeur, la décence, la politesse, les vertus les plus légères, s’il en est de telles, sont attachées comme la feuille au rameau qu’on déshonore en le dépouillant » ; proclamant encore que « la vertu est une maîtresse à laquelle on s’attache autant par les sacrifices qu’on fait pour elle que par le charme qu’on lui voit » mais, le plus souvent, revenant à son opinion favorite que le sens moral est une chimère et que tout est affaire d’éducation et d’intérêt. Puisque, par malheur, il est encore impossible de ramener l’humanité aux forêts primitives et d’y vivre comme les bêtes ; puisque le jour béni est encore loin


Où ses mains ourdiraient les entrailles du prêtre,
Au défaut d’un cordon pour étrangler les rois,


il faut bien, en attendant, se résigner à avoir une morale, comme on a une police et une voirie, mais cette morale sera froidement expérimentale et utilitaire : « Le mal, ce sera ce qui a le plus d’inconvénients que d’avantages, et le bien ce qui a plus d’avantages que d’inconvénients. » Comme il ne cesse pas de déclamer par ailleurs que « tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fermeté, d’honnêteté, le touche et le transporte », il ajoute assurément que la vertu, tout compte fait, vaut toujours mieux. Mais que sera cette vertu dont l’utilité est la seule raison d’être ? L’utilité étant chose essentiellement variable, ne varierait-elle pas sans cesse avec elle ? Qu’est-ce enfin que l’utile sinon la prédominance des intérêts les plus considérables et les plus forts sur les autres, quand bien même ceux-ci représenteraient la justice et le droit ?

Après avoir développé son sophisme utilitaire, Diderot finit d’ailleurs par s’apercevoir lui-même du danger de son système. Tant que le conflit n’est qu’entre l’utile et la pudeur, on entend bien qu’il n’hésite pas beaucoup. Refaisant à sa manière le joli conte de Cosi-Santa : « Une femme, écrit-il à Mlle Volland, sollicite un emploi très considérable pour son mari ; on le lui promet, mais à une condition que vous devinez de reste. Elle a six enfants, pas de fortune, un amant, un mari ; on ne lui demande qu’une nuit. Refusera-t-elle un quart d’heure de plaisir à celui qui lui offre en échange l’aisance pour son mari, l’éducation pour ses enfants, un état convenable pour elle ? Qu’est-ce que le motif qui l’a fait manquer à son mari en comparaison de ceux qui la sollicitent de manquer à son amant ? » Après avoir accompagné de quelques lourdes gravelures l’exposé de ce cas de conscience, on devine sans peine quel sera le conseil de Diderot. Mais quoi ! si le conflit s’élargit, s’il s’agit de choisir entre l’utile et telle autre mauvaise action, trahison, mensonge ou lâcheté, de quel côté penchera la balance du philosophe ? « C’est à la volonté générale, répond-il, que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant ; c’est à elle à fixer les limites de tous les devoirs. » Il ne lui échappe pas cependant que cette volonté générale peut être contraire à toute justice ; il est évident qu’elle peut créer la loi civile et la loi générale et, même, qu’elle seule le peut ; mais l’homme de bien peut-il recevoir d’elle la loi morale, ne doit-il pas « créer lui-même le devoir » ? Or Diderot ne se tire de cette impasse que par deux contes ; dans l’Entretien d’un père avec ses enfants, il conclut à la fois qu’il n’y a point de lois pour le sage à qui il appartient de juger des cas où il faut s’y soumettre ou s’en affranchir, mais qu’une ville ne serait pas habitable où tous les citoyens penseraient ainsi ; dans l’histoire du médecin Gardeil qui abandonne sa maîtresse pauvre et malade pour aller conquérir la fortune et la considération à Toulouse, il affirme, la main sur la conscience, que, malgré sa fortune et son crédit, il refuserait avec dégoût de prendre cet utilitaire pour ami. Mais ces deux admirables récits ne suffisent-ils pas de reste à rétablir la vérité ?

Diderot, malgré quelques contradictions qui le relèvent par accident, est donc un moraliste d’un ordre très bas ; il n’a le sentiment de l’esthétique morale que pendant la rapide durée d’un éclair ; le reste du temps, il se débat dans les ténèbres ou s’agite dans la boue ; ce n’est pas aux belles passions qu’il lâche la bride, c’est aux intérêts et aux appétits. Mais si l’absence d’idéal, sinon la négation de la Divinité, le conduit ainsi à la plus fâcheuse incertitude de la loi morale, il déduit, en revanche, de l’inutilité d’une cause première la plus magnifique interprétation de la nature qui ait été tentée depuis Lucrèce. Il va deviner, dans une vision de génie, après avoir esquissé la science expérimentale, tous les éléments essentiels du transformisme.

En adressant à Mlle Volland le Rêve de d’Alembert, dialogue dont les interlocuteurs sont le philosophe qui rêve, Mlle de Lespinasse et le docteur Bordeu : « Il n’est pas possible, écrivait Diderot, d’être plus profond et plus fou ». Et comme « son amoureuse, femme sensée et discrète », s’étonnait de quelques extravagances : « Il y a quelque adresse, ajoutait-il, à avoir mis mes idées dans la bouche d’un homme qui rêve ; il faut souvent donner à la sagesse l’air de la folie, afin de lui procurer ses entrées. » Même avec cet air de folie, cette sagesse était trop révolutionnaire pour que Diderot, à la réflexion, pût risquer de publier son ouvrage favori, le seul de ses livres, avec les Éléments de physiologie, « où il se complaisait ». Il garda donc ces fragments dans son tiroir, les confiant parfois à de rares initiés, les reprenant plus souvent lui-même pour les corriger, et convaincu qu’« il restera peu de choses à savoir dans ce genre de métaphysique à celui qui aura la patience de les relire deux ou trois fois et de les entendre ».

Essayons d’entendre cette « statue brisée », avec ses compléments nécessaires, la Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé l’Homme et les Pensées sur l’Interprétation de la nature.

D’abord, la méthode ; c’est celle de l’invention scientifique, celle des physiciens. Diderot se représente la vaste enceinte des sciences « comme un grand terrain parsemé de places obscures et de places éclairées ». Il s’agit pour la sagacité qui perfectionne « d’étendre les limites des places éclairées », pour le génie qui crée « de multiplier sur le terrain les centres de lumière ». Mais bien que les faits, quelle qu’en soit la nature, soient la véritable richesse du philosophe, ce qu’on appelle la philosophie rationnelle s’est occupé beaucoup plus à rapprocher et à lire les faits qu’elle possède qu’à en recueillir de nouveaux. D’où cette conséquence qu’il suffit « d’un manœuvre poudreux, qui apporte tôt ou tard, des souterrains où il creuse en aveugle, le morceau fatal à cette architecture élevée à force de tête, pour que tout s’écroule et qu’il ne reste de l’édifice que des matériaux confondus pèle-mêle ». Il faut donc que la nouvelle science, la philosophie expérimentale, « multiplie ses mouvements à l’infini, soit sans cesse en action et mette à chercher des phénomènes tout le temps que la raison emploie à chercher des analogies. Elle ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce qui ne lui viendra pas de son travail ; mais elle travaille sans relâche. » Pendant que la philosophie rationnelle, pesant les possibilités, dit hardiment : on ne peut décomposer la lumière, au contraire la philosophie expérimentale se tait pendant des siècles entiers ; « puis tout à coup, (avec Newton), elle montre le prisme et dit : La lumière se décompose. »

Non point qu’il faille faire fi de « cet esprit de divination par lequel on « subodore », pour ainsi dire, des procédés inconnus, des expériences nouvelles et des résultats ignorés ». L’esprit de conjecture a d’autres droits et d’autres limites. La grande habitude de faire des expériences donne, en effet, même aux manœuvriers les plus grossiers, « un pressentiment qui a le caractère de l’inspiration » et qu’il ne tiendrait qu’à eux d’appeler, comme Socrate, le démon familier. Mais c’est cette divination précisément qu’il importe de contrôler selon des règles sévères.


Quand donc l’on a formé dans sa tête un de ces systèmes qui demandent à être vérifiés par l’expérience, il ne faut ni s’y attacher opiniâtrement ni l’abandonner avec légèreté. On pense quelquefois de ces conjectures qu’elles sont fausses, quand on n’a pas les mesures convenables pour les trouver vraies. L’opiniâtreté a même ici moins d’inconvénients que l’excès opposé. Jamais le temps qu’on emploie à interroger la nature n’est entièrement perdu. Les idées absolument bizarres ne méritent qu’un premier essai. Il faut accorder quelque chose de plus à celles qui ont de la vraisemblance, et ne renoncer que quand on est épuisé à celles qui promettent une découverte importante.


Dès lors, les expériences devront être répétées pendant longtemps, transportées à des objets différents, compliquées, combinées de toutes les manières possibles, contrôlées par l’épreuve de l’inversion. Évidemment il y a des phénomènes trompeurs qui semblent, au premier abord, renverser un système, « qui deviennent ainsi le supplice du philosophe, surtout lorsqu’il a le pressentiment que la nature lui en impose et qu’elle se dérobe à ses conjectures par quelque mécanisme extraordinaire ou secret ». Mais ces phénomènes, qui sont le plus souvent le résultat de plusieurs causes conspirantes ou opposées, achèvent, au contraire, quand ils seront mieux connus, de confirmer le système. Gardons-nous surtout de substituer à l’ouvrage de la nature la conjecture de l’homme et de nous aventurer par suite dans cette recherche des causes, dites générales, qui est partout contraire à la véritable science. « Qui sommes-nous, en effet, pour expliquer les fins de la nature ? Ne nous apercevons-nous point que c’est presque toujours aux dépens de sa puissance que nous préconisons sa sagesse ? » Donc le physicien, dont la profession est d’instruire et non d’édifier, abandonnera le pourquoi et ne s’occupera que du comment. « Le comment se tire des êtres, le pourquoi de notre entendement. » Laissons les causes pour ne parler que d’après les faits.

Suffit-il cependant de réunir et d’accumuler les faits, de cueillir des milliers de plantes, de ramasser des milliers de cailloux, de combiner sans nombre des gaz ou des métaux en fusion ? Après l’esprit de divination qui « subodore » les résultats ignorés, c’est ici qu’intervient dans toute sa force « le génie », l’idée qui donne la vie aux observations jusque-là inanimées, le trait de lumière qui illumine les faits assemblés, mais encore obscurs, l’éclair soudain dont le passage dans le cerveau fait jaillir la vérité. L’admirable et majestueuse théorie de Claude Bernard sur les phases de la découverte est ainsi en germe, et plus qu’en germe, dans ces pages rapides et si longtemps méconnues ou oubliées de Diderot. Que l’art de l’investigation scientifique est la pierre angulaire de toutes les sciences expérimentales ; que l’expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d’esprit ; que son objet est le même dans l’étude des phénomènes des corps vivants et dans l’étude des phénomènes des corps bruts ; que les erreurs dans les théories scientifiques ont pour origine le plus souvent des erreurs de fait ; que l’homme ne connaîtra jamais ni les causes premières ni l’essence des choses et que, dès lors, la méthode ne se rapporte qu’à la recherche des vérités objectives (le comment), non à celle des vérités subjectives (le pourquoi) ; que l’expérience n’est au fond qu’une observation provoquée dans le but de faire naître une idée ; que l’idée expérimentale est ainsi une idée a priori, que c’est l’intuition ou le sentiment qui engendre l’interprétation anticipée des phénomènes de la nature ; et que, par conséquent, la découverte est l’idée neuve qui surgit, comme une révélation subite, à propos d’un fait ; cette différence profonde entre l’observateur et l’expérimentateur, c’est-à-dire le savant parfait ; tous ces sommets que Claude Bernard a mis en pleine lumière dans son Introduction, Diderot les a entrevus le premier dans son Interprétation de la nature, dans la Réfutation d’Helvétius et dans le merveilleux fragment sur le génie :


L’esprit observateur, écrit-il, s’exerce sans effort, sans contention ; il ne regarde point, il voit ; il n’a aucun phénomène présent, mais ils l’ont tous affecté, et ce qui lui en reste c’est une espèce de sens que les autres n’ont pas ; c’est une machine rare qui dit : cela réussira,… et cela réussit, il est vrai… ou cela est faux… et cela se trouve comme il l’a dit. Cette sorte d’esprit prophétique n’est pas le même dans toutes les conditions de la vie ; chaque état a le sien. L’homme de génie sait ce qu’il met au hasard et il le sait sans avoir calculé les chances pour ou contre ; le calcul est tout fait dans sa tête.


Et encore :


Un homme s’occupe de physique, d’anatomie, de mathématiques, d’histoire ; la suite de quelques-unes de ses études le conduit à une conjecture que l’expérience justifie ; et l’auteur (Helvétius) appelle cela un hasard… Mais fait-on des expériences au hasard ? L’expérience n’est-elle pas souvent précédée d’une supposition, d’une idée que l’expérience confirmera ou détruira. C’est donc la nature, c’est l’organisation, ce sont des causes purement physiques qui préparent l’homme de génie ; ce sont des causes morales qui le font éclore ; c’est une étude assidue, ce sont des connaissances acquises qui le conduisent à d’heureuses conjectures ; ce sont ces conjectures vérifiées par l’expérience qui l’immortalisent. Rien ne se fait par saut dans la nature et l’éclair subit et rapide qui passe dans l’esprit tient à un phénomène antérieur avec lequel on en reconnaîtrait la liaison, si l’on n’était pas infiniment plus pressé de jouir de sa lueur que d’en rechercher la cause. L’idée féconde, quelque bizarre qu’elle soit, quelque fortuite qu’elle paraisse, ne ressemble point du tout à la pierre qui se détache du toit et qui tombe sur une tête. La pierre frapperait indistinctement toute tête également exposée à sa chute. Il n’en est pas ainsi de l’idée. Un passant ne dit point à un autre passant : Vous m’avez volé ma pierre,… et tous les jours j’entends un savant dire à un autre : Vous m’avez volé mon idée. Combien il en tombe qui ne rencontrent point de tête !


Les armes de la science ainsi forgées, la métaphysique et la cosmogonie orthodoxes vont subir le plus redoutable assaut qu’elles aient encore essuyé. Dieu a déjà été banni du ciel comme une hypothèse encombrante et oiseuse ; au tour de l’âme maintenant à être chassée de la nature, où la force est identique à la matière et dont la matière est la seule substance.

Diderot, avec sa combativité ordinaire, quand même ses notes ne doivent pas sortir de son tiroir, démontre toujours en polémisant. Les philosophes officiels écrivent que, pour se représenter le mouvement, il faut imaginer, outre la matière existante, une force qui agisse sur elle. « Ce n’est pas cela, riposte Diderot, et la molécule, douée d’une qualité propre à sa nature, est par elle-même une force active ; elle s’exerce sur une autre molécule qui s’exerce sur elle. Tous ces paralogismes-là tiennent à la fausse supposition de la nature homogène. Vous qui imaginez si bien la matière en repos, pouvez-vous imaginer le feu en repos ? Or, dans la nature, tout a son action diverse comme cet amas de molécules que vous appelez le feu ; dans cet amas que vous appelez feu, chaque molécule a sa nature, son action. » Voici donc la différence vraie du repos et du mouvement ; c’est que le repos absolu est un concept abstrait qui n’existe point en nature, que le mouvement, au contraire, est une qualité aussi réelle que la longueur, la largeur et la profondeur.


Et que m’importe ce qui se passe dans votre tête ? Que m’importe que vous considériez la matière comme homogène ou comme hétérogène ? Vous ferez de la géométrie ou de la métaphysique tant qu’il vous plaira ; mais moi qui suis physicien et chimiste, qui prends les corps dans la nature et non dans ma tête, je les vois existants, divers, revêtus de propriétés et d’actions, et s’agitant dans l’univers comme dans le laboratoire, où une étincelle ne se trouve pas à côté de trois molécules combinées de salpêtre, de charbon et de soufre, sans qu’il s’ensuive une explosion nécessaire.


Si la force n’est pas distincte de la matière, il n’y a au surplus qu’« une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal », substance, apparemment, qui est organisée de mille et mille façons diverses, mais dont l’origine, la formation et la fin, quelques aspects variés qu’elle revête, sont toujours les mêmes. « Je voudrais bien, interroge d’Alembert, que vous me disiez quelle différence vous mettrez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair. — Assez peu, répond Diderot, car on fait du marbre avec de la chair et de la chair avec du marbre. » Et comme le mathématicien observe qu’il ne lui paraît pas facile de rendre le marbre comestible, le philosophe prend aussitôt la statue, la met dans un mortier, la pulvérise à grands coups de pilon. « Lorsque le bloc de marbre est réduit en poudre impalpable, je mêle cette poudre à l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j’arrose le mélange, je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. Lorsque le tout s’est transformé en une matière à peu près homogène, en humus, savez-vous ce que je fais ? — Je suis sûr que vous ne mangez pas de l’humus. — Non, mais il y a un moyen d’union, d’appropriation, entre l’humus et moi, un latus, comme dirait le chimiste. — Et le latus, c’est la plante. — Fort bien. J’y sème des pois, des fèves, des choux, d’autres plantes légumineuses. Les plantes se nourrissent de la terre et je me nourris des plantes. » Peut-être même y a-t-il plus encore que ce passage du marbre à l’humus, de la plante à la chair ; il est évident que la matière en général est divisée en matières mortes et en matières vivantes. « Mais comment se peut-il faire que la matière ne soit pas une, ou toute vivante, ou toute morte ? La matière vivante est-elle toujours vivante ? Et la matière morte est-elle toujours et réellement morte ? La matière vivante ne meurt-elle point ? La matière ne commence-t-elle pas jamais à vivre ? »

Tout le problème, encore pendant de l’hétérogénie, de la génération spontanée, est dans ces questions.

À ce Dieu qui vient d’être supprimé par un arrêt trois fois motivé comme cause première superflue, comme artisan inutile du monde, et comme force motrice encore moins indispensable, Diderot va-t-il chercher maintenant à substituer quelque autre prodige ou quelque autre force nouvelle ? Point du tout. Il n’y a dans l’immensité des faits qu’un seul fait, il n’y a qu’une forme ; « l’indépendance absolue d’un seul fait est incompatible avec l’idée de tout ; et, sans l’idée de tout, plus de philosophie ». Ce qui domine le monde, c’est l’unité essentielle des forces. « De même qu’en mathématiques, en examinant toutes les propriétés d’un nombre, on trouve que ce n’est que la même propriété représentée sous toutes ses faces ; de même on reconnaîtra, dans la nature, lorsque la physique expérimentale sera plus avancée, que tous les phénomènes, ou de la pesanteur, ou de l’élasticité, ou de l’attraction, ou du magnétisme, ou de l’électricité, ne sont que des faces différentes de la même affection. »

Voilà, avec l’unité démontrée ou pressentie des faits, une nouvelle étape, la plus considérable qui ait été franchie depuis Leibniz, dans la voie de la philosophie expérimentale et indépendante ; mais celle qui va suivre est plus décisive encore. Et certainement Lamarck, Goethe et Darwin apporteront à l’idée de l’unité des formes, qui découle, comme un corollaire, de l’idée de l’unité des forces, des vues, des preuves et des arguments nouveaux ; mais la théorie même du transformisme se dresse ici dans toute sa magique séduction.

Mis en éveil par la thèse du docteur Baumann que Maupertuis avait apportée d’Esclangen en France, Diderot croit d’abord s’apercevoir que la nature s’est plu à varier le même mécanisme d’une infinité de manières différentes et qu’elle n’abandonne un genre de production qu’après en avoir multiplié les individus sous toutes les faces possibles. « Quand on considère le règne animal et qu’on s’aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n’y en a pas un qui n’ait les fonctions et les parties, surtout inférieures, entièrement semblables à un autre quadrupède ; ne croirait-on pas volontiers qu’il n’y a jamais eu qu’un seul animal, prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? » Il imagine ainsi les doigts de la main réunis et la matière des ongles si abondante que, venant à s’étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout : au lieu de la main d’un homme, n’aurez-vous pas le pied d’un cheval ? Dès lors, « quand on voit les métamorphoses successives de l’enveloppe du prototype, quel qu’il ait été, approcher un règne d’un autre règne par des degrés insensibles et peupler les confins des deux règnes (s’il est permis de se servir de ce terme de confin où il n’y a aucune division réelle), qui donc ne se sentirait porté à croire qu’il n’y a jamais eu qu’un premier être prototype de tous les êtres » ? Quant à l’agent qui a fait passer ce prototype d’une forme à l’autre, c’est le temps, le temps qui ne s’arrête pas et qui a su différencier à la longue, mais tout naturellement, les formes les plus anciennes, celles qui existent aujourd’hui et celles qui existeront dans les siècles les plus reculés. « Le nil sub sole novum n’est qu’un préjugé fondé sur la faiblesse de nos organes, l’imperfection de nos instruments et la brièveté de notre vie. » Mais la philosophie qui examine sévèrement ces axiomes de la sagesse populaire, ne s’arrête pas à ces apparences grossières ; elle restitue au temps la souveraineté éternelle dont les religions révélées l’avaient dépouillée et elle fait plus encore : elle supprime la mort et, si je puis dire, elle la tue.

Qu’est-ce donc que la vie ? « Elle n’est qu’une suite d’actions et de réactions. Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu et vivra sans fin. La seule différence que je conçoive entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse et que, dissous, épars en molécules, dans vingt ans, vous vivrez en détail. » Et Diderot éclate enfin dans une dernière hypothèse qu’il proclame « essentielle à la fois au progrès de la physique expérimentale, à celui de la philosophie rationnelle, à la découverte et à l’explication des phénomènes qui dépendent de l’imagination » ; hypothèse admirable et qui est, en effet, tout le transformisme : « De même que, dans le règne animal et végétal, un individu commence, pour ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit et passe, n’en serait-il pas de même des espèces entières ? » Il conclut dès lors, avec une restriction de pure forme, « que l’animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière ; qu’il est arrivé à ces éléments de se réunir parce qu’il était possible que cela se fît ; que l’embryon formé de ces éléments a passé par une infinité d’organisations et de développements ; qu’il a eu, par successions, du mouvement, de la sensation, des idées, de la pensée, de la réflexion, de la conscience, des sentiments, des passions, des signes, des gestes, des sens, des sons articulés, une langue, des lois, des sciences et des arts ; qu’il s’est écoulé des millions d’années entre chacun de ses développements ; qu’il a peut-être encore d’autres développements à subir et d’autres accroissements à prendre, qui nous sont inconnus ; qu’il a eu ou qu’il aura un état stationnaire ; qu’il s’éloigne ou qu’il s’éloignera de cet état par un dépérissement éternel, pendant lequel ses facultés sortiront de lui comme elles y étaient entrées ; et qu’il disparaîtra alors pour jamais de la nature, ou, plutôt, qu’il continuera d’exister, mais sous une forme et avec des facultés tout autres que celles qu’on lui remarque dans cet instant de sa durée. »

En définitive, le temps n’est rien pour la nature ; « le philosophe doit se garantir du sophisme de l’éphémère, celui d’un être passager qui croit à l’immortalité des choses », — celui de la rose de Fontenelle qui disait que de mémoire de rose on n’avait vu mourir un jardinier, — et alors tout s’éclaire. « La génération première des animaux, objecte d’Alembert, ne se conçoit pas sans germes préexistants. — Si c’est, répond Diderot, la question de la priorité de l’œuf sur la poule ou de la poule sur l’œuf qui vous embarrasse, c’est que vous supposez que les animaux ont été originairement ce qu’ils sont à présent. Quelle folie ! On ne sait non plus ce qu’ils ont été qu’on ne sait ce qu’ils deviendront. Le vermisseau imperceptible qui s’agite dans la fange, s’achemine peut-être à l’état de grand animal ; l’animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, s’achemine peut-être à l’état de vermisseau : il est peut-être une production particulière momentanée de la planète. » Sur quoi, ébranlé, sinon convaincu, d’Alembert s’endort ; la pensée profonde de son ami mûrit et se précise dans son sommeil, et Mlle de Lespinasse raconte ainsi son rêve au docteur Bordeu :


Il s’est mis à marmotter je ne sais quoi de graines, de lambeaux de chair mis en macération dans de l’eau, de différentes races d’animaux successifs qu’il voyait naître et passer. Il avait imité avec sa main droite le tube d’un microscope, et avec sa gauche, je crois, l’orifice d’un vase. Il regardait dans le vase par ce tube et il disait : « Voltaire me plaisantera tant qu’il voudra, mais l’Anguillard[20] a raison ; j’en crois mes yeux, je les vois : combien il y en a ! comme ils vont ! comme ils viennent ! comme ils frétillent !… » Le vase où il apercevait tant de générations momentanées, il le comparait à l’univers ; il voyait dans une goutte d’eau l’histoire du monde. Cette idée lui paraissait grande ; il la trouvait tout à fait conforme à la bonne philosophie qui étudie les grands corps dans les petits. Il disait : « Dans la goutte d’eau de Needham, tout s’exécute et se passe en un clin d’œil. Dans le monde, le même phénomène dure un peu davantage ; mais qu’est-ce que notre durée en comparaison de l’éternité des temps ? Moins que la goutte que j’ai prise avec la pointe d’une aiguille, en comparaison de l’espace illimité qui m’environne. Suite indéfinie d’animalcules dans l’atome qui fermente, même suite indéfinie d’animalcules dans l’autre atome qu’on appelle la Terre. Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? Qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et il n’en aura jamais d’autre. Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ne ressemble à une molécule, pas une molécule qui ne ressemble à elle-même un instant : Rerum novus nascitur ordo, voilà son inscription éternelle. »


Et n’allez pas croire qu’il n’y a là que le rêve fugitif d’un poète ivre du vin nouveau des jeunes sciences ; toutes ces prévisions fantastiques et prodigieuses des découvertes futures qui voltigent sur les lèvres du philosophe endormi, Diderot les a appuyées, sinon d’expériences personnelles, du moins de méditations, souvent désordonnées, mais presque toujours profondes, que provoquait incessamment chez lui une abondante lecture. Non seulement la gloire lui revient tout entière d’avoir posé le premier tous les principes essentiels du transformisme, cette gloire dont on a pendant si longtemps paré Lamarck parce qu’il a su codifier, dans un ordre d’ailleurs magnifique, les conceptions ébauchées avant lui. Mais il avait réuni encore pour justifier et démontrer ses conclusions une masse énorme de faits, de preuves, d’arguments et de notes, si bien que les assises du monument ne sont pas moins belles que l’édifice lui-même. Le rêve, s’il n’y avait qu’un rêve, serait l’un des plus extraordinaires qui aient jamais hanté un cerveau humain. Mais Diderot n’était pas qu’un voyant ; quelque puissante que soit chez lui l’inspiration prophétique qui lui fait entrevoir le changement indéfini comme la loi même de la nature à travers le temps et l’espace, l’ensemble des considérations et des observations d’où découle cette grande vue n’est pas moins digne d’être admiré, le savant est à la hauteur du poète. S’il a brûlé dans une heure de lassitude et d’ennui quelques-uns des cahiers où il consignait ses « réclames », il nous reste les Éléments de physiologie où il a accumulé, pendant près de trente années, ses réflexions et ses hypothèses, ramassant les idées qui flottaient dans l’air, vivifiant ces fantômes et ces embryons du sang si riche qui coulait dans ses veines, opposant sans broncher aux railleries des ignorants et à l’ironie de Voltaire lui-même sa foi inébranlable dans la grande loi de continuité de Leibniz, marchant d’un pas toujours plus assuré vers la découverte triomphale de la vérité.

L’image fameuse de la grappe d’abeilles symbolise, dans le Rêve de d’Alembert, la théorie qui résout chaque organisme en une multitude d’organismes élémentaires, contigus et sensibles, tous également vivants, l’animal n’étant ainsi qu’une réunion d’animaux :


Avez-vous vu quelquefois un essaim d’abeilles s’échapper de leur ruche ? Le monde ou la masse générale de la matière est la ruche. Les avez-vous vues s’en aller former à l’extrémité de la branche d’un arbre une longue grappe de petits animaux ailés, tous accrochés les uns aux autres par les pattes ?… Cette grappe est un être, un individu, un animal quelconque… Si l’une de ces abeilles s’avise de pincer d’une façon quelconque l’abeille à laquelle elle s’est accrochée, celle-ci pincera la suivante ; il s’excitera dans toute la grappe autant de sensations qu’il y a de petits animaux ; le tout s’agitera, se remuera, changera de situation et de forme ; il s’élèvera du bruit, de petits cris, et celui qui n’aurait jamais vu une pareille grappe s’arranger, serait tenté de la prendre pour un animal à cinq ou six cents têtes et à mille ou douze cents ailes… L’homme qui prendrait cette grappe pour un animal se tromperait ; mais voulez-vous qu’il juge plus sainement ? Voulez-vous transformer la grappe d’abeilles en un seul et unique animal ? Eh bien, amollissez les pattes par lesquelles elles se tiennent ; de contiguës qu’elles étaient, rendez-les continues. Entre ce nouvel état de grappe et le précédent, il y a certainement une différence marquée ; et quelle peut être cette différence, sinon qu’à présent c’est un tout, un animal un, et qu’auparavant ce n’était qu’un assemblage d’animaux… Tous nos organes ne sont de même que des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identité générale.


Maintenant, ouvrez les Éléments de physiologie et suivez, page par page la série d’expériences, de faits et de détails, patiemment recueillis et lumineusement interprétés, qui ont conduit Diderot à la théorie, partant au symbole, des organes considérés comme animaux. Il établit d’abord que la sensibilité de la matière est la vie propre aux organes. (La preuve en est évidente dans la vipère écorchée et sans tête, dans les tronçons de l’anguille, dans la couleuvre morcelée, dans la contraction du cœur piqué.) Il en conclut, contre son maître Haller, qu’aucune partie animale quelconque n’est dépourvue absolument de sensibilité. (Un organe intermédiaire non sensible entre deux organes sensible, et vivants, arrêterait la sensation et deviendrait, dans le système, corps étranger ; ce serait comme deux animaux coupés par une corde.) Mais la sensibilité ne suffit pas ; il faut encore la continuité : sans ces deux qualités, l’animal ne peut être un. (Prenez l’animal, analysez-le, ôtez-lui toutes ses modifications l’une après l’autre, et vous le réduirez à une molécule qui aura longueur, largeur, profondeur et sensibilité. Supprimez la sensibilité, il ne vous restera que la molécule inerte ; mais si vous commencez par soustraire les trois dimensions, la sensibilité disparaît.) Donc chaque organe peut être considéré comme un animal particulier, chaque organe est un animal. Et il ajoute : « L’organisation détermine les fonctions et les besoins ; quelquefois les besoins refluent sur l’organisation et cette influence peut aller quelquefois jusqu’à produire des organes, toujours jusqu’à les transformer. »

Ailleurs la contiguïté entre les règnes de la nature que rien ne sépare n’est pas moins abondamment démontrée. Où commence l’animal ? Où finit la plante ? Le gluten, résidu de la farine dépouillée de l’amidon, est un végéto-animal — expériences de Beccari et de Rouelle ; — la tremella s’agite tant qu’elle est dans l’eau, perd ses mouvements dès qu’elle en est tirée, les reprend dès qu’elle y est replongée, naît et meurt ainsi à discrétion ; Adanson en fait une plante et Fontana un animal ; — « la dionée de Caroline a ses feuilles étendues à terre, par paires et à charnières ; ces feuilles sont couvertes de papilles ; si une mouche se pose sur la feuille, cette feuille, et sa compagne, se ferme comme l’huître, sent et garde sa proie, la suce et ne la rejette que quand elle est épuisée de sucs ; voilà une plante presque Carnivore » — expérience confirmée par Darwin. — Donc, point de frontière entre le règne animal et le règne végétal ; ils se confondent ; la diversité des formes n’interrompt pas la chaîne des êtres, mais la nature ne laisse subsister que ceux qui peuvent « coexister avec l’ordre général « — c’est la loi de la sélection et de la concurrence vitale ; — « le monde est la maison du fort ».

Il eût été curieux de voir Diderot pousser vers la zoologie politique et sociale la hardiesse novatrice de ses investigations ; il eût porté certainement à l’étude de la monarchie la même puissance et la même originalité de critique ; là aussi, il eût été révolutionnaire. C’est peut-être même parce qu’il l’eût été avec une audace intolérable qu’il s’est contenté d’une attaque indirecte, au théâtre en réhabilitant les douleurs bourgeoises, dans l’Encyclopédie par ses monographies professionnelles, un peu partout par des déclamations vagues contre les tyrans. De l’homme qui à cette question : « Comment rend-on les mœurs à un peuple corrompu ? » répondait : « Comme Médée rendit la jeunesse à son père, en le dépeçant et le faisant bouillir… », on peut dire que son esprit avait passé dans Danton ; et le duel de Danton contre Robespierre n’est-il pas, sur le terrain des faits, la suite même de la lutte de Diderot contre Rousseau ?

Il est cependant une question à la fois politique et sociale au premier chef, qui a fixé longuement ses méditations, celle de l’instruction publique, et lui a inspiré l’un de ses plus étonnants morceaux. C’est le Plan d’une université pour le gouvernement de Russie, qui lui avait été demandé par l’Impératrice Catherine et dont les vues profondes, qui émerveillaient Guizot, sont restées audacieuses pendant plus d’un siècle. À la première page, une violente diatribe contre l’esprit du clergé catholique qui, « s’étant emparé de tous temps de l’instruction publique, est entièrement opposé aux progrès des lumières et de la raison que tout favorise dans les pays protestants ». C’est donc en Angleterre et en Allemagne qu’il faut chercher les modèles, les plus sages institutions pour l’instruction de la jeunesse. D’abord, les petites écoles, les écoles à lire, à écrire et à compter :


Dans les pays protestants, il n’y a point de village, quelque chétif qu’il soit, qui n’ait son maître d’école, et point de villageois, de quelque classe qu’il soit, qui ne fréquente l’école. La noblesse allemande dit que cela rend le paysan chicaneur et processif ; les lettrés disent que cela est cause que tout cultivateur un peu à son aise, au lieu de laisser son fils à sa charrue, veut en faire un savant. Peut-être le grief de la noblesse se réduit-il à dire qu’un paysan qui sait lire et écrire est plus malaisé à opprimer qu’un autre ; quant au second grief, c’est au législateur à faire en sorte que la profession de cultivateur soit assez tranquille et estimée pour n’être pas abandonnée.


On apprend dans les écoles le catéchisme, c’est-à-dire les premiers principes de la religion ; il serait à désirer « qu’on eût aussi des catéchismes de morale et de politique, c’est-à-dire des livrets où les premières notions des lois du pays, des devoirs des citoyens, fussent consignées pour l’instruction à l’usage du peuple ». — ce sont nos manuels d’enseignement civique ; — « et aussi une espèce de catéchisme usuel qui donnât une idée courte et claire des choses les plus communes de la vie civile ». Cette instruction primaire sera obligatoire, gratuite — il faut donner aux enfants pauvres non seulement les livres nécessaires, mais du pain — et laïque : « Point de prêtre entre les maîtres ; ils sont rivaux par état de la puissance séculière, et la morale de ces rigoristes est étroite et triste. » — En second lieu, les écoles qu’on appelle en Allemagne Gymnasia et qui correspondent à nos collèges. Diderot commence l’enseignement par le calcul, l’algèbre et la géométrie, « qui est la meilleure et la plus simple de toutes les logiques, la plus propre à donner de l’inflexibilité au jugement et à la raison. Un peuple est-il ignorant ou superstitieux ? Apprenez aux enfants la géométrie et vous verrez avec le temps l’effet de cette science. » La physique et la chimie viendront ensuite, avec la géographie et l’astronomie, qui ont été trop longtemps négligées : « Il serait honteux pour un homme élevé de ne rien savoir ni du globe sur lequel il marche, ni de la voûte sous laquelle il se promène » ; « point de science plus faite pour les enfants que l’histoire naturelle ; c’est un exercice continu des yeux, de l’odorat, du goût et de la mémoire » ; enfin, « il faudra commencer l’étude de l’histoire par celle de sa nation ». Quant à l’étude des langues anciennes, c’est une grande question de savoir si elle vaut le temps qu’on lui consacre ; cette époque précieuse de la jeunesse ne pourrait-elle être employée à des occupations plus importantes ? « Soit raison, soit préjugé », il recule devant la solution radicale : « Peut-on devenir homme de grand goût sans avoir fait connaissance étroite avec les anciens ? Leur littérature n’a-t-elle pas une consistance, un attrait, une énergie qui feront toujours le charme des grandes têtes ? » Mais il tient que l’enseignement classique pourrait être abrégé considérablement et mêlé de beaucoup de connaissances utiles. Il ne supprime donc pas ces études, bien qu’elles ne soient d’une utilité absolue qu’aux poètes et qu’aux auteurs, « c’est-à-dire aux états de la société les moins nécessaires » ; mais il réduit le temps qui leur était consacré et il remplace les vieux exercices de composition, vers latins et narration, « qui gâtent le goût en accoutumant à des tours vicieux et barbares », par la traduction méthodique des bons auteurs ; — « traduire, toujours traduire », voilà la formule ; — cette étude, qui servait naguère de base aux autres, en deviendra désormais le couronnement. « En général, on a donné trop d’importance à l’étude des mots ; il faut lui substituer l’étude des choses. » — C’est, en germe, toute la théorie de l’enseignement professionnel ; Diderot en est ainsi le véritable père. — Il apporte enfin, dans la constitution de l’enseignement supérieur, les mêmes considérations utilitaires. S’il suffit de l’emporter des écoles publiques de bons éléments, il faut que les grandes écoles élèvent et généralisent l’enseignement ; mais cet enseignement même doit, lui aussi, de dogmatique qu’il était, devenir pratique. Ainsi, notre Faculté de droit est misérable parce qu’on s’y occupe presque exclusivement du droit romain, belles connaissances qui seraient infiniment utiles si nous rétrogradions aux temps d’Honorius et d’Arcadius, « mais qui, sous Louis XVI, laissent un docteur aussi sot que l’habitant de Chaillot et bien plus sot que le paysan de Basse-Normandie ». « On ne lit pas dans notre Faculté un mot du droit français ; pas plus de droit des gens que s’il n’y en avait point ; rien de notre code ni civil ni criminel, rien de notre procédure, rien de nos lois, rien de nos coutumes, rien des constitutions de l’État ; rien du droit du souverain, rien de celui des sujets ; rien de la liberté, rien de la propriété. » C’est le contrepied de cette coutume que la Tsarine devra prendre dans ses réformes. Quant à la théologie, « puisque Sa Majesté Impériale n’est pas de l’avis de Bayle qui prétend qu’une société d’athées peut être aussi bien ordonnée qu’une société de superstitieux », il se résigne à conserver des prêtres et, par conséquent, les écoles où on les préparera à leur métier. Mais il croit devoir aviser l’Impératrice qu’aucun péril plus grand ne la menace que celui qui vient du clergé :


Le prêtre, lui dit-il, bon ou mauvais, est toujours un sujet équivoque, un être suspendu entre le ciel et la terre, semblable à cette figure (le ludion) que le physicien fait monter ou descendre à discrétion, suivant que la bulle d’air qu’elle contient est plus ou moins dilatée. Ligué tantôt avec le peuple contre le souverain, tantôt avec le souverain contre le peuple, il ne s’en tient guère à prier les dieux que quand il se soucie peu de la chose.


Pour que ces gens-là ne troublent point l’ordre public, il est indispensable « qu’ils soient stipendiés par l’État et menacés, à la moindre faute, d’être chassés de leurs postes, privés de leurs fonctions et leurs honoraires, et jetés dans l’indigence ». — Le général Bonaparte eût pu confier à Diderot la rédaction des articles organiques du Concordat. — Il recommande en outre à l’Impératrice « de ne rien souffrir qui tende à rapprocher l’Église grecque de la communion romaine ; la science y gagnerait peut-être, mais il y aurait du danger pour la paix de l’État ; il serait imprudent de permettre que le clergé reconnût, de quelque façon que ce fût, un chef étranger ».

Diderot avait soixante-six ans quand il écrivit les dernières notes des Éléments de physiologie et revisa définitivement le Rêve (1779) ; la lettre d’envoi qui les accompagne, et dont la suscription est restée inconnue, traduit à la fois la fierté de l’artiste qui sait la valeur de son œuvre et la tristesse désabusée des soirs de la vie. L’ombre avait commencé à descendre sur lui au lendemain de ce voyage en Russie qu’il avait projeté pendant longtemps et où il goûta vraiment la gloire. Sa vie, jusqu’en 1773, avait été une guerre d’une ardeur toujours croissante : d’abord, les années fécondes de bohème où, luttant contre la misère, il avait commencé à emmagasiner dans son cerveau d’innombrables connaissances de toutes sortes ; puis, les années fiévreuses de l’Encyclopédie où il avait combattu à la tête de l’armée la plus ardente qu’ait connue le monde, pour la cause sacrée de la science ; ensuite, pendant six ans, maître du champ d’où il avait chassé ses ennemis et où il avait planté son drapeau, les excursions impétueuses en tous sens, dans tous les domaines de l’esprit humain, les explosions répétées des mines qu’il avait lentement chargées de poudre et qui éclataient en gerbes étincelantes. Maintenant, dans la guerre qu’il a été des premiers à déchaîner et qui se continue dans une offensive de plus en plus sûre de la victoire, sa part personnelle de bataille semble finie. Les troupes qu’il a recrutées, formées, dressées, habituées à vaincre, lancées à l’assaut du vieux monde, poursuivent avec méthode leur marche en avant. Mais il ne se sent plus de force à les conduire, ni même à les suivre ; bientôt son regard seul les accompagne, s’illuminant parfois d’un éclair, mais le plus souvent voilé et las. Avec le frisson des neiges qui a ébranlé sa santé, il a ressenti en Russie le premier froid de la nuit. Sevré en son pays de toutes récompenses officielles, arrêté par le roi sur le seuil de l’Académie, il avait bu avec avidité à la coupe dorée que lui tendait la Sémiramis du Nord, mais, l’ayant vidée, il avait connu le fond des vanités humaines. Même sa foi dans la postérité est ébranlée ; il ne récrirait plus les belles lettres qu’il adressait à Falconet, l’année où il avait achevé l’Encyclopédie, si chaudes et si vibrantes, variations intarissables sur le Non omnis moriar du poète. Il avait cru que « le sort de l’homme est d’être plus heureux en embrassant la nuée qu’entre les bras de Junon » ; mais d’avoir joui passionnément de la nuée et d’avoir même recueilli les sourires de Junon, il n’avait gardé qu’une courbature dans tous ses membres. Au moment de rentrer en France, il prévoit exactement qu’« il a encore une dizaine d’années au fond de son sac[21] » ; se raidissant contre le mal qui s’est abattu soudainement sur lui, il se promet encore de les employer, certain qu’il est que « les fibres du cœur ne se sont pas racornies avec l’âge » ; et, en effet, il se remettra au travail. Son séjour en Hollande et les premiers temps de son retour à Paris seront pour lui l’été de la Saint-Martin ; à la Haye, en moins de trois mois, il réfute l’essai d’Helvétius sur l’Homme ; rentré dans son grenier, il achève ses notes sur la physiologie et rédige le Plan d’une Université dont les meilleures pages appartiennent toutefois à une époque antérieure. Quelque chose pourtant est comme brisé en lui. Une déclamation outrée compense mal l’accent pénétrant de sincérité qu’il ne retrouve plus ; la pensée ne jaillit plus de son cerveau. Décidément ce grand ouvrier aura trop présumé de sa machine. Pendant quarante ans de suite, sa fournaise toujours rouge des charbons sans cesse renouvelés qu’elle dévore, la machine a couru sans accident ; maintenant elle ne se met plus en marche qu’avec peine, et s’essouffle, sitôt en mouvement. « Mon père, écrit Mme de Vandeul, trouvait sa tête usée ; il disait qu’il n’avait plus d’idées ; il était toujours las. » Il lutte, se plonge dans le bain de Jouvence de nouvelles lectures, fouette son cerveau ; mais le résultat ne répond plus à l’effort. L’interminable Essai sur les règnes de Claude et de Néron mêle et brouille, dans un désordre irritant, Paris et Rome, les Césars et Louis XV, Jean-Jacques et Suilius, l’histoire et le pamphlet, l’apologie de Diderot et le panégyrique de Sénèque. Le génie créateur s’endort lentement dans la pénombre grandissante du crépuscule, et la flamme intérieure s’éteint avec le soleil qui descend à l’horizon.

Une grande douleur lui avait été infligée : la compagne intellectuelle de sa vie, Sophie Volland, était morte.

Quelle était cette femme ? de quelle famille ? où l’avait-il rencontrée ? On ignore la date de sa naissance et jusqu’à celle de sa mort. Il a existé d’elle deux portraits que Diderot ne quittait jamais ; tous deux sont perdus. Mais ce que l’on sait, c’est que du jour où Diderot l’avait connue, « elle fut la seule femme qu’il y eut au monde pour lui ». Ce violent, qui avait pris pendant vingt ans le plaisir pour l’amour, dès qu’il se trouva en présence de la nerveuse créature « qui joignait à l’âme la plus sensible la santé la plus frêle et la plus délicate », s’était donné pour la vie et il l’avait aimée de la même tendresse passionnée jusqu’à la fin. « Il y a quatre ans que vous me parûtes belle (11 septembre 1759) ; aujourd’hui, je vous trouve plus belle encore ; c’est la magie de la constance, la plus difficile et la plus rare des vertus. Avec vous, je sens, j’aime, j’écoute, je regarde, je caresse, j’ai une sorte d’existence que je préfère à toute autre. » Six ans après, toujours la même lettre, éternellement la même et toujours nouvelle : « J’aurai le plaisir de passer toute la journée avec celle que j’aime, ce qui n’est pas surprenant, car qui ne l’aimerait pas ? mais que j’aime, après huit ou neuf ans, avec la même passion qu’elle m’inspira le premier jour que je la vis. Nous étions seuls, ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me répondîtes. Oh ! l’heureux temps que celui de la table verte ! » (20 mai 1765.) Et deux ans après : « Je vous embrasse de toute mon âme, comme il y a douze ans. Toujours mon amie, toujours. » (24 août 1768.) Et encore de la Haye, le 3 septembre 1774 : « Je reparaîtrai bientôt sur votre horizon, et pour ne plus le quitter. » Pendant quinze ans, dès qu’elle s’absente de Paris ou qu’il s’éloigne, il lui écrit deux ou trois fois par semaine de longues lettres où il raconte les moindres incidents de sa vie, polémiques littéraires et disputes philosophiques, lui soumet ses projets, la consulte sur ses travaux, la proclame sa conscience et s’enivre des souvenirs d’hier dans l’attente des caresses de demain. Pour peu qu’une lettre d’elle fût en retard, une fièvre le prenait. Il avait été « fou à lier de sa fille », il « périrait de douleur s’il la perdait » ; mais si, revenant de la Chevrette, il apprend qu’elle est malade, il jette en passant son sac à sa porte, et, sans embrasser l’enfant, vole d’abord au quai des Miramiones chercher la lettre de Sophie. Elle s’était donnée à lui, librement, sans phrases, sans grande passion peut-être, simplement parce qu’elle ne se reconnaissait pas le droit de faire souffrir qui ne vivait que pour elle, et il avait trouvé l’infini du bonheur en elle, parce qu’il l’aimait, lui, absolument, en homme qui avait connu les épreuves et pourtant, à quarante ans passés, était resté jeune de corps comme d’esprit. Mais le sentiment qui avait dominé en lui, ç’avait été l’amour de son estime, et ce respect avait été la force de sa vie. « J’ai élevé dans mon cœur une statue que je ne voudrais jamais briser ; quelle douleur pour elle si je me rendais coupable d’une action qui m’avilît à ses yeux ! » Il l’entretenait dans ses lettres de toutes choses et parfois même avec quelque crudité qui nous choque, mais qui n’étonnait aucune femme du xviiie siècle. Mais c’était pour elle aussi que sa phrase était devenue la plus caressante et la plus douce ; les paysages, par exemple, qu’il lui avait décrits de Langres ou du Grandval ne le cèdent en rien aux pages les plus délicieuses de Rousseau : « Je les ai revus ces coteaux où je suis allé tant de fois promener votre image et ma rêverie, et Chennevières qui couronne la côte, et Champigny qui la décore en amphithéâtre, et ma triste et tortueuse compatriote la Marne » (septembre 1760). Il lui avait fait hommage de son génie et ne s’était pas lassé de lui dire que ce qu’il y avait de meilleur en lui venait de son amour qui l’avait transfiguré. « Ô vous, chère femme, savez-vous combien vous faisiez mon bonheur ! Savez-vous enfin par quels liens je vous suis attaché ? Doutez-vous que mes sentiments ne durent aussi longtemps que ma vie ? J’étais plein de la tendresse que vous m’avez inspirée quand j’ai paru au milieu de nos convives ; elle brillait dans mes yeux ; elle échauffait mes discours ; elle disposait de mes mouvements ; elle se montrait en tout. Je leur semblais extraordinaire, inspiré… Moi-même, j’éprouvais une satisfaction intérieure que je ne saurais vous rendre. » (9 octobre 1759.) Il voudrait l’aimer davantage, « mais il ne saurait ». Il avait livré, pour la plus noble des causes, la plus belle des batailles ; mais elle avait été la pensée dominante de tous ses jours, de tous ses instants, « J’ai vu toute la sagesse des nations et j’ai pensé qu’elle ne valait pas la douce folie que m’inspirait mon amie. J’ai entendu leurs discours sublimes, et j’ai pensé qu’une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu’ils ne me donneraient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs images m’échauffaient ; mais j’aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. » (1er  novembre 1759.) Il aurait voulu passer sa vie entière auprès d’elle, et son rêve était devenu une réalité sous sa plume : « Nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre ; nous nous promènerons au loin, jusqu’à ce que nous ayons trouvé un endroit dérobé où personne ne nous aperçoive. Là, nous nous dirons que nous nous aimons, et nous nous aimerons… Nous passerons un siècle entier sans que notre attente en soit jamais trompée ! » (21 juillet 1765.) Et comme ses amis s’étaient étonnés de cet amour, aussi jeune après dix ans qu’au premier jour : « Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber sans en être ému, ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre pourvu qu’elle me restât. Entre ses bras, ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien que j’ai cherché. Je ne lui ai jamais causé la moindre peine et j’aimerais mieux mourir, je crois, que de lui faire verser une larme. J’en suis si chéri, et la chaîne qui nous enlace est si étroitement commise avec le fil délié de sa vie que je ne conçois pas qu’on puisse secouer l’un sans risquer de rompre l’autre »

Maintenant, le fil est rompu ; il ne lui reste plus qu’à mourir. « Il ne se consola, écrit sa fille, que par la pensée qu’il ne lui survivrait pas longtemps. »

Il mourut comme il avait vécu, en philosophe, et sa fin ne fut ternie d’aucun sarcasme ni d’aucune capitulation. Le curé de Saint-Sulpice vint le voir, et Diderot le reçut « à merveille » ; il le loua de sa charité pour les indigents, mais il refusa de se confesser, disant simplement : « Convenez que je ferais un impudent mensonge ». Le prêtre n’insista pas. Sa femme aurait donné sa vie pour qu’il crût ; mais sa fille affirme qu’elle eût mieux aimé mourir que de l’engager à faire une seule action qui pût être regardée comme un sacrilège.

Il se leva le samedi 30 juillet 1784, causa toute la matinée avec son gendre et son médecin, se mit à table pour déjeuner, mangea un fruit. Mme Diderot lui posa une question ; comme il gardait le silence, elle leva la tête, le regarda : il n’était plus.

La science avait été la religion de sa vie ; il avait voulu lui rendre un suprême hommage. « Mon père, écrit Mme de Vandeul, croyait qu’il était sage d’ouvrir ceux qui n’étaient plus ; il croyait cette opération utile aux vivants, il me l’avait plus d’une fois demandé ; ainsi fut fait… La tête était parfaite, aussi bien conservée que celle d’un homme de vingt ans,… le cœur les deux tiers plus gros que ceux des autres personnes. »


FIN
  1. L’acte de baptême de Diderot donne comme date de sa naissance le 5 octobre 1713, « fils de Didier Diderot, maître coutelier, et d’Angélique Vigneron ». — La vie et les ouvrages de Diderot ont été l’objet d’un nombre considérable de travaux ; nous citerons, parmi les principaux que nous avons consultés : Mme de Vandeul, Mémoires ; Naigeon, Mémoires historiques et philosophiques ; Comte, Philosophie positive, t. V ; Bersot, Études sur la philosophie du XVIIIe siècle ; Karl Rosenkranz, Diderot’s Leben und Werke ; Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. I, et Causeries du Lundi, t. III ; Carlyle, Critical and miscellaneous Essays, t. II ; John Morley, Diderot and the Encyclopædists ; Avezac-Lavigne, Diderot et la société du baron d’Holbach ; Caro, la Fin du XVIIIe siècle, t. I ; Mézières, Préface de la Dramaturgie de Hambourg, trad. Suckau ; Scherer, Étude sur Diderot ; Louis Ducros, Diderot, l’homme et l’écrivain ; Faguet, Études sur le XVIIIe siècle ; les histoires littéraires de Villemain, Nisard et Paul Albert ; les essais critiques de M. Brunetière, l’étude de M. Pierre Laffite, dans la Revue Occidentale, et celle de MM. Assézat et Maurice Tourneux dans l’édition des œuvres complètes.
  2. Morley, Diderot, t. I, p. 190.
  3. Voltaire à Thiriot. Corr., 19 novembre 1760.
  4. Rousseau, Confessions, livre VI. 1
  5. Mme de Vandeul a raconté l’anecdote dans ses mémoires sur son père. « Une plaisanterie de Diderot ayant déplu à Mme Dupré de Saint-Maur qui paraissait aimable à M. d’Argenson, alors ministre de la guerre, elle s’irrita », et, quelques jours après, le 21 juillet 1749, un commissaire, nommé Rochebrune, était venu perquisitionner chez Diderot et le conduire à Vincennes.
  6. Lettre à Landois, 26 juin 1756. — Tout le traité de Schopenhauer sur le libre arbitre tient dans ces lignes.
  7. Grimm, Correspondance, I, 81.
  8. Voltaire, Siècle de Louis XV, p. 496.
  9. 8 mars 1759.
  10. Mémoires, 91.
  11. 12 novembre 1764.
  12. Carlyle, Essais, t. II, p, 415.
  13. MM. de Saint-Maur et de Saint-Geniès avaient donné leur traduction comme le texte original ; ils s’obstinèrent dans leur mensonge jusqu’à ce que Brière publiât, en 1823, le véritable texte original qu’il tenait de la marquise de Vandeul, et que Goethe, sollicité d’intervenir, eut démasqué l’imposture des deux associés.
  14. Ceci n’est pas un conte.
  15. Sur l’inconséquence du jugement public de nos actions particulières.
  16. Lettre du 22 octobre 1764, communiquée par l’expert Gabriel Charavay à M. Gustave Isambert et publiée par ce dernier dans sa notice sur Rameau le neveu.
  17. « Je n’avais jamais vu dans les tableaux que des couleurs plates et inanimées : c’est presque un nouveau sens que je dois à son génie. » (Mme Necker.) « Diderot a fait entrer les Français dans la couleur par les idées. » (Sainte-Beuve, Causeries du lundi. III. 15.)
  18. Greift nur hinein ins bunte Menschenleben (Gœthe).
  19. Rerum divinarum et humanarum, causarumque quibus hæ res continentur, scientia. (Cicéron, De off., II, c. 2.)
  20. Needham.
  21. La Haye, 3 septembre 1774, à Mlle Volland.