Dictionnaire raisonné du mobilier français de l'époque carlovingienne à la Renaissance/Dague

DAGUE, s. f. (daguette [dague courte], cope-gorgiase, ganirete). Arme de main, courte, que l’on portait, à dater du milieu du xive siècle, à la ceinture, du côté droit, la poignée en avant.

La dague était une arme des hommes d’armes et des piétons (coutillieux), et elle était de formes variées. Il y avait la dague longue et la daguette, la dague à deux tranchants et à lame large, et la dague à section triangulaire ou carrée avec faces évidées.

Cette arme ne paraît pas avoir été adoptée avant la fin du xiiie siècle. Du moins n’en est-il pas fait mention avant cette époque, et les monuments n’en laissent pas voir de traces.

A dater du commencement du xive siècle, au contraire, les dagues apparaissent sur les miniatures des manuscrits, aussi bien que sur les statues funéraires[1].

Les gens de pied appelés coustillieux ou coustelleux portaient des dagues courtes à lame large, très-plate et très-effilée, qui servaient à égorger les hommes d’armes démontés. Ces lames aiguës et très-plates passaient aisément entre les défauts de l’armure. Les archers portaient, pendant les xive et xve siècle, des dagues longues à deux tranchants, assez semblables à de petites épées larges. Les dagues des hommes d’armes avaient environ 50 centimètres de longueur, compris la poignée, et la lame en était épaisse, sans tranchants, plate, triangulaire ou carrée, mais très-effilée. Cette arme servait pendant les combats singuliers. Plus tard , pendant le xvie siècle et le commencement du xviie ces dagues prirent le nom de mains-gauches, parce que, en effet, on les tenait de la main gauche au combat à l’épée ; elles servaient alors à parer et aussi à fournir un coup droit, si l’on enferrait l’adversaire.

Voulait-on se défaire d’un homme, pendant les xive et xve siècle, on le daguait, c’est-à-dire qu’on lui portait des coups de cette arme dangereuse, qui, par sa roideur, poussée par une main vigoureuse, traversait des buffles et même des mailles, si elles n’étaient fortes. Bien en prit au roi Jean d’être bien armé lorsqu’il s’en vint arrêter le comte d’Harcourt au château de Rouen, le 6 avril 1355, car un des écuyers du roi de Navarre, qui fut fait prisonnier pendant la même assemblée, nommé Colinet Doublel, « prist bonne dague en bon poing, et assist (se jeta) sur le roy Jehan, et le cuida tuer ; mais il estoit si fort armé qu’il ne lui put mal faire, et pour ce en rechut mort, si comme vous orrés[2] ».

Quand Henri de Transtamare se vit en face de son compétiteur Pierre le Cruel, lequel s’était réfugié au château de Montiel, il ne sut réprimer sa colère, et il lui taillada le visage de trois coups de dague. Pierre, furieux, se jeta sur le prince, et tous deux roulèrent à terre.

Voici ce que dit l’auteur anonyme du Costume des Français en 1446, à propos des dagues[3] : « Item, y use len encores dune autre manière de gens armez seulement de haubergeons, sallade, gantellez et harnoys de jambe ; lesquelx portent vouluntiers en leur main une faczon de dardres qui ont le fer large, que len appelle langue de bœuf, et les appelle len coustilleux. » Il ne faut pas confondre cette arme, dite langue-de-bœuf, avec celle qui portait ce nom au xvie siècle. Cette façon de dardres est une courte vouge, c’est-à-dire une lame à deux tranchants, courte, emmanchée d’un bois de 1m,50 de longueur au plus, et qui permettait aux fantassins de blesser les hommes d’armes aux défauts de l’armure, en passant la lame sous les gorgerins, sous les braconnières. Pour ce faire, il fallait que ces manches fussent assez longs pour pénétrer sous ces harnois de l’homme à cheval, et assez courts alors pour ne pas toucher le sol. — « Item, quant à la faczon de dagues et d’espeez, tant de hommes d’armes, de coustilleux, et d’archiers, sont ainsi que après sensuivent : premièrement, lesdiz hommes darmes les portent courtes et pesantes, et sont d’estoc et de taille, et les dagues longues ; item, lesdiz coustilleux portent vouluntiers des feuilles de Catheloigne[4], ung pou longuetes et estroites, et sont ung bien pou roides, et dagues pareilles ; item, les archiers les portent longues, tranchans come rasouers, et sont à deux mains, et ont dagues plus longues que les hommes d’armes ne les coustilleux, et tranchent aussi comme rasouers... »

La dague courte, à lame épaisse, très-effilée, portée par les hommes d’armes du commencement du xive siècle, est dépourvue de quillons ; sa garde ne se compose que d’une rondelle de 6 à 8 centimètres de diamètre. Le pommeau est de même forme et de même dimension que le disque de la garde (fig. 1[5]). La poignée est garnie de fouet recouvert d’une peau de vélin artistement collée et est bien en main.

La lame de cette arme est triangulaire ; le fourreau était couvert de peau ou de velours et attaché à la ceinture au moyen d’un anneau qui passait dans un crochet. Cette arme était alors portée sur la hanche droite, inclinée à 60° environ, la poignée en haut. Vers la seconde moitié du xive siècle, la lame des dagues porte parfois un tranchant, tout en conservant une section triangulaire (fig. 2[6]). Cette arme, d’une excellente exécution, possède une lame dont la section a 21 millimètres au-dessus du talon : elle est tracée en A ; le dos est plat, légèrement concave au talon. La poignée est faite de bois dur avec deux brides et deux bossettes de cuivre dont le détail est donné en B. Les deux rondelles, formant coquille et pommeau
sont de fer et de diamètres égaux. Cette arme se portait alors assez souvent horizontalement, mais toujours sur la hanche droite. La forme de la poignée de la dague ne se modifie guère jusqu'au milieu du xve siècle. Mais alors apparaissent, à la place de la garde en façon de disque, de petits quillons renversés très-propres à engager la pointe de l’épée de l’adversaire (fig. 3[7]).
La lame de cette dague, dont la section est donnée grandeur d’exécution en D, est à deux tranchants, avec partie renforcée,

quadriangulaire, cannelée au talon, afin de donner une grande puissance à l’arme pour briser la pointe de l’épée adverse lorsqu’elle était engagée entre ce talon et l’un des quillons. Il suffisait alors de faire un demi-tour pour casser cette pointe. La pointe de la lame (voyez en E et en C) est renforcée et passe des plans droits aux plans convexes. En A, est tracée la face de la lame au talon, et en B son côté, grandeur d’exécution. La poignée, bien en main, est délicatement taillée dans de la corne et est ornée de petits clous d’argent. Les quillons et le pommeau sont d'acier (voyez le détail G, aux deux tiers de l’exécution). En R, est reproduite la marque de fabrique, damasquinée en or sur le talon.

À la fin du xve siècle, le mode d’escrime de la main gauche avec la dague est modifié. Ce ne sont plus les quillons qui servent à engager et à briser la pointe de l’épée de l’adversaire ; une coquille adaptée à l’une des faces de la garde remplit cet office. Cette coquille, renversée, est forte, et la lame au talon est puissante (fig. 4[8]). Cette dague date de la fin du règne de Louis XI. La poignée est joliment travaillée dans de la corne ; l’extrémité de la soie est terminée par un rivet sphérique. La lame, dont nous donnons en A la section et en B la partie proche du talon, est à un seul tranchant vif et décorée d’arabesques avec inscriptions gravées et dorées. Sur le dos, on lit :

DE PEU A PEU ; — sur l’une des rives : ASSEZ BIEN FAICT ET PAR SAISON, QUI FAICT SON FAICT TOUT PAR RAISON ; — sur l’autre : FURIE CEDES CEDENDO VICTOR ABIET, ESPOIR NA LIEU OU FORTUNE DOMINE.

Quant aux longues dagues des gens de pied, la lame à deux tranchants avait environ 60 centimètres de longueur. Elle était large au talon et se terminait en pointe par deux lignes droites. La poignée était munie de quillons et parfois d’un appendice du côté externe, propre à parer les coups et à garantir l’index et le pouce. La figure 5[9] présente une de ces dagues de la fin du xive siècle[10]. La lame a 6 centimètres de largeur au talon, elle est fortement emmanchée entre deux plaques de corne avec garniture et quillons de fer. On voit, en A, le profil de l’arme, avec l’appendice externe rivé perpendiculairement à la garniture de la garde entre les quillons. La soie, qui a la largeur de la poignée, est rivée sur les faces des plaques de corne et, à son extrémité, sur un coussinet de fer qui prend la forme de cette poignée et tient lieu de pommeau.

Quelquefois les quillons des longues dagues des coutilliers du commencement du xv sont forgées ainsi que le montre la figure 6 (voy. Épée). Le quillon, parallèle au tranchant de la lame, permettait d’engager la pointe de l’arme de l’adversaire et de la briser en faisant un demi-tour avec le poignet. Ces dagues des coutilliers étaient portées en arrière de la hanche gauche, légèrement inclinées ; parfois aussi par devant, entre les deux cuisses (fig. 7[11]). Ces dagues passaient alors dans un petit sac de peau qui servait d’escarcelle et empêchait l’arme de ballotter de droite et de gauche.

Les daguettes des gentilshommes étaient courtes, la lame n’avait

guère que 20 à 25 centimètres de longueur. Rarement étaient-elles

garnies de petits quillons. On attachait cette arme à la ceinture militaire, perpendiculairement, par deux chaînettes, du côté droit. Ces daguettes avec garde circulaire très-petite, pour ne point présenter une saillie gênante sur la hanche, et le pommeau de même, en façon de disque, d’olive ou de petites sphères jumelées, sont souvent très-élégantes. Les fourreaux, de velours, sont décorés d’une forte bague et de garnitures d’or, d’argent ou de cuivre ciselé, parfois avec pierreries. La figure 8[12] donne une de ces daguettes. Le pommeau, composé de deux sphéroïdes tronqués, est maintenu par une bride qui passe sous une frette et longe la poignée d’ivoire ou d’os des deux côtés. Des rivets réunissent les deux branches de cette bride à la soie de la lame, laquelle lame est triangulaire. En A, est figurée la section sur la bague du fourreau. Cette bague est un hexagone et le fourreau est triangulaire. On voit en a a comment les bielles dans lesquelles doit passer la chaînette de suspension sont fixées. Cette bague reposait ainsi en b sur la hanche et ne ballottait point. Trois garnitures finement ciselées et ajourées réunissent la bague supérieure aux trois faces du fourreau, qui est terminé par une tête d’animal.

Les lames de ces daguettes étaient cannelées et quelquefois ajourées, ce qui fit supposer, à tort ou à raison, que des substances vénéneuses étaient introduites au milieu de ces ajours, afin de rendre toute blessure mortelle. Nous croyons qu’il n’y avait là qu’une recherche, et ces légendes relatives aux armes empoisonnées ne commencent à prendre quelque crédit en France qu’à la fin du xvie siècle. L’Italie était fort renommée pour la fabrication de ces petites armes, et les inventaires des xive et xve siècle en mentionnent de cette provenance, ornées de joyaux, de chaînettes, de perles. La dague et la daguette se portaient également avec l’habit civil (voyez la partie des Vêtements).

  1. Voyez Armure, fig. 28, 30, 34, 36, 38, 44 et 50.
  2. Chron. de Pierre Cochon.
  3. Publ. par M. René de Belleval (voyez les notes).
  4. Est-ce feuille de Catalogne qu’il faut entendre, ou feuille de chélidoine, comme on dit feuille de sauge ?
  5. Ancien musée de Pierrefonds.
  6. Ancienne collect. de M. le comte de Nieuwerkerke.
  7. Même collect.
  8. Même collect.
  9. Même collect.
  10. Il est à observer que la lame est plus ancienne et a été repassée à la meule. C’est une lame d’épée du xiie siècle, ébréchée et peut-être brisée à la pointe, qu’on aura utilisée pour en faire une dague de coutillier. Il n’est pas rare de rencontrer, dans les collections, des lames remontées à une époque postérieure à leur fabrication.
  11. Manuscr. Biblioth. nation., Tite Live, française (1395 environ).
  12. Cabinet de l’auteur, dessin de Garneray.