Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Latrines

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LATRINES, s. f. Privé, retrait. Le mot latrines ne s’emploie qu’au pluriel. On admet volontiers que nos aïeux, dans leurs maisons, palais et châteaux, n’avaient aucune de ces commodités dont aujourd’hui on ne saurait se passer (dans les villes du Nord au moins) ; et de ce qu’à Versailles les seigneurs de la cour de Louis XIV se trouvaient dans la nécessité de se mettre à leur aise dans les corridors, faute de cabinets, on en déduit, en faisant une règle de proportion, que chez les ducs de Bourgogne ou d’Orléans, au XVe siècle, on ne prenait même pas tant de précautions[1].

Cependant, si les châteaux du moyen âge ne présentaient pas des façades arrangées par belle symétrie, des colonnades et des frontons, ils possédaient des latrines pour les nobles seigneurs comme pour la garnison et les valets ; ils en possédaient autant qu’il en fallait et très-bien disposées. À Coucy, les tours et le donjon du commencement du XIIIe siècle ont des latrines à chaque étage, construites de manière à éviter l’odeur et tous les inconvénients attachés à cette nécessité. Les latrines du donjon s’épanchent dans une fosse large, bien construite, et dont la vidange pouvait se faire sans incommoder les habitants. Quant aux latrines des tours, elles étaient établies dans les angles rentrants formés par la rencontre de ces tours et les courtines, et rejetaient les matières au dehors dans l’escarpement boisé qui entoure le château.

Voici (1) un de ces cabinets donnant sur un palier A en communication avec les salles et l’escalier. B est la courtine, C la tour. De B en D est construit un mur en encorbellement masquant le siège E. En F est un urinoir et en G une fenêtre. Le tracé H donne l’aspect du cabinet à l’extérieur, et le tracé I sa coupe sur AX. Là il n’y avait pas à craindre l’odeur, puisque les matières tombaient dans un précipice.
La fig. 2 nous présente un cabinet qui existe encore intact dans le château de Landsperg (Bas-Rhin)[2], et qui jette, de même que ceux des tours de Coucy, les matières à l’extérieur. Le siège d’aisances est entièrement porté en encorbellement sur le nu du mur. La figure A donne le plan, la figure B la coupe, et la figure C la vue de l’encorbellement du siège avec la chute en perspective. Comme il y avait lieu de se défier des traits qui pouvaient être lancés du dehors, on observera que le constructeur a eu la précaution de placer une dalle de champ descendant en contre-bas des deux corbeaux latéraux, afin de masquer complètement les jambes de la personne assise sur le siège, composé d’une simple dalle trouée. La nuit, il était d’usage de se faire accompagner, lorsqu’on se rendait au cabinet, par un serviteur tenant un flambeau. Cette habitude ne paraît avoir été abandonnée que fort tard. Grégoire de Tours rapporte qu’un prêtre mourut aux privés pendant que le serviteur qui l’avait accompagné avec un flambeau l’attendait derrière le voile qui tombait sur l’entrée[3] ; et dans les Mémoires de Jehan Berthelin, écrits vers 1545, nous lisons qu’un chevalier du roi, logé à Rouen à l’hôtel du Cheval blanc, « luy estant levé il se en alit aux pryvetz avec le serviteur dudit logis, lesquels tous deux fondyrent et tombèrent dedens lesdits pryvets, et furent tous deux noiez à l’ordure[4]. » Dans les Cent nouvelles nouvelles, il est également question de personnages qui se font accompagner par des serviteurs. Ceci explique pourquoi, dans les latrines du moyen âge, on laissait une place large devant les sièges, ou souvent une sorte de couloir assez long entre le siège et l’entrée. Les fosses étaient l’objet d’une attention particulière de la part des constructeurs ; nous en avons de nombreux exemples dans des châteaux du moyen âge. Elles étaient voûtées en pierre, avec ventilation et pertuis pour l’extraction. Mais c’est surtout dans la construction des latrines communes que les architectes ont fait preuve de soin. Dans les châteaux devant contenir une assez grosse garnison, il y a toujours une tour ou un bâtiment séparé réservés à l’établissement des latrines. Il y avait au château de Coucy, entre la grand’salle et le bâtiment des cuisines, des latrines importantes dont la fosse est conservée.On voit des restes de latrines disposées pour un personnel nombreux dans un des trois châteaux de Chauvigny (Poitou). En Angleterre, au château de Langley (Northumberland), il existe un bâtiment à quatre étages destiné aux latrines, lesquelles sont établies d’une manière tout à fait monumentale. On en voyait de fort belles et grandes au château de Marcoussis, à peu près pareilles à celles de Langley. Les latrines du château de Marcoussis, élevées au XIIIe siècle, adossées à l’une des courtines, se composaient d’un bâtiment étroit, couvert, mais dépourvu de planchers, et dont les cabinets (3)[5] communiquaient avec les étages des logis voisins au moyen des portes et des passages B (voir la coupe transversale A).
La fosse était en C, et sa voûte était composée de deux arcs doubleaux entre lesquels passaient les trois trémies de chute des trois étages de sièges. Ces sièges étaient au nombre de quatre à chaque étage, et du sol D (rez-de-chaussée) au comble, posé à 1m,00 environ en contre-haut de la fenêtre supérieure E, il n’y avait pas de planchers. Ainsi la ventilation pouvait se faire facilement et l’odeur n’était pas entraînée par les portes B dans les logis voisins. En F, nous avons tracé la coupe du bâtiment parallèlement aux siéges, et pour les laisser voir, nous avons supposé les appuis G en partie détruits. Au château de Pierrefonds, dont la construction date de 1400, il est une tour, du côté des logements de la garnison, qui était entièrement destinée aux latrines. Nous donnons (4) les tracés de cette curieuse construction.
En A est figuré le plan de la tour au niveau du sol extérieur du château qui est le sol de la fosse ; en C est le pertuis d’extraction ; en D, un ventilateur, et en E un massif de pierres de taille planté au milieu de la fosse pour faciliter la vidange des matières. Le tracé B donne le plan du premier étage (rez-de-chaussée pour la cour du château). Des salles G, on ne pouvait arriver aux latrines que par le long couloir F, muni de deux portes. La salle H possédait une suite de sièges en I et un coffre L qui était la descente des latrines des deux étages supérieurs. La coupe perspective faite sur BK fait voir, en M, la fosse avec le massif N et le ventilateur O ; en P, les sièges du rez-de-chaussée ; en R, les sièges du premier étage, et en S les sièges du troisième. Pour faire voir les trémies et tous les sièges, nous avons supposé les planchers enlevés. La dernière trémie S se prolongeait, par une cheminée latérale, jusqu’au-dessus des combles, de manière à former appel, et près du tuyau de prolongation de cette dernière trémie était disposé un petit foyer pour activer cet appel. Il faut bien reconnaître que beaucoup de nos établissements occupés par un personnel nombreux, tels que les casernes, les lycées, les séminaires, n’ont pas des latrines aussi bien disposées que celles-ci. Observons que, grâce au pertuis latéral d’extraction de la fosse et au massif central, il était très-facile de faire faire des vidanges fréquentes et promptes ; que cette fosse contenait un cube d’air considérable ; qu’elle était doublement ventilée, et que, par conséquent, elle ne devait pas dégager beaucoup de gaz dans les pièces, lesquelles étaient ventilées par des fenêtres ; que d’ailleurs toutes les entrées ménagées aux divers étages de cette tour consistent en des couloirs longs, détournés, ventilés eux-mêmes et fermés par des doubles portes.

Dans le même château, les latrines du grand logis seigneurial ou donjon sont disposées, avec un soin extrême, dans une partie étroite des bâtiments recevant de l’air de deux côtés, isolées et ouvrant les fenêtres des cabinets au nord (voy. Donjon, fig. 41, 42 et 43). Il faut remarquer que les jours des grandes latrines de la garnison que nous venons de donner dans la figure précédente s’ouvrent également vers le nord. Ces précautions minutieuses apportées à la construction de ces parties importantes des habitations font place, vers la fin du XVIe siècle, à une négligence extrême. Mais c’est qu’alors on se préoccupait avant tout de faire ce qu’on appelait de belles ordonnances symétriques ; que le bien-être des habitants d’un palais ou d’une maison, ce que nous appelons le comfort, était soumis à des conditions architectoniques plutôt faites pour des dieux que pour de simples mortels. En finissant, nous ne devons pas omettre de prémunir nos lecteurs contre les récits d’oubliettes que font tous les cicerone chargés de guider les amateurs de ruines féodales. Dix-neuf fois sur vingt, ces oubliettes, qui émeuvent si vivement les visiteurs des châteaux du moyen âge, sont de vulgaires latrines, comme certaines chambres de torture sont des cuisines. Plusieurs fois nous avons fait vidanger des fosses de château que l’on considérait, avec une respectueuse terreur, comme ayant englouti de malheureux humains ; mêlés à beaucoup de poudrette, on y trouvait quantité d’os de lapins ou de lièvres, quelques pièces de monnaie, des tessons et des momies de chats en abondance.

  1. Cette négligence à satisfaire aux nécessités de notre nature physique était poussée très-loin dans le temps où l’on songeait surtout à faire de l’architecture noble. Non-seulement le château de Versailles, où résidait la cour pendant le XVIIIe siècle, ne renfermait qu’un nombre tellement restreint de privés, que tous les personnages de la cour devaient avoir des chaises percées dans leurs gardes-robes ; mais des palais beaucoup moins vastes n’en possédaient point. Il n’y a pas fort longtemps que tous les appartements des Tuileries étaient dépourvus de cabinets, si bien qu’il fallait chaque matin faire faire une vidange générale par un personnel ad hoc. Nous nous souvenons de l’odeur qui était répandue, du temps du roi Louis XVIII, dans les corridors de Saint-Cloud, car les traditions de Versailles s’y étaient conservées scrupuleusement. Ce fait, relatif à Versailles, n’est point exagéré. Un jour que nous visitions, étant très-jeune, ce palais avec une respectable dame de la cour de Louis XV, passant dans un couloir empesté, elle ne put retenir cette exclamation de regret : « Cette odeur me rappelle un bien beau temps ! »
  2. Ce dessin nous a été fourni par M. Cron, architecte. Ce château date du XIIe siècle.
  3. Lib. II, cap. XXIII.
  4. Journal du bourgeois de Rouen ; Revue rétrospect. normande. Publ. par André Pottier ; 1842.
  5. D’après un ancien dessin en notre possession.