Dictionnaire raisonné du mobilier français de l’époque carlovingienne à la Renaissance/Autel

AUTEL, s. m. (aultier, auter). Outre les autels fixes, dont nous n’avons pas à nous occuper ici[1], on se servait, pendant le moyen âge, d’autels portatifs. Ces autels étaient transportés pendant les voyages, et, une fois consacrés, permettaient de célébrer la messe en tous lieux. Bède[2], qui vivait au VIIIe siècle, rapporte que les deux Ewalde offraient, chaque jour, le saint sacrifice de la messe sur une table consacrée qu’ils portaient avec eux. L’ordre romain appelle ces autels des tables de voyage, tabulas itinerarias. Il ne paraît pas toutefois que les autels portatifs aient été fort en usage avant les XIe et XIIe siècles, tandis qu’à cette époque ils étaient très-communs. Saint Anselme croit devoir s’élever contre l’abus des autels portatifs[3] : « Je n’en condamne pas l’usage, dit-il, mais je préfère qu’on ne consacre pas des tables d’autels non fixes. »

Les voyages en terre sainte furent cause cependant que l’on fit beaucoup d’autels portatifs pendant le XIIe et XIIIe siècle. Ces autels se composaient d’une table de pierre, de marbre, ou de pierre dure, telle que le jaspe, l’agate, le porphyre, par exemple, enchâssée dans une bordure de cuivre ciselé, doré, niellé, émaillé, de vermeil ou de bois précieux. On voyait encore, dans certains trésors d’églises cathédrales, avant la révolution, de ces autels portatifs conservés comme objets précieux. Nous avons vu à l’exposition de la Société des arts à Londres, en 1850, un bel autel portatif du XIIIe siècle, faisant partie du cabinet du révérend docteur Rock[4]. Ce meuble se compose d’une table de jaspe oriental de 11 centimètres de largeur sur 22 centimètres de longueur environ, enchâssée dans une riche bordure d’argent niellé, et supportée par un socle d’orfèvrerie délicatement travaillé. Les nielles représentent, parmi de beaux rinceaux, un agneau au milieu de deux anges. Aux angles, on voit des demi-figures de rois (pl. II). Il n’est pas besoin de dire que les autels portatifs contenaient toujours des reliques. Ces autels, de forme carrée ou barlongue, étaient ordinairement renfermés dans des coffres de bois ou des étuis de cuir estampé, armoyés aux armes du personnage auquel ils appartenaient, garnis de courroies et de fermoirs[5].

M. le prince Soltykoff possédait, dans sa belle collection d’objets du moyen âge, un autel portatif provenant du cabinet Debruge-Duménil, décrit par M. J. Labarte[6]. Cet autel se compose d’une plaque de marbre lumachelle de 165 millimètres de longueur sur 135 millimètres de largeur, incrustée dans une pièce de bois de 3 centimètres d’épaisseur. La table est entourée d’une plaque de cuivre doré, avec clous à têtes plates niellées, percée en haut et en bas pour laisser voir deux petits bas-reliefs d’ivoire, l’un représentant un crucifiement avec la Vierge et saint Jean, l’autre la sainte Vierge assise avec deux évêques à droite et à gauche (fig. 1). Deux plaques de cristal de roche, maintenues par une bordure saillante, ornent les deux côtés du cadre de cuivre ; sous ces plaques ont été posées, à la fin du XIIIe siècle, deux petites miniatures représentant des évêques. Sous la table de marbre sont renfermées un grand nombre de reliques dans un morceau de toile de coton. Cet autel portatif date de la première moitié du XIIIe siècle. Les angles du cadre, entre les bas-reliefs et les plaques de cristal, sont décorés de gravures représentant les signes des évangélistes, saint André, saint Pierre, saint Étienne, premier martyr, et saint Laurent. Nous donnons (fig. 2) l’un de ces angles grandeur d’exécution. Les bords du meuble sont également décorés de gravures dont la figure 3 donne un fragment. Le dessous de l’autel est entièrement revêtu d’une plaque de cuivre couverte par une longue inscription gravée entre des bandes, de ce vernis brun foncé que l’on trouve fréquemment appliqué sur les bronzes dorés des XIIe et XIIIe siècles de fabrication rhénane. Cette inscription, transcrite par M. Labarte[7], donne le catalogue des reliques renfermées sous la plaque de marbre. Sous le petit bas-relief de la Vierge, on lit : « THIDERICUS. ABBAS. III. DEDIT. » Cet autel provient de l’ancienne abbaye de Sayna, près de Coblentz.

Quelquefois, mais plus rarement, les autels portatifs étaient en forme de disque. On voit encore, au fond du chœur de la cathédrale de Besançon, enchâssé dans la muraille, un disque de marbre blanc sur lequel divers symboles sont sculptés, et que l’on prétend avoir servi d’autel.

  1. Voyez le Dict. raisonn. de l’archit. franc., au mot Autel.
  2. Historia Anglor, t. V.
  3. Lib III, epist. 159.
  4. Cet autel est gravé dans le Glossaire d’architecture de M. Parker (Oxford, vol. I, p. 19) et décrit dans le Journal archéologique, vol, IV, p. 245. M. le docteur Rock a eu l’obligeance de nous laisser dessiner cet autel, que présente notre planche II.
  5. « Un autel beneoit, garny d’argent, dont les hors sont dorez à plusieurs souages, et la pièce dessouz est toute blanche, et la pierre est de diverses couleurs, et aux IIII. parties a IIII escuçons des armes Pierres d’Avoir, et poise l’argent environ IIII. mares, et poise en tout IX. marcs I. once. » (Invent. du duc d’Anjou.) Voyez dans le Gloss. et Répertoire par. M le comte de Laborde (Paris, 1853), au mot Autel portatif, un curieux catalogue d’autels portatifs extrait de divers inventaires.
  6. Descript. des objets d’art qui composent la collect. Debruge-Duménil, précédée d’une Introd. hist. par Jules Labarte (Paris, 1847, p. 737). M, le prince Soltykoff a bien voulu nous permettre de copier ce précieux meuble.
  7. Descript. des objets d’art qui composent la collect. Debruge-Duménil, précédée d’une Introd. hist, par Jules Labarte. Paris, 1837, p 737.