Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carlovingienne à la Renaissance/Bahut

BAHUT, s m. (bahu, bahur). On donna en nom primitivement à des enveloppes d’osier recouvertes de peau de vache, renfermant un coffre de bois, qui servait, comme nos malles, à transporter des effets d’habillement et tous les objets nécessaires en voyage. Plus tard, le coffre lui-même, avec ses divisions et tiroirs, prit le nom de bahut. De coffre transportable, le bahut devint un meuble fixe. Il n’était pas de chambre, au moyen âge, qui n’eût son bahut. On y renfermait des habits, de l’argent, du linge, des objets précieux ; il servait, au besoin, de table ou de banc, et formait, avec l’armoire et le lit, les pièces principales du mobilier privé des gens riches comme des plus humbles particuliers. Dans les dépendances des églises, telles que sacristies, salles capitulaires, vestiaires, on plaçait aussi des bahuts. On y serrait des tentures, les tapisseries, les voiles destinés à la décoration des chœurs les jours solennels, des parchemins, des chartes, des actes, etc. Cependant le nom de bahut fut également conservé aux coffres de voyage jusqu’à la fin du XVe siècle[1].

Le bahut fixe est ordinairement un coffre long posé sur quatre pieds courts, ou sur le sol, fermé par un couvercle qui se relève au moyen de pentures ou charnières. Le bahut est muni d’une ou plusieurs serrures, selon qu’il contient des objets plus ou moins précieux.

Les plus anciens bahuts sont fortement ferrés de bandes de fer forgé quelquefois avec luxe, le bois était recouvert de peau ou de toile peinte marouflée. Il en est du bahut comme des armoires : sa forme première est très-simple ; les ferrures, la peinture, ou les cuirs gaufrés et dorés le décorent ; plus tard, la sculpture orne ses parois et même quelquefois son dessus. Le marchand qui paye ou reçoit est assis devant son bahut ouvert ; l’avare couche sur son bahut ; on devise en s’asseyant sur le bahut orné de coussins mobiles. Le bahut est coffre, huche, banc, lit même parfois, armoire, trésor ; c’est le meuble domestique le plus usuel du moyen âge. Du temps de Brantôme encore, à la cour, chez les riches seigneurs, on s’asseyait sur des coffres ou bahuts, pendant les nombreuses réunions, comme de nos jours on s’assied sur des banquettes[2]. L’aspect tant soit peu sévère du bahut primitif (fig. 1)[3] correspondait à celui des armoires, c’est-à-dire que ces meubles étaient composés d’ais de bois, décorés seulement d’une simple gravure, de filets par exemple, comme celui-ci, et de ferrures plus ou moins riches, destinées à maintenir solidement les planches entre elles. Le bahut s’élève bientôt sur quatre pieds, formant des montants dans lesquels les planches viennent s’embrever (fig. 2)[4] Des ferrures posées aux angles relient ces montants avec les parois. La miniature dont nous donnons ci-contre un fac-similé montre le bahut ouvert, rempli d’argent. Le personnage déguenillé assis devant le meuble en tire un sac d’écus offert en échange d’un vase d’or qu’il semble peser de la main gauche, et qu’un second personnage paraît donner en gage.

Du temps d’Étienne Boileau, c’est-à-dire au XIIIe siècle, les huchers ou huchiers faisaient partie de la corporation des charpentiers ; c’est assez dire ce qu’étaient ces meubles d’un usage si général à cette époque[5]. L’industrie de l’ébéniste (alors désigné sous le nom de tabletier) s’appliquait à des ouvrages moins ordinaires ; ces derniers employaient des bois précieux, l’ivoire, la corne, et ne s’occupaient pas de fabriquer des meubles vulgaires. Cependant, bien que les bahuts, coffres, huches, fussent des meubles destinés à toutes les classes, et fort communs, on avait cru devoir faire un supplément de règlement pour les huchers, afin d’éviter que la marchandise livrée par eux ne fût défectueuse : « Les ouvriers huchers ne pouvaient aller travailler chez les clients du maître hucher que par son ordre ; défense était faite aux maîtres de procurer des outils aux ouvriers qui ne travaillaient qu’à la tâche ou à la journée ; défense était faite de louer des coffres à gens morts[6]. » Cette dernière clause fait supposer que les huchers louaient quelquefois, aux familles pauvres, qui voulaient s’épargner les frais d’un cercueil pour leurs parents morts, des coffres ou bahuts peur porter le corps jusqu’au cimetière.

Mais les bahuts ne conservèrent pas longtemps ce caractère de coffre ferré, verrouillé ; lorsque les intérieurs des appartements reçurent de riches boiseries, des tentures précieuses de tapisserie, de toiles peintes ou de cuir gaufré et doré, ces sortes de meubles de bois uni, recouverts seulement de peau ou de toile, ne pouvaient convenir ; la sculpture s’empara des bahuts, et les huchers devinrent des artisans habiles. On renonça aux ais épais et seulement aplanis, pour former les bahuts de panneaux assemblés dans des montants et traverses, et couverts d’ornements, d’emblèmes, de devises, d’armoiries, d’inscriptions ; les pentures et ferrures furent remplacées par des ouvrages de serrurerie moins apparents, mais délicatement travaillés.

Nous donnons ici (fig. 3) un beau bahut du commencement du XIVe siècle, qui sert de transition entre le bahut à bois plans recouverts de ferrures et le bahut à panneaux, la huche. Ce bahut, qui appartenait à la collection de M. A. Gérente[7], est encore composé d’ais sculptés en plein bois, et non de panneaux embrevés dans des montants. Nous regardons ce meuble comme le plus beau qui nous soit resté de ce siècle ; sa longueur est de 1m,38, sur 65 centimètres de haut et 34 centimètres de largeur. C’est probablement un de ces coffres de mariage que l’époux envoyait, rempli de bijoux et d’objets de parure, à l’épousée, la veille des noces. Sa face antérieure représente les douze pairs couverts de leurs armes ; les costumes de ces personnages ne peuvent laisser de doute sur l’époque précise à laquelle appartient ce meuble (de 1280 à 1300). Tous ces guerriers sont encore vêtus de mailles avec le haubert par dessus ; leurs épaules sont garnies d’ailettes carrées ; les heaumes sont de fer battu et affectent la forme conique ou sphérique (fig. 4). Leurs écus armoyés sont pendus à leur côté ou tenus du bras gauche. Ces douze personnages sont placés dans une jolie arcature d’un faible relief à simples biseaux. Dans les écoinçons, des têtes bizarres, des animaux fantastiques sont sculptés en bas-relief. Le côté droit du bahut représente les douze pairs à cheval ; le côté gauche, un chêne au pied duquel on voit un phallus sur pattes, becqueté par un oiseau. Le dessus du couvercle montre, dans douze quatre-feuilles en bas-relief, des scènes de la vie conjugale et une sorte de harpie touchant de l’orgue à main, à côté d’un homme jouant de la cornemuse (fig. 5). La ferrure de ce meuble, autrefois peint, est fort belle : la fig. 4 donne l’entrée de la serrure, et la fig. 6 une des pentures. Mais la façon dont le couvercle du bahut roule sur ses charnières mérite d’être mentionnée. Les deux montants de derrière forment charnière à, leur extrémité (fig. 6 bis), et reçoivent une fiche ou plutôt un boulon sur lequel roule le couvercle. Afin d’éviter que le contre-coup de ce couvercle ne vienne à fatiguer les charnières de bois lorsqu’on le laisse retomber, deux bouts de chaîne A, attachés à un piton et à l’extrémité de la penture, arrêtent les deux angles postérieurs de l’abattant. Ces chaînes ont encore pour effet d’empêcher de forcer le meuble en brisant les charnières ou en enlevant les fiches. Ce couvercle, à gorge sur les côtés, tombe dans une feuillure garnie de goujons B, qui arrêtent tout mouvement de va-et-vient, et maintiennent la gorge parfaitement fixe dans sa feuillure. Les ais du coffre sont fortement maintenus par des membrures intérieures, et l’on observera que le couvercle n’est pas plan, mais forme deux pentes s’inclinant légèrement à droite et à gauche (voy. fig. 3), ce qui donne au meuble un caractère de solidité particulier ; le couvercle est maintenu ouvert au moyen d’une chaîne intérieure. Quoique large, et même parfois grossière, la sculpture de ce bahut est d’un beau style.

À ce sujet, nous ferons remarquer que, dans les meubles antérieurs au XVe siècle encore existants, le style paraît préoccuper les fabricants plutôt que l’exécution. Il semblerait que, jusqu’à cette époque, des artistes, des maîtres prenaient la peine de donner les éléments de ces objets destinés à l’usage journalier, tandis que plus tard, et jusqu’à la renaissance, l’exécution l’emporta sur la composition et le style ; les meubles, parfaits comme travail, perdirent cet aspect monumental, simple, qui, dans les belles époques de l’art, se retrouve jusque dans les objets les plus vulgaires de la vie domestique.

Au XIVe siècle, on plaçait des bahuts servant de bancs dans presque toutes les pièces des appartements. Mais il en était un plus riche que les autres, mieux fermé, auquel on donnait de préférence le nom de huche, et qui était destiné à contenir les bijoux, l’argent et les objets les plus précieux du maître ou de la maîtresse de la maison. Du Guesclin ne se fait pas scrupule d’enfoncer la huche de sa mère pour s’emparer de l’argent dont il a besoin pour payer ses compagnons d’armes :

« Quant argent i faloit, et petit argent a,
« En la chambre sa mère, privéement entra,
« Une huche rompi, ou escrin trouva
« Ou les joiaux sa mère, sachiez (cachés) estoient là,
« Et argent et or fin que la dame garda.
« Bertrand mist tout à fin, à ses gens en donna :
« Et quant la dame sceut comment Bertrand ouvra
« A démenter se prist, son argent regreta[8]. »

Au XVe siècle, la menuiserie fut traitée d’une manière remarquable comme construction et exécution ; les bahuts, ou plutôt les huches, se couvrirent de riches panneaux présentant de ces arcatures et combinaisons de courbes si fréquentes à cette époque[9], ou des simulacres de parchemins pliés. Voici un exemple (fig 7) d’un de ces bahuts servant de table, copié sur l’un des petits bas-reliefs qui décorent les soubassements de la clôture du chœur de la cathédrale d’Amiens[10]. Le personnage est assis sur un de ces pliants faudesteuils, fort en usage pendant le XVe siècle et le commencement du XVIe.

Lorsque des habitudes de comfort se furent introduites dans l’ameublement, les bahuts servant de bancs furent souvent garnis d’appuis, de dossiers et même de dais (voy. Banc) ; leur abattant fut couvert de coussins ou de tapis mobiles, au lieu de ces toiles peintes ou cuirs gaufrés collés sur leur surface.

Pendant les XVIe et XVIIe siècles, le bahut fit encore partie du mobilier domestique, et il en existe un grand nombre qui datent de cette époque. L’usage d’envoyer les présents de noce à la mariée dans de riches bahuts se conserva jusque vers le milieu du dernier siècle. Au Louvre, sous Louis XIII, les salles des gardes étaient encore garnies de coffres ou bahuts qui servaient de bancs. Lorsque Vitry attend le maréchal d’Ancre, « il demeure longtemps dans la salle des Suisses, assis sur un coffre, ne faisant semblant de rien »[11].

On disait : « piquer le bahut, » pour attendre dans une antichambre l’audience d’un personnage ; parce qu’alors, pour passer le temps, celui qui attendait s’amusait à piquer avec sa dague le couvercle du bahut sur lequel il était assis.

Aujourd’hui, la huche du paysan, qui sert à faire le pain, et les banquettes-coffres de nos antichambres, sont un dernier souvenir de ce meuble du moyen âge.

  1. Pendant son voyage en Portugal, J. de Lalain porte avec lui des coffres bahuts, brodés à ses armes. (Choix de chron., édit. Buchon, p. 664.)
  2. Voyez Brantôme, Vies des hommes et femmes illustres.
  3. Ce bahut provient de l’église de Brampton (Northamptonshire), et parait dater des dernières années du XIIe siècle. Nous le choisissons entre beaucoup d’autres, parce qu’il conserve encore la forme primitive du coffre de voyage. À cette époque, d’ailleurs, la différence entre les meubles anglo-normands et les meubles français n’est pas sensible.
  4. Manuscr. de la Bibl. nat., anc. fonds Saint-Germain, no 37. Psalm., XIIIe siècle.
  5. Registre des métiers et marchandises ; le Livre des métiers d’Étienne Boileau publié par G. B. Depping, 1837.
  6. Ibid., Ordonn. relat. aux métiers de Paris, titre XIII, 1250.
  7. Ce meuble fait partie aujourd’hui du musée de Cluny.
  8. Chron. de du Guesclin, vers 657 et suiv.
  9. Les exemples de ces sortes de meubles se rencontrent si fréquemment dans les collections publiques ou particulières, que nous ne croyons pas nécessaire d’en donner ici ; nous renverrons nos lecteurs aux ouvrages qui ont reproduit ces meubles.
  10. Hist. de saint Jean-Baptiste
  11. Relat. de ce qui s’est passé a la mort du maréchal d’Ancre (Journ. de Pierre Dupuy, 1659, Leyde, Elzevier)